Économie politique



DES
PLUS RÉCENS TRAVAUX
EN ÉCONOMIE POLITIQUE.

i. Histoire de l’Économie politique, par M. Blanqui. — ii. Esquisse de l’industrie et du Commerce dans l’Antiquité, par M. H. Richelot. — iii. Recherches sur le Droit de propriété chez les Romains, par M. Ch. Giraud. — iv. Recherches sur l’Origine de l’Impôt en France, par M. Potherat de Thou. — v. De la Fortune publique en France et de son administration, par MM. Macarel et Boulatignier. — vi. Histoire de la marche des idées sur l’emploi de l’argent, par M. Nolhac. — vii. Des Banques départementales en France, par M. d’Esterno. — viii. De l’Industrie en Belgique, par M. Briavoine. — ix. Des Intérêts du Commerce, de l’Industrie et de l’Agriculture, sous l’influence des applications de la vapeur, par M. Pecqueur, etc.

Les livres consacrés aux principes sociaux et à la science du gouvernement se produisent aujourd’hui en assez grand nombre ; mais leur sort ordinaire est de passer inaperçus. Cette indifférence est surprenante, et peut-être même de fâcheux symptômes dans un pays où l’intelligence des affaires publiques peut conduire aux premiers emplois, où le droit de discussion et de contrôle est un de ceux que chacun prétend faire valoir, et trop souvent jusqu’à l’abus. Elle s’explique pourtant par un de ces préjugés dont il faut subir la tyrannie. On croit généralement que les matières dites sérieuses exigent une trempe particulière d’esprit, un effort surnaturel d’attention. Sans doute ; pour se rendre compte du mécanisme des sociétés et du rôle qu’on y joue soi-même, une initiation est nécessaire ; mais elle n’est pas longue et fastidieuse, comme on paraît le craindre, et par les faits imprévus qu’elle met en saillie, par les observations et le mouvement d’idées qu’elle excite, elle a souvent tout l’attrait d’une découverte. Un service réel que la presse aurait à rendre, serait de combattre cet éloignement irréfléchi pour les livres positifs, pour les travaux ou documens capables d’alimenter solidement les creuses discussions dont la politique est le sujet banal. De notre part, un examen suivi, l’emprunt des faits importans, et même des critiques sévères, toujours préférables au silence absolu, ne cesseront pas de provoquer l’attention publique en faveur des écrivains qui se préoccupent noblement des intérêts généraux.

Les livres de pure théorie ont fait défaut en ces derniers temps. Nous espérions entretenir nos lecteurs d’une publication qui doit faire date dans la science, le Cours d’Économie politique de M. Rossi. Le sentiment légitime de l’importance qui s’attache à cet ouvrage, le désir d’améliorer, aussi louable qu’il est rare, retardent de jour en jour la mise en vente du premier volume et éloignent indéfiniment le volume complémentaire. Dans ses Recherches sur les principes mathématiques de la Théorie des Richesses, M. Augustin Cournot[1] a tenté l’application de l’algèbre à l’économie sociale. Say et d’autres maîtres, qui rêvaient la popularité pour leur étude favorite, ont condamné formellement cet emploi des procédés algébriques. Il leur semblait qu’on courait chance d’effaroucher le vulgaire, si on appelait au secours de l’économie politique d’autres puissances que celles du sens commun. Mais cette crainte est peu réfléchie. Le meilleur moyen d’étendre les conquêtes d’une science n’est-il pas de nuancer son langage et de l’approprier ainsi aux diverses catégories que trace l’éducation dans le domaine des intelligences ? L’emploi des signes et des méthodes mathématiques devient admissible toutes les fois qu’il s’agit de discuter des relations entre des grandeurs. Il n’y a pas de raison pour que les personnes familiarisées avec ces signes se privent d’un rigoureux moyen d’analyse. Elles doivent se persuader seulement que l’instrument est difficile à manier, et que ses moindres écarts sont dangereux. Le calcul mathématique, qui ne peut saisir que des abstractions, ne doit intervenir dans l’étude des intérêts positifs que comme confirmation suprême de la logique et de l’expérience.

L’économie politique est en verve de prosélytisme. À côté d’un livre qui s’adresse aux intelligences fortifiées par les plus rudes exercices, elle place de simples Élémens[2], exposés dans une suite de dialogues entre un instituteur et son élève, et destinés aux écoles normales primaires ! l’Angleterre, dont nous subissons les usages à mesure que nous avançons dans la voie de l’industrialisme, ne néglige rien pour populariser les notions économiques. Plusieurs fois déjà, la science sévère de Smith y a été traduite en romans et en nouvelles. La forme dialoguée, choisie par Mme Mary-Meynieu, communique également à son abrégé une sorte de mouvement dramatique. Les doctrines dont elle se fait l’interprète sont empruntées sagement aux autorités les plus sûres, et la controverse, établie entre le maître et l’élève, les fait ressortir avec vivacité. L’intention qui a destiné un pareil ouvrage aux écoles normales primaires est des plus louables. L’auteur s’est dit sans doute qu’il serait heureux que chaque instituteur de village comprît assez bien le mécanisme des sociétés pour dissiper, dans sa petite sphère, l’opposition que l’ignorance apporte aux progrès. Pourquoi donc, à la lecture, n’avons-nous pu nous défendre d’une impression triste ? C’est que nous songions à l’effet que pourrait produire, dans une classe d’adolescens, ces douloureuses vérités que Malthus n’a formulées que pour les hommes d’état ; c’est qu’il nous semblait voir toute une école dépouiller le sourire, cette fraîche parure de la jeunesse, à certains passages, comme ceux qui recommandent à la classe ouvrière la prudence dans le mariage, si elle ne veut pas voir venir les fléaux mortels pour saisir ses enfans et les dévorer.

La plupart des ouvrages que nous avons à signaler se présentent comme des travaux d’érudition. M. Blanqui aîné s’est tracé un cadre bien vaste, en essayant une Histoire de l’Économie politique, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours[3]. Il nous coûte de renouveler les critiques justement provoquées par un livre qui manquait à la science, et qui peut être encore utile, malgré ses imperfections. Le but de l’auteur, avoué dans son introduction, a été « de populariser la science économique, en montrant qu’on en trouve les élémens dans l’histoire des peuples aussi bien que dans les écrits des économistes. » Le vague d’un pareil plan et l’absence de méthode ont dû engendrer tous les défauts qui annulent l’effort d’un mérite réel. Au lieu d’écrire l’histoire d’une science, de tracer une monographie, M. Blanqui s’est perdu dans le champ sans bornes de l’histoire générale : il a rappelé toutes les révolutions sociales ; il a essayé d’en dire les causes et les effets, d’expliquer, par la théorie, les tâtonnemens aveugles de l’humanité. Il eût été beaucoup plus instructif en se renfermant dans le programme annoncé par le titre, en exposant l’origine et la fortune des doctrines vraiment scientifiques, des réalisations tentées en vertu d’un système ; soit qu’il eût fait connaître chronologiquement les diverses écoles, soit qu’il eût étudié séparément les grands problèmes économiques et exposé les solutions fournies par chaque époque, ainsi qu’il l’a fait, pour le système monétaire, dans l’un des chapitres les plus heureux de l’ouvrage.

Vouloir expliquer le régime intérieur de toutes les sociétés anciennes et modernes, c’était se condamner à des omissions et à des erreurs sans nombre. Les érudits, les antiquaires, qui depuis des siècles encombrent les bibliothèques de dissertations et de mémoires, ne sont pas en mesure de répondre aux questions que l’économiste devrait leur adresser. Les races les plus industrieuses de l’antiquité, les Égyptiens, les Phéniciens, les Carthaginois, ne nous seront jamais connues que par de savantes conjectures. Les traditions hébraïques reflètent pour nous un merveilleux dont ne s’accommode pas la science des intérêts positifs. Quant aux grandes monarchies de l’ancienne Asie, nous sommes dans la position où l’on se trouva, lors de la renaissance des études, à l’égard de la Grèce et de Rome, c’est-à-dire qu’un petit nombre d’initiés déchiffrent des textes et amassent au hasard des documens. Ces travaux feront-ils comprendre la loi du travail, la production et la répartition des richesses dans les temps les plus reculés, chez les Perses, les Indiens, les Chinois ? c’est ce qu’on ne peut pas même prévoir aujourd’hui. Au surplus, M. Blanqui a gardé sur tous ces peuples un silence absolu. Pour lui, toute l’antiquité réside à Athènes et à Rome. Un érudit français du XVIIe siècle, Samuel Petit, a compilé, classé et éclairci par un savant commentaire des textes épars des lois de l’Attique. De nos jours, le professeur allemand Bœckh a publié un livre fort estimé sur l’économie politique des Athéniens. C’est ce dernier surtout que M. Blanqui a mis à contribution pour ce qui regarde la Grèce. Il a eu le tort seulement de présenter, comme des faits absolus et constans, des résultats particuliers et essentiellement variables. Le déplacement journalier des intérêts, qui s’opère sans cesse au sein des nations, est, de même que la circulation du sang pour les corps organisés, une condition d’existence. Or, si la loi de l’équilibre se modifie sans cesse, les traits généraux qui caractérisent une époque deviennent mensongers pour les époques qui précèdent et pour celles qui suivent. Évidemment, l’économie politique résultant des lois de Solon, ne régissait plus les Athéniens après la guerre du Péloponèse. Ce manque de précision est beaucoup plus choquant encore dans les chapitres consacrés au monde romain. On y sent à chaque page l’ignorance des sources primitives et des travaux modernes qui les ont fécondées. Et pourtant, quelle histoire plus riche, plus attrayante pour l’économiste, que celle de ce peuple rapace et tracassier chez qui la richesse assurait la prépondérance politique, et dont presque toutes les crises intestines, au moins sous la république, pourraient se ramener à des débats financiers ?

La manière dont M. Blanqui pose les problèmes témoigne du peu d’efforts qu’il a faits pour les résoudre. « Dans quel budget, dit-il, puisait-on les ressources nécessaires pour nourrir et pour vêtir ce monde si différent du nôtre ? Y avait-il des pauvres ? Travaillait-on par entreprises, en atelier, ou, comme pendant la république, autour du foyer domestique ? Quel était le sort du cultivateur et de l’ouvrier ? Comment faisait-on le commerce ? L’économie politique attend la solution de ces graves questions, dont les écrivains romains ne semblent pas avoir soupçonné l’importance. » Les difficultés en cette matière sont très réelles ; mais, au lieu de les éluder par un détour, le devoir de l’historien n’était-il pas de les attaquer franchement, de se fortifier de tous les travaux antérieurs, de recueillir jusqu’aux moindres indices et de leur faire prendre une signification en les coordonnant ? Par exemple, la connaissance qu’on a du système financier des Romains aurait dû mettre sur la voie des éclaircissemens un théoricien habile comme M. Blanqui. On voit, dans l’origine, la république suivre instinctivement une pratique odieuse dont Aristote pourtant a fait l’éloge : elle exproprie les peuples vaincus ; elle divise une partie de leur territoire en petits lots, pour les distribuer comme récompenses militaires, et conserve le reste comme domaine national (ager publicus). Ce domaine est affermé aux enchères, et le prix du bail devient la principale ressource de l’état. Mais il faut de grands capitaux pour exploiter de grands fonds de terre. Les patriciens seuls peuvent se mettre sur les rangs. L’influence que leur assure la constitution du pays les rend juges et parties dans leurs propres causes ; ils s’adjugent successivement les plus beaux fruits de la conquête, et chaque famille s’applique traditionnellement à conserver les avantages du contrat primitif. Rome, en accumulant les matières précieuses arrachées aux vaincus, ne s’aperçoit pas qu’elle abaisse démesurément chez elle la valeur du numéraire. Cette circonstance tourne encore au profit des détenteurs de biens nationaux ; la redevance annuelle qu’ils acquittent devient tellement insignifiante, qu’en beaucoup de cas, sans doute, ils sont moins des fermiers que des propriétaires. C’est d’ailleurs en cette qualité qu’ils agissent, car rien ne leur coûte pour améliorer le fonds. Les guerres continuelles entretiennent aux plus vils prix les instrumens ordinaires du travail, les esclaves ; le maître imagine de les intéresser à la prospérité de l’exploitation par un moyen qui devient pour lui-même une source nouvelle de profits. Il permet aux esclaves de se priver du nécessaire, de vendre ce qu’ils retranchent de leur ration de chaque jour, quelquefois même d’exercer un petit trafic, afin de se créer un pécule et de le placer à intérêt ; mais, à coup sûr, le placement se fait entre les mains du patricien, qui, déjà propriétaire foncier et entrepreneur d’industrie, devient, par ce dernier fait, banquier. Ainsi, les trois principaux moyens d’acquérir, la terre, le travail, l’argent, sont à la disposition de l’aristocratie. Les grands domaines, vivifiés par un capital surabondant, tendent forcément à s’accroître. Chaque jour ils englobent et s’assimilent quelque modeste patrimoine, et il arrive une époque où le territoire romain, complètement envahi, offre moins l’image d’une république que d’une fédération de petits royaumes où chaque chef de noble famille règne en maître absolu.

