halage des canots au dernier campement. (d’après une photographie.)


CHAPITRE xvii

départ de la côte orientale — escalade de l’inlandsis



Après la reconnaissance que j’ai racontée dans le chapitre xv, nous fûmes occupés plusieurs jours aux préparatifs du départ. Le temps étant doux et pluvieux, il n’était pas urgent de nous presser. Nous en profitâmes pour raccommoder nos chaussures. Un ciel clair avec des gelées pendant la nuit, voilà ce que nous désirions. Pendant ce temps la caravane se nourrit d’oiseaux tués le long de la côte et que nous n’avions pas eu le temps de manger. Ils avaient, ma foi, fort bon goût. C’était véritablement amusant de nous voir réunis autour de la boîte à conserves vide qui nous servait de marmite et en tirer des oiseaux que nous dépecions avec la fourchette du père Adam. Nous n’avions pas emporté découverts ; du reste, j’en ai fait l’expérience, pareils instruments sont absolument inutiles ; les doigts sont d’excellentes fourchettes, mais gare si les mets sont un peu trop chauds ! À cet égard on acquiert vite une grande audace.

Le 14, le temps s’améliora et le départ fut décidé. Le meilleur point d’attaque de l’inlandsis semblait, à Sverdrup comme à moi, une montagne dont la base était baignée par la mer. Une dernière fois les canots sont mis à l’eau, chargés de tous les bagages, et en route ! Mais les parois de la montagne en question sont trop escarpées pour que l’ascension en soit possible : il faut revenir en arrière et escalader le glacier en partant du campement. Le débarquement des bagages nous prit ensuite du temps et ce ne fut que tard dans la nuit que nous fûmes prêts.


cache des canots. (d’après une photographie.)

Le 15 les canots sont tirés au sec et déposés dans un ravin. Dessus nous mettons des pierres pour qu’ils ne soient pas emportés par le vent, et dessous quelques provisions, des munitions, puis une petite boîte en fer-blanc renfermant un rapport sommaire sur notre expédition.

Les Lapons voulaient abandonner un des sacs de couchage. Ne pouvions-nous pas dormir quatre dans un sac ! Quant à eux, ils s’envelopperaient dans leurs paeks[1]. N’avaient-ils pas l’habitude, la nuit, des froids de 40 degrés, sans autre couverture que ces vêtements ! Je préférai attendre avant de me décider à ce sacrifice ; peut-être un jour les Lapons eux-mêmes auraient-ils besoin de leur sac. « Non, jamais ils ne s’en serviraient, affirmait Balto ; cette literie était un poids de plus à traîner. » Après quelques jours de marche sur l’inlandsis, notre homme dut reconnaître son erreur. Que serait-il advenu de lui et de son compagnon si je n’avais eu la sagesse de résister à ses pressantes sollicitations ?


notre campement dans la matinée du 17 août.
(dessin d’a. bloch, d’après une photographie.)

La température relativement élevée pendant la journée amollissait la neige ; pour cette raison, je résolus de marcher durant la nuit et de nous reposer le jour. Vers les neuf heures du soir, la caravane se met en route pour Kristianshaab, pour la côte occidentale du Grönland. Au début, la marche est lente. Une nappe de neige qui s’étend jusqu’au rivage permet de haler les traîneaux à partir du campement : mais lorsque la pente est escarpée, il ne faut pas moins de trois hommes pour déplacer chaque véhicule. Les traîneaux sont d’ailleurs lourdement chargés ; le poids d’un seul de ces véhicules est d’au moins 100 kilogrammes. Nous modifions le paquetage de façon que les charges soient juste de 100 kilogrammes. Une seule, sur un traîneau tiré par deux hommes, est de 200 kilogrammes.

Pendant la nuit, légère gelée ; elle durcit à peine la neige. À part la déclivité initiale, la surface de l’inlandsis ne présente pas de grands accidents de terrain. Vers le matin nous atteignons une région bosselée de monticules et déchirée par des crevasses ; la neige est heureusement dure, et par suite le traînage facile. Après avoir parcouru un peu moins de 6 kilomètres, nous établissons le campement à l’altitude de 180 mètres. Avec quel plaisir nous avalons alors une demi-douzaine de tasses de thé bien chaud et nous nous glissons dans les sacs de couchage ! Au moment de nous endormir, nous nous apercevons que nous avons laissé notre morceau de gruyère là où à minuit nous nous sommes arrêtés pour dîner. C’eût été fâcheux d’abandonner pareille friandise, d’autre part il était bien ennuyeux de faire une nouvelle course après une marche pénible. Toujours dévoué, Dielrichson s’offrit pour aller chercher le morceau de fromage ; il voulait, disait-il, faire une promenade matinale avant de s’endormir, et en même temps compléter par de nouvelles observations la carte de cette partie du glacier.

