Éducation et sociologie/Chapitre 1

Texte établi par Paul Fauconnet, Librairie Félix Alcan (p. 35-73).

I

L’ÉDUCATION
SA NATURE ET SON RÔLE

1o Les définitions de l’éducation. Examen critique.

Le mot d’éducation a été parfois employé dans un sens très étendu pour désigner l’ensemble des influences que la nature ou les autres hommes peuvent exercer soit sur notre intelligence, soit sur notre volonté. Elle comprend, dit Stuart Mill, « tout ce que nous faisons par nous-même et tout ce que les autres font pour nous dans le but de nous rapprocher de la perfection de notre nature. Dans son acception la plus large, elle comprend même les effets indirects produits sur le caractère et sur les facultés de l’homme par des choses dont le but est tout différent : par les lois, par les formes du gouvernement, les arts industriels, et même encore par des faits physiques, indépendants de la volonté de l’homme, tels que le climat, le sol et la position locale. » Mais cette définition comprend des faits tout à fait disparates et que l’on ne peut réunir sous un même vocable sans s’exposer à des confusions. L’action des choses sur les hommes est très différente, par ses procédés et ses résultats, de celle qui vient des hommes eux-mêmes ; et l’action des contemporains sur leurs contemporains diffère de celle que les adultes exercent sur les plus jeunes. C’est cette dernière seule qui nous intéresse ici et, par conséquent, c’est à elle qu’il convient de réserver le mot d’éducation.

Mais en quoi consiste cette action sui generis ? Des réponses très différentes ont été faites à cette question ; elles peuvent se ramener à deux types principaux.

Suivant Kant, « le but de l’éducation est de développer dans chaque individu toute la perfection dont il est susceptible ». Mais que faut-il entendre par perfection ? C’est, a-t-on dit bien souvent, le développement harmonique de toutes les facultés humaines. Porter au point le plus élevé qui puisse être atteint toutes les puissances qui sont en nous, les réaliser aussi complètement que possible, mais sans qu’elles se nuisent les unes aux autres, n’est-ce pas un idéal au-dessus duquel il ne saurait y en avoir un autre ?

Mais si, dans certaine mesure, ce développement harmonique est, en effet, nécessaire et désirable, il n’est pas intégralement réalisable ; car il se trouve en contradiction avec une autre règle de la conduite humaine qui n’est pas moins impérieuse : c’est celle qui nous ordonne de nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte. Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas nous vouer tous au même genre de vie ; nous avons, suivant nos aptitudes, des fonctions différentes à remplir, et il faut nous mettre en harmonie avec celle qui nous incombe. Nous ne sommes pas tous faits pour réfléchir ; il faut des hommes de sensation et d’action. Inversement, il en faut qui aient pour tâche de penser. Or, la pensée ne peut se développer qu’en se détachant du mouvement, qu’en se repliant sur elle-même, qu’en détournant de l’action extérieure le sujet qui s’y donne tout entier. De là une première différenciation qui ne va pas sans une rupture d’équilibre. Et l’action, de son côté, comme la pensée, est susceptible de prendre une multitude de formes différentes et spéciales. Sans doute, cette spécialisation n’exclut pas un certain fond commun, et, par suite, un certain balancement des fonctions tant organiques que psychiques, sans lequel la santé de l’individu serait compromise, en même temps que la cohésion sociale. Il n’en reste pas moins qu’une harmonie parfaite ne peut être présentée comme la fin dernière de la conduite et de l’éducation.

Moins satisfaisante encore est la définition utilitaire d’après laquelle l’éducation aurait pour objet de « faire de l’individu un instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables » (James Mill) ; car le bonheur est une chose essentiellement subjective que chacun apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé le but de l’éducation, et, par suite, l’éducation elle-même, puisqu’elle l’abandonne à l’arbitraire individuel. Spencer, il est vrai, a essayé de définir objectivement le bonheur. Pour lui, les conditions du bonheur sont celles de la vie. Le bonheur complet, c’est la vie complète. Mais que faut-il entendre par la vie ? S’il s’agit uniquement de la vie physique, on peut bien dire ce sans quoi elle serait impossible ; elle implique, en effet, un certain équilibre entre l’organisme et son milieu, et, puisque les deux termes en rapport sont des données définissables, il en doit être de même de leur rapport. Mais on ne peut exprimer ainsi que les nécessités vitales les plus immédiates. Or, pour l’homme, et surtout pour l’homme d’aujourd’hui, cette vie-là n’est pas la vie. Nous demandons autre chose à la vie que le fonctionnement à peu près normal de nos organes. Un esprit cultivé aime mieux ne pas vivre que de renoncer aux joies de l’intelligence. Même au seul point de vue matériel, tout ce qui dépasse le strict nécessaire échappe à toute détermination. Le standard of life, l’étalon de vie, comme disent les Anglais, le minimum au-dessous duquel il ne nous semble pas qu’on puisse consentir à descendre, varie infiniment suivant les conditions, les milieux et les temps. Ce que nous trouvions hier suffisant nous paraît aujourd’hui au-dessous de la dignité de l’homme, telle que nous la sentons présentement, et tout fait croire que nos exigences sur ce point iront en croissant.

Nous touchons ici au reproche général qu’encourent toutes ces définitions. Elles partent de ce postulat qu’il y a une éducation idéale, parfaite, qui vaut pour tous les hommes indistinctement ; et c’est cette éducation universelle et unique que le théoricien s’efforce de définir. Mais d’abord, si l’on considère l’histoire, on n’y trouve rien qui confirme une pareille hypothèse. L’éducation a infiniment varié selon les temps et selon les pays. Dans les cités grecques et latines, l’éducation dressait l’individu à se subordonner aveuglément à la collectivité, à devenir la chose de la société. Aujourd’hui, elle s’efforce d’en faire une personnalité autonome. À Athènes, on cherchait à former des esprits délicats, avisés, subtils, épris de mesure et d’harmonie, capables de goûter le beau et les joies de la pure spéculation ; à Rome, on voulait avant tout que les enfants devinssent des hommes d’action, passionnés pour la gloire militaire, indifférents à ce qui concerne les lettres et les arts. Au moyen âge, l’éducation était avant tout chrétienne ; à la Renaissance, elle prend un caractère plus laïc et plus littéraire ; aujourd’hui, la science tend à y prendre la place que l’art y occupait autrefois. — Dira-t-on que le fait n’est pas l’idéal ; que si l’éducation a varié, c’est que les hommes se sont mépris sur ce qu’elle devait être ? Mais si l’éducation romaine avait été empreinte d’un individualisme comparable au nôtre, la cité romaine n’aurait pu se maintenir ; la civilisation latine n’aurait pu se constituer ni, par suite, notre civilisation moderne, qui en est, pour partie, descendue. Les sociétés chrétiennes du moyen âge n’auraient pu vivre si elles avaient fait au libre examen la place que nous lui accordons aujourd’hui. Il y a donc là des nécessités inéluctables dont il est impossible de faire abstraction. À quoi peut servir d’imaginer une éducation qui serait mortelle pour la société qui la mettrait en pratique ?

