Éclaircissemens sur les ossemens fossiles attribués au prétendu géant, le roi Theutobochus, et reconnus pour appartenir au genre mastodonte


HISTOIRE NATURELLE.

Éclaircissemens sur les ossemens fossiles attribués au prétendu géant, le roi Theutobochus, et reconnus pour appartenir au genre mastodonte, par M. de Blainville.


M. de Blainville, en mettant sous les yeux des membres de l’Académie des ossemens fossiles qui, vers le commencement du xviie siècle, furent par supercherie donnés comme ceux du roi Theutobochus, vaincu par Marius, est entré dans quelques détails, que, grâce à sa complaisance, nous pouvons reproduire presque textuellement.

Le vendredi 11 janvier 1613, des ouvriers, en extrayant du sable d’une sablonnière située auprès d’une masure du château de Chaumont, appartenant au marquis de Langon, à quatre lieues de Romans, entre les petites villes de Montricourt, Serres et Saint-Antoine du bas Dauphiné, découvrirent, à 17 ou 18 pieds de profondeur, un certain nombre d’ossemens d’une grande dimension, et qui furent en partie brisés, soit par les ouvriers, soit par l’exposition à l’air. Voilà ce qui paraît certain ; mais il n’en est pas de même du tombeau dans lequel ces ossemens furent, dit-on, trouvés avec des médailles d’argent, et une inscription portant, gravés sur une pierre dure, les mots Theutobochus rex.

Le fait en lui-même aurait sans doute passé inaperçu si un nommé Mazuyier, chirurgien de Beaurepaire, et un notaire de la même petite ville, appelé David Bertrand ou Chenevier, n’eussent conçu l’idée de tirer parti de cette découverte, probablement en les montrant pour de l’argent : aussi sont-ils fortement soupçonnés d’avoir forgé ou fait forger les détails rapportés dans une brochure (la première qui ait été publiée sur ce sujet) intitulée : Histoire véritable du géant Theutobochus, roi des Theuthons, Cimbres et Ambrosiens, défait par Marius 150 ans avant la venue de J.-C., que l’on attribue à un jésuite de Tournon, et que Mazurier distribuait à Paris.

Quoi qu’il en soit, la curiosité publique fut vivement excitée, et le bruit s’en répandit non-seulement jusqu’à Montpellier, mais encore jusqu’à Paris ; en sorte que, six mois après, la cour donna des ordres pour que ces ossemens fussent transportés dans cette capitale, comme on le voit dans le récépissé donné, le 20 juillet de la même année, par l’intendant des médailles et antiques du roi, Antoine Rascatis de Bagaris, comme ayant reçu des mains des sieurs Pierre Mazuyier, chirurgien, et David Bertrand ou Chenevier, notaire, les ossemens demandés, et qu’ils s’étaient obligés de rendre dix-huit mois après à M. de Langon, à moins que le roi n’en ordonnât autrement.

Les pièces remises étaient les suivantes, dans les termes mêmes du récépissé :

1o Deux pièces de mandibules, sur une desquelles il y a une dent seule, et dans l’autre il y a une dent entière avec les racines de deux autres de devant, et les fragmens des deux dents rompues ;

2o Plus deux vertèbres ;

3o Le col de l’omoplate ;

4o La tête de l’humérus ;

5o Une particule d’une côte qui est allant à l’os qui est en plusieurs pièces (sans doute le sternum) ;

6o Le gros tibia ;

7o L’astragale ;

8o Le calcanéum.

Il paraît cependant que l’on croyait que M. de Langon en avait encore quelques autres, car, dans la lettre de remercîment du cabinet du roi, en date du 1er août 1613, on demande le reste des ossemens trouvés en même temps que la pierre d’inscription, et même les pierres du tombeau, afin de le faire rétablir, ou du moins un dessin avec une échelle de proportion, ainsi que les médailles et le procès-verbal de la découverte.

Tout cela prouve que dès-lors, c’est-à-dire six mois seulement après celle-ci, on avait déjà des doutes sur la coexistence de ces ossemens avec des médailles de Marius, et une inscription dans un tombeau de briques de 30 pieds de long sur 12 de large.

Dès-lors la question fut controversée, mais elle passa immédiatement dans celle beaucoup plus grave qui s’agitait alors entre les médecins et les chirurgiens. On oublia le fond de la question, c’est-à-dire la réalité du tombeau et de l’inscription, et l’on s’occupa d’abord de l’existence possible ou non des géans.

