la montagne ktatak, vue prise de notre dernier campement sur la côte orientale
dans la direction de l’est. 11 août. (d’après une photographie.)

CHAPITRE xv

notre dernier campement sur la côte orientale
reconnaissance sur l’inlandsis



Le 8 août au soir nous débarquons pour établir notre dernier campement sur la côte orientale du Grönland. Au moment où je sautai à terre, se lève une troupe de bécasseaux de mer qui va se poser tout près. D’un coup de fusil je lue quatre de ces excellents petits oiseaux. C’est un bon début.

Aussitôt nous nous occupons de décharger les canots ; jamais ce travail ne s’est effectué aussi promptement qu’aujourd’hui. Tout le monde est joyeux et plein d’ardeur ; l’entrain redouble encore lorsque j’annonce que pour fêter ce jour tant attendu nous aurons du café le soir. J’emprunte à mon journal de voyage le passage suivant relatif à cet événement important : « Pendant qu’on décharge les embarcations, je m’occupe de préparer le café. Depuis douze jours c’est la deuxième fois que nous prenons des aliments chauds. Nous buvons le café et soupons sur le rivage près des canots, le cœur rempli de joie ; les Lapons eux-mêmes paraissent gais. Nous avons surmonté une des grosses difficultés du voyage, nous avons atteint sur la côte le point où nous désirions arriver, et cette pensée nous cause une satisfaction profonde. Nous courrons encore bien des dangers, nous éprouverons bien des difficultés, mais nous aurons sous les pieds la terre ferme.

« La traversée d’un glacier, quelque pénible qu’elle soit, nous causera moins de soucis que la navigation au milieu des glaces flottantes, pendant laquelle les canots risquaient à chaque moment d’être écrasés. Les Lapons seront plus dans leur élément sur les champs de neige de l’intérieur du Grönland que sur les drifis. Le paysage a un air de sauvage grandeur : vers l’ouest s’élève le mont Kiatak ; de tous côtés, des rochers de gneiss gris et d’énormes glaciers dont la base trempe dans la mer ; sur le fjord dérivent quelques blocs. Une partie du cadre est masquée par la brume. Tout est gris et blanc, par-ci par-là seulement une tache ou une raie bleuâtre, le ciel est gris, la mer une grisaille, légèrement bleue, ajoutons à cela des glaçons blancs avec des taches bleues dans les crevasses. »

Le 11, le temps est superbe ; devant le campement la mer s’étend toute miroitante à perte de vue ; quelques isbergs ponctuent de leur masse blanche sa nappe étincelante. Au sud apparaissent les glaciers des Kolberger Heide hérissés de nunataks, et devant nous le Kiatak détache nettement son cône noir sur le ciel bleu. Vers le nord l’inlandsis étale sa vaste nappe blanche ; dans le bas le glacier devient de plus en plus bleu et crevassé et se termine au-dessus de la mer par un mur déchiqueté d’où sont tombés les blocs épars sur la mer. Dans le haut c’est une immense plaine blanche, avec quelques raies bleues produites par l’ouverture des crevasses.

Partout un grand silence, de temps à autre le cri perçant d’une hirondelle de mer, puis soudain une bruyante détonation provenant du vêlage du glacier ou de la formation d’une crevasse.

Maintenant le soleil est haut et il faut se mettre au travail. Nous commençons par déjeuner rapidement. Aussitôt après, Kristiansen et les deux Lapons s’occupent de nettoyer les patins des traîneaux couverts de rouille. Dans l’état où ils sont, ils ne pourraient glisser. Pendant ce temps Dietrichson relèvera la carte de la baie, et, accompagné de Sverdrup, j’irai en reconnaissance. Il est indispensable de s’assurer si le glacier est praticable et de reconnaître de quel côté la marche sera le plus aisée. Nous avons hâte de contempler cette terre qui n’a jamais été foulée par le pied de l’homme. Avant de partir nous profitons du soleil pour déterminer la position du campement, et prendre des photographies. Après quoi nous nous mettons en marche, Sverdrup et moi. Munis d’un sac de vivres, d’une corde et de haches à glace, nous gravissons un monticule rocheux entouré de glaciers, situé au nord du campement, que nous appelons nunatak Nordenskiöld. Nous sommes bientôt au sommet, où se trouve une petite moraine. De là la vue s’étend sur l’inlandsis. La surface du glacier est loin d’être aussi unie qu’elle le semblait d’en bas ; dans tous les sens elle est déchirée par de larges crevasses. Elles sont nombreuses surtout sur les deux glaciers qui enveloppent le nunatak. Nous pensions avancer dans la direction du nord, mais nous sommes bientôt arrêtés ; la seule route praticable est un renflement situé entre les deux glaciers. Dans celle direction, sur une certaine distance, il n’y a aucune crevasse. Tout d’abord la glace est dure, inégale, couverte d’aspérités pointues, pour le plus grand dommage de nos chaussures.

