Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/13

Écrivains critiques et historiens littéraires de la France
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 333-384).

ECRIVAINS CRITIQUES


ET


HISTORIENS LITTERAIRES


DE LA FRANCE.




XIII.

M. DAUNOU.

(Cours d'Etudes Historiques)[1]




Je voudrais parler assez à fond d’un homme respectable que j’ai beaucoup connu, que j’ai pratiqué durant des années, et aussi familèrement que ce mot peut convenir à des relations où la déférence et, par momens, la dissidence sous-entendue avaient tant de part. Il semblera peut-être que ce soit venir bien tard aujourd’hui, et qu’il y ait peu de chose à ajouter aux hommages de plus d’une sorte qui lui ont été publiquement rendus. Nulle mémoire, en effet, autant que celle de M. Daunou, ne s’est vite couronnée de ce concert florissant d’éloges auxquels sa modestie échappait de son vivant. Il avait défendu qu’aucun discours ne fût prononcé sur sa tombe, mais il n’a pu réprimer également les voix du lendemain. Peu après sa mort, M. Natalis de Wailly a parlé de lui dans le Journal des Savans, et a retracé avec une précision affectueuse comme une première esquisse de cette grave figure. M. Taillandier, exécuteur testamentaire de M. Daunou, n’a pas tardé à publier, sous le titre de Documens biographiques, un excellent volume ou le texte tout entier de cette vie si pleine est, en quelque sorte, établi, où toutes les pièces à l’appui sont compulsées, mises en œuvre, et les moindres curiosités littéraires soigneusement indiquées : on n’a plus guère, pour le fonds, qu’à puiser là. L’examen des écrits a été repris ensuite et développé dans une Notice de M. Guérard avec le soin et la rectitude qui distinguent ce consciencieux érudit. Au sein des compagnies académiques, M. le baron Walckenaër, successeur de M. Daunou comme secrétaire-perpétuel des Belles-Lettres, a discouru de lui avec diversité et effusion ; M. Mignet, l’éloquent organe des Sciences morales et politiques, lui a consacré un de ses cadres majestueux. M. Victor Le Clerc enfin, en tête du XXe volume de l’Histoire littéraire, a plus particulièrement apprécié le continuateur des bénédictins. Que reste-t-il à dire après tant d’habiles gens ? A les résumer peut-être, à creuser, ce qu’ils n’ont pu faire, de certains replis, mais aussi, je crois, à aborder M. Daunou par un côté qu’il n’entrait pas dans leur office principal de rechercher et de célébrer, je veux dire le point de vue de l’écrivain proprement dit. M. Daunou aurait pu être membre de l’Académie française, il en aurait été infailliblement si sa modestie ne l’avait tenu à l’écart ; c’est là un aspect de son talent qu’il nous reste à démêler, l’homme de style en lui, le critique littéraire, le connaisseur en fait de langage. Nous n’interdirons pourtant pas à nos souvenirs la liberté d’excursion sur les autres points.

Que si, chemin faisant, nous sommes conduit, en louant ce qu’il était, à marquer du même trait ce qu’il n’était pas, ce qu’il ne voulut pas être, ce que d’autres eussent pu considérer comme un développement légitime, ou du moins glorieux, et comme une conquête, aurons-nous besoin d’excuse ? Lui-même, dans ses jugemens littéraires les plus bienveillans, il n’apporta jamais de complaisance, et il sut relever le prix du moindre de ses éloges en les retenant toujours dans la limite de ce qu’il croyait la vérité.

Pierre-Claude-François Daunou naquit à Boulogne-sur-Mer, au mois d’août 1761. Son père, chirurgien estimé, sorti de l’Agenois, était venu prendre femme dans le Boulonais et s’y établir. M. Daunou me paraît avoir combiné quelque chose des deux patries. Sans doute on lui trouverait difficilement ce je ne sais d’entreprenant et d’insinuant qui est aisément l’apanage, dit-on, des enfans issus de la Guyenne ; lui, il se borna à la douce malice du sage, à la finesse demi-souriante. Mais son accent, travaillé peut-être en vue de l’enseignement public et des nécessités oratoires, était certainement plus marqué, plus cadencé, que ne l’est d’ordinaire celui du nord de la France, et semblait attester comme un vestige de l’origine paternelle. Il tenait d’ailleurs à sa vraie patrie et au vieux fonds boulonais par les qualités sagaces, avisées, modérées, lucides et circonscrites à la fois, et, dans l’expression si distinguée que ces qualités prirent en sa personne, on aurait pu reconnaître encore, plus qu’il n’aurait cru, quelques : formes de l’esprit natal, l’air de famille d’un pays qui n’avait pas eu jusqu’à lui son représentant littéraire, où Voisenon, par bonheur, ne fit que passer, où Charron, hôte plus digne, fut convié une fois où Le Sage est venu mourir[2].

Dans les dernières années, M. Daunou avait deux regrets qui seront partagés inégalement, mais qu’il semblait mettre sur la même ligne : il regrettait de n’avoir pas écrit l’histoire de Boulogne-sur-Mer et celle de l’Oratoire. C’étaient ses deux patries ; il les avait quittées toutes deux de bonne heure et pour n’y plus revenir, mais elles lui restaient gravées toujours.

Après d’excellentes études au collége des oratoriens de Boulogne, le jeune Daunou se décida à entrer dans la docte congrégation, n’étant âgé que de seize ans et quelques mois. Son père s’opposait à ce qu’il fit son droit. Ses goûts de lettré l’éloignaient de la chirurgie ; il prit le parti de ce demi-cloître et ferma les yeux sur les inconvéniens de l’avenir, séduit sans doute par une perspective de retraite et d’étude au sein de vastes bibliothèques, par l’idée de ne pas changer de maîtres et de guides, lui timide et qui craignait avant tout le commerce des hommes.

Il était certainement pieux lorsqu’il entra dans l’Oratoire, il était croyant du moins ; il ne l’était plus quand il en sortit. A quel moment précis ses convictions religieuses reçurent-elles modification atteinte ? A lire quelques-uns des écrits qu’il composa dans les premières années de la révolution (1789-1791), et dans lesquels il cherche à démontrer la conciliation des mesures politiqués récentes avec les croyances chrétiennes ou même catholiques, on serait tenté de conclure qu’il ne s’émancipa que vers cette époque et graduellement ; mais, comme on retrouve les mêmes précautions et les mêmes ambiguïtés gallicanes dans son écrit sur la Puissance temporelle des Papes, c’est-à-dire à une époque où il était dès long-temps acquis aux pures doctrines philosophiques, on ne saurait s’arrêter à ce qui pouvait n’être chez lui que ménagement de langage. Il est à conjecturer que la foi première persista quelques années en lui, favorisée par l’étude, par la pureté des mœurs, dans cette vie abritée : on aimerait à se persuader qu’il croyait encore, lorsqu’il s’engagea définitivement, quelques années plus tard (1787), dans les voies irrévocables du sacerdoce, auquel semblait l’obliger d’ailleurs l’enseignement théologique qui lui était confié. Cependant un moment dut venir, antérieur à la révolution, où il ne se considérait plus, même sous ces beaux ombrages et dans ces maisons spacieuses de l’ordre, que comme un captif, ou du moins comme un sage qui dissimule et qui sacrifie aux règles du dehors pour mieux s’assurer la liberté silencieuse du dedans. On a beaucoup parlé du relâchement de l’Oratoire en ces années finissantes ; je ne me permettrai pas de jugement général, et je crois tout-à-fait que la physionomie extérieure de l’ordre était restée très convenable, très satisfaisante aux abords de la révolution. L’éducation qu’on y recevait n’avait pas cessé d’être excellente, et d’assez illustres témoins seraient encore là au besoin pour l’attester. Quant au fonds, il n’y a plus guère à douter qu’il ne fût très compromis sur plus d’un point. A côté de vertus très réelles, de croyances assurément très conservées, et dont les Adry, les Tabaraud et tant d’autres ont donné jusqu’à la fin des exemples persistans, il y avait un courant d’incrédulité qui circulait. J’ai moi- même, dans ma jeunesse, entendu de ces anciens oratoriens se racontant, se rappelant entre eux l’arrière-fond de leur vie et de leurs pensées en ces années de régularité extérieure. Le jeune Oratoire était en partie philosophique, et de la philosophie d’alors la plus avancée. Qu’on ait trouvé à Juilly, dans les tiroirs des anciens oratoriens, quelques cahiers contenant des extraits de Spinoza, matière de curiosité ou de réfutation peut-être, cela est moins parlant, moins significatif que ce qui se passait à voix basse dans le jardin, à l’ombre du marronnier d’Houbigant, autour du doux vieillard Dotteville. Ce père Dotteville était un enfant naturel, si je ne me trompe, d’un grand seigneur danois qui lui avait laissé 29,000 livres de rente. Tempéré d’humeur, sans passion aucune dès sa jeunesse (il disait lui-même qu’il avait vécu et mourrait comme Newton), aimant uniquement l’étude et la paix, il n’avait rien vu de mieux que d’entrer dans l’Oratoire et de se mettre à traduire Tacite, champion un peu rude peut-être pour un si pacifique attaquant. Bref, il était heureux, il était aimable ; il avait à Juilly sa petite maison au bout du jardin, et lorsque le jeune Oratoire, quelque peu imbu des idées philosophiques du jour, sentait des velléités de révolte et de rupture, et les exprimait devant lui, il donnait de bons conseils, ou du moins des conseils de soumission, de prudence, tels qu’un Erasme et un Fontenelle dans le cloître les eussent aisément trouvés. On baissait la tête après l’avoir entendu, et on n’éclatait pas. Le bon Dotteville ne mourut qu’en 1807, à l’age de quatre-vingt-onze ans ; il s’éteignit. Un matin, sentant sa fin prochaine et croyant bien ne plus avoir à passer une autre journée, il invite à un petit dîner philosophique un ami (j’ai souvent entendu ce récit chez M. Daunou lui-même), et après le repas auquel il ne fit qu’assister, mais qu’il n’avait pas négligé pour cela, prenant un air plus grave, il avertit cet ami qu’il se sentait à bout de vivre, qu’il lui disait adieu une dernière fois et lui demandait pour service suprême de lui faire une petite lecture. « Allez, lui dit-il, vous trouverez dans mon cabinet un livre (dont il désigna la place), apportez-le et lisez-le moi à la page marquée. » — L’ami, en allant chercher le livre, se demandait tout bas si le père Dotteville n’avait pas réfléchi à ce moment du grand passage, et si ce n’était point quelque lecture religieuse qu’il réclamait enfin. Il trouva le livre, l’apporta, et, l’ouvrant à la page marquée, il lut à haute voix. — C’était Horace et l’ode à Posthumus : Eheu fugaces, Postume, Postume !… — Il m’a toujours semblé que c’est par ce côté de souvenirs que les anciens confrères de l’Oratoire et M. Daunou s’abordaient le plus volontiers. Je ne prétends aucunement que tout l’Oratoire fût ainsi, et que cet ordre, même dans les années voisines du terme, n’ait pas eu des portions intactes, un ensemble imposant ; mais qu’on n’ignore pas (ce qu’on fait trop dans les éloges officiels) qu’il y avait ce coin-là, cet à-parte. Ce qui est bien certain encore, c’est que, lorsque De Lisle de Sales, le philosophe de la nature, s’en allait en Allemagne faire ses remontes d’idées, comme dit M. de Chateaubriand, il recevait, en passant par Troyes, un festin de bien-venue chez les oratoriens de cette ville, parmi lesquels était alors M. Daunou[3].

Aucune idée de blâme n’entre pour moi dans ce retour à des particularités oubliées ; il importait seulement de bien constater l’insensible déclin d’une congrégation sage, modérée, polie, qui avait trop de fenêtres ouvertes sur le monde pour que l’air extérieur n’y entrât pas très aisément. Lors même que M. Daunou fut moine, comme on dit, il ne lui arriva de l’être que dans ce milieu doux, orné et assez riant, qui lui ressemble.

De Troyes à Soissons, de Soissons à Boulogne, et finalement à Montmorency, M. Daunou passa dans les divers collèges de l’ordre et monta par les divers degrés de l’enseignement. A la maison de Montmorency il fut chargé de la classe de philosophie, puis de celle de théologie. Il venait à Paris une fois par quinzaine environ, à pied durant l’été, se mettant en route avec le jour et lisant tout le long du chemin. Nous tenons d’un de ses anciens élèves de philosophie que le jeune professeur était là ce que nous l’avons vu depuis, timide, un peu embarrassé dans sa chaire, assez défiant des dispositions de son auditoire : il avait besoin que l’attention respectueuse dont il était l’objet le rassurât. C’est vers le temps de son entrée à cette maison de Montmorency que le sujet proposé depuis plusieurs années par l’académie de Nîmes le tenta et lui fournit le texte de son premier succès : Quelle a été l’influence de Boileau sur la littérature française ? Son discours, qui est moins un éloge qu’une discussion historique, remporta le prix et fut publié en 1787 ; il a reparu plus tard corrigé, augmenté, ou plutôt totalement refondu, en tête de l’édition de Boileau (1809), et de nouveau modifié en 1825, mais, dans sa première forme, il donne mieux idée des principes et du but de l’auteur. On y voit ce que ce discours fut réellement, un ouvrage de circonstance, venu à point dans la polémique entamée alors, un écrit judicieux, d’une satire modérée, appliquée à son moment et sans exagération. Lorsque plus tard, en 1825, l’éditeur de Boileau crut devoir étendre sa polémique à Shakspeare, à Schiller, aux Schlegel, aussi bien qu’à la philosophie de Kant et à celle de M. Cousin, il dépassa la donnée première : les traits ne portèrent plus. Le discours sur l’Influence de Boileau, sous cette première forme moins complète, moins parfaite, me paraît donc en même temps plus proportionné et plus digne de l’excellent esprit de M. Daunou, il répondait convenablement à ce qu’avaient, répandu çà et là de restrictions et de critiques Fontenelle, Voltaire, Marmontel, d’Alembert et Helvétius ; il répondait plus vertement à ce que les littérateurs désordonnés, tels que Mercier et autres, étaient en train de débiter d’impertinences. Ceux-ci ne se tinrent pas pour battus. Une lettre du chevalier de Cubières au marquis de Ximènes mit en cause M. Daunou, à qui on ne pouvait guère reprocher pour toute inexactitude que d’avoir confondu Charles Perrault avec son frère le médecin : on lui imputait de plus (ce qui était faux) d’avoir appelé écrivains obscurs, littérateurs subalternes, tous ceux qui n’avaient pas admiré Boileau. « Cette manière de s’exprimer, disait-on, peut avoir cours à l’Oratoire ou dans les collèges de l’Oratoire, mais à Paris on parle plus poliment. » M. Daunou répliqua dans le Journal encyclopédique par une lettre[4], suivie à distance de deux articles, et il y défendit son opinion contre l’écrivain de qualité en homme qui n’était ni du couvent ni du collége. La Harpe, qui professait en ces années au Lycée avec un éclat et une vogue dont la lecture de son cours ne saurait donner idée, se trouva saisi du procès comme grand-juge, et il s’en acquitta surabondamment[5]. L’ouvrage du jeune oratorien fut cité et loué par lui en pleine chaire, honneur insigne et que nous voyons payé quarante ans après avec usure. M. Daunou fit paraître, en 1826, le travail le plus complet qu’on ait sur La Harpe, et dans lequel, sans rien taire des défauts, des légèretés et des palinodies, il insista sur les qualités durables. De plus, en tout temps, il sut combattre le déchaînement de Chénier contre les ridicules du célèbre critique, et il contribua utilement à réduire cette colère de son ami au frein de l’équité.

Ce succès de Nîmes et la discussion qui s’ensuivit donnèrent à M. Daunou, dans l’Oratoire, une grande réputation d’écrivain que venait confirmer au même moment un accessit remporté à l’académie de Berlin. Le sujet de cet autre concours était plutôt philosophique et de droit civil, l’autorité des parens sur les enfans. M. Daunou y préludait à son avenir de législateur, à la méthode qu’on le vit plus tard appliquer dans son livre des Garanties individuelles. Si j’osais rendre toute ma pensée, j’ajouterais aux justes éloges que mérite ce premier et déjà savant travail, que c’est d’un point serré, fin, d’un fil bien déduit et ingénieux sans doute, mais qu’on n’est point entièrement satisfait en finissant. La lumière ne circule point à travers les mailles de ce réseau. Chaque détail semble exact et clair, une certaine obscurité recouvre l’ensemble. Cela tient, je crois, à ce que l’auteur, toujours occupé à se circonscrire, ne s’élève à aucun de ces points de vue qui domineraient le sujet. Il voit net, mais il ne voit que de près ; il s’interdit les horizons. Cette impression que j’essaie de rendre se reproduira plus d’une fois en lisant de lui certaines pages politiques et philosophiques ; on aura à s’étonner, à regretter qu’un aussi excellent esprit ait ainsi contracté l’habitude de se restreindre. Sa pensée a quelque chose de trop rentré. La qualité littéraire et de diction y trouve sans doute son compte, et elle y gagnera sur plus d’un point en finesse de repli, en concision malicieuse.