Ce postulat si contestable tient lui-même à une erreur plus générale. Si l’on commence par se demander ainsi quelle doit être l’éducation idéale, abstraction faite de toute condition de temps et de lieu, c’est qu’on admet implicitement qu’un système éducatif n’a rien de réel par lui-même. On n’y voit pas un ensemble de pratiques et d’institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps, qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui les expriment, qui, par conséquent, ne peuvent pas plus être changées à volonté que la structure même de la société. Mais il semble que ce soit un pur système de concepts réalisés ; à ce titre, il paraît relever de la seule logique. On imagine que les hommes de chaque temps l’organisent volontairement pour réaliser une fin déterminée ; que, si cette organisation n’est pas partout la même, c’est que l’on s’est trompé sur la nature soit du but qu’il convient de poursuivre, soit des moyens qui permettent de l’atteindre. De ce point de vue, les éducations du passé apparaissent comme autant d’erreurs, totales ou partielles. Il n’y a donc pas à en tenir compte ; nous n’avons pas à nous solidariser avec les fautes d’observation ou de logique qu’ont pu faire nos devanciers ; mais nous pouvons et nous devons nous poser le problème, sans nous occuper des solutions qui en ont été données, c’est-à-dire que, laissant de côté tout ce qui a été, nous n’avons qu’à nous demander ce qui doit être. Les enseignements de l’histoire peuvent tout au plus servir à nous épargner la récidive des erreurs qui ont été commises.

Mais, en fait, chaque société, considérée à un moment déterminé de son développement, a un système d’éducation qui s’impose aux individus avec une force généralement irrésistible. Il est vain de croire que nous pouvons élever nos enfants comme nous voulons. Il y a des coutumes auxquelles nous sommes tenus de nous conformer ; si nous y dérogeons trop gravement, elles se vengent sur nos enfants. Ceux-ci, une fois adultes, ne se trouvent pas en état de vivre au milieu de leurs contemporains, avec lesquels ils ne sont pas en harmonie. Qu’ils aient été élevés d’après des idées ou trop archaïques ou trop prématurées, il n’importe ; dans un cas comme dans l’autre, ils ne sont pas de leur temps et, par conséquent, ils ne sont pas dans des conditions de vie normale. Il y a donc, à chaque moment du temps, un type régulateur d’éducation dont nous ne pouvons pas nous écarter sans nous heurter à de vives résistances qui contiennent les velléités de dissidences.

Or, les coutumes et les idées qui déterminent ce type, ce n’est pas nous, individuellement, qui les avons faites. Elles sont le produit de la vie en commun et elles en expriment les nécessités. Elles sont même, en majeure partie, l’œuvre des générations antérieures. Tout le passé de l’humanité a contribué à faire cet ensemble de maximes qui dirigent l’éducation d’aujourd’hui ; toute notre histoire y a laissé des traces et même l’histoire des peuples qui nous ont précédés. C’est ainsi que les organismes supérieurs portent en eux comme l’écho de toute l’évolution biologique dont ils sont l’aboutissement. Lorsqu’on étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les systèmes d’éducation, on s’aperçoit qu’ils dépendent de la religion, de l’organisation politique, du degré de développement des sciences, de l’état de l’industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes historiques, ils deviennent incompréhensibles. Comment, dès lors, l’individu peut-il prétendre à reconstruire, par le seul effort de sa réflexion privée, ce qui n’est pas une œuvre de la pensée individuelle ? Il n’est pas en face d’une table rase sur laquelle il peut édifier ce qu’il veut, mais de réalités existantes qu’il ne peut ni créer, ni détruire, ni transformer à volonté. Il ne peut agir sur elles que dans la mesure où il a appris à les connaître, où il sait quelle est leur nature et les conditions dont elles dépendent ; et il ne peut arriver à le savoir que s’il se met à leur école, que s’il commence par les observer, comme le physicien observe la matière brute et le biologiste les corps vivants.

Comment, d’ailleurs, procéder autrement ? Quand on veut déterminer par la seule dialectique ce que doit être l’éducation, il faut commencer par poser quelles fins elle doit avoir. Mais qu’est-ce qui nous permet de dire que l’éducation a telles fins plutôt que telles autres ? Nous ne savons pas a priori quelle est la fonction de la respiration ou de la circulation chez l’être vivant. Par quel privilège serions-nous mieux renseignés en ce qui concerne la fonction éducative ? On répondra que, de toute évidence, elle a pour objet d’élever les enfants. Mais c’est poser le problème dans des termes à peine différents ; ce n’est pas le résoudre. Il faudrait dire en quoi consiste cet élevage, à quoi il tend, à quelles nécessités humaines il répond. Or, on ne peut répondre à ces questions qu’en commençant par observer en quoi il a consisté, à quelles nécessités il a répondu dans le passé. Ainsi, ne serait-ce que pour constituer la notion préliminaire de l’éducation, pour déterminer la chose que l’on dénomme ainsi, l’observation historique apparaît comme indispensable.

2o Définition de l’éducation.

Pour définir l’éducation, il nous faut donc considérer les systèmes éducatifs qui existent ou qui ont existé, les rapprocher, dégager les caractères qui leur sont communs. La réunion de ces caractères constituera la définition que nous cherchons.

Nous avons déjà déterminé, chemin faisant, deux éléments. Pour qu’il y ait éducation, il faut qu’il y ait en présence une génération d’adultes et une génération de jeunes, et une action exercée par les premiers sur les seconds. Il nous reste à définir la nature de cette action.

Il n’est, pour ainsi dire, pas de société où le système d’éducation ne présente un double aspect : il est, à la fois, un et multiple.

