Éditions du Devoir (p. 39-46).


La Petite Oie Blanche



Le régime du couvent avait produit son effet accoutumé. Après avoir, pendant quatre ans, étudié, dormi, mangé aux mêmes heures, après s’être assise, s’être levée, avoir ri à signal donné, Cécile, de maigre, grande, mince et fluette qu’elle avait été, était devenue grasse, joufflue, haute en couleur et potelée, aussi douce à voir qu’en son plein une lune prospère. Avec ses joues rebondies, de beaux yeux bruns enfoncés dans une chair molle, des formes magnifiques, elle offrait une personnification idéale de l’optimisme, de la bonne humeur et de la santé.

Mais, par un contraste inattendu et délicieux, la Providence avait enfoui dans cette enveloppe épaisse, comme une lumière fragile sous un globe opaque, une petite âme sentimentale, éthérée et rêveuse. Cécile ne concevait pas l’amour ailleurs qu’au clair de lune, avoué par des serrements de main furtifs tandis que les zéphirs remuent les feuillages. Elle croyait à la prédestination éternelle de deux êtres l’un pour l’autre, à l’impossibilité de s’attacher deux fois, elle aspirait à la communion spirituelle, aux effusions passionnées et romantiques suivies de silences pendant lesquels on continue à se fondre et à se comprendre. Un peu de mélancolie lui aurait plu dans ces moments ainsi remplis d’ivresse : on peut mourir d’un cœur brisé, et, si souvent, l’aimé passe, inattentif au destin, sans s’arrêter et sans sourire. Elle se voyait avouant en de tendres missives, avoir conservé précieusement une fleur dans un livre, ou regardé longtemps, le soir, Venus, l’étoile convenue, scintiller dans le firmament bleu.

Naturellement, Cécile avait une amie intime avec qui la correspondance ne chômait pas ; et, naturellement aussi, après avoir promis de tout se dire, chacune oubliait ses plus importantes confidences. Mais, dans son journal, cette touchante ingénue se reprenait, notant toutes ses rencontres, ses troubles intérieurs et nuageux, et, à son insu, la curiosité et le désir persistants d’aimer ou d’être aimée sans retard.

Par malheur, à sa sortie du couvent, Cécile ne se trouva pas dans un lieu propice à l’exercice de ses innocentes roueries. La résidence paternelle, hélas ! était située au bout d’un rang, le long d’une petite rivière, solitaire sous des frênes souples, des ormes et des saules chevelus. Et l’on ne voyait point, dans ce coin perdu, ces jeunes gens galants, distingués et sensibles qui savent comprendre les natures délicates. Et la dolente Cécile, sarclant des oignons ou cueillant des haricots, se désolait de n’avoir personne avec qui jouer les scènes charmantes de l’amour et du hasard.

Il en vint un, cependant, mais quelle déveine ! Enhardi par une amitié d’enfance et un aplomb naturel, Pierre ne voulait rien prendre au sérieux et s’amusait sans cesse. Il taquinait volontiers Mademoiselle Cécile sur ses airs langoureux et revêches, risquait des moqueries câlines et des plaisanteries enjouées. Il la suivait alors du coin de ses petits yeux noirs et perçants pour surveiller l’effet, mesurer la dose et s’arrêter au moment voulu. Rien ne lui plaisait autant que d’irriter les femmes pour se les réconcilier ensuite par des compliments flatteurs où il y a encore de la malice. Et notre jouvencelle, entre ces mains expertes, se trouvait sans défense et sans ripostes.

Le premier avril, Pierre arriva de bon matin, comme le lui permettait sa qualité de voisin ; et, simple et jovial :

— Cécile, avez-vous été chercher votre correspondance dans la boîte aux lettres ?

— Mais non, le facteur n’est pas passé.

— Il passait lorsque je suis entré. Je crois qu’il vous a laissé un paquet, peut-être un joli cadeau.

Pierre n’avait pas terminé sa phrase que Cécile était dehors, sans manteau ni chapeau, louvoyant avec peine, sur la neige gelée et glissante, vers la petite cabane de fer-blanc juchée au bout d’un piquet, au bord de la route ; et parce qu’elle n’était ni leste, ni légère de sa personne, elle fit naufrage deux fois, lamentablement, avant d’atterrir au port. Essoufflée et le visage en sueur, elle saisit bien vite une boîte très longue, très large, très profonde, qui promettait des surprises considérables. Quelle ne fut pas sa honte ! Il n’y avait, sur un lit de ouate blanche, qu’un petit poisson de gélatine, rouge, mince et transparent, un de ces petits poissons qui frétillent, sous la chaleur de la main, à la grande joie des enfants. Et il lui fallut revenir, la pauvrette, trébuchante et ballotante sous les yeux braqués des fenêtres, entendre les plaisanteries, subir les gaietés et écouter sa mère qui voulait la consoler mais riait malgré elle jusqu’aux larmes. Elle monta à sa chambre, humiliée et indignée, et la famille se gaussa d’elle pendant quinze jours.