On a relevé ce passage du discours de Berlin dans lequel le jeune auteur semble faire un retour secret sur la condition religieuse à laquelle il est lié ; il s’agit de savoir jusqu’où s’étendra le pouvoir des parens sur les pactes de ceux qui sont en leur puissance : « Le plus cruel abus, écrit M. Daunou, c’est de forcer les enfans à des pactes, vœux ou mariages, auxquels leurs penchans répugnent. Lorsqu’on examina sérieusement si celui que la dévotion de son père a fait moine est tenu à ne point quitter ce genre de vie, l’ignorance et la superstition avaient effacé toute idée d’ordre et de justice[6]. »

Quoi qu’il en soit de cette sorte d’allusion personnelle où il ne faut voir peut-être qu’un trait de hardiesse philosophique sans autre intention, M. Daunou ne saurait passer aucunement pour avoir été malheureux dans l’Oratoire. Au moment où la révolution éclata, une fièvre d’enthousiasme saisit toutes les jeunes têtes, fit battre tous les jeunes cœurs ; on se dit qu’on allait trouver enfin la délivrance, et on s’imagina par conséquent que, la veille encore, on était nécessairement très opprimé. On l’était bien légèrement au contraire, et il ne fallut point beaucoup de temps à M. Daunou pour le reconnaître. Ces mêmes années de Montmorency, qui lui semblaient peut-être un peu gênées lorsqu’il en prolongeait le cours, lui offrirent en s’éloignant, et lorsqu’il les revoyait du sein des orages, une sorte de perspective idéale de la paix abritée et du bonheur. Combien de fois, causant avec lui sur les conditions d’une existence heureuse, studieuse, socialement agréable et sérieuse à la fois, agitant en sa présence les diverses époques où l’on aurait aimé à vivre, il m’exprima son choix sans hésiter ! Le cadre d’existence qui lui aurait le plus souri et auquel il serait revenu comme à son berceau eût été le XVIIIe siècle embrassé dans tout son cours, et trouvant son terme avant la révolution : on serait né vers la fin de Louis XIV, on serait mort à la veille de 89 ; on aurait parcouru ainsi toute une carrière paisible, éclairée, avec des perspectives de civilisation indéfinies et croissantes qu’aucune catastrophe n’aurait désembellies. On aurait cru jusqu’à la dernière heure au bienfait ininterrompu des lumières, à l’excellence naturelle des hommes. Sans doute, dans ce libre vœu rétrospectif, M. Daunou ne songeait plus à se replacer tout-à-fait à l’Oratoire, mais n’importe ; on ne parle point ainsi d’une époque où l’on aurait été décidément malheureux.

89, en éclatant, vint couper court à ce genre de vie modérément animé, le rendre impossible en même temps que le faire sembler insuffisant. Le dernier écrit purement littéraire que nous trouvions de M. Daunou à ce moment est une épître à Fléchier, imprimée dans le Journal encyclopédique (juin 1789). Ce sont les seuls vers que je connaisse de lui ; ils ne semblent guère propres à démentir ce qu’on a dit des vers de certains autres prosateurs excellens[7]. Si on se demande pourquoi cet hommage si particulier à Fléchier, on y peut voir plusieurs sortes d’à-propos et de convenances, soit relativement à l’académie de Nîmes qui avait couronné M. Daunou, et dont Flécher était la grande gloire, soit dans le souvenir de la tolérance de Fléchier envers les protestans au moment où ceux-ci recouvraient leurs droits civils. Mais la plus réelle de ces convenances se trouve dans le talent même de l’auteur : M. Daunou écrivain va droit à Fléchier par goût, comme il est allé à Boileau ; ils représentent à la fois pour lui le double modèle littéraire de ce judicieux et de cet ingénieux qu’il aime dans la pensée et dans l’expression.

« Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin, » dit La Bruyère ; cela peut parfaitement s’appliquer au style de M. Daunou, si l’on n’oublie pas que, chez lui, le châtié et l’orné font constamment partie du scrupule, et que le Nicole (pour prendre des noms) s’y relève du Fléchier.

Dès le 4 septembre 89, on voit M. Daunou prononcer un discours sur le patriotisme dans l’église de l’Oratoire à Paris, durant le service funèbre que ce district faisait célébrer pour les morts du 14 juillet ; quelques mots de ce discours se retrouvent exactement les mêmes que la dernière phrase d’une petite brochure anonyme intitulée le Contrat social des Français, et publiée le 23 juillet précédent ; ce qui, indépendamment des autres preuves, achèverait d’indiquer que ce Contrat est bien de lui : « Quel touchant spectacle que celui qu’offrait un peuple aimable lorsqu’il faisait avec tant d’harmonie les premiers pas vers la liberté ! » Style du temps, on le voit ; les plus sages ne l’évitaient pas. Nous nous garderons de trop insister sur cette époque essentiellement transitoire de la vie de M. Daunou, dans laquelle ses paroles, si rapides et si empressées qu’il les fasse, sont encore devancées par les évènemens. Diverses brochures et articles de journaux, de sa façon, nous le présentent essayant de concilier le caractère sacré que lui et ses amis de l’Oratoire n’ont pas dépouillé, avec les circonstances sociales nouvelles ; il s’applique à démontrer que la constitution civile du clergé, telle que la veut l’Assemblée constituante, est sincèrement d’accord avec les principes de la foi catholique et avec les conditions cette église, y compris la primauté du pape et la supériorité de la juridiction épiscopale. Est-ce un simple vœu qu’il exprime ? est-ce un conseil de prudence et d’accommodement qu’il propose à ses amis de l’Oratoire et du clergé ? ou bien, enfin, est-ce une conviction vraiment sérieuse qu’il espère de faire prévaloir ? En ce dernier cas, on aurait lieu de trouver qu’il n’appréciait pas suffisamment les deux forces aux prises ni dans leur ensemble ni dans leur caractère ; qu’en s’attachant à la stricte définition des termes, il ne tenait pas assez compte de l’esprit des choses ; qu’il méconnaissait le vieil établissement catholique d’une part, et de l’autre semblait ne pas voir la marée philosophique montante, qui, ayant suscité un moment cette première réforme, devait aussitôt la déborder. Je suis toujours tenté d’en vouloir, je l’avoue, à cette méthode logique, à celle de Condillac en particulier, qui faisait ainsi appareil et illusion, à force de clarté, devant des yeux si bien organisés d’ailleurs. On affectait d’abord de tout définir, de réduire le problème à ses tenues les plus nets, les plus précis, identifiant les idées et leurs signes, afin de raisonner ensuite au pied de la lettre ; on simplifiait tout pour mieux résoudre, tandis que, dans la réalité, les choses vont se grossissant, se compliquant sans cesse par suite des passions, des intérêts, des intentions cachées. Il arrivait ainsi que la conclusion logique était en raison inverse du résultat que rendaient les évènemens, et qu’un coup d’œil plus étendu eût fait présager : cette conclusion si nettement déduite eût été triomphante, si les hommes eussent formé une classe de logique et de géométrie, une classe docile, et non pas un peuple.

Quoique ce défaut, qui tient à l’abus de la méthode dite d’analyse n’ait pas laissé de restreindre, j’ose le croire, la porte de M. Daunou comme homme politique et public et comme philosophe, j’aime mieux pourtant ici, dans ses démonstrations en faveur de la constitution civile du clergé, ne voir qu’un simple vœu honorable et de convenance, un mode d’interprétation utile qu’il propose jusqu’à la dernière extrémité, sans trop espérer de le faire accepter, et en se consolant lui-même très aisément d’avoir à marcher au-delà. « Philosophes, s’écrie-t-il en faisant sous le masque anonyme la leçon aux deux partis, philosophes, loin de vous des procédés injustes ou des mesures imprudentes qui détacheraient de la cause commune à tous les Français une classe de citoyens qui, après tout, a servi cette cause en y attachant sa destinée ! Et vous, prêtres dociles à la loi, ne calomniez pas la philosophie ; c’est de ce nom qu’on appelle le plus digne usage de la raison de l’homme ; c’est un nom sacré, ne le prononcez qu’avec respect ; le plus sûr moyen de discréditer vos doctrines religieuses et d’accélérer la chute de vos autels serait de renouveler le scandale de ces déclamations fanatiques devenues si ridicules, depuis un demi-siècle, dans la bouche de vos prédécesseurs. Ah ! soyez plutôt les apôtres de la morale, les propagateurs du patriotisme, les prédicateurs et les modèles de la tolérance, et vous forcerez long-temps encore les amis de la liberté de rendre hommage à l’utilité de votre ministère. » - Ce long-temps encore est significatif : l’oratorien de la veille ne voyait au mieux dans le christianisme qu’une forme temporaire et provisoire ; mais pouvait-il bien espérer de convaincre à ce raisonnement humain les croyans sincères, d’amener à ce rôle subalterne, à cette fonction d’adjoints-philosophes, les prêtres encore dignes de ce nom ? Je tire ce passage d’une brochure anonyme de lui, publiée en 1792, lorsque déjà la conciliation était très-compromise ; on y recueille sa dernière parole aux approches du 10 août, et comme son dernier cri d’alarme. Cette brochure, qui a pour titre Union et Confiance, ou Lettre à un émigré de mes amis, est censée écrite par un aristocrate du dedans qui se félicite de toutes les brouilles survenues entre les diverses fractions du parti victorieux, et qui met en scène un conciliateur peu écouté ; c’est une manière indirecte de signaler aux amis de la révolution ce qui réjouit les adversaires et ce qu’il faut par conséquent éviter. Qu’arriverait-il en effet, s’écrie en finissant le faux aristocrate, qu’arriverait-il si ces coquins de révolutionnaires s’avisaient de s’entendre : « Quel horrible avenir, monsieur le comte !… je n’achève pas ce tableau déchirant des périls qui vous menacent, les angoisses d’un long exil, la honte du retour, et l’horreur du pardon. » J’ai voulu noter ce dernier trait : ainsi, même au plus fort de l’attaque et dans son plus vif entrain de persiflage, M. Daunou, fidèles à ses sentimens humains, à ses principes d’équité miséricordieuse, ne conçoit pas l’ombre d’une réaction et d’une vengeance à exercer contre les ennemis de sa cause, et ce qu’il a de plus épouvantable à leur offrir en perspective c’est l’horreur de se voir pardonnés. De tels traits rachètent bien, convenons-en, quelques déductions logiques un peu trop rigoureuses et quelques essais d’équilibre impraticables.

A le bien considérer, M. Daunou, dans ce court prélude de sa vie publique, se dessine déjà pour nous tel qu’il sera dans toute sa carrière. Même lorsqu’il se détache d’un passé désavoué, même lorsqu’il répudie le présent comme insupportable, remarquez-le bien, il ne rompt qu’à demi, il n’éclate pas. Ne lui demandez jamais ce coup d’œil décisif qui juge d’abord les situations d’alentour et qui les tranche ; il n’ose, il semble dans son scrupule traîner toujours quelque chose des précédens avec lui. Au fond, son opinion est bien prise, sa parole extérieure demeure voilée. Ainsi ailleurs nous le retrouverons en mainte circonstance, ferme et timoré, empêché et inébranlable. Sa conduite durant la Convention et sous le Directoire fait, seule, exception par des actes plus en dehors et constitue sa vraie jeunesse : « Et encore je crois pour mon compte, dit quelqu’un qui l’a beaucoup étudié (M. Magnin), que la fermeté très grande et très réelle qu’il montra à cette époque, était, comme le Génie de Socrate, une force toute d’arrêt et nullement d’impulsion. » Partout ailleurs, voyez-le, c’est évident : il rentre, il se recouvre, il se retire. Philosophe in petto, il ne juge pas, dès 89, qu’il soit temps de s’affranchir de sa robe et de faire comme Sièyes et ces autres abbés, philosophes dès le premier jour. Il garde de l’oratorien et du gallican dans les formes jusqu’en 92, de même qu’après le 18 brumaire et sous le régime impérial ; il gardera du républicain de l’an III, sans rompre toutefois avec l’Empire ni s’en abstenir absolument comme le firent Révellière-Lépeaux, La Fayette, et autres opposans déclarés. Il commençait à se résigner à l’Empire vers 1810, vers 1812, quand c’eût été plutôt le cas d’y renoncer. Ainsi sous la restauration, ainsi sous le régime de 1830 ; il subit beaucoup, résiste de côté et devance peu. On pourrait prendre, à chaque régime, des noms pour les opposer au sien et marquer en lui cette différence qui fait son originalité, sinon sa supériorité. C’est pourquoi le public ne s’est jamais accoutumé à personnifier en Daunou aucune grande situation, et nous n’avons à le classer en définitive qu’au premier rang des hommes distingués, quand d’autres, qui ne le valaient pas, ont paru des personnages supérieurs.

L’ancien oratorien et prêtre, l’homme d’étude et l’écrivain en lui, sauf de rares momens, sont toujours venus prendre en biais tenir en arrêt l’homme politique.

Avant son entrée à la Convention, il convient de relever encore deux circonstances. Il fut l’auteur, le rédacteur du Plan d’éducation présenté à l’Assemblée nationale, en 1790, au nom des instituteurs publics de l’Oratoire[8] ; et depuis lors, dans les diverses assemblées où il siégea, on le verrait figurer invariablement comme membre ou rapporteur de presque tous les comités et commissions d’instruction publique : questions toujours graves, trop souvent stériles, parce que tous ces beaux plans et appareils d’organisation ne valent que ce que les font dans la pratique les maîtres eux-mêmes. Vers 1791 enfin, M. Daunou se mit à concourir pour le prix fondé par Raynal à l’académie de Lyon sur le sujet suivant : Quelles vérités et quels sentimens importe-t-il le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur ? Il mérita le prix, et Napoléon Bonaparte, autre concurrent, et grand philanthrope comme on sait, aurait eu vraisemblablement l’accessit ; mais les évènemens de 93 empêchèrent cette distribution publique et se chargèrent en même temps de répondre à la question de l’honnête académie en signes manifestes et foudroyans.

Entré à la Convention, M. Daunou inaugura dès les premiers jours sa vie publique par le plus bel acte qui l’honore, par son opinion et son vote dans le procès de Louis XVI. Les trois écrits ou discours consécutifs où il a consigné son avis attestent un sens judiciaire très remarquable, une méthode excellente et rigoureuse qui, pour le coup, ne saurait, en pareil cas, déployer trop de précautions, trop de scrupules. Il distingue très bien entre la conviction morale et historique qu’on peut avoir contre Louis XVI et la conviction judiciaire qu’on n’a pas établie ni acquise. On le voit suivre pied à pied la marche du procès, et à chaque moment il sait découvrir, il ose proposer le procédé le plus sage, le moins inique, le moins sujet aux conséquences subversives et déshonorantes pour la naissante morale républicaine. Ce coup d’œil historique rapide, cette prévision soudaine et lointaine que nous n’apercevons pas chez Daunou à d’autres instans de sa vie publique, le sentiment d’équité et d’humanité les lui communique ici et les lui suggère : il comprend aussitôt que de ce premier pas que va faire la Convention dépend tout son avenir et celui de la république qu’elle enfante. La république en France ne sera-t-elle qu’une arme révolutionnaire, ou sera-t-elle une forme possible et durable ? Cette question, selon Daunou, se pose déjà dans ce premier vote solennel. Saint-Just, en opinant pour que Louis XVI fût jugé par la Convention, avait ajouté qu’après tout c’était là beaucoup moins un jugement qu’on demandait qu’une vengeance, un combat, une expédition : « Citoyens, répondait Daunou, la question entre Saint-Just et moi se réduit précisément à savoir s’il faut juger Louis XVI, ou l’immoler comme César et d’autres tyrans. Je n’opposerai peut-être à l’énergique opinion de Saint-Just que des considérations timides, plutôt dictées par des habitudes et par des craintes que par l’austérité de la philosophie républicaine qu’il a seule interrogée. Je dirai cependant que César régnait quand des sénateurs l’immolèrent ; qu’il ne suffit pas toujours qu’une vengeance ait été méritée par la victime ; que nous sommes accoutumés encore à vouloir qu’elle soit généreuse ; que ce genre d’expédition se revêt essentiellement d’un caractère révolutionnaire, trop étranger aux circonstances dont nous sommes environnés[9] ; que nous devons, non pas à nous-mêmes, mais à l’intérêt national, quelque attention, du moins, à ce que l’on dira de nous ; que l’opinion des peuples, et surtout de nos propres concitoyens, sur le mode du jugement de Louis, pourra n’être pas indifférente au succès de nos autres travaux politiques ; qu’enfin, selon des maximes qui peuvent bien mériter quelque examen, mais dont la fausseté n’est pas démontrée encore, il sera plus digne de la Convention nationale d’accuser un conspirateur que de faire la guerre à un ci-devant tyran, isolé, désarmé et prisonnier. »

Et ensuite, lorsque la Convention se fit constituée juge : « Vous avez trouvé le moyen d’attacher au sort d’un seul homme les destinées de la nation et les espérances du genre humain. Croyez que dans une délibération pareille, une Convention nationale ne pourrait sembler injuste et trompée qu’aux dépens du salut public ; car il ne vous suffirait pas d’être sages, vous devez encore le paraître. Votre réputation est le premier besoin de la patrie. »

Le style de Daunou, en cette occasion solennelle, ne se borne pas à être exact, pressé et châtié, ce qu’il est toujours ; il s’élève, se dilate par instans, revêt des expressions plus hardies et même pittoresques, qu’il ne retrouvera jamais. Un peu de néologisme s’y mêle, assez justifié certes et motivé par l’inusité et le monstrueux des circonstances. Rappelons une bien belle page :