Il est multiple. En effet, en un sens, on peut dire qu’il y a autant de sortes différentes d’éducation qu’il y a de milieux différents dans cette société. Celle-ci est-elle formée de castes ? L’éducation varie d’une caste à l’autre ; celle des patriciens n’était pas celle des plébéiens ; celle du Brahmane n’était pas celle du Çudra. De même, au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le jeune page, instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du vilain qui s’en allait apprendre à l’école de sa paroisse quelques maigres éléments de comput, de chant et de grammaire ! Aujourd’hui encore, ne voyons-nous pas l’éducation varier avec les classes sociales, ou même avec les habitats ? Celle de la ville n’est pas celle de la campagne, celle du bourgeois n’est pas celle de l’ouvrier. On dira que cette organisation n’est pas moralement justifiable, qu’on ne peut y voir qu’une survivance destinée à disparaître ? La thèse est aisée à défendre. Il est évident que l’éducation de nos enfants ne devrait pas dépendre du hasard qui les fait naître ici ou là, de tels parents plutôt que de tels autres. Mais alors même que la conscience morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu’elle attend, l’éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors même que la carrière de chaque enfant ne serait plus, en grande partie, prédéterminée par une aveugle hérédité, la diversité morale des professions ne laisserait pas d’entraîner à sa suite une grande diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue un milieu sui generis qui réclame des aptitudes particulières et des connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages, de certaines manières de voir les choses ; et comme l’enfant doit être préparé en vue de la fonction qu’il sera appelé à remplir, l’éducation, à partir d’un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les sujets auxquels elle s’applique. C’est pourquoi nous la voyons, dans tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier et à se spécialiser ; et cette spécialisation devient tous les jours plus précoce. L’hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, comme celle dont nous constations tout à l’heure l’existence, sur d’injustes inégalités ; mais elle n’est pas moindre. Pour trouver une éducation absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter jusqu’aux sociétés préhistoriques au sein desquelles il n’existe aucune différenciation ; et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles guère qu’un moment logique dans l’histoire de l’humanité.

Mais, quelle que soit l’importance de ces éducations spéciales, elles ne sont pas toute l’éducation. On peut même dire qu’elles ne se suffisent pas à elles-mêmes ; partout où on les observe, elles ne divergent les unes des autres qu’à partir d’un certain point en deçà duquel elles se confondent. Elles reposent toutes sur une base commune. Il n’y a pas de peuple où il n’existe un certain nombre d’idées, de sentiments et de pratiques que l’éducation doit inculquer à tous les enfants indistinctement, à quelque catégorie sociale qu’ils appartiennent. Là même où la société est divisée en castes fermées les unes aux autres, il y a toujours une religion commune à tous, et, par suite, les principes de la culture religieuse, qui est alors fondamentale, sont les mêmes dans toute l’étendue de la population. Si chaque caste, chaque famille a ses dieux spéciaux, il y a des divinités générales qui sont reconnues de tout le monde et que tous les enfants apprennent à adorer. Et comme ces divinités incarnent et personnifient certains sentiments, certaines manières de concevoir le monde et la vie, on ne peut être initié à leur culte sans contracter, du même coup, toutes sortes d’habitudes mentales qui dépassent la sphère de la vie purement religieuse. De même, au moyen âge, serfs, vilains, bourgeois et nobles recevaient également une même éducation chrétienne. S’il en est ainsi de sociétés où la diversité intellectuelle et morale atteint ce degré de contraste, à combien plus forte raison en est-il de même des peuples plus avancés où les classes, tout en restant distinctes, sont pourtant séparées par un abîme moins profond ! Là où ces éléments communs de toute éducation ne s’expriment pas sous forme de symboles religieux, ils ne laissent pas cependant d’exister. Au cours de notre histoire, il s’est constitué tout un ensemble d’idées sur la nature humaine, sur l’importance respective de nos différentes facultés, sur le droit et sur le devoir, sur la société, sur l’individu, sur le progrès, sur la science, sur l’art, etc., qui sont à la base même de notre esprit national ; toute éducation, celle du riche comme celle du pauvre, celle qui conduit aux carrières libérales comme celle qui prépare aux fonctions industrielles, a pour objet de les fixer dans les consciences.

Il résulte de ces faits que chaque société se fait un certain idéal de l’homme, de ce qu’il doit être tant au point de vue intellectuel que physique et moral ; que cet idéal est, dans une certaine mesure, le même pour tous les citoyens ; qu’à partir d’un certain point il se différencie suivant les milieux particuliers que toute société comprend dans son sein. C’est cet idéal, à la fois un et divers, qui est le pôle de l’éducation. Elle a donc pour fonction de susciter chez l’enfant : 1o Un certain nombre d’états physiques et mentaux que la société à laquelle il appartient considère comme ne devant être absents d’aucun de ses membres ; 2o Certains états physiques et mentaux que le groupe social particulier (caste, classe, famille, profession) considère également comme devant se retrouver chez tous ceux qui le forment. Ainsi, c’est la société, dans son ensemble, et chaque milieu social particulier, qui déterminent cet idéal que l’éducation réalise. La société ne peut vivre que s’il existe entre ses membres une suffisante homogénéité : l’éducation perpétue et renforce cette homogénéité en fixant d’avance dans l’âme de l’enfant les similitudes essentielles que réclame la vie collective. Mais, d’un autre côté, sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible : l’éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se diversifiant elle-même et en se spécialisant. Si la société est arrivée à ce degré de développement où les anciennes divisions en castes et en classes ne peuvent plus se maintenir, elle prescrira une éducation plus une à sa base. Si, au même moment, le travail est plus divisé, elle provoquera chez les enfants, sur un premier fonds d’idées et de sentiments communs, une plus riche diversité d’aptitudes professionnelles. Si elle vit en état de guerre avec les sociétés ambiantes, elle s’efforce de former les esprits sur un modèle fortement national ; si la concurrence internationale prend une forme plus pacifique, le type qu’elle cherche à réaliser est plus général et plus humain. L’éducation n’est donc pour elle que le moyen par lequel elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa propre existence. Nous verrons plus loin comment l’individu lui-même a intérêt à se soumettre à ces exigences.

Nous arrivons donc à la formule suivante : L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné.

3o Conséquence de la définition précédente : caractère social de l’éducation

Il résulte de la définition qui précède que l’éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération. En chacun de nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne laissent pas d’être distincts. L’un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu’à nous-même et aux événements de notre vie personnelle : c’est ce qu’on pourrait appeler l’être individuel. L’autre est un système d’idées, de sentiments et d’habitudes qui expriment en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous faisons partie ; telles sont les croyances religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l’être social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de l’éducation.

