Ébauches (Frédéric Bastiat)/Texte 2


68. — LES ÉLECTIONS.


Dialogue entre un profond Publiciste et un Campagnard.


Le Publiciste.

Enfin vous allez jouir pour la première fois d’un des plus beaux résultats de la Révolution. Vous allez entrer en possession d’une portion de la souveraineté ; vous allez exercer un des plus beaux droits de l’homme.

Le Campagnard.

Je viens tout simplement donner ma procuration à celui que je croirai le plus capable de gérer cette portion de mes affaires qui sont communes à tous les Français.

Le Publiciste.

Sans doute. Mais vous voyez la chose sous le point de vue le plus trivial. Peu importe. — Vous avez sans doute réfléchi à l’acte solennel que vous êtes venu accomplir.

Le Campagnard.

Il me paraît si simple que je n’ai pas cru devoir consacrer beaucoup de temps à le méditer.

Le Publiciste.

Y pensez-vous ? C’est une chose simple que de nommer un législateur ! Vous ne savez donc pas combien notre politique extérieure est compliquée, combien de fautes a commises notre ministère, combien de factions cherchent, en sens divers, à entraîner le pouvoir. Choisir parmi les candidats l’homme le plus propre à apprécier tant de combinaisons, à méditer tant de lois qui nous manquent, à distinguer entre tous les partis le plus patriote pour le faire triompher et abattre les autres, n’est pas une chose aussi simple que vous pouvez le croire.

Le Campagnard.

À la bonne heure. Mais je n’ai ni le temps ni la capacité nécessaires pour étudier tant de choses.

Le Publiciste.

En ce cas, rapportez-vous-en à ceux qui y ont réfléchi. Venez dîner avec moi, chez le général B., je vous dirai à qui il convient que vous donniez votre vote.

Le Campagnard.

Souffrez que je n’accepte ni vos offres ni vos conseils. J’ai ouï dire que le général B. se met sur les rangs ; je ne puis accepter son dîner, étant bien résolu à ne le point nommer.

Le Publiciste.

Vous me surprenez. Tenez, emportez cette notice biographique sur M. B. Vous verrez combien il a de titres à votre choix. Il est plébéien comme vous. Il ne doit sa fortune qu’à sa bravoure et à son épée. Il a rendu d’éclatants services à la France. C’est aux Français de le récompenser.

Le Campagnard.

Je ne m’y oppose pas. S’il a rendu des services réels à la France, que la France lui donne des croix ou même des pensions. Mais je ne vois pas que je doive lui donner mes pouvoirs pour des affaires auxquelles je le crois impropre.

Le Publiciste.

Le général impropre aux affaires, lui qui a commandé des corps d’armée, qui a gouverné des provinces, qui connaît à fond la politique de tous les cabinets, qui parle comme Démosthène !

Le Campagnard.

Raison de plus pour que je ne le nomme pas. Plus il aura de capacité, plus il sera redoutable pour moi, car je suis persuadé qu’il s’en servirait contre mes intérêts.

Le Publiciste.

Vos intérêts ne sont-ils pas ceux de votre patrie ?

Le Campagnard.

Sans doute. Mais ils ne sont pas ceux du général.

Le Publiciste.

Expliquez-vous, je ne vous comprends nullement.

Le Campagnard.

Je ne vois aucun inconvénient à m’expliquer. Comme agriculteur, j’appartiens à la classe laborieuse et paisible, et je me propose de me faire représenter par un homme paisible et laborieux, et non par un homme que sa carrière et ses habitudes ont poussé vers le pouvoir et la guerre.

Le Publiciste.

Le général affirme qu’il défendra la cause de l’agriculture et de l’industrie.

Le Campagnard.

À la bonne heure, mais, quand je ne connais pas les gens, leur parole ne me suffit pas ; il me faut une garantie plus sûre.

Le Publiciste.

Laquelle ?

Le Campagnard.

Leur intérêt. Si je nomme un homme qui soit agriculteur et contribuable comme moi, j’ai la certitude qu’il défendra mes intérêts en défendant les siens.