« Que l’enthousiasme soit quelquefois accusateur, du moins ne faut-il jamais qu’il soit juge, et il est affreux qu’il prononce des arrêts de mort. De tels arrêts outragent la nature : ils ne peuvent honorer que le crime lui-même qui les subirait. Je me défie de l’enthousiasme, lors même qu’il s’allie à des vertus douces et qu’il provoque des actions généreuses ; mais l’enthousiasme qui condamne est toujours férocité, et ce n’est qu’à l’équité froide, à la raison tranquille et calculante qu’est réservé le droit de punir. Ces vérités paraîtront communes, mais elles sont à l’ordre du jour, et, parmi les grands intérêts auxquels je crois qu’elles se rattachent, il en est un qui méritera l’attention des législateurs, c’est qu’il ne faut pas dénaturer le caractère national, il ne faut pas ensauvager les mœurs d’un peuple qui a été jusqu’ici doux, juste, humain, sensible, et qui, sous ce rapport, est sans doute fort bien comme il est. La sévérité d’un républicain n’est pas la barbarie d’un cannibale fanatique… Il ne faut point appeler hauteur de la révolution ce qui ne serait que la région des vautours : restons dans l’atmosphère de l’humanité et de la justice. »

Et ailleurs, après une description un peu idéale de ce que c’est que ce peuple tant invoqué : « Quant aux factions plus ou moins obscures, plus ou moins intrigantes, plus ou moins impuissantes, quant aux agrégations partielles qui agitent, qui divisent, qui assassinent, et que l’on s’obstine à nommer le peuple, elles ne sont pas plus le peuple que les marais ne sont la nature et que les reptiles ne sont l’univers. »

Ce style de Daunou, si contenu d’ordinaire, si en garde contre les trop fortes images, s’élève donc involontairement en ces heures violentes et parait comme porté un moment par le souffle des grandes tempêtes. On noterait d’autres modes d’expressions concises, bien frappées, et qui lui sont restées plus familières ; ainsi : « Je ne puis, disait-il, attacher aucun sens à ces mots pouvoir révolutionnaire, et la Convention ne saurait prendre, à mon avis, une idée plus fausse et plus égarante de son caractère et de sa puissance. » Et en parlant de Louis XVI, par manière de concession : « Je dirais (si j’écrivais son histoire) qu’il combattit la révolution selon l’oblique et expectante malice de son cœur. » La concession peut sembler un peu forte, mais l’expression, l’alliance de mots est énergique et neuve. Et encore, faisant pressentir les effets désastreux d’une condamnation par vengeance : « Voilà, disait-il, comment naîtront la pitié, le regret, la terreur, les accusations contre la Convention nationale, et tous les élémens de trouble, de haine et de discorde, dont les aristocrates, les royalistes, les anarchistes, les intrigans et les ambitieux, et tous vos ennemis intérieurs, et tous les tyrans étrangers, vont s’emparer de toutes parts avec la plus meurtrière émulation. »

On trouvera peut-être que je fais là de la rhétorique en bien grave matière, et que je relève et souligne des mots dans la situation où ils échappaient le moins, littérairement ; mais Daunou pesait tous les siens aussi soigneusement à la Convention, lorsqu’il réclamait justice pour Louis XVI, que lorsque, devant l’académie de Nîmes, il célébrait l’influence de Boileau. Et je me souviens toujours que lui-même il aimait à citer, comme exemple d’atticisme, une certaine petite phrase d’un discours de Ducos à la Convention, petite phrase qu’il fallait certes beaucoup de goût et une extrême vigilance littéraire pour avoir saisie au passage et retenue.

Daunou, à la Convention et dans les diverses assemblées dont il fit partie, comme dans son enseignement public, n’improvisait pas ; il écrivait toujours et récitait avec nombre. Il y a plus, il croyait peu à l’improvisation chez les autres, et n’estimait guère que le discours écrit. Il se méfiait de la parole vivante. Cela tenait chez lui à tout un ensemble de jugemens et d’habitudes dont nous retrouverons le pli en mille sens, et ce n’était qu’un cas particulier de la préférence déclarée ou même de l’estime exclusive qu’il accordait en toutes choses à la méthode, à la précision, à la perfection de diction au préjudice de l’esprit d’enthousiasme et de saillie. Il calomniait même l’improvisation, et ne voyait pas qu’en allant en gros au plus pressé, le bon sens trouve souvent son compte ; il pensait que l’improvisation et le peu de précision qu’elle entraîne d’ordinaire avaient contribué à tout perdre dans les assemblées publiques ; il aurait voulu qu’on pût être astreint, à la tribune, à se servir d’une sorte de langage analytique, algébrique, où l’expression ne dépassât jamais l’idée : chimère de Condorcet ! L’homme de cabinet et l’écrivain, chez Daunou, mettaient donc toujours le cachet à l’orateur, et parfois le scellé. Cours public et discours politique, il rédigeait le tout comme un rapport, il couvrait des pages entières d’une écriture serrée, minutieuse, distincte, des pages écrites jusqu’au bord, sans marge, et pleines comme sa vie.

Après son grand acte du vote dans le procès de Louis XVI, et avant les jours de proscription, Daunou prit part encore aux débats sur la constitution de 93, et il publia, contradictoirement au plan d’éducation nationale de Robespierre, un Essai sur l’instruction publique. Comme nous ne prétendons nullement donner ici une biographie complète, nous pourrions nous taire sur ces divers contre-projets de Daunou, ou nous borner à en louer la sagesse, du moins la sagesse relative ; mais il y a lieu d’en tirer quelques vues directes pour l’étude de l’homme et de l’écrivain. En faisant la part de ce qui pourrait être concessions et en y cherchant les seules convictions, celles-ci apparaissent assez à nu : on y saisit au vif ce que Daunou est bien radicalement, à savoir, le disciple de Sièyes et de Condorcet, le sectateur et l’organe des méthodes dernières qu’avait produites le XVIIIe siècle, et dont ce siècle, soi-disant sans foi, était finalement idolâtre, pour ne pas dire esclave. S’agit-il de la déclaration des droits de l’homme et du Citoyen, peu s’en faut que Daunou n’attribue bon nombre des maux qui ont éclaté depuis 89 au manque de méthode et de précision qui s’est glissé dans la déclaration première : « Tous ceux qui avaient en France l’instinct de l’aristocratie, dit-il, sentirent le danger d’un travail de ce caractère, et, saisissant avec trop de sagacité le plus infaillible moyen d’en dégrader l’exécution et d’en énerver l’influence, ils donnèrent aux méditations du patriotisme les noms décriés de métaphysique et de spéculations abstraites ; bien sûrs qu’il n’en faudrait pas davantage pour armer contre toute recherche un peu profonde, contre toute analyse un peu austère, l’impatient orgueil des esprits légers et le despotisme de l’inattention. Les projets les plus fortement conçus, spécialement celui de Siéyes, furent écartés sans examen, et la première injure que le peuple français reçut de ses mandataires, fut d’être regardé par eux comme incapable de recevoir une instruction solide et d’entendre le lange de la raison. On rédigea dix-sept articles dont l’incohérence, l’ambiguïté, l’imprécision, préludèrent à l’injustice et à la faiblesse des lois, aux humiliations constitutionnelles du peuple et à nos longues calamités. ». Mais, pour atteindre le vrai en fait de déclaration des droits, que faut-il donc, selon Daunou, et de quelle manière procéder ? Et notez que cette méthode que Daunou va énoncer s’applique à toute autre étude morale, qu’il l’étendra plus tard à l’enseignement de l’histoire, qu’il la préconisera en toute occasion, qu’il y restera opiniâtrement fidèle jusqu’au dernier jour ; c’était sa religion à lui : « Je juge, dit-il, de la déclaration des droits comme d’un livre élémentaire, et j’y suis bien autorisé sans doute, puisqu’elle en sera réellement un… Or, si nous voulons imprimer une marche plus sûre à l’esprit humain, je pense que les nouveaux livres élémentaires devront différer des anciens beaucoup plus encore par la méthode que par les objets : il ne faudra point qu’ils aient pour base des définitions scientifiques, des divisions abstraites ou des principes généraux, mais des sensations pures ou les comparaisons d’idées qui se rattachent le plus immédiatement à de pures sensations. Enseigner, ce n’est pas dicter ce qu’il faut croire, c’est faire observer ce qui a été senti ; ce n’est pas inculquer des opinions traditionnelles, ce n’est pas même révéler à un élève les résultats des recherches que l’on a faites avant lui, c’est le diriger lui-même dans ces recherches et le conduire à ces résultats. La synthèse est le despotisme de l’enseignement ; elle maîtrise ceux qu’elle instruit, et l’erreur est toujours à côté d’elle comme à côté de toutes les tyrannies. L’analyse, au contraire, n’exigeant d’autre docilité que l’attention, etc. » Suivent des éloges desquels il résulterait vraiment que la clef universelle est trouvée, et dont on rencontrerait l’écho monotone, sinon la rédaction aussi parfaite, dans toutes les préfaces et dans tous les programmes d’alors. Nous touchons là du doigt la grande erreur et l’illusion philosophique de la fin du XVIIIe siècle. Nous n’en voudrions d’autre preuve que ce qui en est sorti d’effets en plus d’un genre. Qu’il puisse y avoir beaucoup de vrai dans ces prescriptions d’analyse, Joseph de Maistre n’a pas assez d’éclats de voix ni de sifflets pour le nier ; nous dirons simplement que l’erreur est d’y mettre tout, de croire que la méthode crée l’esprit et que le mot garantit l’idée, de passer le niveau sur les facultés humaines et d’en supprimer le jet naturel, de méconnaître, non pas seulement ce que le génie, mais ce que le bon sens apporte volontiers de libre et de vif avec lui. C’est assez indiquer ce que chacun sent, car nous ne péchons point par un tel genre d’excès aujourd’hui.

Judicieux esprit qui n’avait nul besoin d’exagérer l’instrument prétendu infaillible, Daunou n’a jamais cru pouvoir s’en passer ; il en a dissimulé du moins plus d’une fois les inconvéniens, varié l’emploi et dirigé les applications aux plus justes, objets. « Il est maître en fait de méthodes, » a dit M. Mignet. Cet esprit d’ordonnance et de classification ; il le porte en toutes choses, dans la création de l’institut dont il est l’un des fondateurs, plus tard dans les bibliothèques qu’il administre, dans les Archives qu’il organise. Ainsi, dans l’ordre des études et des idées : on pourrait dire qu’héritier fidèle, et en un sens héritier pieux des richesses d’un siècle dont il égalait presque la tâche à celle de l’esprit humain, il aima mieux classer que renouveler.

Comme écrivain, un inconvénient se marque toutefois. Sa plume excellente et correcte, et de plus si faite pour les délicatesses, pour les finesses de l’art d’écrire, s’empêche par instans tout d’un coup, s’appesantit et s’attarde dans ces prescriptions méthodiques qui reviennent plus qu’il ne faudrait. Elle redit, elle prolonge, elle ne parvient pas à recouvrir ce qu’il est impossible de fertiliser. En un mot, une barrière assez marquée sépare à certaines pages le classique Daunou des grands et parfaits écrivains du XVIIe siècle, je veux dire ce culte sans cesse proclamé de l’analyse et tout ce qu’il suppose avec lui.

Pour revenir à ses travaux de la Convention en cette année 93, il dira, par exemple, en parlant du vaste bouillonnement de passions qui ne doit pas déconcerter le législateur, « qu’il faut que celui-ci fasse, en quelque sorte, un cours expérimental de l’immoralité publique ; que, dans un temps calme, les élémens divers de la société ne donnent à la philosophie elle-même que des sensations trop obscures, et l’on a besoin, ajoute-t-il, d’en recevoir de vives pour acquérir sur ces élémens, sur leur nature, sur leurs mouvemens, sur leurs propensions, la connaissance qui est strictement nécessaire à celui qui veut les combiner. Je conclus que c’est avec tout le courage de l’espérance, mais avec toute l’attention de l’analyse, que la Convention nationale doit faire une constitution… » Ces termes de sensation, d’expérience et d’analyse, ces traces de Condillac et de Lavoisier reparaissent perpétuellement : ils sont là à l’état d’éruption, si l’on veut ; mais le style en resta gravé.

Son Essai sur l’instruction publique de cette même date (juillet 93) contient une singularité caractéristique et piquante. Il s’agit d’un détail d’enseignement, d’un détail minime en apparence, « mais que je crois, disait Daunou, d’un intérêt suprême pour le progrès de la raison publique, et par conséquent aussi pour le perfectionnement de l’organisation sociale. » Qu’est-ce donc ? Il s’agit de la manière d’apprendre à lire aux enfans. Je ne saurais abréger cette page curieuse. « Cet enseignement, dit-il, quoiqu’il ait subi quelques réformes, doit demeurer essentiellement vicieux tant que l’épellation donnera des sons élémentaires tout-à-fait étrangers au son total ou syllabique[10]. Observez bien ce qui se passe dans les premières leçons de lecture que vous donnez à un enfant. Vous avez à l’instruire des conventions les plus bizarres dont les hommes se soient avisés, et à peine encore avez-vous le moyen de lui faire entendre que ce sont là de pures conventions. Si, comme il arrive presque toujours et comme il doit arriver en effet, si votre élève attache quelque caractère de sagesse et de vérité naturelle à ce que vous lui enseignez, votre élève n’apprend à lire qu’en désapprenant à penser ; et certes il a trop à perdre dans cet échange. Votre alphabet est le premier symbole de foi que les enfans reçoivent, et après lequel ils embrasseront tous les autres, car il n’y en aura point de plus absurde que celui-ci. C’est, j’ose n’en douter aucunement, c’est l’épellation actuelle qui donne le premier faux pli à la pensée, qui transporte les esprits loin du sentier de l’analyse, et qui met l’habitude de croire à la place de la raison. J’invoque donc une réforme d’un plus grand caractère que celles qui ont été introduites jusqu’ici dans l’enseignement de la lecture. Je réclame, comme un moyen de raison publique, le changement de l’orthographe nationale, et je ne crois pas cette proposition indigne d’être adressée à des législateurs qui compteront pour quelque chose le progrès, ou plutôt, si je puis m’exprimer ainsi, la santé de l’esprit humain. » Et il continue d’expliquer parfaitement la réforme proposée, et dont quelques portions ont prévalu, m’assure-t-on, dans l’abécédaire d’aujourd’hui. Il paraît qu’on apprend mieux à lire aux enfans qu’autrefois. Mais n’était-ce pas, je le demande, s’exagérer fabuleusement l’influence des méthodes ? N’était-ce pas recommencer à la lettre un symbole de foi en même temps qu’on rejetait tous les autres avec horreur ? Qu’on y voie du moins combien Daunou était radicalement de son siècle, et sous ses airs timides, aussi rénovateur que Condorcet.

Ceux qui ne l’ont vu et connu que comme académicien des Inscriptions et dans ses travaux littéraires des dernières années ont pu goûter ses meilleurs fruits et les mieux élaborés à notre usage, mais l’arbre tout entier, le tronc, les racines sont là-bas.

Dans les premiers jours d’octobre 93, décrété d’arrestation avec les soixante-treize députés signataires de la protestation contre les évènemens des 31 mai et 2 juin, Daunou entrait dans les cachots pour n’en sortir qu’en octobre 94, après un an révolu. Transféré successivement dans diverses maisons, et finalement à Port-Royal de Paris, qu’on appelait Port-Libre, il supporta cette terrible année avec la constance du sage, prompt à ressaisir des heures pour l’étude, et comme s’il n’avait fait presque que retrouver un cloître plus étroit. Ses compagnons de captivité en ont tous parlé en ces termes. Il lisait Tacite seul, il relut tout Juvénal avec Dusaulx, aux momens où celui-ci (grand joueur et qui avait écrit contre la passion du jeu) ne jouait pas au bouchon avec le marquis de… Mercier, autre incorrigible, ancien adversaire de Daunou sur Boileau, maintenant son compagnon d’infortune, ne le faisait plus que sourire. L’égalité d’ame était complète. Il profita de ce loisir pour étudier les élémens de géométrie avec suite ; il composa même alors une grammaire générale qu’il écrivit sur des cartes. Cependant le 9 thermidor avait sonné, et la prison ne se rouvrait pas ; les douze représentans du peuple détenus à Port-Libre adressèrent à la Convention une réclamation énergique que Danou rédigea ; il y a de l’éloquence : « Si l’anarchie et la tyrannie ont rassemblé dans le cercle étroit d’une année plus de forfaits et de désastres que l’histoire des calamités du genre humain n’en avait dispersé jusqu’ici dans l’espace de plusieurs siècles ; si nous avons prévu et cherché à prévenir les malheurs du peuple dont nous sommes les représentans, pourquoi et de quel droit nous retient-on dans les fers ? » Et arrivant à l’accusation de fédéralisme, dont ils sont victimes, celui qui vient de flétrir les bourreaux retrouve ses anathèmes de grammairien-idéologue contre les expressions mal définies : « Les tyrans ont eu constamment recours à certaines dénominations odieuses, à de vains noms qui, répétés sans cesse et jamais expliqués, semblaient désigner de grands crimes et n’étaient réellement que les mots d’ordre des assassinats. La funeste puissance de ces expressions magiques est un vieux secret d’oppression… » L’éditeur, de Boileau trouvera plus tard des flétrissures presque aussi vives pour caractériser les conséquences désastreuses qu’il attribuait à une littérature vague et indéfinissable : toujours le même pli.

