Le Parnasse contemporain/1876/À une vieille servante

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 5-8).
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JOSEPH AUTRAN



À UNE VIEILLE SERVANTE


Reste ainsi, ne fais pas un geste,
Ne quitte pas ton escabeau ;
Poursuis ta besogne modeste,
A côté d’un pâle flambeau.

Mon cœur est plein, mon œil se mouille,
Lorsque, seule et baissant les yeux,
Je te vois filer ta quenouille
À ce foyer silencieux.

Les obscures vertus de l’âme,
Le dévoûment et la bonté,
Prêtent au front de l’humble femme
Je ne sais quelle majesté.

Les longs jours ont creusé ta tempe ;
Tes yeux, tristes et doux à voir,
Ont l’éclat voilé de la lampe
Que tu m’allumes chaque soir.


Au bruit des heures que balance
La pendule de l’escalier,
Tu vas et tu viens en silence,
Faisant ton travail familier.

La fatigue est ton habitude ;
A l’œuvre dès le point du jour,
Tu donnes à la servitude
La forme auguste de l’amour !

O chère femme, ô sainte esclave !
Je te vénère avec pitié,
Toi dont la chaîne et dont l’entrave
Ne tiennent que le cœur lié !

Les souvenirs du premier âge,
De tout ce beau temps effacé,
Se lèvent, avec ton image,
Des profondeurs de mon passé.

Te souviens-tu de notre aurore ?
Te souviens-tu de la saison
Où la vie, au rire sonore,
Égayait toute la maison ?

Nous étions alors tous ensemble,
Le père et les enfants, heureux,
Et la mère qui toujours tremble,
Car l’amour est toujours peureux.


Après les heures de l’étude,
Nous revenions à nos ébats,
Et toi, non sans inquiétude,
Tu suivais, tricotant nos bas.

Chacun volait à sa chimère,
Tu n’en perdais aucun de l’œil,
Ayant les soucis de la mère
Sans en avoir le doux orgueil.

De nos douleurs et de nos joies,
Dès lors tu pris toujours ta part ;
Mais sous le joug où tu te ploies,
Tu la pris toujours à l’écart.

Tu contenais, à chaque épreuve,
Ton cœur muet, quoique trop plein ;
Avec la veuve tu fus veuve,
Orpheline avec l’orphelin.

Quand la maison dépareillée
Vit quelquefois entrer la mort,
Ce fut toi qui dans la veillée
Restas près de celui qui dort.

De ce passé tu survis seule,
O vieille femme en cheveux blancs,
Vénérable comme une aïeule
Pleine de souvenirs tremblants !


Tu l’as gardé dans ta mémoire
Comme un mystérieux trésor,
Comme ces fleurs, dans une armoire,
Dont le parfum s’exhale encor.

De chaque enfant, de chaque maître,
Tu te complais à discourir ;
Tu sais la chambre où tu vis naître,
Et la chambre où tu vis mourir.

Voilà pourquoi je te contemple,
Le cœur et les yeux attendris,
Dernière colonne du temple
Qui jonche le sol de débris.

De tout ce passé que je pleure,
De l’âme même des parents,
En toi quelque chose demeure :
Je le retrouve et le reprends.

Quand tu vas effleurant la dalle,
Près du foyer, soir ou matin,
Le bruit même de ta sandale
Semble un écho du temps lointain.

Va, je t’aime, âme simple et grande,
Toi qui ne sus jamais haïr ;
Je t’aime, et moi qui te commande,
Je me sens prêt à t’obéir !