Si M. Blanqui avait suivi dans l’histoire les traces de ce développement, il n’eût pas élevé des doutes sur l’existence des pauvres au sein de la société romaine. La classe souffrante s’y forma des petits propriétaires dépossédés, des travailleurs libres écrasés par la concurrence des ateliers serviles, des débiteurs dévorés par de ruineux intérêts ; en un mot, de presque tous les plébéiens. Il n’y a peut-être d’exceptions à faire que pour ceux qui s’élevaient à la fortune par la bravoure ou l’intelligence, et se classaient alors dans l’ordre des chevaliers, aristocratie financière qui devait peu à peu se substituer à la noblesse de race. Remarquons que, dans l’antiquité, la pauvreté, cette affreuse incertitude du lendemain qui torture l’homme dénué de ressources, n’existait pas pour la portion la plus dégradée de la société. L’esclave, ne possédant que par tolérance, ne s’appartenant pas à lui-même, ne pouvait pas être littéralement pauvre ; il devait, au contraire, se ressentir quelque peu de l’opulence du seigneur. Ceux que la misère conduisait au désespoir étaient donc des hommes libres, des privilégiés dans l’ordre politique. Ainsi se trouva naturellement organisé un parti formidable par le nombre, par les habitudes énergiques contractées dans les camps, par le sentiment profond de son droit, par la persévérance et l’unanimité de ses vœux. Retour sur les concessions des terres conquises, nouveau partage du domaine national, tel fut son mot de ralliement pendant des siècles. La lutte, long-temps resserrée dans l’enceinte du Forum, s’engagea enfin dans des champs plus vastes. La démocratie triompha, comme on sait, et demeura maîtresse des champs publics par la proscription de ceux qui les avaient détenus injustement. Elle se hâta de les aliéner, non pas pour arriver, suivant son programme, à une équitable répartition, mais pour récompenser les siens et planter dans le sol sa victoire.

Cette révolution, couronnée par l’établissement de l’empire, est très importante pour l’économiste, parce qu’elle renouvelle le système financier, et qu’en morcelant la propriété, elle modifie le genre d’exploitation. Pendant la république, le propriétaire enrégimentait ordinairement ses esclaves par ateliers ou brigades, dont les chefs étaient esclaves eux-mêmes. Cette méthode dut être celle de tous les Romains fidèles aux anciennes traditions, qui honoraient, comme des vertus conservatrices, la culture du champ paternel et la vigilance dans l’administration domestique. Mais, pour les descendans abâtardis du patriciat, il n’y eut plus qu’une occupation, assez fatigante, il faut en convenir, celle de dépenser, dans toutes les recherches du luxe, leurs immenses revenus. De là vint l’usage d’affermer les terres à des colons libres de naissance, qui dirigeaient la culture selon leurs lumières et à leurs risques et périls. Les baux étaient de cinq ans, et s’acquittaient ordinairement en numéraire. Le prix variait selon que la terre était nue ou meublée, c’est-à-dire garnie d’esclaves. Mais, vers l’époque impériale, le revenu des terres devait être fort incertain, et par conséquent la spéculation du fermier très chanceuse. En effet, sur quelle base établir le taux des fermages, dans un monde où toutes les notions d’économie administrative sont confuses, où des distributions gratuites de comestibles font concurrence aux producteurs, où des réquisitions de denrées frappées sur les peuples vaincus, des impôts capricieux, des monopoles sans nombre jettent le trouble dans les marchés ; où des trésors inappréciables, comme celui qu’Auguste apporta d’Alexandrie, sont livrés à la circulation, et changent, par une brusque secousse, toutes les relations, de valeurs ? Quelques passages des lois romaines, relatifs aux contestations fréquentes entre les maîtres et les tenanciers, surtout les doléances de Columelle et de Pline-le-Jeune, nous révèlent les embarras du propriétaire sous l’empire. Un temps vint donc où il fut très difficile de confier la régie de ses biens à des fermiers libres et responsables ; et c’est pour les remplacer qu’on adopta, du IIe au IVe siècle de notre ère, une autre méthode d’exploitation, qui portait en germe une révolution tout entière. L’esclave rustique, celui du moins que le maître jugea digne de sa confiance, devint serf, ou pour parler plus exactement, colon servile. Pour l’intéresser à la prospérité de la terre, on lui permit de se marier, de posséder ses enfans, de disposer librement de toutes ses acquisitions, à la seule charge d’une redevance annuelle, stipulée quelquefois en argent, mais le plus ordinairement en nature. L’affranchissement eût été complet, et le travailleur se fût insensiblement substitué au maître, s’il n’eût pas été immobilisé ; si l’esclave, avec toute sa descendance, n’eût pas été attaché à la glèbe, de telle sorte qu’il appartînt moins au seigneur qu’au sol. Ainsi, on empêcha qu’un propriétaire, désespérant de faire valoir avec avantage, vendît ses esclaves, et laissât ses champs sans culture, au risque d’affamer une province. La terre, toujours garnie de travailleurs, fut forcément fertilisée ; mais, en défendant au maître de diviser ou de transplanter les familles serviles selon les besoins de la culture, on tomba dans un autre inconvénient : il dut arriver souvent qu’un domaine fût surchargé de travailleurs, tandis qu’il y avait disette de bras sur un autre point.

On a dit que cette révolution s’était faite au profit du fisc, et pour empêcher qu’un propriétaire n’éludât l’impôt, en vendant ou en dispersant ses esclaves rustiques à l’époque du recensement. Il est plus probable qu’on obéit instinctivement à l’urgence de reclasser les élémens sociaux qui depuis deux siècles étaient dans une déplorable confusion. On n’avait pas idée alors de cet équilibre des sociétés modernes, entretenu par le développement naturel de toutes les activités. Ce fut plutôt par un retour vers les théories antiques qu’on imagina de hiérarchiser cette fusion de cent peuples qui composait le monde romain, et de parquer chaque groupe entre des limites infranchissables. Ainsi, l’industrie subit, en même temps que l’agriculture, une réorganisation analogue. De tout temps, il y avait eu à Rome des corporations d’ouvriers libres ; mais elles n’avaient pas pris sans doute un grand accroissement, écrasées qu’elles étaient par la concurrence des ateliers serviles établis dans les grands domaines et par le trafic de ceux qu’on appelait aubains ou étrangers, non pas qu’ils fussent tous d’origine étrangère, mais parce que, tenant le milieu entre le citoyen et l’esclave, ils n’avaient pas dans la cité leur domicile politique. Vers le déclin de l’empire, les propriétaires, réduits à l’économie, remarquèrent sans doute qu’une pièce d’étoffe achetée dans une boutique leur coûtait moins cher que s’ils l’avaient fait fabriquer par leurs esclaves. Ainsi, l’abandon de l’industrie domestique, les affranchissemens multipliés, et surtout le régime de l’égalité, amené par l’extension continuelle des droits civiques, livrèrent à ses propres ressources une tourbe innombrable, qu’il fallut bien enrégimenter, et qu’on attacha à l’atelier, comme le cultivateur à la terre.

Les corporations sont donc réorganisées sur de nouvelles bases. Chaque ville ordonne celles qui lui sont nécessaires pour assurer les services publics. Une grande exploitation, celle d’une mine, par exemple, donne aussi lieu à la formation d’une communauté, et comme aucune industrie ne peut se suffire à elle-même, des communautés accessoires viennent se grouper autour d’elle et deviennent le noyau d’une nouvelle bourgade. Partout la hiérarchie des colléges est strictement déterminée, de telle sorte que le passage de l’un à l’autre peut être prescrit par la loi comme une récompense ou une punition. À l’origine de chaque corporation, un fonds social est constitué, soit par la munificence du gouvernement impérial ou de l’autorité locale, soit par l’apport des incorporés ; mais l’association s’ouvre également pour celui qui ne possède que son industrie. Ainsi se combine un vaste système de commandites si bien échelonnées, que tout homme ingénu peut se choisir une place en quelqu’une d’elles, y devenir actionnaire, n’eût-il pour fortune que la possession de sa personne, et quelque mince que soit cette valeur. Du point de vue où nous place aujourd’hui la concurrence, une pareille organisation nous apparaît d’abord comme une utopie. Mais la belle médaille antique a un triste revers. Le collégiat pouvait acquérir et jouir, mais il ne possédait pas. La richesse, le prix de ses sueurs, n’était qu’un usufruit qu’il devait abandonner, s’il lui prenait fantaisie de changer de profession. Un boulanger ne pouvait constituer une dot à sa fille qu’à la condition de la marier à un boulanger. Il ne pouvait ni vendre, ni donner, ni léguer, si ce n’est en faveur d’une personne agrégée à son collége et apte à continuer son service. La part disponible de chacun n’était qu’un pécule, comme celui de l’esclave, plus ou moins abondant, selon l’activité personnelle ou la première mise de fonds. En un mot, l’industrie n’appartenait pas à l’industriel ; c’était l’industriel, au contraire, qui appartenait à l’industrie, le drapier à la fabrique, le forgeron à la forge.

Dans une société de ce genre, comment se répartissait le travail ? comment écoulait-on les produits ? Il est probable que tout se réglait par l’entremise d’une corporation particulière, qui, dans chaque localité, s’adjoignait aux autres, celle des vendeurs (negotiatores). À cette classe n’étaient pas agrégés les propriétaires, les capitalistes puissans, qui se livraient accidentellement à de grandes spéculations ; elle se composait seulement des petits marchands et colporteurs qui tenaient en boutique des assortimens de marchandises et approvisionnaient les foires et les marchés. Des charges accablantes épuisaient cette corporation. Indépendamment des droits de vente et de péage qui l’atteignaient particulièrement, elle devait payer la collation auraire, ainsi nommée parce qu’elle se comptait en or, impôt très lourd qui engageait solidairement tous les membres, et dont le montant était hypothéqué sur les immeubles de la communauté. On peut conjecturer encore que l’échange des produits spéciaux s’opérait d’une ville à l’autre par les marchands étrangers, c’est-à-dire par ceux qui, n’étant pas soumis à la résidence en vertu de certains priviléges locaux, se transportaient partout où les appelait l’espoir d’un bénéfice, au grand préjudice des commerçans immatriculés. Tels furent, à Rome, les Grecs, surnommés pantapoles à cause de l’universalité de leur commerce, et, en Gaule, les Syriens et les Frisons. D’après ce qui vient d’être dit, on se fera du moins une vague idée de la constitution de l’agriculture, de l’industrie et du commerce dans l’Occident à l’époque qui précéda le débordement des races germaines. Le peu qu’on sait en cette matière a été fourni par les laborieux investigateurs du droit romain. Combien ne doit-on pas regretter qu’un texte si intéressant n’ait pas trouvé dans l’historien de l’économie politique, un interprète plus patient et plus érudit ?

Des recherches sérieuses sur l’administration impériale eussent éclairé les jours nébuleux du moyen-âge ; car on sait que les pays dépendans de l’empire conservèrent, même après l’invasion, la plupart des usages qui résultaient de la législation romaine. Quelle est, en effet, la force qui pousse les peuples barbares vers les régions civilisées ? C’est une rapacité instinctive, un farouche besoin de jouissances. Si les conquérans respectèrent quelque chose, ce fut assurément le mécanisme financier imaginé par les empereurs. Soit par politique, soit par l’intercession du clergé, ils allégèrent un instant les charges qui accablaient le bas peuple ; Salvien le dit positivement. Mais ils se gardèrent bien de tarir toutes les sources du revenu en désorganisant les services publics, et particulièrement les corporations industrielles. Le goût du faste et de l’éclat extérieur, très prononcé chez les conquérans barbares, comme chez tous les parvenus, mit en grande vogue les étoffes précieuses et les marchandises importées d’Orient. De là un commerce qui ne fut pas sans importance sous les deux premières dynasties. Nous ne trouvons pas mention de ce fait dans le livre de M. Blanqui, mais, à la place, une insignifiante paraphrase des instructions données par Charlemagne aux régisseurs de ses domaines. L’appréciation des grands mouvemens historiques, comme les croisades, l’affranchissement des communes, la réforme, laisse également beaucoup à désirer. Elle reproduit, comme des résultats avoués par l’économie politique, les conclusions traditionnelles des résumés historiques. En un mot, l’évidente prétention de dessiner à larges traits, dans un cadre où la plus rigoureuse exactitude eût été nécessaire, a trop souvent égaré l’auteur. Pour trouver l’occasion de le louer, nous courons aux pages qui éclaircissent des points de doctrine économique, et que M. Blanqui a pu aborder avec l’autorité que lui donne une parfaite intelligence des principes. Nous avons cité déjà le chapitre qui explique les variations des valeurs monétaires ; ceux qui sont consacrés à la réorganisation des corps de métiers sous le règne de saint Louis, aux villes anséatiques, à la fondation et au mécanisme des banques, sont également dignes de remarque.