Cette adresse remit en mémoire à la Convention le nom de Daunou et rappela ses titres acquis ; dès les premiers jours, de sa rentrée, il prit un rang, une consistance politique qu’il n’avait pas eu le temps d’établir jusqu’alors, et qu’il soutint pendant toute la durée du Directoire. On peut dire que depuis le moment de sa rentrée jusqu’au 18 brumaire, il n’est pas, dans les annales civiles et parlementaires de ce temps-là, un rôle plus honorable, plus pur, plus considérable même, que celui de Daunou. S’il n’eut pas son jour comme Boissy-d’Anglas, il eut son tous les jours, ce qui n’est pas moins difficile. Victime de la veille, il rentre avec l’ame calme et déterminée à la justice, c’est-à-dire, après de telles horreurs, à la clémence. Quoique sa vertu se tienne plutôt d’ordinaire dans les lignes strictes de l’équité, de la probité, et que le mot de grandeur semble jurer avec lui, il offre, dans ces momens d’après thermidor, une sorte de grandeur morale par cette tenue si ferme et si simple en des circonstances de toutes parts si émues. Également opposé aux excès de vengeance et de réaction contre la queue encore menaçante de Robespierre, aux excès de prévention et de rigueur contre les factions nouvelles qui se lèvent au nom de l’ordre, il maintient la doctrine républicaine dans son antique droiture et dans une mesure inaccoutumée, il contribue au salut de la Convention en vendémiaire, et n’aspire qu’au régime des lois. Principal rédacteur et conseiller de la constitution de l’an III, il mérite que ceux même qui s’en servent pour la combattre, et que fructidor ira frapper, disent de lui, par exception : « Daunou, du moins, est avec les honnêtes gens. » Retracer sa biographie complète en ces années, ce serait repasser toute l’histoire ; elle le montrerait le rapporteur obligé, le promoteur de presque toutes les bonnes mesures, l’orateur officiel, irréprochable, qu’on aimait à présenter aux amis comme aux ennemis dans les grandes et belles circonstances. Il faut choisir : nous nous bornerons à le prendre à deux ou trois momens qui nous le peindront.

Parmi les opinions arrêtées de Daunou qui en avait tant, on n’en aurait pas trouvé de plus fixe et de plus justifiable assurément que celle qu’il s’était formée de la Terreur, des principaux personnages qui y figurent, et particulièrement de Robespierre. Ce n’était point parce qu’il avait été victime qu’il jugeait ainsi : il savait établir la différence entre les hommes d’alors, faire la part de la lâcheté, de l’ineptie, du fanatisme ; mais sur Robespierre il était curieux et inexorable à entendre ; le burin de Tacite, pour un instant, avait passé en ses mains. Dans un journal de Mercier, les Annales patriotiques et littéraires, Daunou rédigeait le compte rendu (anonyme) des séances de la Convention. Or, voici en quels termes dignes de mémoire il s’exprimait le 18 nivôse an III (7 janvier 1795), à l’occasion du rapport fait par Courtois au nom de la commission chargée d’examiner les papiers de Robespierre : « Un tempérament bilieux, écrivait Daunou, un esprit étroit, une ame jalouse, un caractère opiniâtre, avaient prédestiné Robespierre à de grands crimes. Ses succès de quatre années, surprenans sans doute au premier aspect, et lorsqu’on ne les compare qu’à la médiocrité de ses moyens, ont été les effets naturels de ses haines meurtrières, de ses jalousies, profondes et ferventes. Il eut, à un degré suprême, le talent de haïr et la volonté de maîtriser. Il voulut être tyran, bien plus ardemment que la plupart des hommes, ne savent vouloir être libres, et cette volonté vive, inflexible, toujours agissante, a tenu lieu de génie à bien d’autres oppresseurs de l’humanité… » Je suis forcé, à mon grand regret, d’abréger cette page pour laquelle j’ai presque à demander pardon aux néo-terroristes d’aujourd’hui ; mais voici l’adoucissement : « Quelque affreux que soit Robespierre, d’après le portrait que nous en avons tracé, continue Daunou, Courtois a fait de ce personnage un portrait beaucoup plus horrible encore, et s’est attaché surtout à lui contester toute espèce de talent. Nous convenons que Robespierre n’a été ni un philosophe, ni un législateur, ni un éloquent écrivain, ni même un orateur supportable : il avait infiniment peu de connaissances, et il était d’ailleurs trop occupé à haïr pour avoir le temps de penser. Nul talent ne lui manqua davantage que celui d’improviser : si l’on excepte une ou deux occasions où il fut assez heureusement inspiré par ses affections vindicatives, tout ce qu’il a dit sans préparation n’a été que le plus insensé verbiage que l’on ait entendit sur la terre, depuis que des paroles et des phrases y sont proférées par des hommes et par des oiseaux : personne, autant que lui, n’a contribué à effacer parmi nous jusqu’à l’idée de la véritable éloquence des tribunes. A l’égard de ses écrits, nous croyons qu’ils n’ont mérité ni les adulations que leur prodiguait Desmoulins, ni tout le mépris dont Courtois s’est efforcé de les couvrir. L’art d’écrire est peut-être celui dont Robespierre eût le plus approché s’il l’eût cultivé davantage ; c’est le seul où il ait paru faire quelque progrès. L’on ne peut nier, à ce qu’il nous semble, qu’il n’ait quelquefois donné aux idées d’autrui des formes tout-à-fait tolérables, et que dans ses derniers discours, par exemple dans celui sur l’Être suprême, on ne rencontre du moins, au milieu de beaucoup d’inepties, certains traits, peut-être même certaines pages qui ne sont pas très loin du talent. Courtois a cité en preuve de la médiocrité de Robespierre les corrections nombreuses, les ratures multipliées dont il surchargeait ses manuscrits : cette preuve, nous devons l’avouer, nous a paru bien étrange ; nous aurions pensé, au contraire, que Robespierre ne savait point assez effacer. »

Remarquez la tendance naturelle de Daunou, et cette appréciation littéraire finale qui est là comme pour mettre le sceau. L’écrivain en Robespierre avait fini pourtant par le fléchir un peu[11]. On a d’autres pages de lui sur les souvenirs de ces temps, les deux premiers chapitres d’une histoire de la Convention ; il est profondément regrettable qu’il ne l’ait pas menée à fin. Cette histoire-là est au moins à mettre sur la même ligne que celles de l’Oratoire ou de Boulogne-sur-Mer, qu’il regrettait de n’avoir pas retracées. On ne conçoit pas qu’un homme aussi laborieux que Daunou, et qui savait si bien que le style seul fait vivre, n’ait pas exécuté un tel projet une fois entrepris ; mais, sans parler du découragement qui s’empara de lui à un certain jour, il n’avait pas non plus le sentiment de l’art en grand, l’idée passionnée de l’œuvre, de l’œuvre individuelle et originale, du monument. L’étude et des articles bien faits, enfouis dans de gros recueils, suffisaient à son soin modeste ; il y avait à cet égard du bénédictin en lui.

Le bénédictin aussi avait des jours de soleil. Le rôle de Daunou à l’institut, dès l’origine et lors de la formation, fut des plus marquans ; son nom sans faste n’échappa point aux honneurs du frontispice : c’est lui qu’on chargea de prononcer le discours d’ouverture à la première séance publique, à celle d’installation (avril 1796). Il s’y montra tout-à-fait à la hauteur de sa mission et parla comme le pouvait faire le premier élève politique et philosophique de Sièyes et de Condorcet, et plus littéraire que tous deux, plus maître en l’art, d’écrire, véritable secrétaire perpétuel et comme rédacteur testamentaire du XVIIIe siècle finissant. Dans ce grave discours encyclopédique, un certain souffle d’espérance circule : « Les orages mêmes que nous venons de traverser, ce vaste ébranlement, ces désastres dont le souvenir doit être interdit à la vengeance, et ne doit pas être perdu pour l’instruction, deviendront sans doute aussi une grande époque dans l’histoire de l’esprit humain. » L’enthousiasme n’y est plus retranché, proscrit, comme nous l’avons vu en d’autres endroits de Daunou ; il dit de la philosophie, en indiquant ses relations et son alliance avec les beaux-arts : « Elle sentira tout le prix, de l’enthousiasme qu’ils propagent et sans lequel il ne s’est opéré rien d’utile et de grand sur la terre. Si, dans les sciences même les plus sévères, aucune vérité n’est éclose du génie des Archimède et des Newton sans une émotion poétique et je ne sais quel frémissement de la nature intelligente, comment, sans le bienfait de l’enthousiasme, les vérités morales saisiraient-elles le cœur des humains ? Comment circuleraient-elles privées de ce véhicule ; comment, dénuées de cette chaleur animatrice, pourraient-elles, au sein d’un grand peuple, se transformer en des sentimens, en des habitudes, en des mœurs, en un caractère ? Que deviendraient tant de maximes sociales, tant de généralités abstraites, si les beaux-arts ne s’en emparaient pas pour les replonger dans la nature sensible, les rattacher aux sensations d’où elles dérivent, et leur redonner ainsi des couleurs et de la puissance ? » Les sensations se retrouvent là pour fixer la date et signer la théorie, mais le mouvement est juste et beau.

Deux ans après, le 18 septembre 1798 (fin de l’an VI), Daunou, président du Conseil des cinq-cents, répondait au nom de l’assemblée a une députation de l’Institut qui venait à la barre rendre compte de ses travaux pendant l’année ; il exhortait l’illustre corps à la propagation des idées et des sentimens qui conviennent le plus aux hommes libres, et laissait échapper cette parole tant contestée : « Il n’y a point de philosophie sans patriotisme, il n’y a de génie que dans une ame républicaine ! »

Si c’est un vœu que Daunou entendait exprimer, à la bonne heure ! Si c’est un fait et un jugement, comme on aurait droit de l’attendre d’un écrivain si précis, son désir assurément ici l’abusait ; cet axiome-là n’est ni plus vrai ni plus faux que celui qu’il énonçait ailleurs, que la vérité est toujours du côté de l’analyse, et l’erreur du côté de la synthèse. Approchait-il davantage de la vérité, lorsque, dans son cours d’Etudes historiques, il disait avec plus de réserve : « À fort peu d’exceptions près, les noms honorables dans l’histoire des lettres le sont aussi dans celles des mœurs privées et publiques ; les plus grands écrivains sont à compter au nombre des meilleurs hommes de leurs siècles ? » - Mais, ce qu’il nous importait de noter, nous retrouvons dans ces élans, dans ces éclats imprévus de l’an VI, un Daunou auquel nous sommes moins accoutumés.

Quelque temps auparavant, le 10 vendémiaire an VI (1er octobre 1797), il avait prononcé, en plein Champ-de-Mars, l’oraison funèbre de Hoche. Ce jour-là, par un beau soleil d’automne, le Directoire en grand costume, Révellière-Lépeaux en tête, sortit à pied de l’École militaire, précédé de tous les ministres, grands fonctionnaires, et des principaux corps de l’état ; chaque membre du cortége tenait à la main une branche de laurier ou de chêne. Puis, sur l’autel de la patrie, qu’entouraient des groupes de peupliers et des candélabres supportant des cassolettes fumantes d’encens, aux pieds de la statue de la liberté, le Directoire ayant pris séance, Révellière-Lépeaux célébra le héros dans un discours plein de bons sentimens et de déclamations théo-philantropiques. Lorsqu’il eut fini au milieu des sanglots, et que, comme intermède, quarante jeunes élèves du Conservatoire, vêtues de blanc, les cheveux ornés de bandelettes et portant des écharpes de crêpe eurent chanté, autour du mausolée, une strophe de l’hymne de Chénier mise en musique par Cherubini ; après que ces jeunes élèves, deux à deux, d’une nain tremblante et en détournant leurs regards où se peignaient l’attendrissement et ici douleur, furent venues déposer leurs branches de laurier aux pieds de l’effigie du mort[12] ; en ce moment solennel, le citoyen Daunou, membre de l’Institut national, et chargé par lui de faire le panégyrique du héros, s’avança, tenant à la main aussi sa branche de laurier, et parla sur les degrés du mausolée : « … Oui, nous la conserverons, la République, s’écriait-il en finissant, nous la conserverons, pour qu’elle soit le temple de ta mémoire, l’asile de ton vertueux père, et la gloire de tous les guerriers qui l’ont défendue comme toi. Nous repousserons la Terreur qui t’opprima, comme le royalisme qui te proscrivit, et nous maintiendrons cette Constitution de l’an III, qui fut le constant objet de ton dévouement, de tes vœux, de tes espérances ; nous saurons, à ton exemple, résister aux factions, braver les périls, et ne connaître sur la terre d’autres puissances irrésistibles que celles devant qui seulement a pu fléchir ton ame républicaine : la loi, la vertu, la nécessité et la mort. »

Daunou me paraît représenter très bien l’éloquence d’alors, celle de l’an III dans son meilleur ton, caractère romain, style latin (Conciones), marche un peu lourde, très grave du moins, ferme, nombreuse, un rare éclat, mais qui frappe d’autant plus, un air stoïque : des Latins, si l’on veut, qui ont eu leur Condillac, mais qui sont d’un bon siècle encore. Lorsque, plus tard, le Consulat se lèvera dans sa gloire, quand le génie du XVIIe siècle reparaîtra de loin sur l’horizon, et que l’éloquence, comme le ciel, s’éclairera, on aura l’Éloge de Washington et Fontanes.

Une question inévitable se pose ici : à voir ce grand rôle extérieur de Daunou depuis thermidor, cette mise en dehors perpétuelle de ses talens et de sa personne, on se demande : était-ce donc bien là, en vérité, le même que ce savant renfermé et ce politique circonspect que nous avons connu ? N’y avait-il pas en lui, durant ces années, un homme jeune, énergique, espérant, dont le ressort, à un certain moment, s’est brisé ou resserré du moins, et dont nous n’avons guère vu que l’homme d’étude survivant qui s’était à la fin comme recloîtré ? J’ai déjà indiqué l’opinion de M. Magnin, qui pense que, même en sa plus libre et sa plus énergique allure, le Daunou d’alors était très près de ressembler à celui que nous savons. Quelques faits toutefois permettront le doute un moment.

Lorsque ses illusions républicaines eurent été attérées et anéanties : par l’ambition de Bonaparte, après l’élimination du Tribunat, après la suppression de la classe des Sciences morales et politiques, vers 1803-1804, Daunou, profondément affecté, se croyant de plus menacé dans sa place de bibliothécaire par suite de tracasseries avec son collègue Ventenat, fit une maladie grave, une de ces maladies nerveuses qui, coïncidant avec un âge qui est critique aussi pour l’homme, peuvent certainement altérer la trempe du caractère et briser quelque chose en nous. Une angoisse inexprimable s’était emparée de son ame ; l’application lui était devenue impossible, la lumière odieuse ; un simple coup de sonnette l’agitait et lui arrachait des larmes. De la bibliothèque du au Jardin des Plantes comme un débile convalescent. Fouché, dont les émissaires n’étaient pas étrangers à ces motifs de terreur, le fit pourtant rassurer sous main, lui fit dire qu’il prenait les choses trop à cœur[13]. Marie-Joseph Chénier lui-même, vers cette époque et sous le coup des déceptions patriotiques, éprouvait un ébranlement de ce genre, et des soupçons d’empoisonnement traversaient son esprit. Jean-Jacques Rousseau, on le sait, et Bernardin de Saint-Pierre, à un certain âge, éprouvèrent aussi de telles crises ; ils n’y échappèrent qu’en conservant une teinte de misanthropie chagrine et une sensibilité plus ou moins aigrie. Daunou en triompha plus heureusement et retrouva son égalité d’humeur pour l’étude ; mais une méfiance secrète s’infiltra ou s’accrut en lui ; il eut, lui, on peut le dire, sa misanthropie, non point exaltée comme Jean-Jacques ou aigre-douce comme Bernardin, non point ardente et satirique comme Chénier, égoïste et oisive comme Sièyes, mais sa misanthropie studieuse. Il vérifia aussi, par son exemple, ce mot du moraliste : « Il se refait vers le milieu de la vie une manière de bail avec nos diverses facultés ; bien peu le renouvellent. » Ce qui est vrai même dans le cours naturel d’une vie arriva ici par secousse : Daunou dut rompre, un certain jour, avec une partie de son être ; il se replia au dedans, et, sous son enveloppe sévère, il déroba de plus en plus une de ces ames sensibles, délicates, à jamais contraintes et trop souvent consternées, qui ne recommencent plus l’expérience et n’en demeurent que plus fidèles aux empreintes reçues.