Plus loin, nous rencontrons de la neige grenue, imprégnée d’eau, dans laquelle nous enfonçons. Bientôt voici de nouveau des crevasses ; elles sont d’abord étroites et faciles à traverser ; plus loin, elles s’élargissent et paraissent très profondes ; pour les dépasser, nous devons faire des détours. Les crevasses sont généralement ouvertes perpendiculairement à la direction dans laquelle s’écoule le glacier. Elles sont produites par le passage de la glace en mouvement sur les aspérités du sous-sol.

Pendant quelque temps nous avançons rapidement, tantôt en marchant le long des crevasses dans la direction du nord, tantôt en sautant par-dessus ces gouffres, ou en les franchissant sur des ponts de neige. Dans les endroits où la couche de névé est mince, ces passages n’offrent aucun danger ; il est alors facile de voir où il faut placer le pied. Si le pont menace ruine, on passe en se faisant aussi léger que possible. Nous étions, du reste, attachés à une corde, que nous tenions tendue entre nous, de manière à pouvoir soutenir celui qui aurait la mauvaise chance de tomber.

Plus nous avançons et plus profondément nous enfonçons dans la neige. En certains endroits celle neige masque complètement les crevasses, il faut par suite marcher avec précaution et sonder le terrain avec le bâton ferré avant de faire un pas, de crainte de culbuter dans une de ces chausses-trapes. Souvent les ponts jetés sur ces gouffres ont seulement une épaisseur de quelques centimètres. Vous trouvez-vous sur une de ces fragiles passerelles, vite il faut reculer et retrouver la glace ferme pendant que votre camarade soutient la corde pour vous arrêter si le pont vient à se rompre.

Nous eûmes la chance de ne pas faire de chutes dangereuses. À plusieurs reprises nous enfonçâmes jusqu’aux épaules en sentant les jambes ballotter dans le vide de la crevasse. Pour éviter cette région accidentée, nous inclinons vers le sud ; dans cette direction le névé est mou, épais, et les fentes moins nombreuses. N’ayant pas besoin de prendre ici de grandes précautions, nous pouvons marcher à grands pas. Bientôt les crevasses disparaissent complètement ; par contre, nous enfonçons de plus en plus dans la neige. Comme nous regrettons de ne pas avoir emporté nos ski ou tout au moins les raquettes canadiennes ! Nous avions bien les raquettes norvégiennes, mais leur manque de largeur empêche de les employer avec avantage sur ce névé.

La pente est très régulière depuis le dernier pointement rocheux (125 mètres). Devant nous, au nord-ouest, s’élève un monticule qui nous paraît un excellent belvédère au-dessus de l’inlandsis, mais il est encore loin et le névé toujours détrempé. Nous commençons à sentir la faim, et comme la journée n’est pas encore très avancée, nous faisons halte pour prendre une collation. Nos raquettes norvégiennes forment un excellent siège, et, tout en mangeant, nous nous chauffons au soleil. Le temps est magnifique, mais la réverbération des neiges nous incommode, d’autant plus que nous avons oublié nos lunettes en verre fumé.

Vers le sud, le large glacier étend jusqu’à la mer sa nappe brillante déchirée de crevasses et hérissée d’aspérités. En dessous il doit y avoir des rochers, mais nous ne les apercevons pas. Nous voyons seulement devant nous la mer bleue, libre de banquise. Seuls, de petits blocs provenant du vêlage du glacier parsèment sa surface miroitante. Quel changement s’est produit dans l’espace de quelques semaines ! Au milieu de juillet la banquise s’étendait en mer jusqu’à une distance de 24 milles et barrait la route à nos petites embarcations : aujourd’hui une escadre pourrait venir aborder ici sans rencontrer le moindre obstacle. Arrivés plus haut, nous apercevons la côte jusqu’au cap Dan ; partout, la mer bleue libre jusqu’au rivage, pas la moindre banquise.


tout à coup le pont de neige s’écroule
(dessin d’e. nielsen, d’après un croquis de l’auteur.)

Ayant fait sur la glace un repas sommaire, il faut nous remettre en marche ; nous voulons atteindre le monticule en vue avant le coucher du soleil, moment de la journée où l’horizon est le plus clair sur les glaciers. La marche devient de plus en plus pénible. Elle est surtout rendue fatigante par la présence, à la surface du névé, d’une couche de verglas formée les nuits précédentes ; sous le poids du corps, la glace se brise, et vous enfoncez dans le névé, puis, lorsque vous levez le pied, ses débris suivent le mouvement et vous serrent aux orteils comme dans un piège. La fatigue venait d’autant plus vite que depuis de longs mois nous avions perdu l’habitude de la marche. Nous éprouvions surtout des douleurs dans les muscles des jambes et des genoux.