Arrivé à l’époque où l’on peut saisir pour la première fois un ensemble de vues administratives, un système économique tout d’une pièce, M. Blanqui change de méthode et commence, pour ainsi dire, un nouveau livre. À des aperçus qui embrassaient vaguement l’histoire générale, succède une chronologie des écoles qui ont fait date dans la science. On est ainsi conduit du régime patriarcal de Sully, le vénérable patron de l’agriculture, jusqu’aux utopies saint-simoniennes, en passant par le colbertisme qui fait consister la richesse dans l’abondance du numéraire ; par le système de Quesnay et de Turgot, pour qui les seuls travaux profitables sont ceux qui tendent à fertiliser le sol ; enfin par l’école industrielle d’Adam Smith, que Say a généreusement élargie. Après avoir épuisé la série des systèmes qui tendent, par des routes diverses, au même point, l’accroissement de la richesse des nations, on ne peut lire, sans un sentiment bien pénible, les conclusions de l’historien. « La question, dit M. Blanqui[4], en est venue au point qu’on se demande s’il faut s’applaudir ou s’inquiéter des progrès d’une richesse qui traîne à sa suite tant de misères, et qui multiplie les hôpitaux et les prisons autant que les palais. Il ne s’agit plus exclusivement, comme du temps de Smith, d’accélérer la production ; il la faut désormais gouverner et contenir en de sages limites : il n’est plus question de richesse absolue, mais de richesse relative. L’humanité commande qu’on cesse de sacrifier aux progrès de l’opulence publique des masses d’hommes qui n’en profiteront point. Nous ne consentirons plus à donner le nom de richesse qu’à la somme du produit national, équitablement distribué entre tous les producteurs. Telle est l’économie politique française à laquelle nous faisons profession d’appartenir, et celle-là fera le tour du monde. » Voilà donc le dernier mot de l’économie politique : elle avoue son impuissance devant la grande difficulté qui tient sans cesse en éveil le moraliste et l’homme d’état. Jusqu’à ce qu’elle ait fourni une solution satisfaisante, elle méritera à peine le nom de science ; mais, ne fût-elle qu’un instrument d’observation, une méthode d’analyse à l’usage de ceux qui veulent se rendre compte des phénomènes accomplis, elle serait encore digne de la considération qu’on lui accorde, et toujours les personnes qui se livreront à son étude y trouveront profit et plaisir. Le livre de M. Blanqui peut servir à une première initiation : qualités et défauts, il réunit tout ce qu’exige cette classe trop nombreuse de lecteurs qui préfèrent à une sévère exposition des faits la recherche du coloris et la coquetterie du style.

Presque tous les reproches que nous avons faits à M. Blanqui s’adressent à M. Henri Richelot, auteur d’une Esquisse de l’industrie et du commerce de l’antiquité[5]. Même penchant à généraliser les faits, même indécision dans le regard jeté sur le passé. Personne ne met à plus haut prix que nous-mêmes l’élégance du langage ; ce mérite n’est pourtant que secondaire dans un sujet qui tire son intérêt et son utilité de la précision des détails. Tout livre qui a pour but de faire revivre l’antiquité devrait être appuyé d’indications qui missent sur la voie des sources : le comble de l’art serait de faire preuve de chaque fait en l’énonçant, c’est-à-dire par une habile intercallation des textes anciens. Quatre pages pour l’Inde, trois seulement pour la Chine ou l’Arabie ! n’aimerait-on pas autant le silence absolu de M. Blanqui ? Pour les régions mieux connues, dont la réunion a formé le monde romain, l’auteur s’applique moins à dévoiler le rôle politique du commerce dans les plus importantes cités que son mouvement extérieur ; il se préoccupe beaucoup moins du sort des classes laborieuses que de l’énumération des marchés, des routes commerciales, des principales denrées et objets d’échange. Quelques recherches sur les procédés de l’industrie ancienne, sur les ressources et les résultats de la fabrication, auraient eu du moins le piquant de la nouveauté, et eussent été, pour le livre de M. Richelot, un excellent titre de recommandation ; mais l’auteur s’est proposé, non pas de faire des découvertes dans le champ ingrat de l’érudition, mais de grouper dans un résumé brillant les faits déjà connus. Le talent d’expression qu’on remarque en certains passages aurait pu être employé plus utilement ; une esquisse aussi légère que celle-ci, nous paraît sans attraits pour ceux qui peuvent se souvenir, et sans profit pour ceux qui ignorent.

Les Recherches sur le droit de Propriété chez les Romains, par M. Charles Giraud, professeur à la faculté d’Aix[6], sont d’un égal intérêt pour la science économique et pour la jurisprudence. La somme des acquisitions que l’homme a réalisée dans une société étant la mesure du bien-être et de la prépondérance qu’il y peut espérer, le désir de s’approprier un gage d’avenir ne tarde pas à s’emparer de chacun et à le dominer avec la force et la persistance d’un instinct naturel. Ce mobile, loin d’être malfaisant par lui-même, est un ressort indispensable pour le succès de l’association ; et tant qu’il agit équitablement, c’est-à-dire tant que chacun entrevoit, au terme d’une carrière plus ou moins rude, la sécurité pour prix de ses efforts, le concert des volontés détermine une période florissante. C’est seulement quand les chances deviennent trop inégales que le malaise commence et s’aggrave, si l’on n’y porte remède, jusqu’au jour de la désorganisation complète. Dès qu’on connaît les lois qui ont régi chez un peuple le droit de propriété, son histoire se laisse pénétrer bien facilement : on a le mot de tous les grands problèmes. Le livre de M. Giraud sera donc un des plus utiles pour l’étude de l’histoire romaine. Ce n’est pas que ses conclusions soient toujours d’une évidence victorieuse : elles contrarient plus d’une fois les idées admises et ne s’établiront pas sans combat dans le domaine de la science ; mais il faut savoir gré à l’auteur de l’effort d’érudition qu’il a dû faire pour réunir jusqu’aux moindres élémens de la controverse. Grace à lui, le procès est si minutieusement instruit, qu’une décision éclairée ne saurait plus se faire attendre.

Après une savante introduction sur l’origine et les caractères de la propriété chez les peuples primitifs, M. Giraud borne ses vues à l’horizon romain. Numa institua, comme on sait, la propriété territoriale, en répartissant entre les citoyens les conquêtes de Romulus, et en consacrant ce pacte fondamental par des cérémonies religieuses. Mais quelles furent les conditions du partage ? Deux systèmes à ce sujet se sont produits sous l’autorité de deux grands noms, Montesquieu et Niebuhr. Suivant le premier, Numa et ses successeurs, à son exemple, auraient distribué le territoire en lots parfaitement égaux, et n’auraient établi aucune distinction entre les citoyens. Ce fut, a dit le grand publiciste français, le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir d’abord de son abaissement, et dans la suite, toutes les agitations intérieures eurent pour but le rétablissement de l’égalité primitive. Niebuhr, au contraire, empruntant à Vico une conception systématique qu’aucun texte formel ne justifie, a soutenu que la qualité de propriétaire devint, par le contrat primitif, un des priviléges du patriciat, et que la caste plébéienne fut déclarée incapable de posséder aucune partie du territoire. C’est en prenant le milieu entre ces deux opinions qu’on se place avec M. Giraud dans les limites de la vérité. Une discussion lumineuse établit que l’égalité parfaite des biens chez les anciens Romains n’est qu’une chimère : l’exclusion absolue de la classe la plus puissante par le nombre n’est pas suffisamment confirmée et choque d’ailleurs la vraisemblance. Tous les citoyens ont été admis au partage, mais non pas également. Aucune disposition écrite dans les lois n’enlevait aux plébéiens l’espoir de s’établir sur le sol, et si le patriciat envahit complètement la fortune publique, c’est en raison de la prépondérance que lui assurait la constitution. M. Giraud rappelle qu’entre la propriété particulière (alter privatus) et le domaine national (alter publicus) il existait une distinction dont les historiens et les interprètes du droit romain ont trop souvent méconnu l’importance. Le champ réservé pour les besoins de l’état ne pouvait être aliéné que par le concours des pouvoirs de l’état et suivant des formes légales, soit par ventes publiques, dans les crises financières, soit par distributions gratuites quand il fallait récompenser des services ou calmer l’effervescence du peuple. Dans les circonstances ordinaires, on le mettait partiellement en régie : quelquefois le bail était de cinq ans ; le plus souvent il était perpétuel et se transmettait à titre héréditaire. Nous avons eu occasion d’expliquer plus haut comment les patriciens, abusant de leur autorité politique et de leur influence comme capitalistes, surent se faire adjuger à vil prix des parties de ce domaine public, ou obtenir des baux avantageux. Quelques érudits, préférant le témoignage formel d’Appien aux indications un peu vagues des auteurs latins, ont pensé que toutes les lois agraires successivement proposées n’ont jamais eu rapport qu’à ces biens domaniaux. M. Giraud, d’accord cette fois avec Niebuhr, soutient très vivement cette opinion. La propriété privée, dit-il, demeura toujours à la disposition illimitée des individus : jamais on ne songea à y porter atteinte légalement, et elle ne cessa d’être respectée que dans les jours de proscription. La loi rendue en l’an 388 de Rome, à l’instigation de Licinius Stolo, loi qui défendait qu’un citoyen possédât à l’avenir plus de cinq cents jugères[7], doit s’entendre des terres affermées à perpétuité et non pas des acquisitions particulières. Les deux Gracchus, et les tribuns qui les imitèrent, n’eussent été que de pauvres hommes d’état, s’ils avaient réclamé un équilibre parfait de fortune, qui ne se fût pas maintenu une année. Toute leur ambition fut de mettre un terme à une usurpation scandaleuse, qui épuisait la république au profit de quelques individus.

À ne juger que d’après les règles de la vraisemblance, cette nouvelle interprétation doit prévaloir. Cependant, pour la faire admettre par les érudits, attachés à la lettre des textes, il faut démontrer que les auteurs latins ont employé le seul mot ager pour signifier le champ commun, comme on dirait chez nous le domaine ; il faut établir encore que, dans la langue du droit, les mots possidere et possessio se rapportaient seulement à la possession extralégale des terres conquises. C’est ce que M. Giraud a entrepris[8]. De là, des recherches fort curieuses sur la double jurisprudence qui dut s’établir à Rome pendant la république, l’une appropriée aux droits légitimement acquis, et formulée d’après les principes éternels de la justice ; l’autre, exceptionnelle et de pure tolérance, sorte de droit coutumier appliqué seulement à cette possession qui n’était qu’un usufruit. L’auteur fait remarquer enfin que cette irrégularité même devint en des mains habiles un ressort politique. Entre les riches possesseurs et la plèbe affamée, le sénat mit tous ses soins à éviter une solution. D’une part, la promesse toujours renouvelée, toujours éludée, d’une plus juste distribution de l’ager, suffisait pour maintenir la démocratie en lui laissant entrevoir la chance d’un avenir meilleur. D’un autre côté, en rappelant sans cesse aux détenteurs des biens publics qu’ils n’avaient pas de titres légaux, en laissant gronder l’orage sur leurs têtes, on leur faisait sentir le besoin de se rallier autour du Capitole et de résister à l’esprit révolutionnaire, qui devait détruire la république en détruisant un abus aussi vieux que la république elle-même. — « Ces combinaisons étaient sages, dit M. Giraud, et pour nous qui voyons les effets salutaires de l’institution du crédit public dans les états modernes, elles sont assez vraisemblables. » — Le courage et l’adresse peuvent retarder un désastre ; mais le temps triomphe toujours, et d’un édifice chancelant fait des ruines. La guerre civile, qui aboutit à l’établissement impérial, effaça toutes les nuances dans la condition des terres, et institua la propriété sur des bases nouvelles.