Tout ceci, en restant parfaitement exact, n’empêche point que, même en son temps de plus grand essor, Daunou n’ait eu bien des velléités d’arrêt qui le faisaient identique au fond à ce que nous l’avons vu. Il ne portait point la main aux choses de lui-même, de son propre mouvement, mais seulement parce qu’il était en demeure et en devoir de le faire. Sorti du Conseil des cinq-cents au mois de prairial an V et n’y devant rentrer que par une élection l’année suivante, voyez-le dans l’intervalle : il se confine du premier jour dans sa bibliothèque du panthéon et ne s’occupe plus que de mettre de l’ordre dans cette masse de livres, d’organiser le catalogue ; c’est beau, c’est touchant de la part de celui qui vient de contenir d’autres masses et d’organiser la république, mais était-ce là le fait d’un homme politique actif et surtout d’un homme de gouvernement en de telles circonstances ? M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères après le 18 fructidor, lui écrit une lettre aimable et coquette pour lui offrir la place de secrétaire-général auprès de lui : Talleyrand doublé de Daunou, cela eût fait, convenons-en, une combinaison piquante et parfaite ; chacun aurait eu de quoi prêter à l’autre. Daunou refusa et resta au milieu de ses livres. Il refusa, non point, je le crois, parce que c’était Talleyrand qui offrait, mais parce qu’il aimait mieux garder son coin quand il n’y avait pas nécessité d’en sortir. D’autres, remarquez-le, auraient été tentés d’accepter précisément parce que c’était Talleyrand lui-même, c’est-à-dire un nouveau monde à étudier, d’autres relations à embrasser et à saisir ; la curiosité les aurait poussés. Daunou n’avait pas le principe de curiosité, ou bien quelque chose de plus fort en lui le réprimait. Mme de Staël aussi fit toutes sortes d’avances gracieuses en ce temps pour l’apprivoiser ; elle ne réussit qu’à lui inspirer de la reconnaissance et une estime affectueuse qu’il lui conserva, au milieu des dissidences subséquentes. Les singularités sociales de Daunou, en cette phase du Directoire, sont célèbres : son costume, bien moins réglé que nous ne l’ayons vu, trahissait, même aux fêtes de Barras, le savant, le solitaire en grand effort d’étiquette. Pour simplifier les choses, il n’avait qu’un habit, et, quand il l’avait usé, il en achetait un neuf tout fait, qui, tant bien que mal, lui allait toujours. La seule conclusion que je veuille tirer de pareils traits d’originalité naïve, c’est que, même en ces années de familiarité et de liberté, où il jouait un grand personnage public et où il voyait le plus de monde, même quand il était le parrain désigné de toutes les constitutions, filles de celle de l’an III, quand il allait par-delà les monts, en qualité de commissaire, organiser la république romaine et y rétablir les comices et les consuls, Daunou n’aurait point mérité qu’on dît de lui, comme d’Ulysse, qu’il était un grand visiteur d’hommes. Il se souciait des hommes pour les éclairer, s’il se peut, jamais pour les diriger et les manier. Quand Bonaparte de retour d’Égypte, et qui, dans les premiers jours de son coup d’état, ne préjugeait naturellement les acteurs d’alors que sur leur renommée acquise, eut l’idée un moment de le faire consul, Roederer, à qui il en avait parlé, put dire ensuite : « Je l’ai bien guéri de « cette idée-là, je l’ai fait causer une demi-heure avec lui[14]. »

Les tristesses et les amertumes civiques de Daunou commencèrent après le 18 brumaire ; il s’agissait de refaire au plus vite : une Constitution, celle dite de l’an VIII ; sa réputation classique en ce genre le fit choisir pour rédacteur. Il essaya d’une première rédaction, que Cambacérès qualifia de malicieuse et d’hostile ; il y glissait plus d’un petit article préservatif contre l’usurpation, celui-ci, par exemple : « Si l’un des consuls prend le commandement d’une armée, il est, pendant toute la durée de ce commandement, suspendu de ses fonctions consulaires, et il y est remplacé temporairement par l’un des tribuns que nomme à cet effet le Conseil des 200, etc., etc. » Qu’on juge de l’effet sir le futur conseil. Bonaparte impatient coupa court à cette guerre méthodique, et, convoquant la commission chez lui, au Petit-Luxembourg où il était alors, dicta ses volontés : « Citoyen Daunou, prenez la plume et mettez-vous là. » C’était dit de ce ton qui se fait obéir. Selon le mot de Thibaudeau, Daunou écrivait d’une main les articles, en votant de l’autre contre, pour la forme. A partir de ce jour, la France eut un maître, et Daunou, après une honorable résistance, battit en retraite devant lui. Avec toutes sortes de conditions et de réserves, il capitula. S’astreignant à refuser toute position politique, il crut pouvoir se réfugier dans des fonctions administratives réputées scientifiques et littéraires : elles ne lui manquèrent à aucun moment. Bonaparte, qui lui avait dit un jour en colère qu’il ne l’aimait pas, mais qui l’estimait et qui l’avait trop vu de près pour le craindre[15], savait où il pouvait utilement l’employer ; il n’en laissa passer aucune occasion : ce furent là contre Daunou ses seules malices et ses seules vengeances. L’ancien garde des Archives impériales n’était pas juste pour Napoléon. Ceux qui l’ont entendu à ce sujet savent qu’il lui refusait, non-seulement toute perception morale (ce qui se concevrait), mais presque toute espèce de talent civil. Quant aux talens de guerrier, il se rejetait, pour n’en point parler, sur son incompétence, et, lorsqu’il avait épuisé les qualifications les plus sévères, il concluait le plus souvent ainsi : « Enfin, c’était un homme qui ne savait ni le français, ni l’italien. » L’écrivain chez Daunou reparaissait dans ce trait final, qui, selon lui, était peut-être la plus grande injure.

A peine remis de la secousse politique, Daunou se dédommageait et cherchait à se consoler par de bons travaux académiques et littéraires Son Analyse des Opinions diverses sur l’Origine de l’Imprimerie (1802) est, du lendemain de ses luttes au Tribunat. Après avoir nettement exposé les diverses conjectures probables sur cette origine si voisine et déjà obscure, le sage examinateur conclut en toute humilité : « Il est assurément des objets sur lesquels le doute n’est qu’ignorance et obstination ; mais le doute éclairé est aussi une science, et c’est la plus pacifique. Il me semble au moins, que le scepticisme que certaines discussions historiques provoquent ou entretiennent, n’est ni la moins douce ni la moins saine habitude que l’esprit humain puisse contracter. » Bien de nobles cœurs qui veulent de la foi à tout prix se pourront scandaliser de cette conclusion à la Montaigne, qui met la santé de l’esprit là où d’autres voient son plus grand mal : elle me plaît et me touche chez Daunou, elle est conforme à la nature de cet esprit judicieux et craintif, au moment où, battu des orages, il se retrouve dans la sphère paisible de l’étude et où il respire.

Sa Notice des travaux de la Classe des Sciences morales et politiques, lue la même année 1802 (séance du 15 germinal an X), contient une fine satire d’un mémoire de Mercier contre l’histoire et cela par le simple fait d’une analyse où le rapporteur choisit malicieusement ses points. Mercier put être content, et tout l’Institut avec le public, avait souri. Daunou préludait ainsi à ses petites notes du Journal des Savans, même à ses extraits de l’Histoire littéraire : en maintenant l’extrait littéral et fidèle, il sut en faire un genre de critique fine, ingénieuse qui parle tout bas.

Il publiait en 1803 un Mémoire sur les Élections au scrutin, lu précédemment à l’Institut et dans lequel il s’attachait à déterminer mathématiquement le moyen de recueillir, de vérifier avec le plus d’exactitude l’expression de la volonté générale, au moment même où toute liberté de suffrages était ravie : un pur problème, en effet, de récréation mathématique. À partir de cette publication, on remarque une certaine lacune dans ses travaux. C’est le temps de son découragement profond et de cette maladie dont nous avons parlé.

En 1807, M. Daunou, qui était devenu garde des Archives depuis décembre 1804, publia, par ordre du gouvernement et avec tous les soins d’éditeur, l’Histoire de l’Anarchie de Pologne, que Rulhière avait laissée manuscrite et inachevée. En 1810, il publia, par ordre également, son Essai historique sur la Puissance temporelle des Papes. Son édition de Boileau est de 1809. On remarquera combien M. Daunou choisissait peu de lui-même ses sujets de composition : il s’en laissait charger volontiers, en ne les acceptant sans doute que lorsqu’il les trouvait convenables à ses vues ; mais l’initiative, même là, venait d’ailleurs. Ne pourrait-on pas y voir une des causes qui attristent un peu son style, si destiné, jusque dans la gravité, à l’ingénieux et au délicat ? Cette vie n’avait jamais eu sa fantaisie, jamais une fleur ; son style s’en ressent. « Lire même ce qui plaît moins, n’écrire que ce qu’on aime, excellente hygiène intellectuelle, » a-t-on dit ; cela est vrai : à ce régime l’esprit acquiert son sérieux, et le style garde sa légèreté naturelle. Je ne conseillerais jamais à un homme de style et de goût littéraire de faire trop de rapports et de ne jamais choisir ses sujets.

En Boileau, du moins, M. Daunou rencontrait une vieille connaissance, une matière de prédilection : aussi son discours préliminaire de 1809, et celui d’une plus grande étendue qu’il a consacré à La Harpe en 1826, sont-ils peut-être ce qu’on a écrit chez nous de plus parfait (ad unguem) en ce genre de littérature critique, modérée et ornée. Les dernières phrases du discours sur Boileau étaient un hommage à Napoléon : « Aujourd’hui, que toutes les émulations renaissent à la voix d’un héros couvert de toutes les gloires, etc. Dans l’édition de 1825, cette conclusion a disparu et se trouve remplacée par une violente sortie contre la littérature romantique. J’aurais mieux aimé, même au nom du goût, que l’éloge de Napoléon restât.

Il faut oser le rappeler : tous les écrits que publia à cette époque l’honnête homme légèrement intimidé paient le tribut obligé d’éloges au dominateur tout-puissant, et ils portent à une certaine page le contre-seing impérial pour ainsi dire. Je ne lui en fais point un reproche mais bien plutôt d’avoir passé, depuis lors, à un dénigrement sans mesure[16]. La Fayette n’a pas négligé de relever en ses Mémoires une de ces inconséquences du républicain de l’an III qui renonçait sous l’Empire à rester un grand citoyen : « Malgré l’assertion, dit-il (tome V, page 231), qu’un citoyen distingué, M. Daunou, a paru adopter dans un écrit récent, il n’est pas vrai que l’autorité arbitraire puisse suppléer aux principes d’une administration nationale » M. Daunou avait écrit quelque chose de tel dans sa notice sur Rulhière[17]. Plus tard, en 1811, il lui échappait de dire à M. Joly, un de ses anciens élèves de Montmorency : « Après tout, c’est peut-être ce que nous pouvons avoir de mieux. » Il était maté alors et comme rallié.

Je parlerai peu, ou plutôt je voudrais peu parler, de son Essai sur la Puissance temporelle des Papes. Napoléon le lui fit demander par Fouché comme arme dans sa lutte avec le Saint-Siège ; c’était proprement une batterie historique qu’il fallait dresser contre le Vatican parallèlement au coup de main de Miollis. Henri IV, en son temps, voyant que Rome tardait à le reconnaître, fit compiler par Pithou un Recueil des déclarations, arrêts et actes historiques que des circonstances analogues avaient occasionnés sous les règnes précédens ; mais, au même instant, il ne faisait point enlever le pontife par ses gens d’armes mécréans. Pithou mit en tête du livre un avertissement en latin, où il protesta de son amour de la concorde et de sa haine du schisme : l’auteur du présent Essai en aurait-il pu dire autant avec sincérité ? On ne craindra pas de l’avouer : si son vote dans le procès de Louis XVI est le plus beau moment de la vie de Daunou, son livre sur les papes nous en paraît le moins agréable endroit. Juger l’outrage en disant qu’abstraction faite des doctrines latentes et du but, il offre un résumé substantiel, un narré pressant, du meilleur style et d’une modération très suffisante a la surface, ce serait aussi prouver de soi-même trop de complaisance ou de simplicité. Ce livre est un acte. L’auteur, cette fois, cette seule fois, fait un pamphlet. Lui, ancien oratorien et prêtre, il consent, par l’ordre et dans l’intérêt de celui qu’il appellera un tyran et qu’il abhorre, à accabler, à envelopper d’un tissu historique très équivoque, très artificieux, le vieux pontife alors persécuté, spolié, prisonnier ; il réclame contre lui les rigueurs[18] ; il termine ce livre anonyme, à fausses couleurs gallicanes, par les éloges les plus absolus du héros qu’il semble mettre au-dessus de Charlemagne[19],et dont il recevra à ce sujet diverses sortes de récompenses : et tout cela, pour servir ses propres opinions, à ce qu’il croit, et pour satisfaire ses profondes rancunes. Qu’on retourne le fait comme on le voudra, qu’on le discute au point de vue de la justice stricte, sinon de l’élévation et de la grandeur, cela n’est pas bien. Daunou, cette fois, dut en vouloir à Bonaparte doublement, à cause de cette faiblesse que le maître lui avait arrachée.

Habile à trouver la fibre secrète de chacun pour la faire jouer à son gré et l’adapter à ses fins, Napoléon avait été long à découvrir celle de Daunou, mais, pour le coup, il la tenait : il y avait quelque chose de plus avant que le républicain chez l’homme de l’an III, c’était le philosophe ; il y avait quelqu’un qu’il jugeait plus funeste encore que l’empereur, c’était le pontife. On le fit, instrument et rouage par ce côté.

Infirmité de l’humaine nature ! Tel est l’empire des préventions et des haines invétérées, peut-être seulement des fausses positions et des faux plis, chez les meilleurs, chez les plus sages ! Daunou lui-même, tout en se piquant de modérer sa plume, ne sut pas triompher de l’inspiration : le vieux levain remonta. Lui, si humain pour les opprimés, il fut sans pitié ce jour-là, il ne vit que l’intérêt philosophique en jeu, et se remit en posture de gallican pour mieux frapper. – Un plus mémorable épisode de sa vie littéraire sous l’Empire est son amitié intime avec Chénier[20]. En 1807, Daunou, qui avait quelques places à sa désignation dans les Archives, y nomma son ami ; lorsque Napoléon dut ratifier le choix, il le fit en disant : « Voilà un tour que Daunou m’a joué. » A partir de cette date, ou plutôt même depuis 1799, Chénier et Daunou se virent presque tous les jours, et ils eurent l’un sur l’autre une réciproque et salutaire influence. Un satirique spirituel, alors très lié et depuis brouillé avec eux, allait répétant à qui voulait l’entendre que, dans ce commerce habituel, si Daunou enseignait à Chénier la grammaire, celui-ci lui enseignait en retour l’immoralité. Ce sont là de ces méchans propos avec lesquels il est possible de tout flétrir. Le fait est que Daunou inspirait à Chénier le goût de l’étude et des bons modèles, le culte de la diction sévère, et que l’autre lui rendait du mouvement et du monde, exhalait devant lui en toute liberté son amère connaissance et inévitablement son mépris des hommes. Des témoins (et il y en avait peu) m’ont dit que lorsque Chénier, déjà atteint de la maladie dont il mourut, arrivait là, se remettait en haleine et entrait en verve, lorsqu’à dérouler les infamies d’alentour et les palinodies qui le suffoquaient, son accent éclatait avec colère, et que son œil noir lançait la flamme, il était beau et terrible ainsi. Daunou vit dépérir de jour en jour cet ami précieux, le visita jusqu’à l’instant fatal, recueillit ses manuscrits, publia ses œuvres, lui rendit enfin tous les suprêmes devoirs ; il n’en parlait jamais que comme d’un homme dont le talent dans ses derniers efforts s’acheminait au génie. Depuis la mort de Chénier, il n’eut plus d’autre ami intime ; ce cœur, une seule fois ouvert, se referma.

L’année même de cette mort, en août 1811, il était chargé par l’empereur d’aller à Rome pour faire expédier en France les archives pontificales, avec recommandation très expresse de n’oublier la bulle d’excommunication de juin 1809, s’il pouvait s’en saisir. Aussitôt après l’arrivée et le premier classement des pièces, Napoléon les alla visiter à l’hôtel Soubise ; il demanda tout d’abord, il prit et serra dans sa main la boite qui renfermait la bulle de son excommunication, et un sourire indéfinissable de triomphe et d’orgueil lui échappa.

« … Aussi l’excessif et profane usage de ces anathèmes les a-t-il décrédités à tel point, qu’il serait aujourd’hui presque aussi ridicule de les craindre que de les renouveler. » Daunou avait écrit cela dans la conclusion de son Essai ; il put voir à ce sourire si le maître était tout-à-fait de cet avis indifférent.

On n’a imprimé que depuis peu[21] un mémoire de Daunou sur le falum des anciens, qu’il lut à l’institut en mai et octobre 1812, qui fit bruit alors, et qu’il avait ensuite comme retiré. C’est ce que l’auteur s’est permis religieusement de plus hardi ; on se demande, en le lisant, où est cette grande hardiesse, tant il l’a encore voilée. Il résulte pourtant de la pensée du mémoire que, sous ces noms divers et assez vagues du destin et de ses synonymes, les doctrines de la Providence et d’un Dieu intelligent, éclairé, étaient déjà celles des sages anciens, et que par conséquent le christianisme n’aurait pas eu à innover à cet égard autant qu’on l’a dit ; c’était comme un dernier trait hostile que Daunou rapportait du séjour de Rome, une arme d’idéologue sourdement forgée à l’ombre du Vatican. Il concluait, du reste, tout comme dans sa discussion sur l’imprimerie, avec sa prudence apparente : « La pneumatologie (on dirait aujourd’hui la psychologie ou l’ontologie ; mais il affecte un mot qui sent la physique pour rabaisser l’objet) est de sa nature une science que ne peuvent étendre ni nos expériences immédiates, ni les relations ou les témoignages, à moins qu’ils ne soient surnaturels. L’esprit de l’homme y tourne dans un cercle fort étroit ; il peut bien varier les aspects ; mais ce sont toujours les mêmes objets qu’il contemple, et par conséquent les mêmes notions qu’il exprime par différens signes. Combien donc sont à déplorer les dissensions cruelles auxquelles l’inévitable diversité de ces signes a servi de cause ou de prétexte, et qu’il semble aisé de comprendre qu’en de telles matières le plus sûr moyen d’être équitable et raisonnable, c’est d’être fort tolérant ! » Boileau, dans sa satire de l’équivoque, a parlé des chrétiens martyrs d’une diphthongue, et Voltaire, à son tour, s’est égayé là-dessus. Est-ce à dire pourtant qu’entre Sénèque et saint Paul ce n’eût été qu’une querelle de mots ? — Ce mémoire donnerait une fausse idée des opinions philosophiques de l’auteur, si l’on y voyait des conclusions expressément déistes. Daunou restait en-deçà ; il était sceptique en ces matières, à la façon de Gabriel Naudé, et suivait volontiers, comme lui, l’axiome des jurisconsultes : Idem judicium de iis quæ non sunt et quæ non apparent. Ce qui ne tombe pas immédiatement sous les sens, ou ne peut s’en déduire avec précision, est absolument pour nous comme n’existant pas.