Le Publiciste.

Le général est propriétaire comme vous. Pensez-vous qu’il sacrifie la propriété au pouvoir ?

Le Campagnard.

Un général est soldat avant tout. Ses intérêts comme payant ne peuvent être mis en balance avec ses intérêts comme payé.

Le Publiciste.

Et quand cela serait, son dévouement à la patrie n’est-il pas connu ? N’est-il pas enfant de la révolution ? Celui qui a versé son sang pour la France, la trahira-t-il pour un peu d’or ?

Le Campagnard.

J’admets que le général soit un parfait honnête homme. Mais je ne puis croire que l’homme qui n’a fait dans sa vie que commander et obéir, qui ne s’est élevé que par le pouvoir, qui ne s’est enrichi que par l’impôt, représente parfaitement celui qui paye l’impôt. Il me paraît absurde que, trouvant le pouvoir trop lourd, je nomme pour l’alléger un homme qui le partage ; que, trouvant les impôts trop onéreux, je confie le soin de les diminuer à un homme qui vit d’impôts. Le général peut avoir beaucoup de renoncement à lui-même, mais je n’en veux pas faire l’épreuve à mes risques, et, pour tout dire en un mot, vous sollicitez de moi une inconséquence que je ne suis pas disposé à commettre.


L’Électeur campagnard, un Curé.


Le Curé.

Eh bien, mon cher ami, vous m’avez procuré une vive satisfaction. On m’a assuré que vous aviez noblement refusé votre voix au candidat de la faction libérale ; en cela vous avez fait preuve de bon sens. Est-ce quand la monarchie est en péril, quand la religion éplorée tend vers vous ses mains suppliantes, que vous consentiriez à donner une force nouvelle aux ennemis de la Religion et du Roi ?

Le Campagnard.

Pardonnez-moi, monsieur le Curé, si j’ai refusé ma voix à un général, ce n’est pas que je le croie ennemi de la Religion ni du Roi. C’est qu’au contraire, je suis convaincu que sa position ne lui permet pas de tenir entre les moyens des contribuables et les exigences du pouvoir une balance bien juste.

Le Curé.

N’importent vos motifs. Il est certain que vous avez raison de vous méfier de l’ambition de cet homme.

Le Campagnard.

Vous ne m’entendez pas, monsieur le Curé. Je ne porte aucun jugement sur le caractère du général. Je dis seulement qu’il me paraît imprudent de confier mes intérêts à un homme qui ne pourrait les défendre sans sacrifier les siens. C’est une chance qu’aucun homme raisonnable ne veut courir sans nécessité.

Le Curé.

Je vous répète que je ne scrute pas vos motifs. Vous venez de prouver votre dévouement au roi. Eh bien, achevez votre ouvrage. Vous éloignez un ennemi, c’est beaucoup ; mais ce n’est pas assez, donnez-lui un ami. Il vous l’a lui-même désigné ; nommez le digne président du collége.

Le Campagnard.

Je croirais commettre une absurdité plus grande encore. Le Roi a l’initiative et la sanction des lois, il nomme la Chambre des pairs. Les lois étant faites pour la nation, il a voulu qu’elle concourût à leur confection, et j’irais nommer ceux que le pouvoir désigne ? Mais le résultat serait une monarchie absolue avec des formes constitutionnelles.

Le Curé.

Vous supposez donc que le Roi abuserait de ce pouvoir pour faire de mauvaises lois ?

Le Campagnard.

Écoutez, monsieur le Curé, disons les choses comme elles sont réellement. Le Roi ne connaît pas personnellement les quatre cent cinquante candidats qu’il désigne ; ce sont les ministres qui réellement les offrent à nos choix. Or l’intérêt du ministère est d’augmenter sa puissance et sa richesse. Mais il ne peut augmenter sa puissance qu’aux dépens de ma liberté, et sa richesse qu’aux dépens de ma bourse. Il faut donc, si je veux l’en empêcher, que je nomme un député contribuable comme moi, qui le surveille, et mette des bornes à ses empiétements.

