Égalité sociale et politique de la femme et de l’homme

DISCOURS
PRONONCÉ
AU CONGRÈS OUVRIER SOCIALISTE DE MARSEILLE
1879



Citoyens, Citoyennes,

Je viens représenter à ce Congrès deux Sociétés de Paris : le Droit des Femmes, groupe auquel j’appartiens, et qui revendique les droits sociaux et politiques des femmes ; les Travailleuses, association de vente et de production.

Je viens, toute pénétrée d’estime pour cette grande assemblée, le premier des corps librement élus en France depuis tant de siècles, qui permette à une femme, non parce qu’elle est ouvrière, mais parce qu’elle est femme, — c’est-à-dire exploitée — esclave déléguée de neuf millions d’esclaves, de faire entendre les réclamations de la moitié déshéritée du genre humain. Écouter nos plaintes, c’est commencer à vouloir être juste. Admettre les femmes au milieu de vous, au même titre que les prolétaires, c’est faire avec elles un pacte d’alliance défensif et offensif contre nos communs oppresseurs.

Je ne ferai ni l’historique ni le procès de notre subordination dans les temps anciens. Comme vous, nous avons été victimes des abus de la force. Dans notre société moderne, comme vous, nous subissons encore la force tyrannique de ceux qui détiennent le pouvoir, à laquelle s’ajoute pour nous la force tyrannique de ceux qui détiennent les droits.

Et tout cela s’abrite sous le couvert de la République ! République dont le nom désigne une époque où tout ce qui était exclusivement l’apanage des détenteurs de la force et des usurpateurs de la richesse, doit cesser de leur appartenir pour être à tous.

Ah ! nous vivons sous une façon de République qui prouve que les mots les plus sublimes deviennent de vains titres qui s’étalent aux regards, quand dans les sociétés les principes qu’ils représentent ne sont pas intégralement appliqués. Une République qui maintiendra les femmes dans une condition d’infériorité ne pourra pas faire les hommes égaux. Avant que vous, hommes, vous conquerriez le droit de vous élever jusqu’à vos maîtres, il vous est imposé le devoir d’élever vos esclaves, les femmes, jusqu’à vous.

Beaucoup n’ont jamais réfléchi à cela. Aussi bien, si dans cette imposante assemblée, je posais cette question : Êtes-vous partisans de l’égalité humaine ? Tous me répondraient : Oui, Car ils entendent en grande majorité, par égalité humaine, l’égalité des hommes entre eux. Mais si je changeais de thème, si pressant les deux termes — homme et femme — sous lesquels l’humanité se manifeste, je vous disais : Êtes-vous partisans de l’égalité de l’homme et de la femme ? Beaucoup me répondraient : Non. Alors que parlez-vous d’égalité, vous qui étant vous-mêmes sous le joug, voulez garder des êtres au-dessous de vous. Que vous plaignez-vous des classes dirigeantes, puisque vous faites, vous dirigés, la même œuvre à l’égard des femmes que les classes dirigeantes ?

Je vous remercie d’avoir accepté et mis à votre ordre du jour cette question : de l’égalité complète de la femme et de l’homme. C’est en provoquer la discussion dans toute la France, et en préparer l’expérimentation, car jusqu’ici on s’est contenté de nier sans vouloir approfondir la chose. On trouve bon de faire des recherches scientifiques sur tout. Chaque jour, on découvre aux animaux et aux végétaux des qualités nouvelles. On multiplie les expériences tendant à tirer des bêtes tout l’utile, des plantes tout le salutaire. Mais jamais encore on n’a songé à mettre la femme dans une situation identique à celle de l’homme, de façon à ce qu’elle puisse se mesurer avec lui et prouver l’équivalence de ses facultés. On dépense en France des sommes folles pour obtenir certaines qualités, souvent factices, chez des races d’animaux, et jamais on n’a essayé d’expérimenter avec impartialité la valeur de la femme et de l’homme. Jamais on n’a essayé de prendre un nombre déterminé d’enfants des deux sexes, de les soumettre à la même méthode d’éducation, aux mêmes conditions d’existence. « Qu’on renverse les conditions, dit un auteur, qu’on mette les garçons de 12 à 16 ans à la cuisine, à la couture et qu’on laisse les jeunes filles dans les écoles industrielles ; qu’on les fasse entrer en possession de tous les droits qui ont été jusqu’ici le lot exclusif des hommes ; qu’on enserre les jeunes gens dans l’étiquette et les préjugés à l’aide desquels on a garroté les femmes ; bientôt les rapports entre la valeur des deux sexes seront totalement renversés. »

Vous ne voulez pas faire cette expérience ? Savez-vous bien alors que vous nous permettez de croire, à nous femmes, que vous avez moins le doute que la crainte de notre égalité. En continuant à nous laisser dans une vie atrophiante, vous imitez, vous hommes civilisés, les barbares, possesseurs d’esclaves, qui exploitent avec grand profit la prétendue infériorité de leurs semblables.