On conçoit qu’obligé de rentrer sa politique en 1802, Daunou se soit dédommagé en donnant plus de jour à sa philosophie : en 1814, le triomphe des influences religieuses l’obligea au contraire de rentrer à jamais cette philosophie ; il put s’en dédommager en revenant, bien qu’avec quelques gênes, à ses théories et doctrines politiques. Les évènemens contradictoires des premières années lui apportèrent bien des transes, des froissemens et des vicissitudes, mais aussi le réveil. Son rôle de député et d’opposant, durant toute la restauration, fut des plus honorables et des plus utiles, sur la seconde ligne, celle de réserve. Par son Essai sur les Garanties individuelles (1818), il eut pourtant l’honneur d’exposer l’un des premiers, et avec cette netteté d’expression qui n’était qu’à lui (à lui et à Benjamin Constant, ce dernier sachant être plus limpide, plus agréable, et Daunou plus rigoureux), le programme motivé des légitimes et incontestables requêtes d’un libéralisme équitable. « Toute révolution politique, disait-il, a des intermittences, et, chaque fois qu’elle s’arrête, on s’empresse de proclamer qu’elle est terminée. Si c’est trop souvent une erreur, c’est toujours un vœu honorable, et l’on touche en effet de bien près à ce terme, quand une loi fondamentale a déclaré, promis, déterminé toutes les garanties individuelles ; car il suffirait que cette loi fût fidèlement établie, littéralement observée par ceux qui l’ont faite, pour que le renouvellement des troubles devînt tout-à-fait impossible. » - Santa-Rosa, dans une lettre à M. Cousin (juillet 1822), écrivait : « Je suis occupé à lire Daunou sur les garanties. Cet ouvrage a deux parties distinctes. Dans la première, l’auteur examine ce que c’est que la liberté ou les garanties ; il les caractérise, les décompose, les circonscrit ; tant cela me parait en général bien conçu et bien fait. Dans la seconde partie, on recherche comment les divers gouvernemens accordent ou délimitent ces garanties. Ici, Daunou n’est ni assez étendu ni assez profond. Dans mon ouvrage. (Santa-Rosa méditait un grand travail sur les gouvernemens), je referai cette seconde partie sous un point de vue plus pratique que théorique, et j’entrerai dans des détails faute desquels l’ouvrage de l’oratorien ressemble à un livre de géométrie plutôt que de politique[22]. » Cette critique ne peut porter que sur la forme ; quant au fond, le livre de M. Daunou n’a rien que de très pratique. Je ne veux pas dire que, transporté et traduit, comme il le fut alors, dans les états de l’Amérique du Sud, il continuât d’être applicable ; mais, en France, la société se faisait mûre pour les garanties qu’il réclamait, que la raison publique se mit par degrés à vouloir, à vouloir avec passion, qu’insultée un jour et défiée, elle revendiqua, trois matins durant, à la face du soleil, et qui sont à peu près obtenues.

Ici et à dater de cette lutte légale de 1818 commence, sans plus d’interruption ni de crise, le M. Daunou que nous avons tous connu ; nous nous attacherons à ce qu’il devint plus manifestement avec l’âge, au pur savant et littérateur. Pendant des années, grace à la constance inaltérable de son régime et à la rigoureuse économie de ses heures, il sut mener de front trois ordres de travaux importans, dans lesquels son talent patient et sobre, arrivé à sa plénitude, trouvait des développemens appropriés, suffisamment divers et parfois brillans : 1o le Journal des Savans dont il fut, dès la renaissance (1816-1838), le rédacteur principal ou éditeur, comme on disait ; 2o la continuation de l’Histoire littéraire, dont il était une colonne, la colonne la plus ornée (1809-1838) ; 3o son Cours d’Histoire au Collège de France, professé durant onze ans (1819-1830), dont on n’avait imprimé jusqu’ici que quelques extraits et analyses, qu’on publie enfin aujourd’hui pour la première fois, et qui ne formera pas moins de seize volumes très remplis.

Sa manière de juger les ouvrages dans le Journal des Savans se rapportait en toute convenance à celle que ce journal a conservée, et que M. Daunou aurait seul retenue, quand tout le monde de nos jours l’eût abandonnée : elle consiste à se borner et presque à s’asservir à l’ouvrage qu’on examine, à l’extraire, a le suivre pas à pas, en y relevant incidemment les fautes ou les beautés, sans se permettre les excursions et les coups d’œil plus ou moins étrangers. La critique moderne, même la meilleure (témoin la Revue d’Édimbourg), a bien dévié de cette voie prudente et de ce rôle où le juge se considère avant tout comme rapporteur. Le livre qu’on examine, et dont le titre figure en tête de l’article, n’est le plus souvent aujourd’hui que le prétexte pour parler en son propre nom et produire ses vues personnelles. Ici rien de semblable ; on fait connaître, sans tarder et dès la première ligne, l’ouvrage dont on doit compte aux lecteurs ; le plan, les divisions, quelquefois le nombre de pages, y sont relatés ; peu s’en faut que la table des matières n’y passe. Voilà bien des lenteurs ; mais aussi on apprend nettement de quoi il s’agit, on est en garde contre les témérités, et une juste finesse y trouve pourtant son recours dans le détail. Ces discrets avantages ne se montrent nulle part avec autant de distinction que dans les articles de M. Daunou. Si l’on regrette au premier abord qu’il ne se permette aucune conjecture rapide, aucune considération soudaine, générale et trop élevée, on s’aperçoit bientôt que, dans son habitude et presque son affectation de terre à terre, il trouve moyen de laisser percer ce qu’il sent, de marquer ses réserves, d’insinuer ses malices couvertes, de faire parler même son silence : il atteint véritablement à la perfection en ce genre exact et très tempéré. S’il n’a en rien reculé les anciennes limites, il a mieux que personne, creusé le champ et mis en valeur, sur ce terrain étroit, les moindres parcelles. On peut citer, comme échantillons les plus complets, ses articles sur la République de Cicéron traduite par M. Villemain, sur les Essais d’Histoire de France par M. Guizot[23], et sur les Poètes latins de la Décadence de M. Nisard[24].

On est tenté de s’étonner d’ailleurs, en parcourant la liste considérable des articles signés de lui, qu’il ne s’en rencontre pas un plus grand nombre dont les titres nous invitent et appellent l’attention. Le critique, cela est évident, ne se refusait pas assez à s’exercer sur des sujets secondaires et quelque peu sombres, ou même tout-à-fait ingrats. Comme il évitait volontiers de se mesurer en face avec les plus célèbres ouvrages modernes contre lesquels il était purement négatif, il rabattait trop souvent sa vigilante, son incorruptible critique sur des livres à étiquette sérieuses déposés à son tribunal, et dont quelques-uns n’auraient pas mérité tant d’honneur. Au risque de le trouver rigoureux, nous l’aurions voulu voir plus fréquemment aux prises avec les doctrines dont il se méfiait, comme, par exemple, dans son examen des Lettres sur l’Histoire de France, de M. Augustin Thierry[25].

Les petites notes non signées, rejetées à la fin du journal, ont droit à une mention ; elles contiennent, sous leur enveloppe purement bibliographique, bien de piquantes malices résultant du seul fait de citations bien prises. Le grave éditeur semble par instans s’y égayer ; c’est comme son dessert.

Dans les nombreux travaux par lesquels il a contribué à l’Histoire littéraire, M. Daunou n’a guère fait que porter sa même manière, en l’appliquant à des morts, et sans paraître se croire autorisé à moins de réserve habituelle. Il extrait, il analyse les œuvres, il discute les points de fait : je ne dirai pas qu’il s’efface, car son jugement se marque implicitement dans le choix et la teneur de ses extraits mêmes ; mais ne lui demandez aucune de ces vues qui semblent lumineuses au premier aspect, qui bien souvent ne sont que hasardeuses, par lesquelles toutefois un petit nombre de critiques supérieurs ont éclairé à cette distance des horizons jusque-là obscurs. Je ne voudrais pas faire tressaillir ses mânes en citant les Schlegel ou tel autre nom d’outre-Rhin ; pour preuve que la méthode analytique, appliquée à la littérature des âges passés et maniée par de bons esprits, ne donne pas nécessairement certains résultats invariables, et qu’elle est encore ce que chaque esprit la fait, je n’opposerai à M. Daunou qu’un autre écrivain, bien connu de nous, et que la mort vient de réunir à lui avant l’heure. M. Fauriel, à qui on ne refusera pas d’être sorti également de l’école du XVIIIe siècle et du cœur même de la soc[été d’Auteuil, esprit exact et scrupuleux, s’il en fut, ne croyant aussi qu’à ce qu’il avait recherché et constaté, mais ayant en lui un goût vif de curiosité et d’investigation, l’étincelle de la nouveauté en tout, M. Fauriel arrivait, dans l’histoire littéraire des âges précédens, à des résultats, à des aperçus d’ensemble qui n’étaient point ceux de M. Daunou. En ne demandant pas à celui-ci autre chose pourtant que ce qu’il fit et voulut faire, on a de quoi se dédommager dans le soin accompli qu’il y apporta et dans la précision élégante de l’exécution. On a beaucoup cité son Discours sur l’état des lettres en France au treizième siècle, qui est, en effet, le plus beau frontispice qui se puisse mettre à l’un des corps d’une histoire monumentale, non originale ; ce discours forme, à lui seul, tout un ouvrage. La notice sur saint Bernard, plus courte d’un peu plus de moitié, est aussi célèbre. Cette biographie et ce jugement du saint peuvent se dire le chef-d’œuvre de l’impartialité, venant d’un sectateur du XVIIIe siècle ; on ne saurait demander plus. On y admire, à la réflexion, la rare puissance qu’il a fallu pour rassembler, pour coordonner et maintenir tant de faits et de rapports divers si prudemment et si nettement exprimés, sans que la plume ou le compas (je ne sais comment dire) ait dévié ni fléchi un seul instant durant tout ce long travail. M. Daunou aime à envisager ses sujets et ses personnages sous un angle peu ouvert, et, une fois la mesure prise, il ne varie plus d’une ligne dans tout le relevé : cela devient quelquefois merveilleux de dextérité, de patience et de sûreté de main. Nul autant que lui n’a su la propriété des termes, n’a possédé les ressources et les nuances de la synonymie. On devine assez l’espèce de limites qu’il s’impose, lorsqu’il s’agit de moyen-âge. M. Victor Le Clerc, en le célébrant dignement pour cet ordre de travaux, a cru pourtant devoir remarquer ce que l’habile devancier omet systématiquement, se refuse tout-à-fait à raconter et à reproduire dans ses résumés, d’ailleurs si exemplaires, qui laissent seulement à désirer pour la couleur et pour l’esprit des temps.

J’arrive au Cours d’Études historiques, la plus complète, la plus grandiose composition et le vrai monument de M. Daunou. On ne saurait assez se féliciter que le zèle de l’exécuteur testamentaire, M. Taillandier, ait procuré une publication que l’auteur (on ne voit pas bien pourquoi) s’était interdite, qu’il avait même, à un certain moment, interrompue avec alarmes, et qui, en tardant encore, pouvait devenir difficile ou impossible. Remercions hautement aussi MM. Didot d’avoir consenti, en ce temps de spéculations hâtives, à rendre ce service aux lettres sérieuses. L’apparence de ce cours est des plus sérieuses en effet, mais on est bien payé de sa peine si l’on y pénètre. Fidèle à sa méthode, l’auteur y adopte trois grandes divisions : 1° l’examen et le choix des faits, premier travail préalablement nécessaire à l’historien, et qui comprend la question de la certitude et des sources, celle des usages et du but de l’histoire ; 2° la classification des faits, quant aux lieux, quant aux temps, c’est-à-dire géographie et chronologie ; 3° l’exposition des faits, ce qui aboutit à l’histoire proprement dite, telle qu’elle se dessine aux lecteurs ; les deux autres branches sont plutôt un travail de cabinet pour l’historien. Ces deux premières parties sont publiées, et le VIIe volume, le dernier, paru (qui traite de la manière d’écrire l’histoire), forme l’introduction de la troisième. Les résumés patiens, les discussions épineuses auxquelles l’auteur n’a pas craint de se livrer, surtout dans les questions de chronologie, sont plus souvent éclairées, ou même égayées, qu’on ne pourrait croire, par les agréables ressources de son esprit et les occasions littéraires qu’il a comme saisies au passage. Lorsqu’il arrive à ce qu’il appelle la chronologie positive, M. Daunou ne fait guère qu’en tirer prétexte pour retracer en douze leçons un tableau succinct de l’histoire universelle, dès avant Homère, jusqu’à la mort de Voltaire. D’admirables et vigoureuses touches de pinceau et surtout de burin, des traits charmans, des médaillons, bien frappés, ornent en mainte page ce narré complexe et précis. Les grands hommes, je le sais bien, sont trop souvent sacrifiés : Alexandre est méconnu, outragé ; Mahomet n’encourt que l’anathème ; M. Daunou, qui a trop vu Napoléon, ne les aime pas. Héros, aventurier ou brigand, c’est tout un pour lui ; il est inexorable et sourd à cet endroit des despotes et conquérans[26]. Mais qu’un écrivain, un philosophe, un bienfaiteur incontestable des hommes se présente, que ce soit Confucius, Cicéron, Tacite ou Montesquieu, le narrateur ralentit sa marche et s’incline, son accent s’élève ; ainsi, après les plus dignes hommages décernés aux talens de Cicéron, il ajoutera ces paroles éloquentes : « Les juges sévères, qui penseraient que son courage n’a pas toujours égalé ses périls, le compteraient du moins au nombre des derniers amis de la liberté romaine. Ils avoueraient que celui de tous les hommes qui a le plus vivement senti le besoin d’une renommée vaste et immortelle, a pourtant aimé sa patrie aussi passionnément que la gloire. Jugeons-le comme l’ont jugé les triumvirs, quand ils l’ont trouvé digne de ne pas survivre à la liberté publique. » Sur d’autres écrivains qu’il juge plus en courant, il a de ces traits qu’on aime à retenir ; ainsi de Montaigne : « Philosophe, dit-il, non de profession, mais par nature, sans programme et sans système, observant toujours et n’enseignant jamais, Montaigne laisse errer sa pensée et sa plume à travers tous les sujets qu’elles rencontrent : jamais on ne s’est aventuré avec un tel bonheur. » Il est impossible de mieux dire.

En terminant ce premier tableau succinct dont il reprendra plus en détail et développer à certaines parties dans la suite de son enseignement, M. Daunou conclut par une page qui est la plus éclatante manifestation en l’honneur du XVIIIe siècle ; il faut la citer en entier, parce qu’elle vérifie beaucoup de nos assertions précédentes sur l’auteur, et parce qu’elle résume et nous représente sous le jour le plus large et le plus lumineux toute sa doctrine :

« Ainsi, messieurs, disait-il, le dix-huitième siècle, sans tenir compte de ses vingt-deux dernières années (il s’arrêtait en 1778, à la date de la mort de Voltaire), est à jamais mémorable par le rapide et vaste progrès des sciences mathématiques et physiques, et des arts qui en dépendent. Ces sciences ont communiqué leurs méthodes rigoureuses à tous les genres de connaissances, et contribué, quoi qu’ont en ait dit, à rendre le goût plus pur et plus sévère. Des disciples de Racine et de Boileau ont pris des rangs glorieux au-dessous de ces grands maîtres ; et c’est bien assez rendre hommage aux meilleurs écrivains en prose du dix-septième siècle, que de laisser indécise la question de savoir si ceux de l’âge suivant ne les ont point surpassés. Du moins, l’art d’écrire s’est appliqué à beaucoup de matières et à des sujets plus importans. Les sciences morales et politiques se sont agrandies, en subissant le joug de l’analyse[27]. On a conçu une idée plus juste du caractère et du but de l’histoire ; on a voulu qu’elle devînt un tableau des mœurs et de la destinée des nations. L’antiquité a été plus attentivement et plus profondément étudiée. L’érudition elle-même s’est quelquefois polie ; on l’a vue s’efforcer de s’ennoblir par l’exactitude et l’utilité de ses recherches. La raison a peu à peu obtenu quelque influence sur les institutions publiques, et les passions politiques ont été, sinon toujours dirigées, du moins souvent modérées, par les lumières. L’instruction s’est propagée dans plus de classes de la société, et jusque dans les plus éminentes. Les gouvernemens se sont adoucis en s’éclairant. Des rois de l’Europe ont favorisé et honoré la liberté américaine. La philosophie, malgré les persécutions suscitées contre elle, et quelquefois malgré ses propres erreurs, a poursuivi dignement le cours de ses travaux, et a pris une place modeste[28] parmi les puissances qui dirigent les choses humaines. Sans doute il a été commis beaucoup d’injustices, essuyé beaucoup de malheurs durant ces soixante-dix-huit années ; mais ce sont encore celles, depuis le siècle des Antonins, où il a été le moins difficile et le moins périlleux d’exister. » M. Daunou consigne dans ce dernier mot ce vœu le plus cher d’une vie philosophique heureuse et non périlleuse, qui lui échappait souvent : c’était son idéal à lui.