C’est par là, d’ailleurs, que se montre le mieux l’importance de son rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être social n’est pas donné tout fait dans la constitution primitive de l’homme ; mais il n’en est pas résulté par un développement spontané. Spontanément, l’homme n’était pas enclin à se soumettre à une autorité politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer et à se sacrifier. Il n’y avait rien dans notre nature congénitale qui nous prédisposât nécessairement à devenir les serviteurs de divinités, emblèmes symboliques de la société, à leur rendre un culte, à nous priver pour leur faire honneur. C’est la société elle-même qui, à mesure qu’elle s’est formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales devant lesquelles l’homme a senti son infériorité. Or, si l’on fait abstraction des vagues et incertaines tendances qui peuvent être dues à l’hérédité, l’enfant, en entrant dans la vie, n’y apporte que sa nature d’individu. La société se trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d’une table presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus rapides, à l’être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà quelle est l’œuvre de l’éducation, et l’on en aperçoit toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer l’organisme individuel dans le sens marqué par sa nature, à rendre apparentes des puissances cachées qui ne demandaient qu’à se révéler. Elle crée dans l’homme un être nouveau.

Cette vertu créatrice est, d’ailleurs, un privilège spécial de l’éducation humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, si l’on peut appeler de ce nom l’entraînement progressif auquel ils sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien presser le développement de certains instincts qui sommeillent dans l’animal, mais elle ne l’initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des fonctions naturelles, mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit sait plus vite voler ou faire son nid ; mais il n’apprend presque rien qu’il n’eût pu découvrir par son expérience personnelle. C’est que les animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés assez simples, qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs que chaque individu porte en soi, tout constitués, dès sa naissance. L’éducation ne peut donc rien ajouter d’essentiel à la nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à celle de l’individu. Au contraire chez l’homme, les aptitudes de toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour pouvoir s’incarner, en quelque sorte, dans nos tissus et se matérialiser sous la forme de prédispositions organiques. Il s’ensuit qu’elles ne peuvent se transmettre d’une génération à l’autre par la voie de l’hérédité. C’est par l’éducation que se fait la transmission.

Cependant, dira-t-on, si l’on peut concevoir, en effet, que les qualités proprement morales, parce qu’elles imposent à l’individu des privations, parce qu’elles gênent ses mouvements naturels, ne peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors, n’y en a-t-il pas d’autres que tout homme est intéressé à acquérir et recherche spontanément ? Telles sont les qualités diverses de l’intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques, et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l’organisme. Pour celles-là, tout au moins, il semble que l’éducation, en les développant, ne fasse qu’aller au-devant du développement même de la nature, que mener l’individu à un état de perfection relative vers laquelle il tend de lui-même, bien qu’il puisse y atteindre plus rapidement grâce au concours de la société.

Mais ce qui montre bien, malgré les apparences, qu’ici comme ailleurs l’éducation répond avant tout à des nécessités sociales, c’est qu’il est des sociétés où ces qualités n’ont pas été cultivées du tout, et qu’en tout cas elles ont été entendues très différemment selon les sociétés. Il s’en faut que les avantages d’une solide culture intellectuelle aient été reconnus par tous les peuples. La science, l’esprit critique, que nous mettons aujourd’hui si haut, ont été pendant longtemps tenus en suspicion. Ne connaissons-nous pas une grande doctrine qui proclame heureux les pauvres d’esprit ? Il faut se garder de croire que cette indifférence pour le savoir ait été artificiellement imposée aux hommes en violation de leur nature. Ils n’ont pas par eux-mêmes l’appétit instinctif de science qu’on leur a souvent et arbitrairement prêté. Ils ne désirent la science que dans la mesure où l’expérience leur a appris qu’ils ne peuvent pas s’en passer. Or, pour ce qui concerne l’aménagement de leur vie individuelle, ils n’en avaient que faire. Comme le disait déjà Rousseau pour satisfaire les nécessités vitales, la sensation, l’expérience et l’instinct pouvaient suffire comme ils suffisent à l’animal. Si l’homme n’avait connu d’autres besoins que ceux, très simples, qui ont leurs racines dans sa constitution individuelle, il ne se serait pas mis en quête de la science, d’autant plus qu’elle n’a pas été acquise sans laborieux et douloureux efforts. Il n’a connu la soif du savoir que quand la société l’a éveillée en lui, et la société ne l’a éveillée que quand elle-même en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c’est-à-dire de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique devint indispensable, et c’est pourquoi la société la réclame de ses membres et la leur impose comme un devoir. Mais, à l’origine, tant que l’organisation sociale est très simple, très peu variée, toujours égale à elle-même, l’aveugle tradition suffit, comme l’instinct à l’animal. Dès lors, la pensée et le libre examen sont inutiles et même dangereux, puisqu’ils ne peuvent que menacer la tradition. C’est pourquoi ils sont proscrits.

Il n’en est pas autrement des qualités physiques. Que l’état du milieu social incline la conscience publique vers l’ascétisme, et l’éducation physique sera rejetée au second plan. C’est un peu ce qui s’est produit dans les écoles du moyen âge ; et cet ascétisme était nécessaire, car la seule manière de s’adapter à la rudesse de ces temps difficiles était de l’aimer. De même, suivant le courant de l’opinion, cette même éducation sera entendue dans les sens les plus différents. À Sparte, elle avait surtout pour objet d’endurcir les membres à la fatigue ; à Athènes, elle était un moyen de faire des corps beaux à la vue ; au temps de la chevalerie, on lui demandait de former des guerriers agiles et souples ; de nos jours, elle n’a plus qu’un but hygiénique, et se préoccupe surtout de contenir les dangereux effets d’une culture intellectuelle trop intense. Ainsi, même les qualités qui paraissent, au premier abord, si spontanément désirables, l’individu ne les recherche que quand la société l’y invite, et il les recherche de la façon qu’elle lui prescrit.

Nous sommes ainsi en mesure de répondre à une question que soulevait tout ce qui précède. Tandis que nous montrions la société façonnant, suivant ses besoins, les individus, il pouvait sembler que ceux-ci subissaient de ce fait une insupportable tyrannie. Mais, en réalité, ils sont eux-mêmes intéressés à cette soumission ; car l’être nouveau que l’action collective, par la voie de l’éducation, édifie ainsi en chacun de nous, représente ce qu’il y a de meilleur en nous, ce qu’il y a en nous de proprement humain. L’homme, en effet, n’est un homme que parce qu’il vit en société. Il est difficile, au cours d’un article, de démontrer avec rigueur une proposition aussi générale et aussi importante, et qui résume les travaux de la sociologie contemporaine. Mais, d’abord, on peut dire qu’elle est de moins en moins contestée. De plus, il n’est pas impossible de rappeler sommairement les faits les plus essentiels qui la justifient.