Habicot, célèbre chirurgien juré de l’Université de Paris, dans le but sans doute de soutenir son confrère Mazuyier, commença l’engagement par sa Giganstéologie ou Discours sur la possibilité des géans, dédiée à Louis XIII ; à quoi Riolan, sous le voile de l’anonyme, en prenant le titre d’écolier en médecine, répondit, en 1613, par une brochure intitulée Gigantomachie, et en 1614, par son Imposture découverte des os humains supposés d’un géant.

Un partisan d’Habicot, ou Habicot lui-même, répondit à ce qu’il nommait les calomnieuses inventions de la Gigantomachie, dans un écrit qu’il intitule Monomachie, mais en conservant l’anonyme.

Guillemeau, également chirurgien, prit aussi le parti d’Habicot, qu’il n’aimait cependant pas, dans son Discours apologétique des géans, publié en 1615 ; mais, tout en soutenant la possibilité de l’existence des géans, il employa d’autres raisons, admettant que les deux adversaires étaient l’un et l’autre au-dessous de pareilles questions.

Toutefois Riolan, pendant ce temps, avait préparé ses armes, et il attaqua son adversaire d’une manière plus habile et beaucoup plus forte dans sa Gigantologie ou Discours sur les géans, publié en 1618. C’est en effet dans cet ouvrage, qu’après avoir établi qu’il n’a jamais existé de géans proprement dits au-dessus de 9 à 10 pieds, il montre que les os trouvés à Chaumont ne peuvent avoir appartenu qu’à une baleine ou à un éléphant, ou que ce sont des os fossiles, et par là il entendait qu’ils s’étaient formés dans la terre.

Dès-lors, Habicot, pour se défendre, eut recours à l’auteur de la découverte. D’après des lettres qu’il a publiées dans son Anti-Gigantologie, on voit que, dès 1614, il avait demandé à Mazuyier, alors retourné à Beaurepaire, des certificats de la découverte, puisque celui-ci lui répond qu’il se propose de les lui envoyer aussitôt que M. de Langon sera de retour de Romans où il était allé. Cependant ces certificats ne furent pas envoyés, ou du moins ne le furent que plus tard ; car M. de Langon répondit à Habicot, dans une lettre également datée de 1614, que le désir qu’il a d’effectuer la volonté du roi, en lui envoyant le reste des os avec la monnaie d’argent qui s’est trouvée avec eux, a fait différer de le satisfaire ; à quoi il ajoute que ses adversaires ont tort de contester que ce soient des os humains, puisque les médecins de Montpellier et ceux de Grenoble, après les avoir examinés, soit chez lui, soit à Grenoble, où il les avait fait transporter pour la satisfaction de M. de Lesdiguieres, l’ont reconnu. Toutefois, et malgré toutes ces promesses, dans une lettre du 9 juin 1618, Mazuyier en recula encore l’exécution, fondé sur ce que le roi, disait-on, étant pour venir au mois d’août dans le pays, M. de Langon avait cru devoir reculer son voyage à Paris, où il se proposait de porter les restes des ossemens et les certificats qu’Habicot demandait.

Tout cela prouve que le procès-verbal de la découverte, tel qu’il fut publié plus tard, et qui est cependant signé par Guillaume Asselin, sieur de La Gardette, capitaine châtelain, et par Juvenet, son greffier, n’avait pas encore été produit en 1618, c’est à-dire cinq ans après la découverte.

Dès-lors, dans sa réponse à la Gigantologie de Riolan, sous le titre d’Anti-Gigantologie ou Contre-Discours de la grandeur des géans, Habicot, ne pouvant avoir recours à des pièces judiciaires, fut obligé d’en revenir à ses premiers moyens, qui consistaient à y épiloguer ou à employer une véritable pétition de principe. En effet, pour démontrer que ce n’était pas un géant de 30 pieds de haut, comme le voulait son adversaire, Riolan avait supposé, d’après la longueur des os qu’il avait examinés, et entre autres celle du fémur, ce qui était un mode de procéder fort rationnel, que l’animal ne pouvait avoir plus de 12 pieds de long ; et il concluait que, comme il n’était pas besoin d’un tombeau de 30 pieds pour placer un corps qui ne pouvait avoir que 12 à 13 pieds, le tombeau prétendu était de l’invention de Mazuyier ; mais Habicot, au contraire, admettait ce fait comme positif, et que le contenu devait être proportionné au contenant : or le tombeau avait 30 pieds, donc les ossemens qu’il contenait devaient avoir appartenu à un animal de cette taille.