Le tome VII, qui traite, je l’ai dit, de la manière d’écrire l’histoire, mériterait un examen plus détaillé et plus attentif qu’il ne m’est permis de le faire après une course déjà si longue : il y aurait à dire sur certaines prétentions de méthode ; Pline le jeune n’avait pas tellement tort dans ce mot souvent cité, et que M. Daunou réprouve : Historia quoquo modo scripta delectat, l’histoire sous toutes sortes de formes trouve moyen de plaire ; les professeurs d’histoire ne sauraient être si coulans ; mais ce volume, à l’appui des préceptes, contient, ce qui vaut mieux, d’éloquentes appréciations et des portraits achevés des grands historiens de l’antiquité : les moderne y ont aussi leur part. Il faut se borner[29]. — M. Daunou eut, en ses dernières années, de douces satisfactions puisées à l’estime publique et dues aux honneurs littéraires qu’un choix libre lui déférait. Une piqure assez irritante qu’il reçut au sein de l’Académie des sciences morales et politiques, lorsque celle-ci, à sa renaissance, osa lui préférer M. Charles Comte, un écrivain inculte et des plus agrestes, à titre de secrétaire perpétuel (elle s’est bien dédommagée depuis en élisant M. Mignet), — cette blessure fut ensuite fermée et guérie, par le choix que fit de lui en cette même qualité l’Académie des inscriptions (1838). Sa vieillesse vigoureuse sembla reverdir encore ou plutôt revenir à une maturité plus adoucie pour produire des éloges académiques, modèles de précision toujours, mais aussi de grace et d’une bienveillance que les préventions venaient de moins en moins circonscrire et assiéger. On n’a pas oublié ses notices exquises sur Vanderbourg, sur M. Van-Praët, et particulièrement sur M. de Sacy, chef-d’œuvre d’un genre où le ton général est indiqué. En parlant de l’orientaliste vénérable, du janséniste pieux, il lui fallut légèrement entr’ouvrir cet angle habituel de son jugement, et son talent plus souple parut y gagner : quelques accens du cœur s’y mêlèrent. Cet éloge de M. Sacy peut se dire le chant de cygne de M. Daunou.

Dans sa dernière maladie, M. Daunou se montra ce qu’il avait été toute sa vie : au-dessous et au-dedans de celui qu’on aurait jugé faible et trop aisément alarmé, se retrouva l’homme ferme et inébranlable. De misérables, d’odieuses tracasseries d’architecte empoisonnèrent sa fin ; cette persécution à part, qui le mettait hors de lui-même, il supporta ses maux sans se plaindre, interrompit le plus tard qu’il put ses occupations, régla scrupuleusement les dernières affaires littéraires dont il était chargé par l’Institut. Sa conversation avait gardé son caractère de sobriété et de douce malice : « Dans une de mes insomnies, disait-il, je suis arrivé à trouver la seule vraie définition qui convienne à notre gouvernement parlementaire ; c’est un gouvernement dans lequel les députés font et défont les ministres, lesquels font et défont les députés. » Je ne donne, bien entendu, ce mot-là que comme le songe d’un malade. — Quand il vit ses derniers momens approcher, il voulut tout régler sur sa propre dépouille, conformément à ses principes immuables, et sans la moindre concession aux coutumes, aux bienséances plus ou moins sincères que d’ordinaire à cette heure on n’élude pas. Il fit mander dans la nuit du 19 au 20 juin (1840) son digne exécuteur testamentaire, et dicta une addition à son testament, addition dont le sens et les termes avaient ce cachet de précision et de propriété, inséparable de sa pensée : « Après mon décès dûment constaté, mon intention est que mon corps soit immédiatement transporté, etc., etc…, sans annonce, discours ou cérémonie d’aucun genre, avant 9 heures du matin[30]. » Ceci écrit, il se fit donner le papier, le lut très attentivement, et le signa Pierre Daunou, testateur, de sa main défaillante. Il mourut le même jour, à 10 heures ¾ du matin, moins de 9 heures après cette expresse manifestation de sa volonté fixe et indéfectible.

Qu’ai-je à dire encore ? il ne me reste qu’à rassembler un peu au hasard quelques impressions et souvenirs qui achèveront de le montrer tel qu’il fut de près, et là où les éloges réguliers ont pu moins le saisir. Il se levait d’ordinaire à quatre heures du matin ; sa lumière (lorsqu’il habitait la rue Ménilmontant) servait, dans les saisons obscures de signal et d’horloge aux jardiniers et maraîchers de ces quartiers pour se lever eux-mêmes. Quelquefois pourtant, quand l’insomnie le prenait, il se levait plus tôt ; et dès deux heures du matin : « Mais pourquoi ne pas rester au lit ? lui disait-on ; le sommeil reviendrait peut-être, et cela du moins repose. » — « Les pensées, répondait-il, viennent alors en foule, le mieux encore est de se lever, de se mettre à paperasser ; c’est encore la meilleure manière d’exister[31]. » Et il dut passer bien des heures assez douces en effet, des heures désabusées, monotones, mais tranquilles, dans lesquelles il goûtait le plaisir philosophique et sévère d’appliquer indifféremment son esprit, de sentir son instrument exact et sur fonctionner sur des objets bien déterminés.

Un homme de haute et sagace observation (M. Rossi) divise tous les esprits en deux : classes, quels que soient d’ailleurs leur qualité et leur degré : 1° ceux qui apprennent, qui sont en train d’apprendre, jusqu’au dernier jour ; 2° ceux (non pas moins distingués souvent) qui s’arrêtent à une certaine heure de la vie, qui disent non au but d’avenir, et se fixent à ce qu’ils croient la chose trouvée. M. Daunou était de ces derniers esprits ; arrêté de bonne heure quant aux idées, rédigé et fixé à un point qu’il jugeait celui de la perfection, il n’en sortait pas. Quelque paresse du fond se cache ici sous le labeur extrême du détail. Cet état n’est pas sans charme, je ne sais qui a dit : « Etudier de mieux en mieux les choses qu’on sait, voir et revoir les gens qu’on aime, délices de la maturité » M. Daunou, sans doute, étudiait, lisait toujours des pages nouvelles, des détails nouveaux, mais il les faisait rentrer dans la même idée. — Toutes les fois que certains sujets revenaient, il redisait invariablement les mêmes choses (solebat dicere) ; il ne croyait pas qu’il y eût, sur aucun point connu, deux manières de bien dire et de bien penser.

M. Guérard a remarqué que M. Daunou se raillait volontiers de l’érudition, ce qui parait singulier de la part d’un, érudit. C’est que M. Daunou était plutôt un homme parfaitement et profondément instruit, et un savant écrivain, qu’un érudit à proprement parler.

Il en est de l’érudit comme du moraliste : il sait une quantité de points dans le vaste champ de la littérature et de la critique, comme l’autre dans le champ de l’observation humaine ; il s’y attache, il s’y enfonce, il en tire lumière ou plaisir, il se les exagère parfois. L’érudit a sa verve, son entrain, voisin de l’engouement. La conversation de M. Daunou annonçait plutôt les caractères d’un esprit parfaitement instruit et judicieusement méthodique ; il savait et retenait les choses essentielles ; quant aux curiosités, aux raretés, à ces autres points essentiels encore, mais plus cachés, il les savait moins et ne les faisait point saillir. Il n’en savait guère plus sur beaucoup de sujets que ce qu’il en avait écrit ; l’érudition qui vient de source déborde bien autrement. Lui, quand il se laissait aller à sa nature, c’est-à-dire à sa culture favorite, il citait de préférence quelque beau trait, quelque beau mot, un beau vers latin, en homme de goût et d’une suprême rhétorique, jamais de ces détails plus particuliers et plus recélés qui attirent l’attention du philologue ou du géographe, du découvreur et fureteur en quoi que ce soit. Sa connaissance propre et vraiment familière (quand il n’avait pas la plume en main), c’était le champ vaste et varié de ce qu’on appelle humanitas ; il aimait à s’y promener sur les routes unies, et il était doux de l’y suivre.

S’il s’est montré épigrammatique contre l’érudition, il ne l’était pas moins contre le bel-esprit organisé. Il avait même quelque propension à le voir là où son talent poli aurait dû mieux reconnaître sa parenté. M. Daunou a toujours été très ironique (j’ai regret à le dire) contre l’Académie française. Dans son mémoire sur les Élections au scrutin, et pour en égayer apparemment l’aridité, il trouve moyen de remarquer qu’en 1672, époque si brillante du grand règne, l’Académie ne comptait parmi ses membres ni Boileau, ni La Fontaine, ni Racine, qui avait, fait Andromaque et Britannicus, ni enfin Molière, qui n’en fut jamais. Il ne perdit depuis lors aucune occasion de renouveler ce genre un peu usé de plaisanteries Dans sa notice sur Rulhière, il ne se lasse pas d’admirer que le discours de réception de cet académicien se puisse relire. Il ne voulut jamais, pour son compte, s’exposer à pareille fête. À la mort de M. de Tracy, on avait naturellement pensé à lui, et quelques journaux en avaient parlé : il en fut presque effrayé, et se hâta d’écrire une lettre de deux lignes pour démentir sèchement. On peut croire qu’il redoutait aussi cette seconde partie de l’éloge public qui consiste à s’entendre juger et raconter en face, situation très délicate en effet, et contre laquelle aucun front n’est aguerri.

Nul pourtant, ce premier moment passé, n’aurait été plus désigné que lui pour le travail du Dictionnaire ; de la lignée de Girard, Beauzée et Dumarsais, il les résumait en les étendant ; il avait, on l’a dit, la balance d’un honnête joaillier d’Amsterdam pour peser les moindres mots ; il en possédait l’exacte valeur, l’acception définitive, dans la durée des deux grands siècles, et surtout du XVIIIe, précisément ce que Nodier, qui savait tant de choses d’avant et d’après, savait le moins. Si l’on a dit de celui-ci qu’il avait de la philologie la fée et la muse, M. Daunou tenait, pour sa part, la pierre de touche de la diction et le creuset de l’analyse moderne : ajoutez-y la grammaire générale toujours présente au fond, ce qui ne nuit pas. À voir combien il était peu satisfait de la dernière édition du Dictionnaire, on comprenait tout ce qu’il aurait pu apporter d’utile aux fondemens de la nouvelle.

M. Daunou, en dépit de sa prévention peu justifiable, demeure surtout littéraire et d’une littérature d’académie. Sa vocation essentielle va de ce côté. En politique, malgré le grand rôle, il s’est retranché de bonne heure, par nécessité, par peur, par méfiance des hommes, en solitaire qui a été du cloître et qui craint toujours qu’on ne le lui reproche ; il n’est jamais rentré en lice qu’avec des réserves infinies et de très prompts désespoirs. Il s’est rabattu constamment à l’étude, aux livres ; il a été, je l’ai dit, un misanthrope studieux.

Et là encore, remarquez sa tendance naturelle, il s’est retranché le plus possible ; il a visé à ne pas faire parler de lui ; il s’est renfermé dans les devoirs de professeur, d’académicien ; il s’est confiné et enterré, autant qu’il a pu, dans les recueils, dans les petites notes du Journal des Savans, s’effaçant de toutes les manières, et content de se réserver tout bas correction, finesse et malice ; mais les côtés un peu brillans de son talent qu’il aurait pu développer, peu s’en faut qu’il ne les ait retenus, j’allais dire opprimés à dessein. Mais non : des circonstances et des devoirs l’ont forcé, à son corps défendant, de les produire désormais son Cours d’Études historiques, arraché à l’oubli, le dira.

Un de ses gestes familiers trahissait en quelque sorte sa disposition habituelle : le petit homme, aurait dit un physionomiste, a l’œil vif, le sourcil épais et fin, du nez et du menton, mais le haut du front un peu bas ; — et encore il ramenait sans cesse, il aplatissait tant qu’il pouvait sa perruque pour le dérober.

On a beaucoup parlé de ses vastes et nombreux instrumens de connaissances : il est permis avec lui de préciser. Il savait très bien l’Italien classique, celui de l’Arioste et du Tasse, lisait la prose anglaise, celle du temps de la reine Anne, ne savait pas l’allemand, ne lisait pas Hérodote ni Thucydide à plein courant, mais assez pour vérifier exactement les textes des citations. Ce qu’il savait à merveille et avec une distinction incomparable, c’était le français et le latin.

Pour le français, il se resserrait encore dans ses prédilections, et, sauf une ou deux exceptions, ne faisait cas que de celui des deux derniers siècles. Quant au très vieux français, tout éditeur de Joinville qu’il était, il ne croyait guère aux règles que M. Raynouard avait essayé d’y établir, et, sur ces points comme sur tant d’autres, il ne faisait que suivre en résistant, en niant le plus possible.

Racine et Boileau, ou même Voltaire et Chénier à part, il goûtait plus, on le conçoit, la prose française que les vers. On peut remarquer que Boileau lui-même, comme versificateur, lui laissait plus de scrupules de détail qu’on n’aurait imaginé ; il exigeait, même du poète, la liaison des idées selon Condillac. Il jugeait très bas La Fontaine un peu surfait, et ne coulait pas sans difficultés sur ce qu’on est convenu d’appeler ses aimables négligences. En prose ; il était un arbitre consommé et souverain, mais encore très armé de distinctions ; il estimait, on l’a vu, la prose du XVIIIe siècle au moins égale à celle du XVIIe ; s’il parlait magnifiquement de Bossuet et le comblait d’éloges sentis, il s’attachait pour son ordinaire à Jean-Jacques, et ne cessait pas de l’admirer de près. Je l’ai entendu réciter par cœur, comme modèle d’harmonie et de récitatif cadencé, la tirade du début de Pygmalion ; il articulait chaque phrase, en y mettant l’accent, en y reconnaissant presque des longues et des brèves. Le style qui sentait un peu la lampe ne lui déplaisait pas.

En latin, de même : il goûte fort Sénèque, mais sans préjudice de Cicéron ; il adore Tacite, mais sans moins apprécier Tite-Live. Sur Horace, sur Virgile, il rattrape toute sa sensibilité, sa finesse morale, sa jeunesse d’impressions, comme aux jours où il en causait sous les allées de Montmorency. C’était un esprit tout latin, exquis, acquis. C’est en latin, peut-être, qu’il a eu sa plus grande ouverture d’angle, toute son envergure. La conversation, quand elle dérivait là-dessus, devenait avec lui des plus intéressantes, et des plus fines : sous son sourcil gris, son petit œil étincelait. Là il est original et exprime des opinions particulières sur Phèdre, sur Cornelius Nepos, qu’il ne craint pas de dégrader de leurs honneurs classiques usurpés.

Le livre de M. Nisard l’avait fort remis en train et en humeur sur ces sujets ; il était très frappé de ce livre de M. Nisard, peut-être un peu trop, comme quelqu’un qui peu accoutumé au moderne, le trouve tout d’un coup singulièrement gracieux sous ce pavillon.

Ses opinions sur les poètes et les philosophes modernes, même sur les historiens célèbres de nos jours, seraient capables d’étonner. J’essayais un jour de le convaincre sur Lamartine ; et je lui récitais la strophe :

Ainsi tout fuit, ainsi tout passe,
Ainsi nous-mêmes nous passons, etc. ;

Il me répondit que c’était, en effet, fort bien conjuguer le verbe. Il accordait à contre-cœur quelque talent à Chateaubriand. Il ne craignait pas d’avouer que, dans les comités des chambres dont il faisait partie, il lui eût été plus facile de s’entendre, ou du moins de contester avec M. de Bonald qu’avec M. Royer-Collard[32]. Ce sont là de ces extrémités de jugemens qui marquent à la fois la limite et l’écueil ; je les appelle les déportemens de cet homme judicieux.

Tout ceci dérivait en grande partie d’une même source. Habitué à trop accorder à la méthode, à la discipline, M. Daunou ne faisait pas d’acception intime, de distinction radicale entre les esprits. Il était prêt, par exemple, à mettre un bon sujet qui se soigne sur la même ligne qu’un beau génie qui se néglige, et peut-être il était à craindre : qu’il ne le préférât à ce dernier. L’invention en toute chose ne le frappait point assez ; il ne lui donnait jamais le pas décisif sur l’ordre et sur l’expression. En érudition, il raillait volontiers les Saumaise, et il accordait un peu trop de crédit historique à Marmontel. Il n’entendait rien du tout, j’oserai dire, au grand homme non littéraire, et n’admettait pas plus Mahomet que Grégoire VII, pas plus Alexandre que Napoléon. Qu’est-ce que le génie ? la raison sublime, répondait-il avec Chénier ; mais, si un seul des degrés qui, du bon sens, de la raison vulgaire, conduisent jusqu’au haut de l’échelle, se trouvait brisé, il était rétif et ne montait plus.

En chacun de ces points encore, on le trouverait bien fidèle au XVIIIe siècle, qui, tout matérialiste qu’il était en finissant, croyait surtout à l’éducation, à l’acquisition, au fiunt plutôt qu’au nascuntur.

A un certain moment, la génération qui surgissait vers 1822, surtout la jeune école historique, venait à M. Daunou comme à un maître et à un chef vénéré. Dans l’âge de la ferveur impétueuse et de l’enthousiasme, on est quelque temps avant de comprendre que le plus grand témoignage qu’on puisse souvent donner aux hommes arrivés et désabusés, c’est de se tenir à distance ou de ne les prendre que par les surfaces qu’ils offrent. M. Daunou éluda plus qu’il n’eût fallu ces hommages sincères, s’entr’ouvrit à peine et bientôt se referma. Il découragea sans doute alors plus d’un admirateur distingué dont le contact l’eût heureusement excité et dont le mouvement l’eût rajeuni. Vers la fin, un peu plus seul ou plus indulgent, il paraissait moins insensible aux avances, et la connaissance personnelle de l’homme le faisait quelquefois revenir sur l’ouvrage.

Mais, quand il avait quelque chose de direct contre une personne, il n’en revenait jamais : ajoutons vite que, si le jugement chez lui pouvait, en de certains cas, sembler vindicatif, le cœur lui-même ne l’était pas.