Le printemps vint sur ces entrefaites. Un soir, au crépuscule déjà tardif, Cécile coupait des grappes de lilas odorantes et lourdes. L’atmosphère, dans la campagne, était limpide et tranquille au-dessus des champs vêtus d’herbe tendre. Pierre qui avait aperçu sa mie de chez lui franchit vite la clôture. Il causa quelques instants en la regardant continuer son travail, en cheveux, les bras levés au-dessus de la tête. Puis il s’approcha doucement, à pas de loup, et d’un geste habile, souple, sûr et fort, l’attira à lui et l’embrassa longtemps, longtemps. Et lorsque Pierre desserra son étreinte, ahurie, désemparée, suffoquée, Cécile demeura quelques secondes à se remettre ; enfin, de sa main restée libre, elle lança un soufflet, à pleine volée au galant intempestif et regagna fièrement la maison. Et Dieu sait si le fils du voisin fut attrapé dans le journal, ce soir-là ! Comment avait-il osé ? Elle le mettrait à la porte s’il se présentait encore.

Cécile n’eut pas l’occasion d’exécuter une si vertueuse décision. Les dimanches passèrent et l’audacieux cavalier ne revint pas. Elle s’ennuya. Autrefois, elle attendait toujours une surprise, une surprise désagréable il est vrai, que Pierre ne manquait pas de lui faire ; mais c’était l’imprévu dans sa vie. Cécile se laissa bientôt aller à ses souvenirs. Son amoureux pouvait-il avoir traversé ainsi la carte du Tendre, en riant, en s’amusant, en parlant d’autres choses ? Et toutes ses plaisanteries n’étaient peut-être que sa manière d’aimer, une manière étrange, irritante, mais combien efficace et perfide ? L’affection était-elle possible sans un attirail de pensionnaire ? Sous des vêtements plus simples, l’avait-elle méconnue ? Les yeux de Pierre pourtant ne mentaient pas.

Cécile, bientôt, revécut toute la scène ; d’abord avec un petit frisson et honteuse de s’y arrêter ; puis, plus souvent et avec une douceur inattendue. Elle comprit que Pierre, pour n’avoir point suivi la filière conventionnelle des mièvreries, n’en était pas moins sincère et épris ; qu’elle avait mal interprété ses actes et toutes ses paroles et qu’en les considérant sous un angle nouveau ils n’avaient plus rien que de très attachant et de très aimable. La sentimentalité ancienne, ainsi que l’écorce d’un arbre mort, s’écaillait et tombait par lambeaux.

Et plus tard, la vanité, la curiosité, un peu d’amour s’en mêlant, Cécile eut un désir vague mais inavoué de revoir Pierre et de lui parler. Elle dut user de diplomatie pour ne pas s’exposer à des démarches humiliantes. Elle organisa une soirée. En toute convenance, elle ne pouvait pas ne pas inviter le fils du voisin, en toute convenance celui-ci ne pouvait refuser de venir.

Les invités commencèrent à affluer vers sept heures. Il en vint à pied du voisinage, il en vint de loin en voiture. Huit heures, huit heures et demie, neuf heures et Pierre n’arrivait pas. L’impatience et l’agitation de Cécile étaient au comble.

Vers neuf heures et demie enfin il fit son apparition, multipliant ses excuses d’un air assuré, circulant sans gêne parmi les groupes, toujours gai, plaisant, un peu gouailleur et gamin. Ayant entendu sa voix, Cécile se retourna vivement pour le voir : c’était toujours la même figure avec des traits sculptés pour le rire, mais combien différents quand même ! Elle n’en pouvait plus détacher les yeux. Elle le vit venir vers elle. Sous le regard qui la fixait avec la même lueur de malice, elle se sut pénétrée, devinée, comprise et rougit jusqu’aux cheveux.

— Cécile, je vous pardonne et… vous offre mon autre joue. Vous étiez si jolie que je n’ai pu m’empêcher…

— C’est vous qui me pardonnez maintenant ! J’avais pensé, au contraire, que vous aviez des excuses à me faire.

— On ne s’excuse pas d’avoir fait plaisir.

Elle l’avait enfin rejoint ! Et leurs yeux se cherchaient, ils se sentaient d’unisson, accordés pour toujours tandis qu’en eux montait la grande curiosité, la grande avidité de se voir et de s’aimer dans la suite émouvante des jours.