Tout d’abord, s’il est aujourd’hui un fait historiquement établi, c’est que la morale est étroitement en rapports avec la nature des sociétés, puisque, comme nous l’avons montré chemin faisant, elle change quand les sociétés changent. C’est donc qu’elle résulte de la vie en commun. C’est la société, en effet, qui nous tire hors de nous-même, qui nous oblige à compter avec d’autres intérêts que les nôtres, c’est elle qui nous a appris à dominer nos passions, nos instincts, à leur faire la loi, à nous gêner, à nous priver, à nous sacrifier, à subordonner nos fins personnelles à des fins plus hautes. Tout le système de représentation qui entretient en nous l’idée et le sentiment de la règle, de la discipline, tant interne qu’externe, c’est la société qui l’a institué dans nos consciences. C’est ainsi que nous avons acquis cette puissance de nous résister à nous-même, cette maîtrise sur nos penchants qui est un des traits distinctifs de la physionomie humaine et qui est d’autant plus développée que nous sommes plus pleinement des hommes.

Nous ne devons pas moins à la société au point de vue intellectuel. C’est la science qui élabore les notions cardinales qui dominent notre pensée : notions de cause, de lois, d’espace, de nombre, notions des corps, de la vie, de la conscience, de la société, etc. Toutes ces idées fondamentales sont perpétuellement en évolution : c’est qu’elles sont le résumé, la résultante de tout le travail scientifique, loin qu’elles en soient le point de départ comme le croyait Pestalozzi. Nous ne nous représentons pas l’homme, la nature, les causes, l’espace même, comme on se les représentait au moyen âge ; c’est que nos connaissances et nos méthodes scientifiques ne sont plus les mêmes. Or la science est une œuvre collective, puisqu’elle suppose une vaste coopération de tous les savants non seulement d’un même temps, mais de toutes les époques successives de l’histoire. — Avant que les sciences ne fussent constituées, la religion remplissait le même office ; car toute mythologie consiste en une représentation, déjà très élaborée, de l’homme et de l’univers. La science, d’ailleurs, a été l’héritière de la religion. Or une religion est une institution sociale. — En apprenant une langue, nous apprenons tout un système d’idées, distinguées et classées, et nous héritons de tout le travail d’où sont sorties ces classifications qui résument des siècles d’expériences. Il y a plus : sans le langage, nous n’aurions pour ainsi dire pas d’idées générales ; car c’est le mot qui, en les fixant, donne aux concepts une consistance suffisante pour qu’ils puissent être maniés commodément par l’esprit. C’est donc le langage qui nous a permis de nous élever au-dessus de la pure sensation ; et il n’est pas nécessaire de démontrer que le langage est, au premier chef, une chose sociale.

On voit par ces quelques exemples à quoi se réduirait l’homme, si l’on en retirait tout ce qu’il tient de la société : il tomberait au rang de l’animal. S’il a pu dépasser le stade auquel les animaux se sont arrêtés, c’est d’abord qu’il n’est pas réduit au seul fruit de ses efforts personnels, mais coopère régulièrement avec ses semblables ; ce qui renforce le rendement de l’activité de chacun. C’est ensuite et surtout que les produits du travail d’une génération ne sont pas perdus pour celle qui suit. De ce qu’un animal a pu apprendre au cours de son existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre. Au contraire, les résultats de l’expérience humaine se conservent presque intégralement et jusque dans le détail, grâce aux livres, aux monuments figurés, aux outils, aux instruments de toute sorte qui se transmettent de génération en génération, à la tradition orale, etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d’une riche alluvion qui va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois qu’une génération s’éteint et est remplacée par une autre, la sagesse humaine s’accumule sans terme, et c’est cette accumulation indéfinie qui élève l’homme au-dessus de la bête et au-dessus de lui-même. Mais, tout comme la coopération dont il était d’abord question, cette accumulation n’est possible que dans et par la société. Car, pour que le legs de chaque génération puisse être conservé et ajouté aux autres, il faut qu’il y ait une personnalité morale qui dure par-dessus les générations qui passent, qui les relie les unes aux autres : c’est la société. Ainsi, l’antagonisme que l’on a trop souvent admis entre la société et l’individu ne correspond à rien dans les faits. Bien loin que ces deux termes s’opposent et ne puissent se développer qu’en sens inverse l’un de l’autre, ils s’impliquent. L’individu, en voulant la société, se veut lui-même. L’action qu’elle exerce sur lui, par la voie de l’éducation notamment, n’a nullement pour objet et pour effet de le comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le grandir et d’en faire un être vraiment humain. Sans doute il ne peut se grandir ainsi qu’en faisant effort. Mais c’est que précisément le pouvoir de faire volontairement effort est une des caractéristiques les plus essentielles de l’homme.

4o Le rôle de l’État en matière d’éducation.

Cette définition de l’éducation permet de résoudre aisément la question, si controversée, des devoirs et des droits de l’État en matière d’éducation.

On leur oppose les droits de la famille. L’enfant, dit-on, est d’abord à ses parents : c’est donc à eux qu’il appartient de diriger, comme ils l’entendent, son développement intellectuel et moral. L’éducation est alors conçue comme une chose essentiellement privée et domestique. Quand on se place à ce point de vue, on tend naturellement à réduire au minimum possible l’intervention de l’État en la matière. Il devrait, dit-on, se borner à servir d’auxiliaire et de substitut aux familles. Quand elles sont hors d’état de s’acquitter de leurs devoirs, il est naturel qu’il s’en charge. Il est naturel même qu’il leur rende la tâche le plus facile possible, en mettant à leur disposition des écoles où elles puissent, si elles le veulent, envoyer leurs enfants. Mais il doit se renfermer strictement dans ces limites, et s’interdire toute action positive destinée à imprimer une orientation déterminée à l’esprit de la jeunesse.