La conversation, la familiarité avec lui, tel que nous venons de le décrire, ne laissait pas d’avoir ses difficultés, on le comprend ; il y avait une première glace à rompre, et, même lorsqu’elle était rompue, certains points demeuraient à jamais interdits et inabordables. Son commerce pourtant, lorsqu’on parvenait à s’y établir et à y faire quelques progrès, n’en avait que plus de prix. M. Natalis de Wailly a eu, mieux que personne, raison de noter cette « bienveillance qui, triomphant peu à peu de sa timide réserve, communiquait à son exquise politesse tous les charmes de l’affabilité. » - Entre gens d’autrefois, entre bonnes gens et du pays, M. Daunou retrouvait, à de rares momens, des éclairs de gaieté qui faisaient plaisir à voir, et on a pu l’entendre, après certains dîners où les vieux souvenirs étaient en jeu, se mettant tout d’un coup à fredonner quelque chansonnette de son jeune temps.

Tel qu’il vient de s’offrir et que chacun peut désormais le considérer avec nous, c’était un homme rare, non-seulement distingué, mais unique en son genre, un de ces hommes qu’il faut connaître pour recevoir la tradition, et qui pourtant avait son cachet à part entre tous les autres individus réputés comme lui du XVIIIe siècle ; c’était un caractère, une nature originale par son ensemble, médaille d’un autre âge conservée tout entière dans le nôtre, et où pas une ligne n’était effacée. En le dessinant comme nous avons essayé de le faire, en passant et repassant le trait sur les lignes de cette figure modeste, mais expressive, en y indiquant soigneusement les creux, et les dégageant à nu, nous n’avons certes pas prétendu diminuer l’idée qu’on en doit prendre ; nous croyons plutôt que c’est ainsi que le vieux maître a chance de se mieux graver et plus avant dans la mémoire, et qu’au milieu de tant de physionomies transmises qu’un vague et commun éloge tendrait à confondre, la sienne, plus restreinte, demeurera aussi plus reconnaissable.


SAINTE-BEUVE.

  1. Chez Firmin Didot, rue Jacob, 56. Sept volumes ont paru ; l’ouvrage en tout en aura seize.
  2. Dans un article du Journal encyclopédique (octobre 1788), M. Daunou n’a pas laissé de railler l’ancien, le très ancien Boulogne sur le peu de littérature du cru : sous le pseudonyme de James Humorist, il rend compte des singulières inscriptions qu’on avait mises à Wimille sur la tombe des infortunés aéronautes Pilâtre de Rosier et Romain, et il en prend occasion de décocher son trait malin à ses compatriotes d’avant 89. Tout cela a bien changé.
  3. Il convient pourtant de faire remarquer que De Lisle de Sales avait été, jeune, l’Oratoire, et qu’il avait pu naturellement y garder des relations.
  4. 15 août 1787.
  5. Voir, dans le Cours de Littérature, son article Boileau. — L’Année littéraire de 1787 (tome VIII, page 97) contient, au point de vue classique, un article très sévère sur le discours de M. Daunou ; on lui adresse quelques reproches fondés. Mais qu’était-ce que l’Année littéraire comme autorité, cette date, en comparaison de La Harpe ?
  6. Il faut noter pourtant que les mots soulignés ici le sont chez M. Daunou également, et qu’il les donne à titre de citation connue : c’est de Rousseau, je crois.
  7. M. Guérard indique encore deux autres pièces de vers insérées dans le même journal. M. Daunou n’avait point reçu de la nature ce qu’il faut pour dégager l’élément poétique proprement dit, pour saisir la poésie en tant qu’elle se sépare nettement de la prose, et qu’elle en est quelquefois le contraire : la poésie, comme il l’entendait, et comme l’entendaient presque tous ses contemporains, n’était que de la prose plus noble, plus harmonieuse, de la prose dans ses plus riches conditions. Voici le début de son épître :

    Je ne viens pas, Fléchier, t’ennuyer de ta gloire.
    Il suffit que la France adore ta mémoire ;
    Elle est juste envers toi, puisqu’elle te chérit :
    Ton éloge en nos cœurs est assez bien écrit
    Naguère, de tes soins encor reconnaissante,
    Nîmes se retraçait l’histoire attendrissante
    Des bienfaits qu’un hiver (de 1709), dans nos fastes fameux,
    Te vit verser jadis sur tant de malheureux.
    D’un semblable fléau nous respirons à peine ;
    Mais on suit ton exemple, et la France est humaine.
    A ton amour, Fléchier, notre siècle a des droits.
    Tes vertus sont ses mœurs. Le plus juste des rois, etc.

    C’en est assez pour juger du ton. M. Daunou avait alors vingt-huit ans.

  8. Ce Plan d’éducation essuya des critiques, et il parait qu’il fut surtout attaqué par une personne assez au fait de l’Oratoire et qui probablement en était ; M. Daunou répondit en quelques pages non signées avec une singulière vivacité : « Les oratoriens, dans leur projet d’éducation, disent que la morale de l’Évangile serait le chef-d’œuvre de l’esprit humain, si elle en était l’ouvrage ; ils veulent que cette morale soit enseignée par tous les instituteurs, et que dans chaque pensionnat il y ait un ecclésiastique chargé de remplir les fonctions sacerdotales auprès des élèves… Savez-vous ce que conclut de là mon libelliste dans son aristocratique impudeur ? Il fait entendre que les auteurs de ce projet d’éducation et leurs adhérens sont des spinosistes ou des déistes tout au moins. » Tout cela est très bien raisonné, condillaquement parlant, e pure… Le libelliste, comme on l’appelle, avait-il si grand tort ?
  9. Dans les momens les plus orageux d’alors, on se piquait de dire que la révolution était close, qu’on tenait le définitif : Daunou s’empare ici de la fiction parlementaire régnante, dans l’intérêt de son raisonnement.
  10. Ainsi, pour lire AUX on fait prononcer aux enfans a, u, icse, ô. Assez d’un exemple.
  11. Et qu’on me permette d’ajouter encore le jugement qu’il porte de Saint-Just ; il est de ces choses qui, une fois dites, ne se retrouvent pas, et l’article de Daunou d’ailleurs serait matériellement introuvable : « Courtois a tracé ensuite les portraits de Saint-Just et de Couthon ; le premier, froidement cruel, homicide par caractère, n’avait pas eu besoin (comme Robespierre) d’être humilié pour être méchant. Il y a une disposition sentimentale qui nous fait compâtir aux infortunes des autres hommes et nous empêche au moins de leur nuire sans intérêt pour nous-mêmes ; cette disposition n’existait point dans Saint-Just ; cette fibre était déjà paralysée chez lui à vingt-six ans. On ne trouve dans ses écrits aucune trace de sensibilité ; ils en sont plus dépourvus encore que ceux même de Robespierre, auxquels ils sont très supérieurs sous les autres rapports ; car, si l’on veut être sincère, il faut avouer aussi que Saint-Just n’était point sans talens, et qu’il apercevait quelquefois, avec une précision assez forte, sinon l’ensemble de l’organisation sociale, du moins quelques-unes des relations qui existent entre les élémens dont elle se compose. Pour Couthon, il mérita tous les mépris : il est indigne de tout souvenir… »
  12. Le procès-verbal officiel ajoute à cet endroit : « Une d’elles, succombant à l’oppression du sentiment, s’évanouit et tombe dans les bras de ses compagnes. »
  13. Daunou avait été très lié avec Fouché, non pas à l’Oratoire, mais depuis, à la Convention, où les rapprochaient les souvenirs de cette commune origine. Fouché avait d’abord, ainsi que Daunou, des sentimens politiques modérés ; la peur le jeta dans les extrémités atroces. Après thermidor, Daunou avait activement contribué à le sauver de la réaction qui l’aurait atteint.
  14. Sur les relations de Daunou et de Sièyes à cette époque de crise et auparavant, j’indiquerai, sans le répéter ici, ce que j’ai écrit dans l’article sur La Fayette (Revue des Deux Mondes du 1er août 1838, page 364 ; — Portraits littéraires, édition de 1843, tome II, page 182 ; je garantis la fidélité parfaite des détails, que je retrouve ailleurs moins exactement racontés.
  15. Voici un petit récit, entre autres, que je sais d’original. Bonaparte, après plusieurs refus de Daunou, voulut tenter un dernier effort ; il s’agissait de le décider à être ou directeur de l’instruction publique, ou conseiller d’état, ou les deux choses à la fois. Il l’invita à dîner aux Tuileries : « Je veux vous présenter à ma femme, lui dit-il ; elle a envie de vous connaître. » Daunou n’osa refuser. Il arrive, il est présenté à Mme Bonaparte ; il s’incline en profonds saluts, et se borne aux stricts monosyllabes. Après le dîner, Bonaparte l’emmène dans l’embrasure d’une croisée ; le salon où ils étaient se vide, parce qu’on voit que le consul veut parler d’affaires. Il entreprend Daunou en effet, le presse, ne lui laisse aucune objection sans réponse ; celui-ci, après ses raisons dites, n’avait plus qu’un non invincible à opposer. Le ton de Bonaparte s’élevait, il avait l’air de s’impatienter : les personnes qui se promenaient de long en large dans le salon voisin, militaires et aides-de-camp, retournaient de temps en temps la tête par curiosité pour ces éclats de voix qui leur arrivaient. Daunou s’aperçut de ce manége ; la peur le prit : il se dit que cet homme était capable de tout, qu’il était certes bien capable d’avoir machiné ce dîner pour le perdre, de supposer tout d’un coup qu’on lui manquait de respect, qu’on l’insultait, que sais-je ? de le faire arrêter immédiatement. Sa tête se montait, il n’y tint plus. Bonaparte, tourné vers la fenêtre, parlait sans le voir : Daunou avise dans un coin son chapeau, qu’il avait posé ; tandis que le consul achève une phrase, il y court, enfile les appartemens et sort du palais. Tout ceci est vrai à la lettre, et je n’ajoute rien. — Ce n’est pas ce jour-là que Bonaparte lui dit : Daunou, je ne vous aime pas, mais en une autre occasion, dans quelque comité. Impatienté des objections de Daunou, il le fit taire en lui disant : « Vous, Daunou, je ne vous aime pas ; » et il se reprit, en disant : « Au reste, je n’aime personne… excepté ma femme et ma famille. » - « Et moi, répliqua Daunou, j’aime la république.
  16. Voir, dans la conclusion du livre des Garanties individuelles, ce qu’il dit de l’aventurier ; l’invective y déborde : « … Il deviendra, au dehors autant qu’au dedans, un potentat formidable dont les princes flatteront l’orgueil, couronneront la tête impure, rechercheront l’ignoble alliance. » L’auteur n’a pas l’air d’admettre qu’au dedans on ait pu servir l’Empire par d’autre motif que par corruption et par cupidité. Il termine le hideux portrait en montrant l’ennemi du monde se précipitant lui-même, du faîte de sa puissance artificielle, dans la profonde ignominie de ses propres vices. Cette page des Garanties est fâcheuse ; elle le serait encore, même sans qu’on la rapprochât de certaines autres pages de 1807-1812.
  17. Pages VI et VII : il ne fait qu’énoncer en cet endroit et développer avec une sorte de complaisance l’opinion de Rulhière. La Fayette put y relever bien d’autres passages : « C’est à la suprême loyauté du chef de l’Empire et à l’invariable « libéralité de ses sentimens et de ses pensées, que le public devra la pureté du texte de cette histoire. » Napoléon voulait se faire de cette publication un auxiliaire dans sa campagne de 1807 contre les Russes ; on imprima en toute hâte afin de pouvoir arriver à temps et rejoindre la victoire : « L’indépendance de la Pologne, s’écriait vers la fin l’éditeur en haussant le ton, est un intérêt de l’Europe autant qu’un droit des Polonais, et la renaissance de ce vertueux peuple sera l’un de ces vastes bienfaits dont l’histoire de Napoléon se compose. Qui leur enseignera mieux que lui à se prémunir contre toute domination étrangère par l’énergie de l’administration intérieure… ? De qui pourront-ils mieux apprendre qu’aucune illustration vieillie n’égale celle qui éclate ; qu’aucun nom suranné ne vaut un nom qui s’immortalise… ? » Tout ceci est éloquent, et reste assez vrai pour qu’il n’y ait pas eu tellement à s’en repentir.
  18. « Dépouillé de tout pouvoir temporel et devenu le sujet de l’un des princes de l’Europe, le pape excommuniera-t-il son propre souverain ? Tant d’audace ou d’extravagance est peu vraisemblable. Il est vrai que les siècles passés en offrent des exemples ; mais on prendrait présent une idée plus juste d’un tel anathème : on n’y verrait qu’un libelle séditieux, qu’une provocation publique à la révolte, qu’un outrage à la majesté du prince et des lois, qu’un attentat punissable, quoique impuissant. » (Edition de 1810, page 333)
  19. Dira-t-on que les éloges ne sont pas sans quelque réserve implicite ? « Ces limites (du pouvoir spirituel), dit l’auteur en terminant, ont besoin d’être posées par une main victorieuse, capable d’en prescrire à toute ambition subalterne, et accoutumée à n’en point laisser au progrès de la civilisation, au développement des lumières, à la gloire d’un grand empire. Abolir le pouvoir terrestre des pontifes est l’un des plus vastes bienfaits que l’Europe puisse devoir à un héros. La destinée d’un nouveau fondateur de l’empire d’Occident est de réparer les erreurs de Charlemagne, de le surpasser en sagesse, et par conséquent en puissance ; de gouverner, de raffermir les états que Charles n’a su que conquérir et dominer ; d’éterniser enfin la gloire d’un auguste règne, en garantissant, par des institutions énergiques, la prospérité des règnes futurs. » Dira-t-on que ces mots : ont besoin, puisse devoir, ne sont pas positifs ; que la destinée assignée ici au héros est une sorte de futur conditionnel ; qu’il est question, chemin faisant, de sagesse, de gouverner, de garantir, et même, en finissant, d’institutions énergiques, comme pour faire contrepoids à la spoliation qu’on appuie ? Pénibles équivoques auxquels l’auteur a bien pu penser, mais qui échappaient au lecteur : Napoléon n’en demandait pas davantage. — Ce livre, au reste, était tellement une arme politique forgée ad hoc, que la troisième édition, imprimée à l’Imprimerie impériale en 1811, fut en très grande partie détruite en 1813, au moment où l’on crut enfin avoir arraché un nouveau Concordat au prisonnier de Fontainebleau. Cette édition de 1811 contenait, entre autres additions, un exposé de la conduite de la Cour de Rome depuis 1800, vrai factum d’un canoniste de l’Empire.
  20. M. Labitte, en cette Revue (15 janvier 1844), nous en a déjà raconté avec intérêt plus d’un détail.
  21. Tome XV des Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
  22. Voyez Santa-Rosa, par M. Cousin, dans la Revue des deux Mondes du 1er mars 1840, page 660 ; Fragmens littéraires, page 62.
  23. Journal des Savans, mars et décembre 1823.
  24. Ib. janvier 1835.
  25. Journal des Savans, décembre 1827. — M. Augustin Thierry avait autrefois, dans le Censeur européen, parlé de l’enseignement de M. Daunou en des termes pleins de sympathie et d’élévation : on peut lire l’article reproduit dans les Dix Ans d’Etudes historiques. Cela n’empêcha point M. Daunou d’être sans complaisance pour le jeune et si original historien, qu’il loue sans doute et dont il constate le succès, mais qu’il ne classe point à son rang. Je ne blâme pas, je remarque. De la part d’un esprit sérieusement convaincu et qui croyait fermement à de certaines vérités, cela est mieux. Et puis toutes les mesures étaient gardées. Le procédé de M. Daunou pouvait souvent sembler strict, il n’allait jamais jusqu’à être dur.
  26. Voir sur Alexandre, t. VI, p. 57 ; sur Mahomet, même volume, p. 160, et encore t. III, p. 505. Mahomet est flétri au-delà de toute mesure : il cumulait en lui le conquérant et le prophète. L’auteur lui refuse, ainsi qu’à son Coran, toute espèce d’influence civilisatrice sur les destinées de l’Orient ; il aurait pu interroger avec fruit là-dessus Bonaparte et ceux qui avaient vu l’Égypte. Qu’y faire ? Mahomet, en son hégire, était très peu de L’an III assurément.
  27. Le joug c’est bien le mot, et qui accuse de lui-même l’excès.
  28. Pas si modeste.
  29. Je renverrai à un excellent article de M. E. de Sacy (Journal des Débats, du 29 novembre 1843) ; les caractères de ce cours y sont parfaitement définis et rendus avec une vivacité qui atteste non— seulement au lecteur d’aujourd’hui, mais un ancien auditeur.
  30. C’était le père Lachaise qu’il indiquait comme le lieu où l’on devait le transporter, mais il désigna formellement le cimetière sous le nom de jardin Louis qu’il avait porté autrefois, et sans vouloir proférer le nom néfaste en ce moment suprême.
  31. On sait, chez Rotrou, les beaux vers du vieux Venceslas qui, lorsqu’on lui demande pourquoi il devance l’aurore, répond dans un tout autre sentiment :

    Oui ; mais j’ai mes raisons qui bornent mon sommeil :
    Je me vois, Ladislas, au déclin de ma vie,
    Et, sachant que la mort l’aura bientôt ravie,
    Je dérobe au sommeil, image de la mort,
    Ce que je puis du temps qu’elle laisse à mon sort ;
    Près du terme fatal prescrit par la nature,
    Et qui me fait du pied toucher ma sépulture,
    De ces derniers instans dont il presse le cours,
    Ce que j’ôte à mes nuits, je l’ajoute à mes jours.

    Ici, au contraire, c’est plutôt pour ôter à ce que la vie a de trop vif que le savant privé de sommeil vaque au travail dès avant l’aurore.

  32. Il y avait en effet beaucoup de condillacisme, quant au procédé et à la forme, chez M. de Bonald.