Les recherches érudites qui appuient ces considérations d’un ordre élevé, ont par elles-mêmes du piquant et de la nouveauté. Par exemple, M. Giraud rapporte un édit de Dioclétien, récemment découvert, qui prescrit en temps de disette le triste remède du maximum. Il résulte de ce document qu’au commencement du IVe siècle, le travail et les choses nécessaires à la vie étaient intrinsèquement dix à vingt fois plus chers qu’aujourd’hui, et que la valeur des subsistances, comparée à celle des salaires, était excessive. Le taux de la journée pour le paysan et pour le manœuvre est de 25 deniers romains, environ 11 francs de notre monnaie, et de 50 deniers ou 22 francs pour l’artisan. Avec une rétribution qui nous paraît si élevée, les ouvriers libres devaient se contenter de la nourriture grossière et insuffisante des esclaves. Les alimens sains et succulens étaient inabordables pour eux. Ainsi il en coûtait 8 deniers pour une livre romaine de viande de boucherie, c’est-à-dire 4 francs 80 centimes pour la livre française. Le prix des légumes recherchés s’élevait dans la même proportion. Une oie grasse était taxée à 200 deniers ou 90 francs ; un canard ou un lapin, 40 deniers par pièce ou 18 francs ; un lièvre 67 fr. 50 c. ; un cent d’huîtres, 45 fr. Un sextier de vin de Tibur, ou un demi-litre en mesure moderne, se vendait 30 deniers ou 13 fr. 50 ; le vin commun, 3 fr. 60 c. ; la bière, 1 fr. 80 c. ; le sextier d’huile, de 11 à 18 fr., selon sa qualité. Au milieu de cette liste des denrées nécessaires, on remarque un trait qui caractérise ce peuple énervé, à qui il ne faut plus, avec du pain, les combats du cirque, mais seulement des luttes de parleurs. L’avocat est taxé, pour une requête, à 250 deniers, qui vaudraient de nos jours 112 fr. 50 c. Cette élévation du prix vénal des choses, qui est compensée d’ailleurs par l’avilissement du numéraire, s’explique par la prodigieuse accumulation des métaux précieux, commencée sous la république par la force brutale, et continuée sous les empereurs par la duplicité[9]. Nous n’avons pas besoin de faire ressortir l’intérêt qui s’attache aux recherches de cet ordre. Tous les lecteurs sérieux désireront, comme nous, la publication d’un second volume qui doit exposer les rapports de l’économie politique avec la propriété foncière.

Quittons le monde romain pour la société moderne. Les Recherches sur l’origine de l’impôt en France, par M. Potherat de Thou[10], nous fournissent une heureuse transition. On ne saurait trop recommander les ouvrages de ce genre, et provoquer la comparaison du passé avec le présent, à une époque où la fièvre du progrès est si violente, qu’elle nous empêche de jouir des améliorations obtenues. Pour les siècles où les classes inférieures végétaient en dehors de toute action politique, écrire l’histoire des charges qu’elles ont eu à supporter, c’est faire leur histoire complète. D’après cette idée émise par l’auteur, on s’étonne qu’il ait complètement négligé l’âge qu’il appelle barbare, c’est-à-dire celui qui comprend les deux premières dynasties. C’eût été combler une lacune que de déterminer ce que les conquérans conservèrent du système fiscal des empereurs, régime si décrié, si odieux aux peuples de la Gaule, qu’ils préféraient, au dire d’un contemporain, le joug léger des barbares à l’intolérable liberté romaine. Mais des recherches poussées si loin n’eussent satisfait qu’un intérêt de curiosité. M. Potherat de Thou s’est proposé d’être utile. Il a voulu faire voir comment l’organisme national a pris croissance, et par quelle lente et pénible élaboration les ressources se sont appropriées aux besoins. Son point de départ a donc été le siècle où le pouvoir royal commence à se dégager des rudes étreintes de la féodalité. Les redevances que le seigneur exige alors du vilain, les œuvres manuelles qui épuisent le serf, ne présentent pas, à proprement parler, les caractères de l’impôt. Elles ne sont pas un sacrifice dans un intérêt commun, mais une extorsion au profit du plus fort. Tout homme né dans la circonscription ou sous la dépendance d’un domaine, est taillable et corvéable à miséricorde ; les charges qu’il doit subir n’ont pour mesure que la pitié du maître. Les rois eux-mêmes n’ont d’autres droits que ceux qui sont attachés à la propriété, et c’est surtout à la supériorité de leur richesse qu’ils doivent leur prépondérance. Mais toute leur politique tend à faire jaillir des sources de revenus, en dehors de leurs biens patrimoniaux. D’abord la direction des entreprises militaires, faites dans un intérêt commun, met à leur disposition les aides que chaque baron doit fournir, soit en argent, soit en hommes. Le droit de justice était alors une propriété fort lucrative. Les conflits entre une multitude de juridictions égales, et qui se résolvaient par le combat judiciaire, étant une cause permanente de désordre, le pouvoir royal fut autorisé à y mettre fin en se décernant l’appel en dernier ressort. C’était s’attribuer ainsi les amendes et les confiscations, dont le produit fut affermé. La confirmation des chartes de communes, les bourgeoisies royales ne s’obtinrent que moyennant finance. L’héritage du bâtard et de l’aubain, l’amortissement des fiefs, c’est-à-dire l’indemnité qu’une église ou qu’un vilain devait payer pour obtenir l’autorisation d’acquérir une terre féodale, passèrent également du seigneur au roi.

Cependant des ressources irrégulières et bornées étaient insuffisantes pour substituer l’unité monarchique au déchirement féodal, pour faire de toutes ces peuplades possédées un grand peuple qui se possédât lui-même. La société n’était pas encore assez bien assise, pour que l’impôt pût être établi avec équité et discernement. Ne nous étonnons donc pas que les expédiens financiers de cette époque aient les caractères de la brutalité et de l’inexpérience. La fraude la plus ordinaire est l’altération des monnaies. Dans la fausse idée que la monnaie est une mesure purement arbitraire, on diminuait la valeur intrinsèque des pièces en conservant la dénomination primitive. Dans les temps de crise, la dépréciation devenait une véritable banqueroute. Ainsi, en 1359, le marc d’argent fin se vendait 102 livres, c’est-à-dire que la valeur réelle des espèces monnayées représentait 1/200 de leur valeur nominale. Les seigneurs qui avaient droit de monnayage étaient quatre-vingts sous saint Louis ; on n’en compta plus que trente-deux un siècle plus tard, et leur nombre alla toujours en décroissant jusqu’à extinction. En outre, leur monnaie n’avait cours que dans leurs domaines, tandis que celle du roi était admissible partout. Ce privilége devint donc, pour les conseillers de la couronne, un encouragement à la falsification. Mais plus les bénéfices de la première émission étaient considérables, plus la perte était grande quand les valeurs altérées retournaient au trésor. Il fallut pourtant des siècles pour qu’on comprît les dangers de cette manœuvre, et la France n’y renonça complètement qu’après avoir reçu de Law, excellent maître en matière de finances, des leçons qui, par malheur, ont coûté trop cher. Il arrivait encore que les rois, dans un pressant besoin, vendaient des parcelles de leur domaine privé, et que, plus tard, les gens du roi, en vertu du principe de l’inaliénabilité de ce domaine, reprenaient violemment le gage, sans restituer l’argent reçu. En tel cas encore, le vol était une spéculation déplorable. La mauvaise foi de l’emprunteur ne servait qu’à rendre les emprunts plus difficiles et plus désastreux. Une autre ressource de la royauté était la proscription et la spoliation de tous ceux qui trafiquaient sur l’argent. Mais cette mesure avait-elle le caractère de généralité que les historiens lui attribuent ? Faut-il confondre les grands banquiers italiens désignés sous le nom de Lombards, avec les usuriers ambulans, les petits prêteurs sur gages qui absorbaient la substance du menu peuple ? Pourquoi les gens de Cahors ou Caorsins ont-ils donné leur nom à cette race dévorante, tandis que les habitans de quelques autres villes, ceux de Caen, par exemple, semblent avoir partagé avec eux, et même par concession royale, le privilége de l’usure ? Ces points ont été jusqu’ici laissés dans le vague par les historiens. Nous croyons pourtant que, s’ils étaient convenablement éclairés, ils pourraient refléter une vive lumière sur tout ce qui s’est rattaché aux intérêts matériels pendant le moyen-âge. Il est à regretter que M. de Thou ne les ait pas abordés avec cette érudition sobre et pourtant décisive qu’on aime dans son livre.

L’invasion anglaise fit sentir la nécessité d’un pouvoir qui représentât la nation et dirigeât la défense commune. La royauté était seule préparée à ce rôle. Ce fut seulement lorsqu’elle put parler partout au nom de l’intérêt général, qu’elle fit l’essai d’un système régulier d’impositions. On ne pouvait atteindre la propriété foncière qu’avec réserve ; il fallait ménager la noblesse, dont la défection au profit de l’Angleterre était à craindre, et la bourgeoisie, qui, dans toute la verve de sa liberté nouvellement conquise, n’accordait des aides que temporairement et sous conditions. L’impôt indirect, dont la charge était plus divisée, et qui pesait surtout sur cette classe dont les douleurs sont muettes, rencontra moins d’opposition, et se constitua le premier. Par l’établissement des greniers à sel en 1342, le gouvernement s’arroge un monopole et crée un maximum à son profit. Sous Charles V, le génie fiscal se développe et s’enhardit. Les consommations et les transactions deviennent, autant qu’il est possible à cette époque, des sources de revenus pour le trésor. À l’avènement de Charles VI, cette race d’hommes qui est toujours prête à exploiter les révolutions, s’est déjà groupée autour du trône. Les charges deviennent accablantes. En 1382, le peuple de Paris plie sous le fardeau, et se relève menaçant. Mais, comme dit M. de Thou, une révolte avortée consacre ce qu’elle a voulu détruire. Les aides sont établies définitivement et leurs produits affermés. Les élus, officiers de finance désignés d’abord par les trois ordres, ne sont plus que des agens de la couronne. En 1388 et en 1396, le roi se trouve assez puissant pour lever de plein droit des tailles sur le tiers-état. Sous Charles VII, la création d’une armée régulière et permanente légitime du moins un accroissement de charges. Dès-lors l’impôt obéit à sa nature ; il grandit sans relâche. Au commencement du XVIe siècle, le revenu du roi s’élève à 4,000,000 de livres, qui représentent intrinsèquement 20,000,000 fr. de notre monnaie, et une somme quatre fois plus forte, si l’on a égard aux différences survenues depuis ce temps dans le prix vénal des marchandises. Pour une population de dix millions d’ames environ, la moyenne de l’impôt royal est de 8 francs par tête. Mais il fallait acquitter, en outre, les dîmes ecclésiastiques, les corvées et les droits seigneuriaux, qui étaient encore très multipliés ; de sorte qu’en additionnant toutes les valeurs fournies en argent, en denrées et en œuvres, en répartissant sur les têtes populaires le total des exemptions qui profitaient aux nobles et au clergé, on trouverait un chiffre très élevé pour la part de chaque contribuable, relativement surtout aux ressources du temps.

Ce qui prouve que la charge était lourde, c’est qu’au lieu de l’augmenter dans une nécessité impérieuse, on eut recours à des emprunts déguisés dont on ne pouvait pas méconnaître les inconvéniens. Louis XII imagina de vendre les charges publiques. François Ier battit constamment monnaie avec cette invention. L’acquisition des offices devait amener tôt ou tard leur transmission héréditaire. La survivance, concédée exceptionnellement dans le cours du XVIe siècle, passa en règle en vertu d’un édit de 1604. Ces mesures, conseillées par le besoin, avaient toute la portée d’une révolution. Les magistratures administratives et judiciaires échappaient ainsi à la dépendance du pouvoir royal, qui, à force d’empiétemens, était arrivé au despotisme. Ces nouveaux fonctionnaires, que l’intelligence et le travail avaient presque tous fait sortir des rangs du peuple, formaient une sorte de représentation nationale, à laquelle la propriété communiquait son caractère inviolable. Mais les résultats financiers étaient moins heureux. L’acquisition d’une charge constituait une rente perpétuelle que l’état devait solder, soit en gros traitemens, soit en priviléges abusifs. Cette ressource était surtout dangereuse par sa facilité même ; il suffisait de faire un appel à la vanité, en créant des emplois nouveaux, inutiles ou ridicules, pour attirer un capital dans le trésor. Le présent dévorait l’avenir. Ainsi, à l’avénement de Colbert, le nombre des titulaires, malgré les efforts qu’on avait déjà faits pour le réduire, s’élevait à 45,780, et le capital de leurs charges, évalué alors à 419,630,000 liv., représenterait 800,000,000 de francs de notre monnaie. En résumé, l’histoire des finances sous l’ancienne monarchie n’est que celle des expédiens imaginés au jour le jour pour faire face aux besoins. Le revenu régulier, appauvri par une foule d’exemptions et de priviléges, mal assis, perçu à grands frais, demeure constamment insuffisant. En ces siècles où la science du crédit public n’était pas même soupçonnée, où la doctrine de l’église sur le prêt à intérêt faisait obstacle aux emprunts avoués, les ressources extraordinaires auxquelles il fallait recourir ne pouvaient être que ruineuses. Outre la vénalité des emplois et la falsification des monnaies, c’était la vente de certaines immunités à des villes, à des provinces entières, ce qui introduisait de choquantes inégalités au sein d’un même peuple : c’étaient l’aliénation des revenus, les avances qu’on n’obtint jamais à moins de 10 p. 100 aux meilleurs temps de Colbert, et qu’il fallut payer jusqu’à 50 p. 100 sous Richelieu ; c’étaient encore les baux de fermes qui livraient des populations entières à la rapacité des traitans, et pour suprême remède, les coups d’état, les banqueroutes, lesquelles, à la vérité, n’avaient pas alors le caractère odieux qu’elles ont pris de nos jours, parce qu’au lieu de frapper des créanciers confians, elles pressuraient des usuriers sans pudeur, insolemment gonflés des sueurs populaires. La banqueroute prenait plusieurs masques, quelquefois même celui de la justice ; souvent des tribunaux étaient spécialement institués pour la recherche des traitans et de tous ceux qui avaient fait avec l’état des bénéfices usuraires. Sully n’approuvait pas l’emploi de ce piége, qui, disait-il, ne servait qu’à prendre les petits larronneaux. Cependant, au commencement de la régence, la dernière chambre de justice qui fut instituée, condamna 4,170 personnes à rembourser 219,000,000 de livres, le tiers environ de leur fortune, et prononça même la peine de mort contre quelques-uns des plus compromis.