Malgré tous ses efforts, il faut convenir qu’Habicot n’était pas en état de lutter avec Riolan, surtout dans la circonstance actuelle, et qu’il fut assez loin d’avoir l’avantage dans cette polémique, laquelle, du reste, fut empreinte, des deux parts, de toute l’acrimonie due à la lutte du corps des médecins contre les chirurgiens. Quoi qu’il en soit, il resta à peu près comme démontré, du moins à Paris, que les ossemens trouvés à Chaumont n’avaient jamais appartenu à un géant de l’espèce humaine, mais bien à un animal d’une grande taille, et que c’était par supercherie que Mazuyier et son associé affirmaient que ces ossemens avaient été trouvés dans un tombeau de briques avec des médailles de Marius et l’inscription Theutobochus rex. En vain fit-il connaître une espèce de procès-verbal signé de lui et d’un Guillaume Asselin, sieur de La Gardette, capitaine châtelain, et de son greffier ; on trouva dans le procès-verbal même des marques de supercherie, en ce qu’il y est parlé d’un morceau d’une tête de 5 pieds de long sur 10 de circonférence, avec des orbites de la grandeur d’une moyenne assiette, et d’une clavicule de 4 pieds de long, pièces dont il n’a jamais été question dans le récépissé donné à Paris, et la discussion scientifique cessa au bout de peu de temps.

Dès-lors Mazuyier fut sans doute obligé de quitter Paris et de transporter son industrie dans d’autres villes ; je ne connais cependant pas de preuves directes de ce fait rapporté par M. Cuvier. Ce qui est beaucoup plus certain, c’est que probablement, au bout de dix-huit mois écoulés, il restitua tous les ossemens apportés à Paris à M. de Langon, comme il s’y était engagé. En effet, nous trouvons, dans une lettre écrite à l’abbé Desfontaines, le 22 décembre 1744 et insérée dans le tome V de ses Jugemens sur quelques ouvrages nouveaux, que l’auteur dit positivement avoir vu ces énormes ossemens. Il cite entre autres la moitié d’un os de la jambe dans sa perfection, et dont la partie qui se joint au genou était aussi grosse que la tête d’un homme. Il ajoute que, si le rédacteur avait encore quelques doutes, il pourrait s’adresser à l’évêque de Grenoble, dont il était connu, parce que M. de Langon avait fait porter une partie des ossemens à Grenoble, et entre autres une dent entière et ses trois racines.

Enfin, dans une autre lettre du même correspondant, en date du 19 janvier 1745, il termine par ces mots : « Au reste, M. le marquis de Langon[1] me fait dire que, dès qu’il sera à Grenoble, il fera voir à M. l’évêque la lettre originale de Louis XIII, ainsi qu’une dent de Theutobochus, pour en constater l’authencité. »

L’histoire des ossemens du prétendu géant est ensuite interrompue jusqu’à ces derniers temps. M. Cuvier, à l’occasion des éléphans fossiles, donna bien un extrait de la célèbre dispute à laquelle ils donnèrent lieu, et crut y trouver des preuves qu’ils avaient appartenu à un éléphant ; mais il n’en parle qu’en passant. Ce n’est qu’il y a deux ou trois ans que M. Audouin, se trouvant à Bordeaux, fut averti par M. Jouannet, membre de la Société linnéenne de cette ville, que des ossemens fossiles, regardés comme ceux sur lesquels avait été édifiée l’histoire du roi Theutobochus, se trouvaient à Bordeaux, relégués dans un grenier depuis fort longtemps. Ces deux naturalistes eurent l’heureuse idée de commencer à s’assurer de la probabilité de cette conjecture, en confrontant le nombre et l’état des pièces avec la liste que M. Cuvier en avait donnée dans ses Recherches sur les ossemens fossiles d’après Riolan, et ils se convainquirent que cela était comme on le supposait. M. Audouin, à son retour à Paris, sentant toute l’importance de la possession de ces ossemens par le Muséum d’histoire naturelle, en parla à l’administration dont il est membre, et il fut décidé qu’on prierait M. Jouannet de vouloir bien les envoyer : ce qu’il a fait, en sorte qu’ils font aujourd’hui partie de la riche collection palœontologique du Muséum.

Maintenant restent à résoudre les trois questions suivantes :

1o Comment ces ossemens ont-ils été trouvés à Bordeaux ?

2o Sont-ce bien ceux que l’on a attribués au roi Theutobochus ?