Mais il s’en faut que son rôle doive rester aussi négatif. Si, comme nous avons essayé de l’établir, l’éducation a, avant tout, une fonction collective, si elle a pour objet d’adapter l’enfant au milieu social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société se désintéresse d’une telle opération. Comment pourrait-elle en être absente, puisqu’elle est le point de repère d’après lequel l’éducation doit diriger son action ? C’est donc à elle qu’il appartient de rappeler sans cesse au maître quelles sont les idées, les sentiments qu’il faut imprimer à l’enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu dans lequel il doit vivre. Si elle n’était pas toujours présente et vigilante pour obliger l’action pédagogique à s’exercer dans un sens social, celle-ci se mettrait nécessairement au service de croyances particulières, et la grande âme de la patrie se diviserait et se résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes fragmentaires en conflit les unes avec les autres. On ne peut pas aller plus complètement contre le but fondamental de toute éducation. Il faut choisir : si l’on attache quelque prix à l’existence de la société, — et nous venons de voir ce qu’elle est pour nous, — il faut que l’éducation assure entre les citoyens une suffisante communauté d’idées et de sentiments sans laquelle toute société est impossible ; et pour qu’elle puisse produire ce résultat, encore faut-il qu’elle ne soit pas abandonnée totalement à l’arbitraire des particuliers.

Du moment que l’éducation est une fonction essentiellement sociale, l’État ne peut s’en désintéresser. Au contraire, tout ce qui est éducation doit être, en quelque mesure, soumis à son action. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il doive nécessairement monopoliser l’enseignement. La question est trop complexe pour qu’il soit possible de la traiter ainsi en passant : nous entendons la réserver. On peut croire que les progrès scolaires sont plus faciles et plus prompts là où une certaine marge est laissée aux initiatives individuelles ; car l’individu est plus volontiers novateur que l’État. Mais de ce que l’État doive, dans l’intérêt public, laisser s’ouvrir d’autres écoles que celles dont il a plus directement la responsabilité, il ne suit pas qu’il doive rester étranger à ce qui s’y passe. Au contraire, l’éducation qui s’y donne doit y rester soumise à son contrôle. Il n’est même pas admissible que la fonction d’éducateur puisse être remplie par quelqu’un qui ne présente pas des garanties spéciales dont l’État seul peut être juge. Sans doute, les limites dans lesquelles doit se renfermer son intervention peuvent être assez malaisées à déterminer une fois pour toutes, mais le principe de l’intervention ne saurait être contesté. Il n’y a pas d’école qui puisse réclamer le droit de donner, en toute liberté, une éducation antisociale.

Il est toutefois nécessaire de reconnaître que l’état de division où sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de l’État particulièrement délicat, en même temps, d’ailleurs, que plus important. Il n’appartient pas, en effet, à l’État de créer cette communauté d’idées et de sentiments sans laquelle il n’y a pas de société ; elle doit se constituer d’elle-même, et il ne peut que la consacrer, la maintenir, la rendre plus consciente aux particuliers. Or, il est malheureusement incontestable que, chez nous, cette unité morale n’est pas, sur tous les points, ce qu’il faudrait qu’elle fût. Nous sommes partagés entre des conceptions divergentes et même parfois contradictoires. Il y a dans ces divergences un fait qu’il est impossible de nier et dont il faut tenir compte. Il ne saurait être question de reconnaître à la majorité le droit d’imposer ses idées aux enfants de la minorité. L’école ne saurait être la chose d’un parti, et le maître manque à ses devoirs quand il use de l’autorité dont il dispose pour entraîner ses élèves dans l’ornière de ses partis pris personnels, si justifiés qu’ils puissent lui paraître. Mais, en dépit de toutes les dissidences, il y a dès à présent, à la base de notre civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou explicitement, sont communs à tous, que bien peu, en tout cas, osent nier ouvertement et en face : respect de la raison, de la science, des idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique. Le rôle de l’État est de dégager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les laisse ignorés des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le respect qui leur est dû. Il y a, sous ce rapport, une action à exercer qui sera peut-être d’autant plus efficace qu’elle sera moins agressive et moins violente et qu’elle saura mieux se contenir dans de sages limites.
5o Pouvoir de l’éducation. Les moyens d’action.

Après avoir déterminé le but de l’éducation, il nous faut chercher à déterminer comment et dans quelle mesure il est possible d’atteindre ce but, c’est-à-dire comment et dans quelle mesure l’éducation peut être efficace.

La question a été, de tout temps, très controversée. Pour Fontenelle, « ni la bonne éducation ne fait le bon caractère, ni la mauvaise ne le détruit ». Au contraire, pour Locke, pour Helvétius, l’éducation est toute-puissante. D’après ce dernier, « tous les hommes naissent égaux et avec des aptitudes égales ; l’éducation seule fait les différences ». La théorie de Jacotot se rapproche de la précédente. — La solution que l’on donne au problème dépend de l’idée qu’on se fait de l’importance et de la nature des prédispositions innées, d’une part, et, de l’autre, de la puissance des moyens d’action dont dispose l’éducateur.

L’éducation ne fait pas l’homme de rien, comme le croyaient Locke et Helvétius ; elle s’applique à des dispositions qu’elle trouve toutes faites. D’un autre côté, on peut concéder d’une manière générale que ces tendances congénitales sont très fortes, très difficiles à détruire ou à transformer radicalement ; car elles dépendent de conditions organiques sur lesquelles l’éducateur a peu de prise. Par conséquent, dans la mesure où elles ont un objet défini, où elles inclinent l’esprit et le caractère à des manières d’agir et de penser étroitement déterminées, tout l’avenir de l’individu se trouve fixé par avance, et il ne reste pas beaucoup à faire à l’éducation.

Mais heureusement, une des caractéristiques de l’homme, c’est que les prédispositions innées sont chez lui très générales et très vagues. En effet, le type de la prédisposition arrêtée, rigide, invariable, qui ne laisse guère de place à l’action des causes extérieures, c’est l’instinct. Or, on peut se demander s’il existe chez l’homme un seul instinct proprement dit. On parle quelquefois de l’instinct de conservation ; mais l’expression est impropre. Car un instinct c’est un système de mouvements déterminés, toujours les mêmes, qui, une fois qu’ils sont déclenchés par la sensation, s’enchaînent automatiquement les uns aux autres jusqu’à ce qu’ils arrivent à leur terme naturel, sans que la réflexion ait nulle part à intervenir ; or, les mouvements que nous faisons quand notre vie est en danger n’ont nullement cette détermination et cette invariabilité automatique. Ils changent suivant les situations ; nous les approprions aux circonstances : c’est donc qu’ils ne vont pas sans un certain choix conscient, quoique rapide. Ce qu’on nomme instinct de conservation n’est, en définitive, qu’une impulsion générale à fuir la mort, sans que les moyens par lesquels nous cherchons à l’éviter soient prédéterminés une fois pour toutes. On en peut dire autant de ce qu’on appelle parfois, non moins inexactement, l’instinct, l’instinct paternel, et même l’instinct sexuel. Ce sont des poussées dans une direction ; mais les moyens par lesquels ces poussées s’actualisent changent d’un individu à l’autre, d’une occasion à l’autre. Une large place reste donc réservée aux tâtonnements, aux accommodations personnelles, et, par conséquent, à l’action de causes qui ne peuvent faire sentir leur influence qu’après la naissance. Or, l’éducation est une de ces causes.