La conclusion fort remarquable du livre de M. de Thou est que, sous l’ancien régime, les contributions publiques faisaient peser à peu près sur chacun les mêmes charges qu’aujourd’hui. Sous Louis XIV, même avant les années désastreuses, l’impôt par tête, en tenant compte de la valeur réelle et de la valeur relative de l’argent, équivaut à 31 francs en monnaie du jour. Le budget des recettes présenté par Necker, s’élève à 585,000,000, auxquels il faut ajouter au moins 175,000,000 pour redevances au clergé et aux seigneurs, ainsi que pour diverses charges qui ne figuraient pas alors dans les comptes, et qui depuis ont été comprises dans les recettes publiques. On levait donc, en France, environ 700,000,000 d’impôts sur une population de vingt-quatre à vingt-cinq millions d’habitans. La moyenne est de 28 francs par tête, somme qui correspond à 33 fr. 60 cent. de notre monnaie, en évaluant modestement à un cinquième l’élévation de prix que toutes les choses ont subies depuis 1789, et que l’impôt a dû suivre comme le reste. Ajoutons que le fardeau, réparti aujourd’hui avec toute l’équité possible, est beaucoup plus tolérable ; que si l’on pouvait comparer, pour les deux époques, le total de l’impôt avec le capital en circulation, l’avantage serait encore de notre côté, et qu’évidemment les services publics se sont améliorés et étendus. Bref, pour les contribuables, l’argent est moins difficile à obtenir, et l’état fait plus de choses avec moins d’argent. Des rapprochemens de ce genre prêtent beaucoup d’intérêt au livre de M. de Thou. Il s’est approprié, en les éprouvant par la critique, les études des écrivains qui ont frayé sa route, comme Forbonnais, Dupré de Saint-Maur et Cormeré ; il a su éviter leur sécheresse et fondre dans un récit varié la chronologie des taxes et l’exposé des opérations. Nous blâmerons seulement un peu de confusion dans l’ordonnance des matières. Les résultats purement financiers ne se détachent pas assez nettement des considérations générales, et les hommes spéciaux regretteront sans doute qu’un livre agréable à lire ne soit pas en même temps un guide facile à consulter.

Il a donc fallu des siècles pour découvrir les ressources nationales et pour en régulariser l’emploi. À côté du tableau, à teintes sombres, de la lutte des intérêts, des abus de pouvoir, des illusions, des tâtonnemens, et en somme d’une pénurie toujours croissante, on aimerait à se représenter l’immense appareil qui fonctionne aujourd’hui avec tant de précision, et dont le système est si bien combiné, qu’on peut essayer tout perfectionnement sans crainte de désorganisation. Nous pourrions offrir cet heureux contraste, avec le secours entier d’un ouvrage dont MM. Macarel et Boulatignier n’ont encore publié que le premier volume, sous ce titre : De la Fortune publique en France, et de son Administration[11]. « Dans les gouvernemens de libre discussion, disent les auteurs, un des plus grands obstacles que rencontre la puissance publique est de s’adresser à des assemblées et à des personnes qui n’ont pas encore assez étudié les matières administratives. » Ils n’ont pas cédé pourtant à la tentation trop commune de développer des théories et de se draper en révélateurs ; leur programme est beaucoup plus modeste, et toutefois il exige des conditions dont l’assemblage est rare : une méthode lumineuse, de l’érudition, et surtout cette expérience qu’on ne puise qu’à la source des affaires. M. Macarel s’est proposé de fournir une ferme base à la discussion et aux études, en présentant des indications historiques sur les différentes branches de services qui se rattachent à la gestion de la fortune publique ; des documens statistiques puisés aux sources officielles ou avouées par la science ; l’exposé des règles administratives en vigueur, des décisions judiciaires, et des opinions diverses que la controverse publique, a fait surgir. Ressources de l’état, dépenses publiques et comptabilité, telles sont les divisions naturelles du grand cadre. Le premier volume, qui nous donne une excellente idée de l’ensemble, est consacré seulement au domaine de l’état, c’est-à-dire aux biens qui sont communs à tous les membres de l’association nationale. Ces biens sont ou domaniaux de leur nature, comme les routes, fleuves, rivages et remparts des villes, ou des propriétés dont le revenu figure annuellement au budget. Cet inventaire général de la fortune publique rassemble des notions trop généralement ignorées. Peu de Français savent qu’ils ont une part dans la propriété de huit mille sept cent soixante dix-huit bâtimens destinés à des services publics, et dont la valeur est, par estimation, de 536,096,774 francs ; qu’ils participent encore à la possession d’un domaine forestier dont la contenance est de un million dix-neuf mille cent trente-neuf hectares, évalués à 726,993,456 francs ; et pourtant la valeur des immeubles n’est rien comparée à la richesse mobilière de la France, qui se compose des Musées, des Bibliothèques, de l’Imprimerie Royale, des Archives, des Observatoires, des collections sans nombre d’objets d’art et d’utilité, et enfin du matériel immense confié aux ministres de la guerre, de la marine et des finances, richesses si grandes, qu’il faut renoncer à les évaluer, même approximativement. Le second volume, dont la publication est prochaine, doit traiter de l’assiette, de la répartition et du recouvrement des contributions publiques, et compléter ainsi la section consacrée aux ressources ordinaires de l’état. Il restera à parler des ressources extraordinaires ou des emprunts, et de la distribution annuelle des revenus, c’est-à-dire de la dette publique, des services de chaque ministère, des frais de régie et des règles de la comptabilité. Cet immense travail deviendra donc une encyclopédie financière. Le peu que nous en avons dit en doit faire comprendre l’utilité : le nom de M. Macarel en garantit le mérite.

Le piquant du titre nous a fait rechercher une Histoire de la marche des idées sur l’emploi de l’argent, depuis Aristote jusqu’à nos jours[12], ouvrage anonyme attribué à M. Nolhac de Lyon. Notre espérance a été déçue. Au lieu d’un exposé des principes économiques qui ont régi les sociétés successives, nous n’avons trouvé qu’une discussion sur un cas de conscience controversé depuis des siècles dans le monde catholique, la légitimité du prêt à intérêt. Il n’est cependant pas sans importance pour l’économiste de savoir où en est aujourd’hui ce débat. Les doctrines émanées de l’église conservent une vitalité que n’ont pas les systèmes produits par les savans : ceux-ci restent flottans dans le vaporeux domaine des théories, et n’en sortent guère qu’à la suite des ébranlemens causés par les révolutions. Les premières se traduisent toujours en faits, et modifient immédiatement la pratique des personnes religieuses, lesquelles, sans qu’on s’en doute, sont encore en majorité dans toutes les populations. Les opinions de la théologie sur le placement de l’argent ont mis obstacle à l’établissement du crédit public sous l’ancien régime ; aujourd’hui qu’elles ont perdu beaucoup de leur souveraineté, elles ont encore assez de puissance pour empêcher une foule de transactions utiles, et pour neutraliser des valeurs dont l’emploi légitime profiterait à tous. Si le gouvernement pouvait obtenir de la cour de Rome une décision qui levât les scrupules du clergé, on verrait des sommes enfouies depuis long-temps reparaître, et une circulation bienfaisante s’établirait, particulièrement dans les campagnes où l’animation des grandes villes se communique si difficilement. L’heure d’une telle démarche paraît être venue ; le grand nombre de livres et de brochures que le clergé produit à ce sujet en atteste la nécessité, et on peut compter sur l’appui des hommes les plus éclairés, parmi ceux qui sont attachés au joug religieux. M. Nolhac est de ce nombre. Il s’efforce de prouver que la doctrine qui défend d’utiliser un capital en le plaçant à terme procède d’une interprétation scolastique, et ne touche aucunement le dogme. L’erreur provient, dit-il, de l’emploi qu’on faisait anciennement du même mot pour désigner le prêt usuraire que la fraternité évangélique repoussera toujours, et l’accord fait de gré à gré entre deux individus également libres, contrat qui doit porter profit à chacune des parties, et dans lequel souvent l’emprunteur, riche de son industrie, peut faire la loi à celui qui prête. Tous les législateurs qui ont vu dans le travail une garantie d’ordre et de bien-être, ont favorisé la transmission intéressée des capitaux. Dès la plus haute antiquité, les conditions du prêt furent réglées dans l’Inde ; le code de Solon, qui devint celui des républiques commerçantes de l’Asie mineure et de la Grèce italique, autorisait le placement et paraissait avouer, par son silence, l’inutilité d’un taux légal. À Rome, malgré le frein de la loi, les variations du prix de l’argent étaient brusques et violentes, comme la politique du peuple lui-même. Le crédit, tel que nous le concevons, basé sur l’égalité entre les contractans, et ayant pour caution l’utilité générale, n’était donc pas possible dans un temps où chaque cité comptait plusieurs castes, où le droit des gens n’existait pas entre les cités. Au lieu du crédit régnait l’usure, cruelle, insatiable, insultante. De là, le mépris des anciens sages pour tous ceux qui vendent l’argent, et la condamnation formulée en cinq mots dans l’Évangile[13], et les fulminantes paroles des pères de l’église.

M. Nolhac entreprend de démontrer néanmoins que dans les premiers âges du christianisme, le placement à des conditions honnêtes n’était pas défendu. Il cite, d’après un moine qui écrivait en 1230, l’exemple d’une sainte qui, avant de se consacrer à la vie religieuse, plaça à intérêt tout l’argent qu’elle avait recueilli par succession, ce qui, ajoute le pieux biographe, pouvait se faire alors sans péché ou n’était du moins qu’un péché véniel. L’auteur aurait pu emprunter un second exemple à Grégoire de Tours[14]. Désidérat, évêque de Verdun, supplie Théodebert de prêter avec intérêt, aux négocians de sa ville, une somme qui leur permettra de payer au fisc leur abonnement annuel, et de continuer leur commerce. Quelle est donc l’origine de l’opinion qui proscrit aujourd’hui les transactions semblables ? M. Nolhac la fait remonter à cette époque du moyen-âge, où les scolastiques, en appropriant à la théologie les formes d’argumentation consacrées par Aristote, se pénétrèrent à leur insu de beaucoup de principes péripatéticiens. Aristote avait dit que l’argent est improductif de sa nature, et n’a de valeur que par son usage. Il est assez curieux de voir comment saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique, a donné force de loi à l’axiome du philosophe païen : — « Il y a des choses, dit-il, dont la destination est d’être consommées, comme le vin et le blé. Or, si quelqu’un voulait vendre à la fois et le vin et la consommation du vin, il vendrait deux fois la même chose, ou vendrait ce qui n’existe pas, ce qui serait évidemment pécher contre la justice. De même il ne serait pas juste, quand on a prêté du vin ou du blé, de demander deux indemnités, d’abord la restitution de la chose, et ensuite un prix pour la consommation de cette même chose. De même la monnaie, comme a dit le philosophe (c’est-à-dire Aristote), a été inventée comme moyen d’échange, et son usage propre est la consommation, ou si l’on veut, la circulation : en conséquence, c’est un acte illicite en lui-même que de tirer profit de l’argent qu’on a prêté[15]. » — Ces lignes, écrites dans un cloître à une époque où les plus simples notions de l’économie publique n’étaient pas encore débrouillées, ne provoquent aujourd’hui que le sourire. Mais conçoit-on que cette subtile distinction entre la chose et son emploi ait servi de base à tout l’échafaudage théologique ? Il y a moins d’un demi-siècle que le pape Pie VI, résumant la doctrine de Benoît XIV, adressait à tous les confesseurs cette instruction qui est encore leur règle de conduite : — Tenez pour certain que vous ne pouvez jamais, sans crime, permettre à vos pénitens de percevoir un profit au-dessus du capital, en vertu du prêt de consommation. — Ainsi se trouvent exclus le placement à terme et le contrat hypothécaire. Mais, comme ce serait condamner les personnes pieuses à mourir de faim, que d’interdire tout emploi utile de leurs économies, on autorise la participation à des entreprises, ou l’achat des rentes constituées. Par malheur, ce terme moyen choque à la fois le bon sens et la justice. Que l’emprunteur soit un individu ou un être moral, comme l’état ou une compagnie, on fait nécessairement un prêt de consommation, car on ne se charge jamais d’un capital que pour l’utiliser : nul n’emprunte sans un besoin, l’état moins que personne. En second lieu, celui qui, après un assez grand nombre d’années, rendrait strictement la somme reçue, ne se libérerait pas réellement ; car la valeur représentative de l’argent décroît à mesure qu’augmente le capital national, et cette décroissance est même très rapide dans les temps de surexcitation industrielle. Ainsi, une somme de vingt mille francs, due depuis vingt ans, et restituée sans intérêts aujourd’hui, ne représenterait peut-être pas dix-huit mille francs de la dette à son origine.

