L’Aurore du 08 août 1898 (p. 2-16).


À UN PROLÉTAIRE



On t’a dit :

— Cette affaire Dreyfus ne te regarde pas et tu n’as rien à y voir. Que t’importe l’injustice dont Dreyfus est victime ? Que t’importe qu’il agonise de douleur et de rage, là-bas, dans son île ? S’il n’a pas commis le crime dont on l’accusa et pour lequel il fut condamné à la plus atroce des tortures, tant pis… Il en a commis d’autres envers toi, et de plus impardonnables… ceux d’être un riche, un officier, un éternel ennemi, par conséquent. Il expie tout cela, aujourd’hui. Cette injustice, par rapport à lui, devient une justice par rapport à toi… Tout est bien… Passe ton chemin, prolétaire, et, si le cœur t’en dit, passe en chantant…

C’est M. Guesde qui t’apporte ce généreux conseil, et M. Guesde s’y connaît. C’est un logicien implacable, à ce qu’on prétend, et il a une belle barbe. À toutes les indignités sociales qui vouent Dreyfus, sinon à ta haine — car on te permet de ne pas le haïr — du moins à ton indifférence, M. Guesde, pour un peu, eût ajouté celle-ci, que, étant juif par surcroît, Dreyfus ne saurait mériter ta pitié. Ne sondons pas trop avant les raisons de M. Guesde : elles ne sont peut-être pas très pures.

M. Guesde te dit encore, ou à peu près, ceci :

— Mais considère tous ces gens qui défendent Dreyfus… Il y a Trarieux, sous le ministère de qui furent votées ces fameuses lois scélérates qui vous reléguaient un homme aux marais putrides de la Guyane, en un rien de temps… Il y a Reinach qui, jadis, ne parlait, lui aussi, que de proscrire, fusiller, guillotiner… Il y a Scheurer-Kestner, un patron d’usines !… Et les autres ?… Il y a bien Zola, qui est révolutionnaire, sans doute, mais pas selon l’Évangile de Karl Marx, en qui règne la vérité unique, et que je représente !… Ce qu’ils défendent en Dreyfus, ce n’est même pas Dreyfus innocent, c’est, les uns, une caste sociale, dont tu n’es pas, les autres, une race qui n’est pas la tienne,… ceux-là, enfin, un méprisable idéal de littérateur où tu ne comptes pour rien, où tu n’es qu’un décor illusoire. Est-ce qu’ils te défendent, toi ?… Est-ce qu’ils te connaissent seulement ? Quand, misérable et anonyme soldat, tu pourrissais dans les silos d’Afrique, quand, pour un mot, pour un geste, pour rien, on te traînait devant les conseils de guerre, et qu’on te ligotait au poteau, est-ce qu’ils ont protesté ?… Quand on te pourchassait et qu’on te tuait à Montceau-les-Mines et à Fourmies, où étaient-ils donc ?… Ils t’ignorent… Fais comme eux… Ignore-les aussi… Et passe ton chemin !

Et tu n’as pas songé en toi-même :

— Les hommes sont des hommes après tout !… Et c’est toujours la même histoire !… Au pouvoir, leur œuvre est mauvaise ; contre le pouvoir, elle est souvent admirable… Profitons-en… Que m’importe d’où vient la parole de justice, si elle vient, et si elle retentit, en moi, et dans les autres, pour le bien de l’humanité ?… Est-ce que je vais demander ses papiers à qui me console et me réconforte ?

Non, tu n’as songé à rien de tout cela, et, comme le voulait M. Guesde, tu as passé ton chemin, sans écouter aucune de ces voix qui te parlaient, pourtant, un langage noble, fier et humain, et comme tu n’en entendis jamais sortir de la bouche de M. Guesde.

Indifférent, d’abord, tu répondais à ceux qui s’inquiétaient, cette leçon apprise : « Moquons-nous de ce qu’ils font et disent… Ce sont des bourgeois qui se battent entre eux. Ce n’est pas notre affaire. » Puis ton atavisme de servitudes reprenant le dessus, je t’ai entendu, hier, qui proclamais : « Oui, faut pas être un homme ! Faut être un fameux lâche pour crier : Vive Zola !… Tas de gourdes ! » Et, demain, peut-être, au nom de la belle logique de M. Guesde, tu feras cortège à Judet, digne acolyte d’Esterhazy !

Eh bien, tu commets un véritable crime, toi aussi, non seulement envers un malheureux qui souffre, mais envers toi-même, car vous êtes solidaires l’un de l’autre.

L’Injustice qui frappe un être vivant — fût-il ton ennemi — te frappe du même coup. Par elle, l’Humanité est lésée en vous deux. Tu dois en poursuivre la réparation, sans relâche, l’imposer par ta volonté, et si on te la refuse, l’arracher par la force, au besoin. En le défendant, celui qu’oppriment toutes les forces brutales, toutes les passions d’une société déclinante, c’est toi que tu défends en lui, ce sont les tiens, c’est ton droit à la liberté, et à la vie, si précairement conquis, au prix de combien de sang ! Il n’est donc pas bon que tu te désintéresses d’un abominable conflit où c’est la Justice, où c’est la Liberté, où c’est la Vie qui sont en jeu et qu’on égorge ignominieusement, dans un autre. Demain, c’est en toi qu’on les égorgera une fois de plus…

Et puis, regarde où cette affaire Dreyfus nous a amenés les uns et les autres.