Ce fut avec un véritable sentiment d’admiration que nous vîmes partir notre camarade ; nous ne pouvions comprendre son plaisir à se promener après la marche si pénible que nous venions d’achever.

Le soir venu, la caravane se remet en marche. Le glacier est très accidenté. Vers le milieu de la nuit, l’obscurité est si profonde que nous devons faire halte. À onze heures du soir la tente est dressée ; nous avalons un excellent chocolat en attendant l’aurore. Au delà le terrain est plus facile ; la neige est cependant toujours grenue et molle. Dans cette région, les crevasses deviennent nombreuses ; nous réussissons à traverser la plupart sans grandes difficultés. Le matin, la pluie commence à tomber. Nous prenons nos imperméables ; malheureusement ils laissent passer l’eau et bientôt nous sommes mouillés jusqu’aux os. Malgré un vent piquant, nous n’avons cependant pas froid, obligés que nous sommes au pénible halage des traîneaux ; mais il n’est pas précisément agréable de sentir les vêtements mouillés se coller contre la peau et se décoller ensuite à chaque mouvement. Nous continuons la marche pendant une partie de la matinée. La pente est douce et le halage facile lorsque deux hommes sont attelés à chaque traîneau. Les crevasses, par contre, sont nombreuses. Pour ne pas gêner la marche nous ne pouvons nous attacher tous à une même corde. Chaque homme est seulement lié par un fort câble à l’avant du traîneau qu’il tire. Si un pont de neige venait à se rompre sous son poids, il resterait suspendu au-dessus du gouffre par la bretelle du traîneau aussi longtemps que le véhicule ne serait pas entraîné. Quelquefois seulement nous tombons dans des crevasses : mais nous restons suspendus au-dessus du gouffre, à la hauteur des épaules. Nous apprenons bientôt, du reste, à nous arrêter dans ces chutes en jetant nos bâtons ferrés en travers des fentes.


escalade de l’inlandsis. (d’après une esquisse de m. nansen.)

Halte à midi. Le campement est établi sur une petite surface plane entre deux larges crevasses. Le temps est devenu très mauvais. Avec quel plaisir nous changeons de vêtements et buvons du thé ! Nous plaçons les bâtons ferrés et les ski sous le plancher de la tente pour qu’il ne repose pas directement sur la neige mouillée, puis nous prenons place dans les sacs. Les fumeurs ont la permission de fumer une pipe. Sous notre tente nous sommes parfaitement à l’abri tandis que le vent et la pluie font rage dehors.

Pendant soixante-douze heures, du 17 à midi jusqu’au 20 au matin, le mauvais temps nous condamne à l’immobilité. Durant ces trois jours, nous restons blottis dans nos sacs, ne sortant que pour aller chercher des vivres dans les traîneaux. Nous dormîmes presque tout ce temps ; les premières vingt-quatre heures, nous ne nous réveillâmes même pas. Les rations avaient été réduites au strict nécessaire. On ne travaillait pas, on n’avait donc pas le droit de manger. Un seul repas fut servi chaque jour ; plusieurs estomacs protestèrent, mais il fallait ménager les provisions.

Lorsque nous ne dormions pas, on passait le temps, qui à écrire la relation du voyage, qui à conter des histoires ou à lire quelques-uns des livres de notre petite bibliothèque, des livres passionnants tels que la Table des Logarithmes, l’Almanach nautique, ou encore le travail du professeur Helland sur les fjords producteurs d’isbergs au Grônland. Comme d’habitude en pareille circonstance, Balto et Ravna lisaient l’Ancien Testament. Dans la matinée du 20 août, le temps devient meilleur et nous pouvons continuer le voyage.


sous la tente pendant la tempête. (dessin d’e. nielsen.)