Dans les campagnes où les désirs sont bornés par l’impuissance de les satisfaire, on se résigne assez facilement à laisser sommeiller l’argent. Mais il paraît que, dans les grandes villes, dans les foyers d’industrie, où le besoin d’augmenter son bien-être entretient chacun dans une préoccupation maladive, l’emploi des capitaux est une difficulté de chaque instant pour les directeurs de conscience. Quelques curés, au dire de M. Nolhac, ont trouvé un ingénieux moyen de réconcilier l’église avec le sens commun. Un prêt a-t-il été fait par un de leurs pénitens, ils exigent que celui-ci aille annuellement trouver l’emprunteur, et lui fasse déclarer que les cinq francs qu’il donne pour cent francs ne sont pas l’intérêt de la somme prêtée, mais un cadeau qu’il veut bien faire par pure reconnaissance. La cour de Rome elle-même crut se tirer d’affaire par un détour à peu près semblable. Un grand nombre de prêtres français la sollicitaient de trancher les difficultés par une décision souveraine : elle répondit en septembre 1830 qu’il ne fallait pas inquiéter (non esse inquietandos) les confesseurs qui tolèrent le placement, pourvu qu’ils soient disposés à se soumettre à la doctrine définitive de l’église. La réponse était dictée dans un esprit de conciliation, et c’est elle pourtant qui, en ces dernières années, a fait déborder des flots d’encre et de bile. Des livres, des pamphlets dignes des beaux jours de la Sorbonne, ont remué toutes les passions de séminaire. Un prêtre du diocèse de Bayeux a osé écrire dans une brochure que la décision papale est un oreiller mis sous la tête du pécheur. Le doyen de la Faculté de théologie de Lyon, l’abbé Étienne Pagès, vient de publier un énorme volume, qui n’est pourtant que le discours préliminaire d’une dissertation sur le prêt à intérêt, dans laquelle on prétend rétablir les principes fondamentaux en matière d’usure, ébranlés, dit-on, par les réponses récentes des congrégations romaines. Ce livre témoigne douloureusement de cette préoccupation du clergé français qui croit sentir dans tout mouvement social le souffle impur du protestantisme. L’horreur chronique des innovations les mieux justifiées conduit parfois l’auteur jusqu’au grotesque. Par exemple, dans les cas de conscience qu’il se propose, il déclare, d’après un théologien du siècle dernier, que le tuteur qui reçoit en dépôt de l’argent pour son pupille, et qui est tenu, aux termes du Code, de représenter l’intérêt légal de cet argent, ne peut pas même opérer un placement à terme ; mais, ajoute-t-il, il a la ressource d’entreprendre un commerce, et de faire participer le mineur aux bénéfices. L’expédient n’est-il pas merveilleux ? À l’avenir, le rentier, l’avocat, l’artiste, en acceptant une tutelle, s’empressera de suspendre une enseigne à sa porte ! Cette solution, tout ingénieuse qu’elle soit, ne restera sans doute pas sans réponse, car les hostilités ont été poussées trop vivement jusqu’ici pour qu’on s’arrête en si beau chemin. Ainsi, M. Nolhac, qui se fait distinguer dans la mêlée par sa courtoisie et une sorte de parure littéraire, trouve moyen d’insinuer que M. l’abbé Pagès, professeur de morale, a imprimé sur un frontispice ces mots sacramentels : Avec approbation des supérieurs, bien que cette approbation de l’autorité diocésaine n’ait pas été donnée ; il fait comprendre à d’autres prêtres qu’il est peu loyal d’avoir changé du blanc au noir l’opinion imposante de l’abbé Bergier, dans une réimpression du Dictionnaire théologique de cet auteur. D’autre part, les rigoristes, qui ont l’avantage du nombre, s’inquiètent fort peu de couvrir les termes, et c’est sur ce ton que l’un d’eux répond à un adversaire. « Le livre que je réfute est un libelle infâme qui porte avec lui sa malédiction, son opprobre et son ignominie. » En ces jours où l’aigreur des discussions politiques est si affligeante, on se consolerait, s’il était possible, à penser qu’il y a plus de violence encore dans les débats d’un autre monde, lequel est tout simplement le monde religieux.

Si une portion notable de la société refuse encore de se faire initier aux mystères du crédit, chaque jour en revanche accroît le nombre des personnes dont l’unique affaire est de méditer sur les propriétés de l’argent. On a si souvent présenté le mouvement des capitaux comme un gage infaillible de prospérité, que l’opinion publique est disposée à accueillir toutes les mesures qui tendent à le précipiter. Il est hors de doute qu’une abondante circulation est un bienfait, quand l’accélération s’opère graduellement et sans secousses, quand c’est le débordement naturel de la richesse acquise qui apporte chaque jour quelques flots de plus à ce courant qui fertilise les affaires. Mais toutes les fois qu’il s’agit d’augmenter le capital circulant par une innovation systématique, par la création de quelque nouveau signe représentatif, on ne saurait procéder avec trop de réserve. Le financier, dont la vue dépasse rarement une page de chiffres, peut crier au prodige, quand le total d’une opération présente un bénéfice, qui parfois est nominal plutôt que réel ; l’illusion lui est d’autant plus facile, qu’il ne peut que gagner à ces viremens de fonds, dont il est l’organe nécessaire. L’homme d’état aperçoit les choses d’un autre point de vue. Il plane sur des groupes passionnés dont les intérêts sont en opposition, et qui trop souvent s’obstinent à fermer les yeux sur leurs intérêts véritables. Il sait que le contre-coup des moindres mouvemens financiers retentit profondément dans les masses. Il ne lui suffit pas d’entrevoir un accroissement de la fortune générale ; il veut savoir si cette surabondance tournera au profit de tous, ou si, répandue inégalement, elle ne doit pas déterminer une surexcitation en quelques parties, et un appauvrissement douloureux dans les autres. On conviendra que les problèmes de cet ordre méritent réflexion, et qu’ils se compliquent de tant de circonstances, qu’on ne saurait les résoudre par les seules affirmations des économistes. Qu’on ne nous prête pas pour cela le ridicule de repousser tous les plans de réforme financière ; nous avons foi au contraire à de prochaines et urgentes améliorations. Nous voulons seulement rappeler qu’un gouvernement manquerait à son premier devoir, à la prudence qui conserve, s’il n’attendait pas pour admettre les plans de cette nature que la méditation les ait conduits à la plus parfaite maturité.

Ces réflexions nous sont suggérées par plusieurs brochures qui rendent l’administration responsable du tort qu’elle fait au pays en retardant la mise en œuvre de plusieurs belles découvertes financières. Nous avons regretté que cette disposition conduisît parfois jusqu’au ton du pamphlet un livre, fort digne d’ailleurs d’être pris en considération. Sous ce titre : Des banques départementales en France[16], M. le comte d’Esterno, chargé par des capitalistes de Dijon de poursuivre auprès du gouvernement l’autorisation de fonder une banque locale, a publié un mémoire où il signale l’influence des établissemens de ce genre sur les progrès de l’industrie, et propose les mesures qu’il croit les plus favorables à leur propagation. D’après les principes en vigueur aujourd’hui, une banque provinciale ne doit pas étendre la sphère de ses opérations au-delà de la ville où elle est établie, et il lui est interdit de se mettre en communication avec les banques semblables. Ainsi se trouve constitué un privilége en faveur des grandes places de commerce qui seules peuvent alimenter un comptoir commun par le mouvement de leurs propres affaires[17]. Or, les villes secondaires se plaignent avec raison d’un système qui tend à perpétuer leur infériorité, en les privant des ressources du crédit. Amiens, Toulouse, Orléans, Chartres et Dijon sont en instance pour obtenir une dérogation aux réglemens, et c’est le représentant de cette dernière ville qui porte la parole dans l’intérêt commun. Selon M. d’Esterno, une banque devrait être accordée, non pas à une ville, mais à une circonscription territoriale. Le sol devrait être réparti en vingt ou trente régions financières, dont les limites seraient tracées, non pas d’après les divisions administratives, mais seulement par les exigences du commerce et par l’affinité des intérêts. Chacune de ces banques serait pourvue d’un capital effectif de 2 à 10 millions, selon l’importance des services qu’on attendrait d’elle. En outre, liberté lui serait laissée d’ouvrir des comptes courans, et de payer intérêt aux sommes versées dans sa caisse. Des communications établies généralement permettraient à chaque banque de prendre du papier sur les places situées dans le ressort des autres banques, et de le faire encaisser par ces dernières. Enfin, toute banque recevrait à bureau ouvert les billets de ses correspondantes, et donnerait les siens en échange. On prévoit les objections de l’autorité ; elles sont dictées par une prudence rigoureuse, mais salutaire. L’agglomération de plusieurs villes, réunies par un organisme financier, pourrait constituer à la longue de petits apanages féodaux, sous la dépendance des grands capitalistes ; des intérêts de localité pèseraient sans cesse sur les ressorts de la politique nationale. Si les banques provinciales payaient un intérêt pour les sommes déposées, ce que ne fait pas la banque de France, et devenaient, selon l’expression de M. d’Esterno, la caisse d’épargne des gens aisés, elles absorberaient tout le capital flottant, et seraient ainsi plus nuisibles qu’utiles à la circulation. La faculté d’augmenter au besoin le fonds de réserve par des emprunts effacerait du code des banques l’article qui fait toute leur force, celui qui leur interdit toute spéculation chanceuse. Admettre l’échange mutuel des billets, ce serait établir entre toutes les caisses une solidarité fâcheuse et communiquer nécessairement à tout le territoire les inquiétudes d’une crise locale. L’inconvénient qui domine tous les autres, est de diviser tellement le droit de battre monnaie, que l’émission échappe au contrôle du gouvernement.

Au surplus, la discussion qui ne tardera pas à s’ouvrir dans les chambres à l’occasion du renouvellement des priviléges de la Banque de France, décidera du sort des banques départementales. Il est un point vers lequel tendent toutes les opinions désintéressées. Le meilleur système est celui qui fera de l’état, sinon le garant, au moins le régulateur suprême du crédit. Il doit veiller à ce que les banques ne soient pas une machine absorbante à l’usage des actionnaires, et faire en sorte qu’elles fonctionnent pour l’utilité du plus grand nombre, nous voudrions pouvoir dire de tous : malheureusement, il y a une limite en dehors de laquelle leur action se fera bien difficilement sentir. M. d’Esterno répète, après beaucoup d’autres, que des comptoirs d’escompte d’un accès facile chasseraient de nos campagnes l’usure, ce fléau qui les dévore. Oublie-t-il ce qu’il a dit avec raison quelques pages plus haut, que l’intérêt de l’argent se compose du loyer de cet argent, et de la prime d’assurance que le prêteur proportionne toujours à la chance de perte qu’il croit courir ? Or, l’abondance des capitaux ne peut abaisser que le premier élément de l’intérêt, le loyer. Les sacrifices commandés à l’emprunteur seront toujours mesurés sur ses ressources apparentes. Voyons, d’après M. d’Esterno lui-même, comment l’usure se pratique dans les campagnes. — « Un homme a besoin d’une mesure de blé valant 5 francs ; il n’a pas d’argent pour la payer : l’usurier la lui vend 6 francs, et lui accorde un mois de terme. C’est 20 pour 100 d’intérêt pour un mois, ou 240 pour 100 par an. Le terme arrivé, le débiteur ne peut payer en argent, mais il possède une armoire de 9 francs, que l’usurier accepte en paiement et qui lui procure un nouveau bénéfice de 60 pour 100 pour un mois, ou 720 francs par an, qui, réunis aux 240 exigés précédemment, donnent un total de 960 pour 100. » — Ce triste calcul est des plus justes ; mais quand chaque ville aurait un comptoir aussi bien pourvu que celui de Lyon, l’usurier paierait 3 pour 100 l’argent qu’il n’obtient aujourd’hui qu’à raison de 5, et il ne continuerait pas moins à rançonner le paysan qui n’aura jamais du papier à trois signatures à présenter à l’escompte. Les établissemens de crédit public serviront indirectement la classe ouvrière ; mais pour qu’ils portassent tous leurs fruits, il faudrait qu’ils se combinassent avec quelque réforme constitutionnelle de l’industrie.