Les partisans de la liberté humaine qui nient l’égalité des sexes se divisent en deux camps. Les uns nient cette égalité en s’appuyant sur ces préjugés : à avoir que la force musculaire fait la supériorité de l’être ; à savoir que la grande dimension du cerveau est la condition sine qua non de toute valeur intellectuelle.

Un des plus grands savants contemporains, le docteur Louis Buchner, réfutera à ma place ces fausses allégations. Entendez-le : « Le volume ou le développement matériel d’un organe, dit Büchner, ne saurait dire lui à tout seul la valeur de cet organe. » Il cite un exemple : « Qui voudrait affirmer la possession d’un grand nez soit constamment la marque d’un odorat plus fin que celle d’un petit nez ? Un cerveau plus petit mais d’une constitution plus parfaite accomplira mieux sa fonction qu’un autre plus gros mais moins délicat. Combien dont la tête était petite n’ont-ils pas laissé loin derrière eux les gens à grosse tête ?

« La prétendue infériorité de la femme, quant au volume cérébral, est une notion tout à fait erronée. Ce n’est pas dans ses dimensions absolues, mais dans ses dimensions relatives qu’il faut chercher la valeur réelle du cerveau ; c’est-à-dire dans sa masse comparée à la masse totale du corps, et la qualité de la matière cérébrale. S’il n’en était ainsi, l’homme occuperait alors dans l’échelle des êtres un rang bien inférieur à celui de l’éléphant ou de la baleine, qui ont un cerveau bien plus volumineux que le sien.

« Si l’on observe que le développement matériel du corps de la femme, reste en général de beaucoup au-dessous de celui de l’homme, on trouvera (d’après plusieurs savants) que la grosseur relative du cerveau de la femme, loin d’être inférieure à celle qu’offre l’homme, lui serait plutôt sensiblement supérieure. »

Je n’ajouterai rien à la thèse de ce savant. Ceux qui nient l’égalité de l’homme et de la femme sont 99 fois sur 100 des esprits paresseux et superficiels qui aiment mieux prôner de fausses théories, empruntées à des écoles autoritaires, que de penser à se faire par eux-mêmes en la matière un jugement. Qu’ils réfléchissent, car les idées toutes faites qu’ils préconisent sont exactement pareilles à celles dont les dirigeants se servent pour les maintenir sous leur domination.

Ou les femmes sont les égales des ouvriers et des bourgeois, ou les bourgeois, comme ils l’affirment, sont les supérieurs des ouvriers et des femmes.

Sachez-le, citoyens, ce n’est que sur l’égalité de tous les êtres que vous pouvez vous appuyer pour être fondés à réclamer votre avènement à la liberté. Si vous n’asseyez pas vos revendications sur la justice et le droit naturel, si vous, prolétaires, vous voulez aussi conserver des privilèges, les priviléges de sexe, je vous le demande, quelle autorité avez-vous pour protester contre les priviléges des classes ? Que pouvez-vous reprocher aux gouvernants qui vous dominent, qui vous exploitent, si vous êtes partisans de laisser subsister dans l’espèce humaine des catégories de supérieurs et d’inférieurs ?

Craignez d’être accusés par vos maîtres de leur disputer des prérogatives dont vous êtes jaloux. Proclamez l’égalité entre les êtres que le hasard de la naissance fait homme ou femme. Ou, si vous l’osez, niez-la cette égalité, et, en bons logiciens, reconnaissez votre infériorité native, le droit pour les classes dirigeantes de penser, d’agir, de jouir à votre place.

Finissez-en avec ces questions d’orgueil et d’égoïsme. Le droit de la femme ne vous ôte pas votre droit. Mettez donc franchement le droit naturel à la place de l’autorité : car, si, en vertu de l’autorité, l’homme opprime la femme, par le fait de cette même autorité, l’homme opprime l’homme.