Le glacier est maintenant très crevassé. Dans la direction d’un monticule situé en face de nous et que nous voulons atteindre, la surface de l’inlandsis est fendillée dans tous les sens. Il y a là un système de crevasses qui se coupent à angle droit et que nous ne pouvons réussir à traverser. Nous inclinons alors vers le nord, et de ce côté parvenons à atteindre le sommet du mamelon. Nous descendons l’autre versant en glissant, assis sur nos traîneaux, au milieu d’un labyrinthe de crevasses. Attention tous, pour ne pas culbuter dans ces gouffres ! Plus loin le glacier est d’un parcours facile, la pente moins rapide et les fentes moins nombreuses. En certains points le traînage est même aisé, chacun peut tirer seul son traîneau. Sverdrup et moi sommes toujours attelés au plus lourd véhicule, en tête de la caravane. La pluie des derniers jours a rendu la neige résistante. Nous enfonçons cependant encore ; viennent des gelées et tout sera pour le mieux. Le glacier est toujours accidenté. Voici en quels termes Balto raconte cette partie du voyage :

« Le 20 (il veut parler du 22), le glacier était très inégal, accidenté par de grandes ondulations comme les vagues de la mer. Il était terriblement pénible de haler les traîneaux au sommet de ces monticules, et quand on en descendait les pentes, des morceaux de glace roulaient sur vous. Les épaules, endolories par les bretelles des traîneaux, brûlaient littéralement. »


le kiatak, vue de l’inlandsis. 20 août. (d’après une esquisse de m. nansen.)

Vers les huit heures du soir, le ciel semble s’éclaircir ; si les nuages se dispersaient, pour sûr il gèlerait. Nous prenons donc le parti de camper et d’attendre que la neige ait durci.

Le lendemain (21 août), à quatre heures du matin, réveil. Pas un nuage au ciel. Bien que le thermomètre s’élève encore à quelques degrés au-dessus de zéro, la neige porte parfaitement. La pente est rapide, et les crevasses larges et nombreuses ; néanmoins nous réussissons à avancer rapidement et sans incident. Dans la matinée un beau soleil amollit le névé. Le traînage devient alors pénible, de plus nous souffrons cruellement de la soif ; pas un filet d’eau dans ce désert de neige et de glace ; nous n’en trouverons plus avant d’avoir atteint la côte occidentale.

Pendant toute la durée de notre marche à travers l’inlandsis nous ne pûmes boire qu’une très petite quantité d’eau fraîche. Nous n’avions que l’eau provenant de la fusion de la neige dont nous remplissions de petites bouteilles en zinc que nous portions sur la peau. Nous n’avions pas la patience d’attendre que la neige fût complètement fondue, et dès que la masse cristalline était tant soit peu liquéfiée, nous aspirions les gouttes qui en tombaient. Vers dix heures du matin la caravane atteint le monticule terme de l’étape. Nous avons parcouru environ 8 kilomètres. Au delà de ce point la pente est moins forte et le glacier moins crevassé ; les premières difficultés sont maintenant vaincues, pensons-nous, et pour fêter cette première victoire, des extras sont servis, du mysost et de la confiture d’airelles. Le point où nous nous trouvons est situé à l’altitude de 870 mètres ; nous avons dépassé plusieurs nunataks, mais devant nous s’étend une longue suite de ces îlots rocheux.

Le 22 à deux heures du matin nous nous remettons en marche. Durant la nuit la température s’est abaissée à -5°, la neige est devenue résistante sous l’influence de ce froid, mais le glacier est très accidenté. Vers neuf heures du matin, la neige, ramollie par les rayons du soleil, ne porte plus. Dans ces conditions nous campons après avoir parcouru 10 kilomètres. Nous souffrons de plus en plus du manque d’eau et c’est avec délices que nous buvons le thé. Pour le rendre plus rafraîchissant j’y ajoute de l’extrait de citron, oubliant que nous avions déjà additionné notre boisson de lait condensé. Aussitôt le lait se coagule et tombe au fond de notre tasse : ce n’est guère appétissant, mais nous n’en buvons pas moins notre thé.

À neuf heures du soir nous nous remettons en marche, toujours à travers une région très accidentée. Il faut hisser les traîneaux au sommet de monticules de glace, puis les faire descendre dans les vallons séparant ces mamelons.

Si la marche est pénible la nuit, le spectacle est magnifique lorsque l’aurore boréale promène à travers le ciel sa lueur vacillante, ou lorsqu’un beau clair de lune éclaire le glacier. Nos marches nocturnes sur l’inlandsis ont laissé à tous une profonde impression.

Vers minuit, sur une pente escarpée, le glacier devient de plus en plus mauvais ; il faut se mettre à plusieurs pour faire avancer chaque traîneau. Heureusement, à quelques centaines de mètres plus haut, s’élève une immense plaine de glace absolument unie. Nous dressons la tente pour prendre un peu de repos et un solide repas. La joie est grande d’avoir trouvé enfin un terrain facile ; et nous parlons déjà de l’époque de notre arrivée sur la côte occidentale, si cette plaine s’étend loin.