L’énorme privilége que possèdent les capitaux mobiles de multiplier leur action, en se faisant représenter par le papier, est devenu une cause de jalousie de la part des propriétaires du capital immobilier. Cette disposition a enfanté plusieurs brochures dans lesquelles on propose des moyens de communiquer à la propriété foncière cette qualité représentative, c’est-à-dire que les immeubles eux-mêmes formeraient un fonds de réserve plus solide encore, assure-t-on, que le gage métallique des banques, et que leur valeur représentée en papier, dans des proportions tracées par la prudence, serait jetée dans la circulation. Un projet conçu d’après ces données a subi dernièrement la censure de l’Académie des sciences morales et politiques. On a répandu encore un Mémoire sur le droit et l’institution du crédit foncier. L’auteur, M. P. Petit, n’est pas de ceux qui paraissent ignorer qu’une valeur se déprécie par sa propre abondance, et précipite toutes les autres dans son avilissement. La presse, qui multiplie les billets, n’opère pas à ses yeux le grand œuvre. Il prétend démontrer seulement que la propriété foncière pourrait trouver dans les ressources du crédit les moyens de s’améliorer elle-même, et d’atténuer les charges qui pèsent particulièrement sur elle. C’est renfermer le problème dans les termes de la raison et de l’équité. Nous n’entreprendrons pas, toutefois, l’analyse des opérations conseillées par M. Petit. Le langage qu’il emploie est si obscur, que nous n’oserions pas même répondre d’avoir saisi parfaitement son idée première. Qu’il se persuade bien que ses convictions ne pourront jamais prévaloir, s’il ne fait pas effort pour les exposer d’une façon plus intelligible.

Ce qui est beaucoup plus difficile que de multiplier les capitaux, c’est de leur faire prendre une direction utile aux intérêts communs. La frénétique envie de brusquer la fortune, afin de se reposer au plus tôt dans la jouissance, précipite toutes les ressources du pays dans les spéculations industrielles. Le travail agricole, dont la récompense est certaine, mais modeste et chèrement achetée, ne sait pas parler la langue séduisante de l’agiotage. C’est un fait tristement avéré : l’agriculture, qui devrait être pour la France ce qu’est pour l’Angleterre le roulement de ses métiers, ne peut pas obtenir chez nous les moyens de développer les richesses du sol ; et quoique favorisée par toutes les conditions physiques, elle ne peut combattre la concurrence étrangère qu’en sollicitant des prohibitions, au détriment des consommateurs. Après avoir entrevu cette tendance de l’activité française, on interroge avec anxiété l’histoire des peuples qui ont développé leur puissance par la fabrication manuelle et les entreprises commerciales. C’est le sentiment que nous avons éprouvé en ouvrant un livre imprimé à Bruxelles et répandu en France : De l’industrie en Belgique, causes de décadence et de prospérité, par M. Briavoine[18]. L’aptitude des Belges pour les arts utiles est, en quelque sorte, instinctive. L’usage de la monnaie, antérieur à l’invasion romaine, prouve que les objets fabriqués dans le pays, comme les armes de luxe et les étoffes, donnaient lieu déjà à des transactions commerciales. Domptés par César, les Belges s’approprient, avec une dextérité qui frappe le conquérant lui-même, les procédés romains. Bientôt ils ont fait de leurs vainqueurs des tributaires. Sous les empereurs, les grandes villes de la Gaule-Belgique, Tongres, Maëstricht, Bavai, Tournay, Cambrai, exportent pour l’Italie des draps, des toiles de lin pour l’habillement et pour la marine, des fers travaillés, des chairs salées et fumées. Ces villes, plusieurs fois saccagées pendant le déchirement de l’empire romain, se relèvent toujours de leurs ruines sous les premiers chefs de race franque, Tournay devient résidence royale. Le successeur de Charlemagne entre en comptes avec une compagnie de négocians brabançons, et lui fournit des vaisseaux pour un commerce d’échanges avec l’Angleterre, l’Espagne, l’Égypte et tout l’Orient. Les institutions du comte Baudouin III, qui régna sur les Flandres de 958 à 965, ont posé les fondemens d’une politique que ses successeurs ont constamment agrandie, et qui explique la prospérité croissante du pays. M. Briavoine attribue encore à ses compatriotes les résultats économiques des croisades. « Aux Belges, dit-il, mais sans appuyer ce qu’il avance, l’honneur d’avoir dérobé aux Orientaux leurs secrets chimiques ou mécaniques, l’art de filer et de tisser le coton, de construire les moulins à vent, de fabriquer des tapis. » En 1164, l’association de Bruges et d’Anvers à la ligue anséatique fait de ces deux villes les entrepôts de tous les échanges entre le nord et le midi de l’Europe. Au commencement du XIIIe siècle, le comte Baudouin IX, élu par les croisés empereur de Constantinople, profite d’un instant de règne pour assurer à ses compatriotes des avantages dans les ports et les marchés du Levant. À partir de cette époque jusqu’au milieu du XVIe siècle, les villes belges, par leur splendeur, par leurs rivalités sanglantes, par leurs dissensions intestines, rappellent les opulentes cités italiennes du même temps. En 1360, Louvain occupe, dans trois à quatre mille fabriques de draps, environ cent vingt mille ouvriers. Ypres et Bruges n’ont pas moins de puissance. Mais ces trois villes sont tour à tour écrasées par Gand, qui se glorifie de ses quatre-vingt mille citoyens en état de porter les armes, mais où l’on compte quatorze cents homicides en dix mois dans les seuls lieux de débauche. « Bruges a des priviléges, dit M. Briavoine, elle s’oppose à ce qu’on en accorde de semblables à l’Écluse ; l’Écluse, de son côté, se croit en possession de la mer et veut en refuser l’usage à Bruges : de part et d’autre on court aux armes. Ypres soupçonne Poperinghe de contrefaire ses étoffes : les tisserands de la ville d’Ypres vont détruire Poperinghe. Pour des questions de navigation ou de métier, on voit Malines se soulever contre Bruxelles, Anvers contre Malines, Bruges contre Anvers ! » Néanmoins l’industrie répare, comme par enchantement, tous les maux qu’elle suscite. Une ville saccagée un jour reprend son éclat le lendemain. S’il était permis d’établir un calcul sur les affirmations d’un contemporain, Anvers, au XVIe siècle, aurait reçu annuellement dans son port soixante mille navires, fournissant en total quinze cent mille tonneaux, c’est-à-dire le double des chargemens qui arrivent présentement à Londres. Mais qu’on tourne la page, et on entre, à la suite de l’auteur, dans une période qu’il intitule : Époque de décadence ! Ces tristes et douloureuses transitions, qui sont fréquentes dans l’histoire des peuples spécialement adonnés à l’industrie, sont des leçons qu’on ne saurait trop méditer. M. Briavoine se livre à ce sujet à des considérations judicieuses, que nous ne reproduirons pas ici dans la crainte de les affaiblir, en les séparant des détails qui les confirment. D’ailleurs cette partie de sa tâche n’est pas entièrement remplie. Un second volume, qui doit paraître prochainement, sera consacré à l’examen des institutions commerciales et de la situation présente de la Belgique.

La remarquable narration qui remplit la première partie de ce volume conduit à un exposé méthodique des découvertes ou des applications les plus importantes réalisées depuis cinquante ans. Pour faire la part de son pays, l’auteur est souvent obligé de constater les résultats obtenus en Angleterre et en France, ce qui généralise l’intérêt. La plupart des articles laissent désirer néanmoins des détails plus précis. La production et la vente sont trop rarement évaluées en chiffres. Par exemple, un point sur lequel des renseignemens exacts eussent été fort désirables, est traité par l’auteur avec une discrétion dont plusieurs de ses compatriotes lui sauront gré. « Les exportations en librairie, dit-il, consistent en réimpressions d’ouvrages français et anglais, que les libraires éditeurs livrent au commerce généralement à 50 pour 100 au-dessous des prix de Londres et de Paris, et quelquefois plus bas encore. Ce commerce a été commencé en 1817, et prend d’année en année une activité qui donne lieu à une progression croissante. » Des documens officiels et récens sur les chemins de fer méritent d’être résumés ici, car ils ont pour notre pays un intérêt de circonstance. La dépense présumée de l’exploitation a été évaluée, pour 1838, à 3,420,000 francs ; les recettes présumées de la même année ont été inscrites au budget pour 4,850,000 francs. À ce compte, un bénéfice de 1,430,000 francs eût couvert rigoureusement l’intérêt et l’amortissement de la somme engagée. Suivant ces prévisions, l’état devait doter le public d’un système de communication sans surcharger les contribuables. Mais, d’après le résultat des dix premiers mois, la recette de 1838 a dû être inférieure à l’évaluation d’au moins 25 pour 100. Ainsi, l’opération, comme placement de fonds, laisserait un déficit considérable, quoique les travaux eussent été conduits avec économie, que la configuration du sol n’eût pas exigé les travaux dispendieux qui seront trop souvent nécessaires en France, et qu’il n’y eût encore une double voie que depuis Bruxelles jusqu’à Anvers. On attribue ce mécompte au bas prix des tarifs[19], qui cependant, d’après les probabilités économiques, aurait dû augmenter jusqu’à compensation le nombre des voyageurs. La dépense des travaux exécutés jusqu’ici, sur une longueur de deux cent vingt mille mètres, s’élève environ à 26 millions de francs ; elle doit dépasser 80 millions, quand le système sera complété. « C’est alors, dit M. Briavoine, que se présentera l’alternative de savoir si le tarif des voyageurs peut être maintenu au taux primitif, ou si le service de cette vaste exploitation doit être rendu à l’industrie. » Nous n’entrevoyons pas quel pourrait être l’avantage de ce dernier expédient. Les offres d’une compagnie particulière seraient toujours mesurées au bénéfice possible, et la perte ne retomberait pas moins à la charge du premier entrepreneur, c’est-à-dire de l’état.

Quels que soient les risques financiers de l’établissement des chemins de fer, toutes les nations européennes en doivent prendre leur parti. L’application de la vapeur aux moyens de transport est une révolution commencée dont rien ne saurait détourner le cours. Les conséquences sociales de cette révolution offrent un inépuisable sujet de conjectures. On sait qu’elles ont inspiré à notre Académie des Sciences morales et politiques un programme de concours ainsi formulé : — Quelle peut être, sur l’économie matérielle, sur la vie civile, sur l’état social et la puissance des nations, l’influence des forces motrices et des moyens de transport qui se propagent actuellement dans les deux mondes ? — C’est pour répondre à ces questions que M. Pecqueur a écrit deux gros volumes intitulés : Des Intérêts du Commerce, de l’Industrie et de l’Agriculture, sous l’influence des applications de la vapeur[20]. Ce travail a été couronné. L’Académie n’a pas accepté toutefois la solidarité des doctrines et des conjectures de l’auteur. Elle a voulu seulement, a dit son rapporteur, récompenser des efforts consciencieux, un mérite réel, et non pas délivrer un brevet de certitude à cet avenir qui nous est promis par une imagination audacieuse. M. Pecqueur a donné un honorable exemple de probité littéraire en rappelant lui-même dans sa préface les réserves de ses juges, et en indiquant les passages qui, ajoutés après coup au mémoire primitif, n’ont pas subi l’épreuve académique. Il serait permis de croire que l’auteur a traversé toutes les écoles sociales qui ont entrepris, en ces derniers temps, la conquête de l’avenir. Hâtons-nous de dire qu’il n’emprunte, à des systèmes souvent hasardés, que leurs élémens généreux et féconds ; aux saint-simoniens, le respect pour l’intelligence et la sympathie pour les travailleurs ; à Fourier, ses vues ingénieuses d’économie domestique ; aux humanitaires, leur progressivité indéfinie ; aux orthodoxes, la loi divine du dévouement et de la fraternité universelle. Toutes ces doctrines se sont mises à la recherche de quelque théorie d’association, unique remède qu’elles aient entrevu au déchirement qui menace de mort les sociétés. Or, les machines à vapeur et les chemins de fer, qui, dans l’opinion de M. Pecqueur, doivent opérer forcément la concentration et le classement des intérêts, sont salués dans son livre comme des agens providentiels. Suivons son calcul. Il y a cinq ans, les machines employées en Angleterre représentaient la force de 2,321,560 chevaux ; en France, celle de 1,785,500 ; en Prusse, celle de 914,985. Le travail d’un cheval équivaut, terme moyen, à celui de 5 hommes. Il s’ensuit que les machines ont créé une force qui ajoute à celle des travailleurs existans l’action de 12 millions d’hommes en Angleterre, de 9 millions en France, de 4 millions et demi en Prusse. Toutes les contrées tendent à se donner des auxiliaires du même genre. Ces ouvriers muets fonctionnent avec une économie, une prestesse, une régularité désespérante pour la main humaine. Dans la guerre commerciale, ils assurent la victoire à ceux qui les mettent en œuvre, c’est-à-dire aux gros capitaux. Il faudra donc que les petits producteurs, s’ils ne veulent pas retomber dans la classe des salariés, se rapprochent et se concertent pour la fabrication en grand, à l’aide des plus puissantes machines. Les coups mortels ont été portés par Watt et Stephenson. Le travail capricieux et solitaire se débat dans l’agonie ; il fera place à des groupes réunis étroitement par un même intérêt, éclairés par un commun foyer de lumière ; leur loi constitutionnelle sera la commandite, organisée de telle sorte, que le plus faible capital puisse s’y associer et entrer en participation des chances favorables.