Allons, du courage ! il faut se hâter pour atteindre le but de notre reconnaissance : les nuages et le mauvais temps pourraient bientôt venir. Cette perspective désagréable ranime notre énergie. Nous gravissons un monticule, nous croyons être sur le sommet désiré ; point du tout : derrière s’en élève un second qui nous masque la vue.

Un nouvel effort est nécessaire ; le glacier est de nouveau accidenté. Nous avançons le plus rapidement possible. Les crevasses sont nombreuses, nous réussissons cependant à les traverser. Maintenant voici la pluie, nous gravissons en toute hâte une dernière pente assez rapide, en enfonçant jusqu’au-dessus des genoux. Nous atteignons enfin le sommet, la « colline blanche », comme nous l’avons appelé. De là le panorama est admirable. À perte de vue s’étend la plaine blanche, elle semble unie et sans crevasses jusqu’à l’horizon. Au milieu de cette immensité glacée apparaissent un grand nombre de nunataks. Beaucoup sont ensevelis sous un linceul de neige ; d’autres, au contraire, présentent de beaux rochers dont la masse noire se détache en vigueur sur le glacier ; ce sont les seuls points qui tirent l’œil au milieu de l’inlandsis. Le plus pittoresque de ces pointements rocheux est un petit nunatak éloigné que nous appelons la Vierge. Pourquoi nous lui avons donné ce nom, je ne saurais trop le dire ; peut-être parce qu’il était tout blanc, couvert d’une neige immaculée, et qu’au sommet un rocher apparaissait comme une tête. Avec ses longues pentes en dôme, il rappelait la forme d’une crinoline de l’ancien temps. Devant la Vierge apparaissaient plusieurs autres nunataks, également couverts de neige. Les pics les plus lointains étaient situés à environ 55 ou 90 kilomètres de notre observatoire ; pour arriver à leur base, le voyage sera long. La pente est douce, mais l’état de la neige laisse beaucoup à désirer, comme nous l’avons éprouvé pendant cette reconnaissance. Si le thermomètre ne descend pas au-dessous du point de glace pendant la nuit, la marche ne sera pas précisément agréable. Nous nous trouvons à l’altitude de 900 mètres environ ; plus haut les nuits seront certainement fraîches et le traînage deviendra facile.

Le but de notre reconnaissance est atteint ; jamais nous n’avions pensé pouvoir avancer aussi rapidement. Le soir approche et il est temps de souper. Nous nous asseyons sur les raquettes et avalons à la hâte nos provisions. Maintenant en route pour le campement, dont nous sommes éloignés d’une vingtaine de kilomètres. Ne voulant pas retourner par le chemin que nous avons suivi en montant, nous nous proposons d’aller reconnaître le glacier dans la direction sud. Nous pensons qu’un des pics situés dans le pays de Jensen serait un excellent point de départ. Le long de ses flancs on pourrait s’élever très haut sur le rocher et éviter ainsi la partie la plus tourmentée de l’extrémité inférieure de l’inlandsis.


nous passons à plat ventre les ponts de neige fragiles.
(dessin d’e. nielsen, d’après un croquis de l’auteur.)

Il commence à se faire tard, mais, grâce au crépuscule, nous pourrons trouver facilement notre route. La neige est toujours molle, et, pour faciliter la marche, nous chaussons les raquettes norvégiennes ; grâce à ces patins nous enfonçons moins.

La descente s’opère dans la direction du sud. Bientôt l’obscurité nous surprend et il devient malaisé de distinguer les crevasses. Ici, elles sont rares, mais plus bas très nombreuses. Pour les éviter, nous suivons une arête entre deux dépressions. Pendant quelque temps nous avançons rapidement sur cette crête ; la neige devient plus ferme, et Sverdrup enlève ses raquettes. Les rochers où nous espérons trouver de l’eau et nous reposer ne sont plus loin maintenant. Avec quelle envie nous les regardons ! Encore un effort et nous y arriverons bientôt, pensons-nous. Mais les apparences sont souvent trompeuses, surtout sur l’inlandsis : nous reconnaissons que de longtemps encore nous ne pourrons arriver à cette terre promise. Partout devant nous, des crevasses, les plus larges que nous ayons rencontrées jusqu’ici.

