À un auteur, sur une pièce où l’héroïne ne faisoit que se lamenter

IX

à un auteur qui me demandoit mon sentiment, d’une pièce où l’héroïne ne faisoit que se lamenter.
(1672.)


La princesse dont vous faites l’héroïne de votre pièce, me plairoit assez si vous aviez un peu ménagé ses larmes ; mais vous la faites pleurer avec excès : et, dès qu’il y aura quelque retour à la justesse du sentiment, le trop de larmes rendra ceux qu’on représente moins touchants, et ceux qui voient représenter moins sensibles. Corneille n’a pas plu à la multitude, en ces derniers temps, pour avoir été chercher ce qu’il y a de plus caché dans nos cœurs, ce qu’il y a de plus exquis dans le sentiment, et de plus délicat dans la pensée. Après avoir comme usé les passions ordinaires dont nous sommes agités, il s’est fait un nouveau mérite à toucher des tendresses plus recherchées, de plus fines jalousies et de plus secrètes douleurs : mais cette étude de pénétration étoit trop délicate pour les grandes assemblées ; de sorte qu’une découverte si précieuse lui a fait perdre quelque estime dans le monde, quand elle devoit lui donner une nouvelle réputation.

Il est certain que personne n’a mieux entendu la nature que Corneille ; mais il l’a expliquée différemment, selon ses temps différents. Étant jeune, il en exprimoit les mouvements ; étant vieux, il nous en découvre les ressorts. Autrefois, il donnoit tout au sentiment ; il donne plus aujourd’hui à la connoissance ; il ouvre le cœur avec tout son secret : il le produisoit avec tout son trouble. Quelques autres ont suivi plus heureusement la disposition des esprits, qui n’aiment aujourd’hui que la douleur et les larmes : mais je crains pour vous quelque retour du bon goût, justement sur votre pièce, et qu’on ne vienne à désapprouver le trop grand usage d’une passion dont on enchante présentement tout le monde.

J’avoue qu’il n’y a rien de si touchant que le sentiment douloureux d’une belle personne affligée ; c’est un nouveau charme qui unit toutes nos tendresses, par les impressions de l’amour et de la pitié mêlées ensemble. Mais, si la belle affligée continue à se désoler trop longtemps, ce qui nous touchoit nous attriste ; lassés de la consoler, quand elle aime encore à se plaindre, nous la remettons comme une importune entre les mains des vieilles et des parents, qui gouvernent dans toutes les formes de la condoléance une si ennuyeuse désolation.

Un auteur bien entendu dans les passions n’épuisera jamais la douleur d’une affligée : cet épuisement est suivi d’une indolence qui apporte une langueur infaillible aux spectateurs. Les premières larmes sont naturelles à la passion qu’on exprime ; elles ont leur source dans le cœur, et portent la douleur d’un cœur affligé dans un cœur tendre. Les dernières sont purement de l’esprit du poëte ; l’art les a formées, et la nature ne veut pas les reconnoître. L’affliction doit avoir quelque chose de touchant, et la fin de l’affliction quelque chose d’animé, qui puisse faire sur nous une impression nouvelle. Il faut que l’affliction se termine par une bonne fortune, qui finit les malheurs avec la joie, ou par une grande vertu qui attire notre admiration. Quelquefois, elle s’achève par la mort ; et il en naît en nos âmes une commisération propre et naturelle à la tragédie ; mais ce ne doit jamais être après de longues lamentations, qui donnent plus de mépris pour la foiblesse, que de compassion pour le malheur.

Je n’aime pas au théâtre une mort qui se pleure davantage par la personne qui se meurt, que par ceux qui la voient mourir. J’aime les grandes douleurs avec peu de plaintes, et un sentiment profond : j’aime un désespoir qui ne s’exhale pas en paroles, mais où la nature accablée succombe, sous la violence de la passion. Les longs discours expliquent plus notre regret à la vie, que notre résolution la mort : parler beaucoup dans ces occasions, c’est languir dans le désespoir, et perdre tout le mérite de sa douleur :

O ! Silvia, tu se’morta,

et s’évanouir comme Aminte[1] :

Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs,

et mourir comme Eurydice[2].

Il est certain que nos maux se soulagent en pleurant ; et la plus grande peine du monde un peu adoucie, ranime le désir de vivre, à mesure qu’elle soulage le sentiment. Il en est de notre raisonnement comme de nos larmes : pour peu que nous raisonnions dans l’infortune, la raison nous porte à l’endurer plutôt qu’à mourir. Faisons guérir, au théâtre, ceux que nous faisons beaucoup pleurer et beaucoup se plaindre : donnons plus de maux que de larmes et de discours, à ceux que nous avons dessein d’y faire mourir.

  1. Aminte du Tasse, act. III, sc. ii.
  2. Dans Suréna, tragédie de Corneille, act. V, sc. v.