Le système des sociétés industrielles, par petites actions, tend en effet à prévaloir ; mais c’est précisément parce qu’on nous a accoutumés à cette vague attente d’une transformation sociale, qu’on aimerait à connaître les conséquences imminentes, les douleurs prochaines de la transition. M. Pecqueur a éludé complètement cette difficulté de son sujet ; son lecteur se trouve transporté dans un nouveau monde, sans savoir comment il y est arrivé. Dans ce monde, la population est innombrable et sollicitée sans relâche au légitime accroissement, par l’augmentation continuelle des produits agricoles, par la possibilité d’utiliser tous les bras. Là se trouvent des villes immenses, bien dessinées, élégamment bâties, assainies et égayées par des massifs d’arbres ; les maisons ont jusqu’à huit étages ; pour l’économie du temps, chaque industrie est condensée dans un quartier. Dans la ville, plusieurs associations commerciales sont en contact ; la commune rurale est formée d’une seule société en commandite, par petites actions ; on y produit en commun et l’on consomme aussi en commun, en ce sens que le même appareil domestique et culinaire sert à préparer la nourriture de tous. Mais on n’est pas pour cela privé des plaisirs de l’intimité ; chacun peut emporter sa part et mettre la nappe chez soi. — « Voici donc, s’écrie M. Pecqueur dans son enthousiasme prophétique, voici l’armée des producteurs, chefs et ouvriers, tout à l’heure dispersée, anarchique, confuse, fonctionnant deux à deux ou dix à dix dans d’obscurs ateliers : les voici groupés par cent, deux cents, quatre cents et huit cents dans de vastes établissemens, soumis à une ponctualité dans le service, à une perfection dans l’œuvre, à une unité d’action et de direction, à un ensemble que rien ne rappelle dans le mécanisme du travail et de la production de nos jours ! » — Ce que nous admirons surtout, c’est le merveilleux système de communication qui relie ces divers centres d’activité. Non-seulement les grandes villes sont rattachées les unes aux autres par des lignes entretenues et exploitées par l’état, et correspondant aux routes royales des âges barbares, du XIXe siècle par exemple ; mais la richesse générale permet à la population de chaque village de remplacer les chemins vicinaux et communaux par de petits chemins de fer, rayonnant sur chacun des sept ou huit principaux points de la circonférence du territoire communal, avec de petits embranchemens çà et là, pénétrant à droite et à gauche dans les champs. — « Par là, dit l’auteur, sera trouvé le moyen, tout simple, de diminuer le dur labeur des populations agricoles, et de couvrir tout le globe d’un vaste réseau de chemins de fer de toutes dimensions, en dehors duquel pas une seule agglomération de population ne sera laissée. Il y a plus, ajoute-t-il deux pages plus loin, il n’est pas impossible que cette généralisation de la vapeur ne s’arrête qu’à la dernière limite, qui serait de desservir même les rues, et toutes les rues de toute ville, de tout village, comme font aujourd’hui les chariots, les chevaux et les pavés. » Aussi, dans ce monde nouveau, les distances sont rapprochées comme par magie : Rouen est à Sèvres, Reims à Pantin, Strasbourg à Meaux, Perpignan à Pithiviers ; Saint-Pétersbourg vient prendre place à Valenciennes, Bruxelles à Senlis, Rome à Sens, Madrid à Orléans ; et Londres ?… il est quelque part entre Gisors, Beaumont et Chantilly. Dans ce monde, l’échange continuel des produits locaux est si facile et si rapide, que chaque pays participe au bien-être de tous les autres. On entend dire : Je vais à Bagdad, à Ispahan, à Péking, comme on disait autrefois : Je vais à Périgueux ou à Mulhouse ; au départ, on prend chez un banquier une lettre de crédit pour quelque bonne maison du Japon ou de la Tartarie. Tous les hommes du globe sont en mouvement ; le frottement continuel efface toutes les nuances ; la communauté d’idées et d’intérêts s’établit et amène enfin le règne divin de la fraternité universelle !

Le tableau est à coup sûr fort séduisant. L’auteur paraît si convaincu, ses croyances sont si généreuses, que beaucoup de lecteurs le suivront avec un plaisir très réel dans cet avenir où son imagination s’élance, au risque même de s’y égarer avec lui. Mais il se pourrait faire que des esprits plus exigeans préférassent à ce magnifique ensemble de chemins de fer qui apparaît dans un vague lointain, quelques avis qui conduisissent à la reprise des travaux aujourd’hui entravés. Ils demanderont peut-être si ces innombrables actions industrielles, représentant la richesse du monde entier, ne deviendraient pas pour quelques-uns l’objet d’un dangereux agiotage ; si la concurrence collective ne succéderait pas à la concurrence individuelle, et si, par la concentration et l’équilibre des forces, on ferait autre chose que de substituer la guerre générale au duel particulier ? Au lieu d’opérer une répartition plus équitable de la fortune publique, ces machines qui remplacent des milliers de bras, ces armées de travailleurs qu’un homme riche peut faire sortir de son coffre-fort, ces chemins de fer qui permettent au grand fabricant de s’adresser sans intermédiaire au consommateur, ne préparent-ils pas le règne de quelque aristocratie de comptoir ? Il en serait ainsi, M. Pecqueur l’avoue, si on laissait prévaloir chez nous les théories anglo-américaines, « qui tendent à créer des ouvriers machines, à emplir les cités de prolétaires dénués, à engendrer et à perpétuer le paupérisme légal… si l’abandon des travaux d’utilité publique à de grandes compagnies exposait les nations au monopole du transport et des voies de communication, ou aux dîmes onéreuses des péages et des tarifs. » M. Pecqueur se rassure pour le compte de la France en songeant aux institutions civiles qu’elle a conquises et à la diffusion des lumières. Mais la garantie est-elle suffisante ? Selon nous, l’abolition des substitutions, du droit d’aînesse et de la main-morte, ne rend impossible que la résurrection de la féodalité ancienne, qui avait ses racines dans le sol : si l’avenir devait enfanter quelque nouvelle aristocratie, elle serait assurément de constitution différente, et tirerait sa principale force du capital mobile et de l’arsenal du crédit. Il est vrai encore que des populations instruites ne se laisseraient pas facilement maîtriser ; mais précisément cette résistance de leur part à un fait qui s’accomplirait fatalement perpétuerait dans la société les tiraillemens et le désordre. Il ne nous paraît donc pas démontré que la substitution de la vapeur aux forces vivantes, que la rapidité des communications doivent infailliblement ramener l’âge d’or. Cette révolution sera, comme toutes les autres, heureuse et féconde, à condition d’être contenue dans de sages limites par des guides clairvoyans. Au surplus, la sévérité toucherait au ridicule, si on reprochait à M. Pecqueur de n’avoir pas répondu par des solutions inattaquables à tous ces grands problèmes de l’avenir. Il lui reste assez d’autres élémens de succès. Son livre a du piquant dans la partie audacieusement prophétique, et un mérite solide dans quelques thèses d’économie politique, comme la mobilisation de la propriété foncière, le morcellement du sol, les salaires, et particulièrement les banques et institutions de crédit, chapitre remarquable, complété par une note fort développée et qui mérite attention. En un mot, quoique l’ouvrage, dans son ensemble, ne réponde pas parfaitement aux engagemens positifs du titre, il ne sera pas lu sans profit par les personnes intéressées à la prospérité du commerce, de l’industrie et de l’agriculture.

En groupant les ouvrages dont nous venons de rendre compte, le hasard nous a fait assister aux embarras de plusieurs âges ; il nous a fait toucher les côtés épineux de plusieurs systèmes. Cette expérience conduit naturellement à une dernière réflexion. La politique, telle qu’elle a cours en France, a déposé dans les esprits des germes irritans, qu’on voit à certaines époques se développer comme par contagion. À ceux qui redoutent les crises de ce mal, pour le pays et pour eux-mêmes, nous enseignerons un remède : qu’ils s’appliquent de bonne foi à l’étude des affaires positives. Dès qu’on peut pénétrer dans l’organisation des siècles antérieurs et se représenter le sort qu’on y eût trouvé, on se résigne assez facilement à vivre dans ce pauvre XIXe siècle, si noir qu’on le fasse. Il est bon d’entrevoir dans le spectacle du passé tout ce qu’il faut de temps et d’efforts pour opérer au sein d’un peuple le classement des conditions et l’équilibre des intérêts ; pour ordonner le moindre des services publics ; pour faire sortir d’une controverse le jet lumineux qui frappe et vivifie les opinions. On souffre moins alors de la fièvre du progrès ; on sait résister à des impatiences de malade. On ne cesse pas pour cela de poursuivre les améliorations exigées par le présent ; mais, comme on a mesuré les difficultés de la tâche, on ne refuse plus l’indulgence à ceux qui ont charge de l’accomplir. On tient moins aux professions de foi, beaucoup plus aux actes. On prend en pitié, et cette guerre systématique qui n’est pas autre chose qu’une batterie d’aveugles, et cette polémique qui ne sait que mettre deux personnes en balance, qui s’occupe toujours des instrumens ; de l’œuvre, jamais ! On rougirait surtout de grossir cette foule qui place niaisement toutes les chances du pays sur une seule tête, semblable à ces gens qui, autour d’un tapis vert et regardant une partie sans la comprendre, parient pour un joueur sur la vague idée qu’ils se font de son bonheur ou de son adresse. Heureusement que de jour en jour il devient plus facile de s’éclairer sur les intérêts nationaux. Des documens officiels, des travaux particuliers qui épuisent successivement les questions générales, complètent la leçon qui ressort du spectacle des évènemens. Que les hommes de bonne foi, et c’est le plus grand nombre, entreprennent sincèrement leur éducation politique. Quel que soit leur point de départ, ils s’étonneront bientôt de se rencontrer sur un même terrain, et d’y former, par leur réunion, une force assez imposante pour commander le silence à tous les égoïsmes, et pour entamer l’œuvre de l’avenir avec calme et dignité.


A. C.-T.
  1. vol. in-8o, chez Hachette, 12 rue Pierre-Sarrazin.
  2. vol. in-8o, chez Cherbuliez, rue de Tournon, 17.
  3. Chez Guillaumin, passage des Panoramas, 2 vol. in-8o
  4. tom. II, pag. 146.
  5. vol. in-8o, chez Firmin Didot.
  6. Chez Videcoq, libraire, place de l’Odéon, et chez Labitte, quai Malaquais.
  7. Un peu plus de 126 hectares.
  8. Il cite, entre autres textes, cette phrase de Festus (pag. 209, édit. Lindeman) : Possessiones appellantur agri latè patentes, publici privatique, quia non mancipatione, sed usu tenebantur et ut quisquam occupaverat, collidebat. — Les commentateurs proposent de substituer à ce dernier mot colebat ou possidebat.
  9. Nous ne pouvons plus lire sans étonnement cette prescription de Gratien et de Valentinien : « Non solum barbaris aurum minime præbeatur, sed etiam, si apud eos inventum fuerit, subtili auferatur ingenio. »
  10. vol. in-8o, chez Levraut, rue de la Harpe, 81.
  11. Chez Pourchet père, rue des Grès-Sorbonne, 8. L’ouvrage formera 6 gros vol.  in-8o.
  12. Chez Périsse, rue du Pot-de-Fer, Saint-Sulpice.
  13. Mutuum date, nihil inde sperantes — Saint Luc, chap. VI, vers. 32
  14. Liv. III, chap. XXXIV.
  15. Secunda secundæ Summæ theologicæ doctoris angelici, Thomæ Aquinatis. (Quest. 78, art. I.)
  16. vol. in-8o, chez Renard, rue Sainte-Anne, 71.
  17. Sept villes seulement se sont trouvées jusqu’ici dans les conditions requises : Bordeaux, Rouen, Nantes, Lyon, Marseille, Lille et Le Hâvre.
  18. Dépôt à Paris, chez Ch. Gosselin, rue Saint-Germain-des-Prés, 9.
  19. Les prix sont, en effet, minimes. De Bruxelles à Anvers, la distance est de 41,000 mètres, environ neuf lieues. Le prix est de 3 fr. 50 c. pour les berlines, de 3 fr. pour les diligences, de 2 fr. pour le char-à-bancs, de 1 fr. 25 c. pour les waggons. Parmi les voyageurs qui ont parcouru cette distance en 1837, on en compte soixante-huit sur cent qui ont pris les waggons, et n’ont payé conséquemment que 1 fr. 25 c. ou 18 c. par lieue.
  20. vol. in-8o, 16 francs, chez Desessart, rue des Beaux-Arts, 15.