J’ai parlé pour le plus grand nombre. Je m’adresse maintenant à ceux qui se déclarent partisans de l’égalité de l’homme et de la femme, mais dont le mot d’ordre est Chut !… Ne perdons pas notre temps à nous occuper de ce détail. Un détail ! l’exploitation d’une moitié de l’humanité par l’autre moitié ! Dans la société future, continuent ces prétendus socialistes, les femmes auront leurs droits. Ils imitent en cela les prêtres qui promettent aux déshérités de la terre des jouissances au ciel. Ni les déshérités de la fortune, ni les déshérités du droit, ni les pauvres, ni les femmes ne pourront se contenter toujours de vaines promesses.

Il y a trop longtemps qu’on fait espérer aux femmes une condition sociale égale à celle de l’homme. Quand en 1789 Olympe de Gouges présenta aux États-généraux au nom des femmes, son cahier de doléances et de réclamations, il lui fut répondu qu’il était inutile d’examiner la condition de la femme, attendu qu’un changement complet devant se faire dans la société, les femmes seraient affranchies comme l’homme.

La Révolution éclate : On proclame les droits de l’homme ; les femmes restent serves. Ces femmes qui avaient travaillé à la Révolution croyaient naïvement avoir conquis leur part de liberté. Quand elles se virent tenues à l’écart de tout, elles réclamèrent. Alors, elles furent ridiculisées, bafouées, insultées et, plus tard, quand elles allèrent revendiquer leurs droits auprès du Conseil de la commune, chassées ignominieusement par Chaumette. Ces femmes indignées protestèrent, elles eurent un club, où elles s’occupaient en même temps que de leurs droits particuliers, des intérêts communs à tous.

La Convention, la grande Convention, ferma leur club et vota la défense aux femmes de s’assembler pour s’occuper des affaires publiques.

Et, en même temps que ces révolutionnaires autocrates décrétaient l’inégalité de la femme, ils faisaient entendre jusqu’au bout du monde les mots sonores d’Égalité, de Liberté !

Un autre exemple peu fait pour inviter les femmes à la confiance.

Le sort de l’homme changé, on sent le besoin de soumettre la France à une législation nouvelle ; on promulgue le Code : Ouvrons-le : nous y lirons ceci : Tout Français jouira de ses droits civils. Tout Français jouira de ses droits civiques (1848). Tout Français pourra être appelé à telle fonction, remplir telle dignité. En lisant – tout Français – on croirait qu’il est question de toute la nation. Point du tout : cela ne comprend qu’une partie de la nation : Les hommes. Mais poursuivons nos investigations : il y a d’autres chapitres dans le Code parcourons-les : Nous y verrons des qualificatifs comme ceux-ci : Tout contribuable, tout inculpé, tout failli, tout faussaire, tout criminel, etc. : Là, sans doute aussi, il s’agit seulement des hommes ? Allons donc ! les hommes ne sont pas assez égoïstes pour ne s’occuper que d’eux-mêmes ; en conscience et comme pour rétablir l’équilibre entre les chapitres ayant trait à la compression et ceux qui précèdent ayant trait au droit, ils ont même fait la part plus large à la femme qu’à eux quand il s’agissait de sévir. Moins de droits à la femme, plus de rigueur contre elle. Ô logique !

Ces exemples sont assez éloquents pour prémunir les femmes contre ceux qui voulant changer l’organisation sociale actuelle combattent notre plan de revendication, disant que dans la Société future nous serons leurs égales. Les femmes ont à se défier de ceux qui prônent l’égalité de l’avenir et qui, dans le présent, s’opposent à ce qu’elles apportent leur intelligence, leurs idées leurs goûts dans l’arrangement de cette Société future.

Femmes de France, je vous le dis du haut de cette tribune : Ceux qui nient notre égalité, dans le présent, la nieront dans l’avenir. Comptons donc sur nous-mêmes pour nous affranchir, n’abandonnons pas nos revendications. Nous sommes depuis des siècles trop victimes de la mauvaise foi, pour nous oublier nous-mêmes, et croire qu’en travaillant pour le bien général, nous aurons notre part du bien général.