Aujourd’hui, elle surpasse le malheur effroyable d’un innocent. En se généralisant, et par tout ce que nous avons découvert de mensonges accumulés sur des infamies, elle est devenue une question de vie ou de mort pour tout un peuple. C’est de l’histoire, et ton histoire qui se fait en ce moment. Grâce à elle, nous sentons que l’armée est mortellement atteinte — non dans son principe de défense nationale, où nous ne pouvons que la fortifier —, mais dans les antiques et tyranniques formes de sa constitution, qui ne cadrent plus avec nos libertés modernes, avec les nouvelles expansions de nos mœurs publiques. Non seulement l’armée, telle qu’elle est restée, n’est plus une sauvegarde : elle est un péril. Qui donc l’acclame aujourd’hui ? Les césariens, qui ne rêvent que d’émeutes sanglantes. Sur qui s’appuie-t-elle ? Sur les antisémites, qui ne rêvent que de pillage. Lorsque quelqu’un, en ces jours de folie furieuse, hurle : « Vive l’armée ! » il hurle en même temps : « Mort à quelque chose ! » Ces deux cris sont, désormais, associés dans les mêmes bouches. Ils ne font qu’un. Ouvertement, admirativement, ceux qui applaudissent l’armée nous la représentent prête au massacre, impatiente de tueries. Elle est devenue le point de ralliement de toutes les haines sauvages, de tous les appétits barbares, de toutes les violences insurgées… Volontairement ? Je ne veux pas le dire… Totalement ? Certes. Et c’est encore au nom de l’armée, que, dans les rues de Nantes, où semble renaître l’ombre du hideux et sanguinaire Carrier, de déshonorantes brutes outragent, poursuivent, lapident, menacent de mort, un grand et admirable savant, gloire de la France et de l’humanité… Que penses-tu de cela, toi, Sully Prudhomme ?… Et trouves-tu pas que la Justice ait suffisamment étendu son ressort, en attendant que la guillotine détende le sien, sur ta nuque ?

Nous en sommes arrivés à ce moment décisif où il faut que ce soit l’armée — je dis l’armée, puisqu’il est convenu que l’armée se résume exclusivement en ses grands chefs — qui subisse la loi d’adaptation au milieu nouveau dans lequel nous évoluons, ou que ce soit nous qui nous soumettions à la domination factieuse de l’armée.

Eh bien, nous ne nous soumettrons pas, ça, je le dis ! La résistance sera longue, peut-être ; peut-être se produira-t-il de terribles convulsions sociales, comme il se produit de grands remous sur la mer, alors que sombre un transatlantique désemparé ; peut-être, aussi, en coûtera-t-il à beaucoup d’entre nous leur liberté, et au train dont vont les choses, leur vie. Il n’importe… Dès à présent, la vieille armée des mercenaires est vaincue… Place à l’armée nationale !

Et vois encore combien tu es injuste et malprévoyant !

Grâce à l’affaire Dreyfus, dont M. Guesde te supplie de te désintéresser, on s’occupe de toi davantage, on t’aime un peu plus. Certes, dans le tumulte des intérêts et des passions, tu étais toujours oublié. Tu étais si petit, si petit qu’on n’apercevait pas, souvent, dans la mêlée, ta face de douleur et de misère… Aujourd’hui, elle apparaît mieux, sur la face lointaine de l’autre… Les cris du pauvre damné font mieux entendre les tiens… De tous côtés, on dénonce les abus de pouvoir, les injustices, les férocités, les crimes, dont tu es, sans cesse, la victime… Et, en quelques mois, voici, arrachés au poteau des conseils de guerre, quatre de tes frères, qui eussent subi l’infâme supplice… C’est au martyre de Dreyfus qu’ils doivent de vivre encore !… Tout cela n’est pas beaucoup, soit !… Il ne tient qu’à ton courage, à ta ténacité, à ton intelligence d’avoir davantage !… Ne passe plus ton chemin, prolétaire… Arrête-toi… Tends l’oreille aux voix douloureuses, aux voix enfermées, aux voix suppliciées, qui te viennent, à travers la mer, du fond de la vérité en deuil et de la justice en exil ! Tu sentiras ton cœur se gonfler d’une pitié fraternelle. Et la pitié est féconde !

Et écoute Jaurès… C’est un grand logicien, lui aussi, et c’est un grand poète, un grand apôtre, une grande Parole, et une grande Âme de Justice !… Il te dira pourquoi tu peux, pourquoi tu dois crier ardemment et sans remords :

— Vive Zola !…

Octave Mirbeau.