3o Enfin, à quel animal ont-ils appartenu ?

Pour la première question, elle est réellement la moins importante de toutes. L’opinion, à Bordeaux, est que ces ossemens ayant été apportes par Mazuyier pour être montrés au public, y ont été abandonnés par lui à défaut de paiement de son loyer, ou de dettes d’une autre nature. On ajoute même que la petite catastrophe qui frappa le malheureux chirurgien n’eut lieu que parce que le public fut détourné de cette curiosité par l’attrait beaucoup plus vif qui le portait à aller voir Molière et sa troupe de comédiens. Sans doute il n’est pas impossible que cette anecdote soit vraie ; mais, pour qu’il y ait concordance entre les deux points qui la composent, il faudrait admettre d’abord que Molière ait été quelque temps à Bordeaux ; mais surtout il serait nécessaire de reconnaître que Mazuyer aurait porté ces ossemens à Bordeaux au moins trente ans après leur découverte ; car l’histoire de Molière nous apprend que ce n’est que vers 1650, qu’entraîné par son génie, il se fit comédien en s’associant à quelques jeunes gens, qui depuis ont composé sa troupe. D’ailleurs, nous avons en outre montré qu’en 1744 les ossemens du prétendu roi Theutobochus étaient encore à Grenoble ou à Langon, entre les mains de M. de Langon ; en sorte qu’il semblerait plus probable que c’est depuis cette époque qu’ils ont été transportés à Bordeaux par un autre que Mazuyer.

La seconde question est plus intéressante : sont-ce bien les mêmes ossemens que ceux découverts à Chaumont ? Cela nous paraît aussi indubitable qu’à MM. Jouannet et Audouin. En effet, les pièces que le Muséum a reçues sont :

1o Deux demi-mâchoires offrant la place de deux dents, l’une entièrement enlevée, et l’autre dont les racines sont restées en place ;

2o Des dents au nombre de deux, l’une fortement usée, et l’autre à peine sortie de l’alvéole ;

3o La partie supérieure des deux humérus, l’un droit et l’autre gauche ;

4o L’extrémité articulaire et une grande partie du corps de l’omoplate ;

5o L’extrémité articulaire supérieure et inférieure avec quelques morceaux du corps d’un tibia ;

6o Des morceaux de deux vertèbres toutes deux costifères et lombaires ;

7o Des morceaux du bassin et entre autres l’épine antérieure et supérieure de l’os des iles et la branche pubienne de l’ischion avec les parties d’un fémur.

D’où l’on voit que, quoique dans cet ensemble d’ossemens il y ait quelques pièces de moins que dans le récépissé, entre autres le calcanéum, l’astragale et une vertèbre, et au contraire quelques morceaux de plus, ce qui peut tenir à ce que les pièces ont été mal dénommées, il est cependant à peu près hors de doute que ce sont bien ceux qui ont été attribués au roi Theutobochus ; car il serait bien difficile de croire qu’un second hasard aurait porté à la lumière six ou sept pièces capitales exactement les mêmes que dans le premier.

Quant à la troisième et dernière question, la structure des dents formant une couronne hérissée de plusieurs rangées de tubercules en mamelons, et portée par de véritables racines, ne peut laisser aucun doute sur le genre de mammifères auquel ces ossemens ont appartenu : c’était un mastodonte, et non un éléphant comme M. Cuvier l’avait pensé à tort, n’ayant, il est vrai, pour porter son jugement, que le poids et une appréciation grossière de la grandeur de la dent principale. Toutefois le fait soigneusement relaté de l’existence des racines aurait pu le mettre sur la voie, et l’on conçoit comment Habicot et ses partisans avaient été portés à soutenir la supercherie de Mazuyer, en remarquant que ces dents étant pourvues de racines et de tubercules à la couronne avaient réellement quelque ressemblance avec des dents d’homme, surtout pour des anatomistes qui ne possédaient à cette époque aucun élément de comparaison.

Ainsi, dès 1613, il avait été découvert en France, dans un terrain d’alluvion, des restes fossiles nombreux d’un véritable mastodonte, semblable à celui de l’Ohio dans l’Amérique septentrionale ; fait qui ne s’est présenté depuis que d’une manière beaucoup moins complète, puisque, parmi les restes européens de mastodontes, c’est à peine si l’on cite quelques fragmens de mâchoire adhérens aux dents recueillies en assez grand nombre dans le midi de la France.

H. D. de Blainville.

  1. Petit-fils de celui pendant la vie duquel la découverte avait été faite.