La plaine de glace unie n’avait qu’une faible étendue ; le soir même nous arrivâmes à son extrémité. L’inlandsis ne présente qu’en de rares localités une surface aussi plane.

Le 25 août, vers onze heures du matin nous dressons la tente. Le soleil est si ardent qu’il incommode l’un de nous ; pour pouvoir dormir il va se coucher dehors à l’ombre de la lente sur un prélart étendu sur la glace. À six heures et demie du soir nous sommes debout. Maintenant la marche est rendue pénible par une couche de fines particules neigeuses. En dépit d’une température de 7 à 8 degrés au-dessous de zéro, le halage des traîneaux est très fatigant sur ce névé pulvérulent. L’abaissement de la température ne rendant pas la neige plus résistante, nous prenons le parti de marcher le jour. À dix heures du soir le campement est établi.


l’anikitsok et les nanatk johnstrup et kornerup.
(dessin de f. nansen, d’après une photographie.)

Pour alléger nos bagages je résolus d’abandonner les toiles imperméables qui protégeaient nos sacs de couchage. À la distance où nous nous trouvions de la côte, nous n’avions plus à craindre la pluie. Ces prélarts sont inflammables, voilà du combustible tout trouvé, et bientôt la cuisine est installée avec une boîte à conserves vide placée sur un fragment de la quille des patins des traîneaux. La boîte est remplie d’eau, et le feu, entretenu à l’aide des imperméables découpés en petits morceaux, flambe très bien ; la vue de ce petit brasier fait plaisir à tous : mais en ce bas monde les joies durent peu. Bientôt la tente est complètement remplie de fumée, on ouvre la porte, et quoiqu’il en sorte un peu par cette ouverture, le nuage augmente rapidement d’épaisseur. La plupart de mes camarades s’enferment alors dans les sacs de couchage, un ou deux durent cependant rester debout pour entretenir le feu. Puis la neige fond, mais en même temps la marmite commence à fuir. Il faut maintenant transvaser l’eau dans une autre boîte. Enfin le thé est prêt. Le lendemain, nous fîmes également la cuisine avec les imperméables des traîneaux, mais le foyer fut établi hors de la tente.

Outre une excellente soupe avec des peptones de viande, nous nous offrîmes le luxe d’une citronnade. Ce fut la dernière fois, jusqu’à notre arrivée à la côte, que nous pûmes boire à notre soif. Au réveil nous sommes noirs comme des charbonniers. Nos visages sont couverts d’amas de suie assez épais pour pouvoir être enlevés au couteau. Depuis notre départ du Jason jusqu’au jour où nous avons atteint la côte occidentale, jamais nous ne nous sommes lavés ; mais pour que le lecteur ne nous prenne pas pour des malpropres je m’empresse d’ajouter qu’en temps ordinaire nous avons l’habitude de nous débarbouiller. Pour trois raisons il nous était impossible de procéder à notre toilette habituelle. D’abord nous manquions d’eau. Nous n’avions qu’une petite quantité de ce précieux liquide, péniblement obtenue le matin et le soir dans la lampe à alcool, et le jour par la fusion de la neige dans nos bouteilles de poche. Lorsqu’on a soif, inutile de dire qu’on préfère boire l’eau au lieu de l’employer à des ablutions. D’autre part il n’est pas précisément agréable de se laver par des températures aussi basses que celles que nous avons supportées. Cela est même impossible sans risquer de se geler les mains. Enfin la réverbération du soleil sur les neiges nous brûlait la peau du visage. Nous pelions et nous avions la figure balafrée de crevasses. Dans ces conditions, les ablutions eussent empiré le mal.


nunataks, balto, mohn, kristianses, dietrichson et sverdrup. 22 août. (dessin de f. nansen.)

Le 24 août, neige très mauvaise, très fine et très profonde : l’épaisseur de cette couche superficielle n’est pas moins de 4 pouces. En outre, la pente est rapide. Pour entretenir les forces, tous les 3 kilomètres je distribue à chaque homme une tablette de chocolat à la viande. Pour le dîner nous préparons du chocolat ; comme combustible nous employons le restant de nos imperméables, un pied de réserve pour le théodolite, et des éclisses que nous avions emportées pour le cas où quelqu’un de nous aurait eu le malheur de se casser un membre. Ayant traversé sans accident la région crevassée, nous nous en servîmes comme combustible, conservant toutefois quelques-uns de ces appareils en cas d’accident aux approches de la côte occidentale.


la vierge et les nanataks kun, kjerulf, tenry et whymper. 22 août. (dessin de f. nansen.)