Ah ! si au point de départ, les femmes pouvaient passer avec les hommes, un contrat qui garantît l’égalité de leurs droits devant les conquêtes faites en commun : Je dirais : Oublions notre sort particulier d’esclave. Confondons nos revendications avec celles des hommes. Hélas ! sans garanties, j’ai bien peur que l’égalité humaine, prêchée par toutes les écoles socialistes, ne soit encore que l’égalité des hommes entre eux, et que les femmes soient dupées par les hommes du prolétariat comme les prolétaires l’ont été par les bourgeois.

Les différents chefs de groupes socialistes sont loin de reconnaître unanimement notre égalité. Nous ne pouvons compter sur les autoritaires, qui, pour nous détourner de ce que nous regardons comme source et principe de tout droit : Le vote, – disent : « À quoi bon nous disputer les droits civiques, il n’y en aura pas besoin, dans la Société future » ; dans Société future plus encore plus que dans celle-ci, il faudra qu’une idée obtienne l’acquiescement de la majorité pour triompher. D’ailleurs, nous n’en sommes pas encore à cette société future, et, pour l’édifier de manière à ce que les femmes n’y soient pas lésées, il leur faut le droit de travailler à l’édifier ; il leur faut l’outil qui se trouve au pouvoir de l’homme : le bulletin de vote.

Je pense que, dans ces grandes assises du travail, personne ne prétend que, par une subtilité magique, un tour de force, le vieux monde disparaisse subitement, et qu’à sa place se montre un paysage nouveau, où tout sera en place où tout sera parfait. La société nouvelle suivant la marche ascensionnelle du progrès s’édifiera lentement, péniblement ; et si les femmes s’abstiennent de prendre part aux nouveaux arrangements, les hommes ne lui offriront certes pas la meilleure place. Il faut que la femme puisse poser avec l’homme les bases de la société de l’avenir car, malheur aux femmes, si n’ayant pas disputé pied à pied leur égalité elles arrivent esclaves dans un état social meilleur. Les vainqueurs leur donneront bien quelques dons de joyeux avènement, mais, au fond, elles resteront les déshéritées, les inférieures ; je dis : Malheur à nous ! malheur aux femmes ! car, plus l’organisation sociale future sera satisfaisante, plus elle aura qualité pour prolonger leur servitude.

À ceux qui disent qu’il est inutile de faire une question de femmes, que, dans l’avenir tous les êtres seront égaux, je réponds : Il y a une question des femmes, parce qu’il y a une situation toute particulière faite aux femmes ; parce que les femmes ne peuvent se contenter de vaines promesses trop souvent démenties par les postulants de pouvoir, qui, aux heures de franchise, s’oublient jusqu’à dire : Quand nous serons arrivés, nous verrons la place qu’on pourra donner à la femme, sans nuire à l’espèce ni gêner l’homme.

Nous, femmes, nous ne nous occuperons pas d’aider le despotisme à changer de mains, ce que nous voulons, ce n’est pas déplacer, c’est tuer le privilège.

Je suis loin de vouloir mettre en doute la bonne foi des collectivistes qui disent ne faire aucune distinction entre la femme et l’homme ; mais d’autres pourraient venir qui altèreraient leur doctrine, en ce qui touche l’égalité des sexes. Voilà pourquoi je les prie de comprendre avec nous la nécessité d’une question des femmes, et de nous aider à la soutenir.

Notre affirmation de l’égalité sociale et politique de la femme et de l’homme, est en même temps que l’expression de notre conviction, une protestation contre ceux qui, au mépris de la liberté humaine, osent encore, au XIXme siècle, tenter d’assigner un rôle à la moitié du genre humain. Que diriez-vous, hommes, si l’on vous enfermait dans le cercle étroit d’un rôle ? Si l’on vous disait : Toi, parce que tu es forgeron, ton rôle est de forger du fer : tu n’auras pas de droits. Toi, parce que tu es médecin, ton rôle est de soigner les malades : tu n’auras pas de droits. C’est aussi logique que de dire : Toi, femme, parce que la Nature t’a donné la faculté d’être mère, tu n’auras pas de droits. La femme est comme l’homme, un être libre et autonome. À elle, comme à lui la liberté de choisir la voie qui lui convient.