On a prétendu, il est vrai, que l’enfant héritait parfois d’une tendance très forte vers un acte défini, comme le suicide, le vol, le meurtre, la fraude, etc. Mais ces assertions ne sont nullement d’accord avec les faits. Quoi qu’on en ait dit, on ne naît pas criminel ; encore moins est-on voué, dès la naissance, à tel ou tel genre de crime ; le paradoxe des criminologistes italiens ne compte plus aujourd’hui beaucoup de défenseurs. Ce qui est hérité, c’est un certain manque d’équilibre mental, qui rend l’individu plus réfractaire à une conduite suivie et disciplinée. Mais un tel tempérament ne prédestine pas plus un homme à être un criminel qu’un explorateur amoureux d’aventures, un prophète, un novateur politique, un inventeur, etc. On en peut dire autant de toutes les aptitudes professionnelles. Comme le remarque Bain, « le fils d’un grand philologue n’hérite pas d’un seul vocable ; le fils d’un grand voyageur peut, à l’école, être surpassé en géographie par le fils d’un mineur ». Ce que l’enfant reçoit de ses parents, ce sont des facultés très générales ; c’est quelque force d’attention, une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l’imagination, etc. Mais chacune de ces facultés peut servir à toute sorte de fins différentes. Un enfant doué d’une assez vive imagination pourra, selon les circonstances, selon les influences qui se feront sentir sur lui, devenir un peintre ou un poète, ou un ingénieur à l’esprit inventif, ou un hardi financier. L’écart est donc considérable entre les qualités naturelles et la forme spéciale qu’elles doivent prendre pour être utilisées dans la vie. C’est dire que l’avenir n’est pas étroitement prédéterminé par notre constitution congénitale. La raison en est facile à comprendre. Les seules formes d’activité qui puissent se transmettre héréditairement sont celles qui se répètent toujours d’une manière assez identique pour pouvoir se fixer sous une forme rigide dans les tissus de l’organisme. Or la vie humaine dépend de conditions multiples, complexes, et, par conséquent, changeantes ; il faut donc qu’elle-même change et se modifie sans cesse. Par suite, il est impossible qu’elle se cristallise sous une forme définie et définitive. Mais seules des dispositions très générales, très vagues, exprimant les caractères communs à toutes les expériences particulières, peuvent survivre et passer d’une génération à l’autre.

Dire que les caractères innés sont, pour la plupart, très généraux, c’est dire qu’ils sont très malléables, très souples, puisqu’ils peuvent recevoir des déterminations très différentes. Entre les virtualités indécises qui constituent l’homme au moment où il vient de naître, et le personnage très défini qu’il doit devenir pour jouer dans la société un rôle utile, la distance est donc considérable. C’est cette distance que l’éducation doit faire parcourir à l’enfant. On voit qu’un vaste champ est ouvert à son action.

Mais, pour exercer cette action, a-t-elle des moyens d’une suffisante énergie ?

Pour donner une idée de ce qui constitue l’action éducative et en montrer la puissance, un psychologue contemporain, Guyau, l’a comparé à la suggestion hypnotique et le rapprochement n’est pas sans fondement.

La suggestion hypnotique suppose, en effet, les deux conditions suivantes : 1o L’état où se trouve le sujet hypnotisé se caractérise par son exceptionnelle passivité. L’esprit est presque réduit à l’état de table rase ; une sorte de vide a été réalisé dans la conscience ; la volonté est comme paralysée. Par suite, l’idée suggérée, ne rencontrant point d’idée contraire, peut s’installer avec un minimum de résistance ; 2o Cependant, comme le vide n’est jamais complet, il faut de plus que l’idée tienne de la suggestion elle-même une puissance d’action particulière. Pour cela, il est nécessaire que le magnétiseur parle sur un ton de commandement, avec autorité. Il faut qu’il dise : Je veux ; qu’il indique que le refus d’obéir n’est même pas concevable, que l’acte doit être accompli, que la chose doit être vue telle qu’il la montre, qu’il ne peut en être autrement. S’il faiblit, on voit le sujet hésiter, résister, parfois même se refuser à obéir. Si seulement il entre en discussion, c’en est fait de son pouvoir. Plus la suggestion va contre le tempérament naturel de l’hypnotisé, plus le ton impératif sera indispensable.

Or ces deux conditions se trouvent réalisées dans les rapports que soutient l’éducateur avec l’enfant soumis à son action : 1o L’enfant est naturellement dans un état de passivité tout à fait comparable à celui où l’hypnotisé se trouve artificiellement placé. Sa conscience ne contient encore qu’un petit nombre de représentations capables de lutter contre celles qui lui sont suggérées ; sa volonté est encore rudimentaire. Aussi est-il très facilement suggestionnable. Pour la même raison, il est très accessible à la contagion de l’exemple, très enclin à l’imitation ; 2o L’ascendant que le maître a naturellement sur son élève, par suite de la supériorité de son expérience et de sa culture, donnera naturellement à son action la puissance efficace qui lui est nécessaire.

Ce rapprochement montre combien il s’en faut que l’éducateur soit désarmé ; car on sait toute la puissance de la suggestion hypnotique. Si donc l’action éducative a, même à un moindre degré, une efficacité analogue, il est permis d’en attendre beaucoup pourvu qu’on sache s’en servir. Bien loin que nous devions nous décourager de notre impuissance, nous avons plutôt lieu d’être effrayés par l’étendue de notre pouvoir. Si maîtres et parents sentaient, d’une manière plus constante, que rien ne peut se passer devant l’enfant qui ne laisse en lui quelque trace, que la tournure de son esprit et de son caractère dépend de ces milliers de petites actions insensibles qui se produisent à chaque instant et auxquelles nous ne faisons pas attention à cause de leur insignifiance apparente, comme ils surveilleraient davantage leur langage et leur conduite ! Assurément, l’éducation ne peut arriver à de grands résultats quand elle procède par à-coups brusques et intermittents. Comme le dit Herbart, ce n’est pas en admonestant l’enfant avec véhémence de loin en loin que l’on peut agir fortement sur lui. Mais quand l’éducation est patiente et continue, quand elle ne recherche pas les succès immédiats et apparents, mais se poursuit avec lenteur dans un sens bien déterminé, sans se laisser détourner par les incidents extérieurs et les circonstances adventices, elle dispose de tous les moyens nécessaires pour marquer profondément les âmes.