Le Curé.

C’est-à-dire un député de l’opposition ?

Le Campagnard.

Sans doute. Entre celui qui vit d’impôts et celui qui les paye, l’opposition me paraît naturelle. Quand j’achète, je tâche de le faire à bon marché, mais quand je vends, je mets ma marchandise au plus haut prix. Entre l’acheteur et le vendeur un débat est infaillible. Si je voulais faire acheter une charrue en fabrique, donnerais-je procuration au fabricant pour en fixer le prix ?

Le Curé.

Voilà une politique bien triviale et bien intéressée. Il s’agit bien d’acheter et de vendre, de prix et de fabriques. Insensé ! il s’agit du Roi, de sa dynastie, de la paix des peuples, du maintien de notre sainte Religion.

Le Campagnard.

Eh bien, selon moi encore, il s’agit de vente et de prix. Le pouvoir est composé d’hommes, le clergé est également composé d’hommes formant un corps. — Le pouvoir et le clergé sont deux corps composés d’hommes. Or, il est dans la nature de tous les corps de tendre à leur agrandissement. Les contribuables seraient absurdes s’ils ne formaient aussi un corps pour se défendre contre les agrandissements du pouvoir et du clergé.

Le Curé.

Malheureux ! et si ce dernier corps triomphe, vous détruiriez la Monarchie et la Religion. Où en sommes-nous, bon Dieu !

Le Campagnard.

Ne vous épouvantez pas, monsieur le Curé. Jamais le peuple ne détruira le pouvoir, car le pouvoir lui est nécessaire. Jamais, il ne renversera la Religion, car elle lui est indispensable. Seulement il contiendra celui-là et celle-ci dans les limites d’où ils ne peuvent sortir sans péril pour tout le monde.

De même que j’ai fait recouvrir ma maison d’un toit pour me mettre à l’abri du soleil et de la pluie, je veux payer des magistrats et des officiers de police, pour qu’ils me préservent des malfaiteurs. De même que je m’abonne volontairement à un médecin pour soigner mon corps, je m’abonnerai à un ministre de la Religion pour soigner mon âme. Mais de même aussi que je fais en sorte que mon toit se fasse aussi économiquement et aussi solidement que possible, de même que je débats avec mon médecin le prix de l’abonnement, je veux débattre avec le clergé et le pouvoir le prix de leurs services, puisque, grâce au ciel, j’en ai la faculté. Et comme je ne puis le faire moi-même, trouvez bon, monsieur le Curé, que j’en charge un homme qui ait les mêmes intérêts que moi, et non un homme qui appartienne directement ou indirectement au clergé ou au pouvoir.


L’Électeur campagnard, un Candidat constitutionnel.


Le Candidat.

Je ne crains pas d’arriver trop tard pour vous demander votre voix, Monsieur, bien convaincu que vous n’aurez pas cru devoir l’accorder à ceux qui m’ont précédé. J’ai deux concurrents dont je reconnais le talent, et dont j’honore le caractère personnel, mais qui, par leur position, me paraissent n’être point vos représentants naturels. Je suis contribuable comme vous, comme vous j’appartiens non à la classe qui exerce, mais à celle sur qui s’exerce le pouvoir. Je suis profondément convaincu que ce qui nuit actuellement à l’ordre, à la liberté et à la prospérité en France, ce sont les dimensions démesurées du gouvernement. Non-seulement mes opinions me font un devoir, mais encore mes intérêts me font un besoin de faire tous mes efforts pour mettre des bornes à cette effrayante étendue de l’action du pouvoir. Je pense donc que je me rends utile à la cause des contribuables en me mettant sur les rangs, et si vous partagez mes idées, j’espère que vous me donnerez votre voix.

Le Campagnard.

J’y suis bien résolu. Vos opinions sont les miennes, vos intérêts me garantissent que vous agirez selon vos opinions ; vous pouvez compter sur mon suffrage.