Le soleil disparu, la température devient très froide et le traînage très difficile ; nous prenons alors le parti de camper. Ce jour-là l’étape ne fut guère plus de 11 kilomètres. Lorsque nous faisons halte, il y a seulement quelques heures que nous avons dîné ; aussi le souper se compose-t-il simplement de quelques biscuits. Nous les mangeons avec de la neige imprégnée de citronnade, cela fait une véritable granita, un dessert de gourmet, je vous assure. Cette glace est excellente avec de la neige très fine, nouvellement tombée, nous la savourons à petites bouchées pour faire durer le plaisir, assis devant la lente, et regardant la plaine blanche éclairée par la lune. Nos pensées s’envolent vers le pays où nous avons mangé de la granita pour la dernière fois. La lune luisait comme aujourd’hui, mais c’était sur la baie de Naples et non sur l’immensité froide de l’inlandsis.

La 25 août, la pente est toujours rapide et le traînage encore plus pénible, avec une couche de neige pulvérulente, épaisse de 6 à 8 pouces, et le vent se lève droit debout. Chaque jour la préparation du dîner nous faisait perdre beaucoup de temps dans l’après-midi ; pour y remédier j’essayai de cuire notre repas sur un traîneau en marche. La tentative réussit parfaitement. Une fois la soupe bouillante, la tente fut dressée ; mais au moment de déposer le fourneau, je fais un faux pas et renverse le contenu de la casserole sur le prélart servant de plancher. En un clin d’œil tous les camarades bondissent et saisissent la toile aux quatre coins. On fait couler la soupe dans un creux au milieu, puis on la transvase dans la casserole sans en perdre une goutte. En pareille circonstance il est utile que la toile soit imperméable. Balto après avoir raconté cet incident ajoute : « La soupe que nous mangeâmes n’était pas précisément très propre, car le prélart sur lequel elle avait coulé était sale, mais à cela nous ne fîmes pas attention ». Notre compagnon ne raconte point qu’à cette soupe était mélangée de l’esprit-de-vin tombé de la lampe : à son avis c’était un assaisonnement. Le dîner avalé, il fallut se remettre en marche, en dépit de la tourmente qui nous lançait la neige à la figure. À mesure que la journée avançait, le vent augmentait ; avec une pareille brise une température de -9° n’est pas précisément agréable. Malgré cette bourrasque, nous gravissons une pente escarpée la tête basse pour éviter d’être aveuglés. Ce n’est que tard que nous installons le campement. Un biscuit, un peu de chocolat à la viande et une granita au citron constituent notre souper, puis nous nous glissons dans les sacs pendant que la tempête fait rage dehors.

Le lendemain, lorsque je m’éveillai pour faire le café, quel ne fut pas mon étonnement de me trouver à moitié enfoui sous la neige, qui avait passé à travers les ouvertures de la tente et nous avait recouverts d’une épaisse couche de névé. Même mes souliers étaient remplis de neige. Dehors les traîneaux étaient à moitié ensevelis, et contre les parois de notre lente des tas épais étaient amoncelés. Néanmoins c’est avec un sentiment de bien-être que nous déjeunons au lit, c’est-à-dire dans nos sacs.

Toute la journée la tempête continue ; à mesure que nous avançons, la neige devient plus pulvérulente et par suite le traînage plus laborieux. Je songe alors à amarrer les traîneaux deux par deux, et à essayer à l’aide d’un voile de tirer des bordées et de nous élever dans le vent. Si notre marche continue à être aussi lente, de longtemps nous n’arriverons à Kristianshaab ; espérons que le temps s’améliorera, mais cela ne sera pas pour aujourd’hui. Après avoir parcouru environ 10 kilomètres et demi nous arrivons au pied d’un mamelon très escarpé : trois hommes ne sont pas de trop pour haler chaque traîneau sur cette pente. En redescendant, après avoir hissé un des véhicules, Kristiansen, qui n’ouvrait que rarement la bouche, dit à Dietrichson : « Il faut être fou pour venir bénévolement dans un pareil pays ».


la cuisine sur l’inlandsis. (d’après une photographie.)

  1. Robes en fourrure portées par les Lapons en hiver. (Note du traducteur.)