Ces attentats à la liberté de la femme en font en même temps que de la serve, de la mineure perpétuelle, la mendiante qui vit aux dépens de l’homme. Notre dignité nous fait protester contre cette situation humiliante. Nous ne regardons pas le mariage comme une ressource alimentaire offerte à la femme. Nous voulons que, même la mère de tout jeunes enfants, puisse prétendre à l’indépendance économique, par cette raison qu’être nourrice est une profession rétribuée — et, que si, la mère morte, l’homme restait chargé d’un petit enfant il lui faudrait payer une femme qui l’élevât. Partageons en deux la somme allouée à cette femme, à la mère vivante, à la nourrice naturelle de l’enfant revient la moitié de cette somme.

Tout travail devant être rétribué, quand la femme prend soin du ménage et des vêtements, elle a le droit de toucher la moitié du prix auquel est évalué ce travail. L’homme ne recevrait pas, gratuitement de services d’une étrangère : il n’est que juste qu’il indemnise pour sa part sa compagne de son labeur.

Peut-être trouverez-vous étrange que je fasse ces divisions entre mari et femme. C’est, qu’avant tout, j’ai souci de la dignité humaine. C’est que je crois qu’un homme estimera sa femme, qu’une femme cessera de se croire l’obligée de son mari, quand, au point de vue économique, tous deux seront réciproquement indépendants. C’est qu’enfin, au rebours de ce qui est socialement admis, je fais passer avant l’indépendance économique de l’homme, l’indépendance économique de la femme, parce que c’est à la femme qu’incombe naturellement la charge de l’enfant. Le mari peut oublier quelquefois ses devoirs de père ; il peut abandonner sa femme et ses enfants. L’amant se dérobe presque toujours aux charges de la paternité. — La mère attachée à son enfant meurt parfois d’inanition en lui donnant sa dernière goutte de lait, sa dernière bouchée de pain.

Et quand la femme sur laquelle pèse une pareille responsabilité — la vie matérielle de l’enfant — quand la femme est admise dans une industrie quelconque, l’homme proteste, l’homme se récrie : Femme, tu vas prendre notre place. — L’enfant et moi nous mourrions de faim, dit la femme. — C’est à l’homme de te nourrir toi et tes enfants. Je ne veux pas pousser plus loin le dialogue entre ces deux rivaux, la femme et l’homme, dans la lutte pour l’existence.

Je l’ai dit : je n’admets pas que l’homme doive seul pourvoir aux besoins de la famille. Toute femme qui, pouvant travailler trouve plus commode de se faire loger et nourrir par son mari, n’est, selon moi, qu’une femme entretenue. Mais je vous demande à vous qui admettez cette hypothèse — la femme entretenue par son mari — qui nourrira la femme avant qu’elle ne soit pourvue d’un mari ? Qui nourrira la femme quand elle restera célibataire ? Qui nourrira la veuve et ses enfants ? Ah ! je vous entends ! Dans la société future les enfants seront à la charge de la commune ou de l’État ; mais en attendant cette société mieux organisée, toutes ces catégories de femmes et d’enfants sans travail ni pourvoyeur ont faim et l’estomac ne se satisfait pas d’espérances.

Citoyens, je le constate avec tristesse, vous qui vous dites les forts, vous vous faites un jeu de l’existence de celles que vous appelez les faibles. Que vous soyez riches, que vous soyez pauvres, vous exploitez les femmes. Et quand, à bout de misère, vous les voyez maladives, chancelantes ; c’est le travail qui les tue, dites-vous. — Ce n’est pas le travail, c’est la pauvreté qui tue les femmes ; ce sont les privations de toutes sortes qu’elles s’imposent pour payer vos vices ou vos plaisirs qui donnent à vos enfants cette figure hâve. C’est des privations inhérentes à la pauvreté de la femme que découlent pour les générations le rachitisme du corps et le vide du cerveau. Il faut — et cela sous peine de voir pericliter votre race — il faut changer la situation économique de la femme ; il faut qu’en tout temps la mère ait une nourriture vivifiante. Arrière donc ce préjugé qui conduit à l’étiolement de la génération et qui consiste à dire : La femme sera nourrie par l’homme, elle vit de peu elle doit être moins payée que lui.

La femme vit de peu, parce qu’elle se dévoue au point de se priver. Mais, prenons garde, la femme qui ne mange pas à sa faim la femme qui se débilite, qui se sacrifie, perd avec sa santé, la santé de la génération.