En même temps on voit quel est le ressort essentiel de l’action éducative. Ce qui fait l’influence du magnétiseur, c’est l’autorité qu’il tient des circonstances. Par analogie déjà, on peut dire que l’éducation doit être essentiellement chose d’autorité. Cette importante proposition peut, d’ailleurs, être établie directement. En effet, nous avons vu que l’éducation a pour objet de superposer, à l’être individuel et asocial que nous sommes en naissant, un être entièrement nouveau. Elle doit nous amener à dépasser notre nature initiale : c’est à cette condition que l’enfant deviendra un homme. Or, nous ne pouvons nous élever au-dessus de nous-même que par un effort plus ou moins pénible. Rien n’est faux et décevant comme la conception épicurienne de l’éducation, la conception d’un Montaigne, par exemple, d’après laquelle l’homme peut se former en se jouant et sans autre aiguillon que l’attrait du plaisir. Si la vie n’a rien de sombre et s’il est criminel de l’assombrir artificiellement sous le regard de l’enfant, elle est cependant sérieuse et grave, et l’éducation, qui prépare à la vie, doit participer de cette gravité. Pour apprendre à contenir son égoïsme naturel, à se subordonner à des fins plus hautes, à soumettre ses désirs à l’empire de sa volonté, à les renfermer dans de justes bornes, il faut que l’enfant exerce sur lui-même une forte contention. Or, nous ne nous contraignons, nous ne nous faisons violence que pour l’une ou l’autre des deux raisons suivantes : c’est parce qu’il le faut d’une nécessité physique, ou parce que nous le devons moralement. Mais l’enfant ne peut pas sentir la nécessité qui nous impose physiquement ces efforts, car il n’est pas immédiatement en contact avec les dures réalités de la vie qui rendent cette attitude indispensable. Il n’est pas encore engagé dans la lutte ; quoi qu’en ait dit Spencer, nous ne pouvons pas le laisser exposé aux trop rudes réactions des choses. Il faut déjà qu’il soit, en grande partie, formé quand il les abordera pour de bon. Ce n’est donc pas sur leur pression que l’on peut compter pour le déterminer à tendre sa volonté et à acquérir sur lui-même la maîtrise nécessaire.

Reste le devoir. Le sentiment du devoir, voilà, en effet, quel est, pour l’enfant et même pour l’adulte, le stimulant par excellence de l’effort. L’amour-propre lui-même le suppose. Car, pour être sensible, comme il convient, aux punitions et aux récompenses, il faut déjà avoir conscience de sa dignité et, par conséquent, de son devoir. Mais l’enfant ne peut connaître le devoir que par ses maîtres ou ses parents ; il ne peut savoir ce que c’est que par la manière dont ils le lui révèlent, par leur langage et par leur conduite. Il faut donc qu’ils soient, pour lui, le devoir incarné et personnifié. C’est dire que l’autorité morale est la qualité maîtresse de l’éducateur. Car c’est par l’autorité qui est en lui que le devoir est le devoir. Ce qu’il a de tout à fait sui generis, c’est le ton impératif dont il parle aux consciences, le respect qu’il inspire aux volontés et qui les fait s’incliner dès qu’il a prononcé. Par suite, il est indispensable qu’une impression du même genre se dégage de la personne du maître.

Il n’est pas nécessaire de montrer que l’autorité ainsi entendue n’a rien de violent ni de compressif : elle consiste tout entière dans un certain ascendant moral. Elle suppose réalisées chez le maître deux conditions principales. Il faut d’abord qu’il ait de la volonté. Car l’autorité implique la confiance, et l’enfant ne peut donner sa confiance à quelqu’un qu’il voit hésiter, tergiverser, revenir sur ses décisions. Mais cette première condition n’est pas la plus essentielle. Ce qui importe avant tout, c’est que l’autorité dont il doit donner le sentiment, le maître la sente réellement en lui. Elle constitue une force qu’il ne peut manifester que s’il la possède effectivement. Or d’où peut-elle lui venir ? Serait-ce du pouvoir matériel dont il est armé, du droit qu’il a de punir et de récompenser ? Mais la crainte du châtiment est tout autre chose que le respect de l’autorité. Elle n’a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste par celui-là même qui le subit : ce qui implique que l’autorité qui punit est déjà reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce n’est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c’est de lui-même ; elle ne peut lui venir que d’une foi intérieure. Il faut qu’il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de sa tâche. Ce qui fait l’autorité dont se colore si aisément la parole du prêtre, c’est la haute idée qu’il a de sa mission ; car il parle au nom d’un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose de ce sentiment. Lui aussi, il est l’organe d’une grande personne morale qui le dépasse : c’est la société. De même que le prêtre est l’interprète de son dieu, lui, il est l’interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays. Qu’il soit attaché à ces idées, qu’il en sente toute la grandeur, et l’autorité qui est en elles et dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne et à tout ce qui en émane. Dans une autorité qui découle d’une source aussi impersonnelle, il ne saurait entrer ni orgueil, ni vanité, ni pédanterie. Elle est faite tout entière du respect qu’il a de ses fonctions et, si l’on peut ainsi parler, de son ministère. C’est ce respect qui, par le canal de la parole, du geste, passe de sa conscience dans la conscience de l’enfant.

On a quelquefois opposé la liberté et l’autorité, comme si ces deux facteurs de l’éducation se contredisaient et se limitaient l’un l’autre. Mais cette opposition est factice. En réalité, ces deux termes s’impliquent loin de s’exclure. La liberté est fille de l’autorité bien entendue. Car être libre, ce n’est pas faire ce qui plaît ; c’est être maître de soi, c’est savoir agir par raison et faire son devoir. Or c’est justement à doter l’enfant de cette maîtrise de soi que l’autorité du maître doit être employée. L’autorité du maître n’est qu’un aspect de l’autorité du devoir et de la raison. L’enfant doit donc être exercé à la reconnaître dans la parole de l’éducateur et à en subir l’ascendant ; c’est à cette condition qu’il saura plus tard la retrouver dans sa conscience et y déférer.