Au début, aucune difficulté ; avec les raquettes je puis sauter par-dessus ces gouffres et me hasarder sur des ponts de neige fragiles. Ceux qui sont trop minces pour supporter notre poids, nous les passons en rampant. Plus loin voici des crevasses énormes, et au-dessus aucun pont. Nous les contournons, ce qui allonge encore notre chemin. Finalement nous arrivons devant un véritable gouffre ; pour en atteindre l’extrémité et le traverser, un très long détour est encore nécessaire. Le rocher vers lequel nous nous dirigeons disparaît peu à peu dans l’obscurité, et la crevasse est toujours aussi large. Enfin nous arrivons à son extrémité. Désormais nous ne contournerons plus les crevasses vers le nord.

Nous avançons maintenant rapidement, notre rocher devient plus distinct. Tout à coup, que voyons-nous devant nous ? une flaque noire, une crevasse, sans doute ? non, c’est une petite nappe d’eau. Quelle joie, lorsqu’on a souffert de la soif depuis de longues heures ! Nous prenons nos gobelets et nous avalons de longues gorgées de cette eau froide. Toute la journée nous n’avons eu d’autre ressource pour nous rafraîchir que de manger de la neige. C’est à mon avis une des plus grandes jouissances que de boire de bonne eau fraîche lorsqu’on souffre de la soif. Nous remplissons nos bouteilles de poche, puis atteignons bientôt notre rocher, où nous prenons un nouveau repas.

Maintenant la pluie commence à tomber. La situation n’est pas précisément agréable ; à quelques pas devant nous, impossible de rien distinguer, et nous sommes encore loin du campement. Allons, du courage et en route ! Nous nous dirigeons au sud le long du rocher. La surface du glacier est ici unie comme dans les localités où il est immobile et soudé par la gelée au sous-sol et aux parois encaissantes. Bientôt la pente devient très rapide, tout juste nous pouvons conserver notre équilibre. La situation est d’autant plus critique que de larges crevasses s’ouvrent devant nous, où nous serions fatalement engloutis au moindre faux pas.

Les rochers situés au-dessus de nous, très escarpés, défiant toute escalade, force nous est de continuer à descendre la pente sur laquelle nous sommes engagés. Nous arrivons enfin à une saillie de la montagne, mais au-dessous de ce pointement rocheux s’ouvre un rimaye[1] large d’au moins 20 mètres et plus loin on distingue dans l’obscurité d’autres crevasses. Impossible de reconnaître leurs véritables dimensions, elles sont toutefois assez grandes pour nous barrer le passage. La seule route ouverte pour atteindre la montagne est de suivre une vallée située à l’ouest de la rimaye, de traverser le pointement rocheux et de rechercher un passage de l’autre côté. Avec quel plaisir nous marchons sur le rocher après cette longue excursion sur la neige molle ! La pluie tombe à seaux, néanmoins nous nous asseyons sur des pierres pour attendre le jour et continuer ensuite notre marche. Enfin l’aube se fait et nous pouvons reconnaître le terrain. En dessous, le glacier est beaucoup plus praticable que nous ne le pensions. Nous choisissons la direction à suivre, et maintenant en route. Dans sa partie voisine de la mer, le glacier est moins tourmenté que plus haut, il est cependant encore très accidenté, hérissé de monticules et d’arêtes de glace entre lesquels s’ouvrent des crevasses. Mais elles ne sont ni aussi larges ni aussi profondes que plus haut, et elles ne se rencontrent que sur certains points ; cela provient de ce que les ouvertures du glacier se remplissent d’eau qui gèle ensuite. Après plusieurs heures de marche, vers cinq heures du matin, nous apercevons le campement. Comme nous le pensions bien, tous nos camarades dormaient profondément. En arrivant, tout de suite nous faisons un nouveau repas ; après une promenade de 40 à 50 kilomètres sur le glacier nous l’avons bien gagné. Ensuite nous nous endormons à notre tour, satisfaits du résultat de notre reconnaissance sur cette inlandsis si mal famée.

Avant de nous mettre en route pour la rôle occidentale, nous avions beaucoup de choses à faire. Il fallait astiquer les patins pour qu’ils pussent glisser facilement, ensuite tout empaqueter, et enfin mettre en état nos chaussures. Tout cela nous prend du temps, et les jours suivants sont consacrés à cette besogne, notamment au raccommodage des chaussures. C’est à coup sur un spectacle curieux de nous voir tirer l’aiguille comme si nous n’avions fait que cela toute notre vie.

Avant de raconter notre voyage, nous devons maintenant résumer les tentatives faites précédemment pour pénétrer dans l’intérieur du continent grönlandais.


raccommodage des chaussures avant le départ pour l’inlandsis. (d’après une photographie.)

  1. Crevasse marginale. (Note du traducteur.)