Ainsi, économiquement, civilement, politiquement, nous n’existons pas : et c’est nous qui donnons la vie et c’est nous seules qui permettons à la civilisation de s’implanter. Nous protestons contre la situation de mortes civiles, de dégradées d’origine qui nous est faite.

Nous proclamons comme vous, citoyens, le principe de l’égalité humaine, nous entendons par là non seulement l’égalité de tous les hommes entre eux, mais encore l’égalité des hommes et des femmes. Nous voulons pour elles comme pour vous, l’instruction intégrale, les mêmes facilités de développement physique, moral, intellectuel, professionnel. Nous voulons pour les femmes, comme pour les hommes, liberté de conscience, liberté d’opinion, liberté d’action.

Nous réclamons pour les femmes, comme pour les hommes, l’indépendance économique, la production facile pour tous et la garantie pour chacun du produit intégral de son travail, quel que soit ce travail.

Nous voulons pour les femmes, comme pour les hommes, voix délibérative dans la commune, dans l’État, ou dans le groupe ; parce que les femmes comme les hommes, sont intéressées aux lois et réglements qui se font ; parce que les femmes payant les impôts ont autant de droits que les hommes d’exiger une bonne répartition de ces impôts ; parce que dans une vraie République, il n’y a plus de privilégiés, il n’y a que des intéressés qui, se soumettant aux mêmes devoirs, doivent posséder les mêmes droits.

Il y va de votre intérêt, électeurs, de ne plus vous contenter de cette hypocrisie prud’hommesque, clichée sur tous les programmes des candidats à la députation, aux Conseils généraux et municipaux : — « Guerre au cléricalisme ! » Exigez des réformes sociales et parmi elles, une des premières : La reconnaissance de notre égalité sociale et politique. Il faut qu’à l’instar des héritiers de la Révolution, qui montraient les tables des droits de l’homme aux libérâtres de l’époque ; leur demandant : signeriez-vous cela ? Il faut que vous, prolétaires, vous présentiez la table des droits de la femme aux candidats. Ce sera un critérium pour reconnaître à l’avance, les opportunistes, les traîtres du lendemain.

Quiconque méconnaîtra les droits des femmes, méconnaîtra quand il n’en aura plus besoin, pour escalader le pouvoir — les droits des prolétaires.

Nous nous adressons à vous prolétaires, comme à nos compagnons d’infortune, pour appuyer notre droit à sortir de la servitude.

Vous êtes électeurs, vous avez la puissance du nombre, tous vous êtes femmes par le cœur, vous êtes nos frères. Aidez-nous à nous affranchir.

Vous admettez le vote pour les despotes, les prêtres, les soldats, oiseaux de proie affamés de carnage. Vous les distinguez même dans la foule pour leur donner avec le mandat de vous conduire, quelque fois celui de vous assassiner.

Et aux femmes créatrices, aux femmes amies de l’humanité, vous refusez de donner voix au chapitre de vos destinées.

Vous dites : la femme est trop cléricale. Est-elle plus cléricale que les prêtres, les Jésuites, les religieux de tous ordres qui votent ? La femme, si elle se confesse, est-elle plus cléricale que les hommes, qui logent et payent confessionnaux et confesseurs ? Est-ce la femme enfin qui se fait prêtre ? Je dis moi, que ceux qui entretiennent le cléricalisme — les hommes — sont plus cléricaux que les femmes qui le pratiquent.

L’heure n’est plus au sabre et à la force ; il ne s’agit plus de porter chez nos voisins, la désolation et la mort. Il s’agit de résoudre pour tous, la question du bonheur chez soi. Ayez donc pour cela plus de confiance dans cette catégorie d’êtres, qui veulent les réformes, parce que sur eux particulièrement pèsent les abus, — les prolétaires et les femmes. Ce ne sont pas les satisfaits de la vie, qui aideront les malheureux à changer de sort. Ce sont ceux qui ne peuvent voir souffrir, ceux qui ne peuvent voir pleurer. À savoir : les ouvriers et les femmes.

Ô ! prolétaires, si vous voulez être libres, cessez d’être injustes. Avec la science moderne, avec la conscience qui, elle, n’a pas de préjugés dites : Égalité entre tous les hommes. Égalité entre les hommes et les femmes. Ascension de toute la race humaine, unie dans la justice, vers un avenir meilleur.

Hubertine Auclert