À travers la vie (Fouquet)/Texte entier

À Travers la Vie (notes de littérature)
Texte établi par préface de Eugène LedrainAlphonse Lemerre, éditeur (p. i-310).

PRÉFACE




Ce n’est pas une critique flottante comme celle à laquelle nous sommes habitués que nous présente M. Fernand Fouquet dans ces pages. Ce qui distingue le jeune écrivain, c’est sa passion pour la vérité. Il tient à voir juste et à dire vrai, bien éloigné, comme on le peut constater, de tant de critiques dont l’unique but est de jeter sur le papier des phrases plus ou moins harmonieuses, sans se préoccuper de savoir si elles s’appliquent réellement à leur objet.

Peut-être eût-il pu supprimer de son livre et laisser dans ses tiroirs certaines études sur des gens qui ne sont pas des maîtres et dont l’œuvre n’est pas en état d’attirer l’attention des lettrés. Mais, à côté, quelles fermes analyses ! Où donc, par exemple, trouver rien de plus précis sur M. Paul Bourget ? M. Fernand Fouquet ne se paie pas de mots, et cherche à savoir ce qu’il y a au fond de chaque expression et la vérité qu’elle peut rendre. En vrai philosophe, il s’ingénie à trouver la définition de chaque terme et de chaque chose. Comme il établit nettement, dans son travail sur M. Bourget, la différence entre l’observation des mœurs, laquelle « s’applique à étudier l’homme dans ses rapports et ses relations avec ses semblables », et l’observation psychologique qui l’étudie « en lui-même et pour lui-même, celle-ci plus humaine, l’autre plus sociale » !

On ne se hasarde plus guère à prendre les classiques pour en faire la dissection. Le travail paraît-il trop difficile ? Aurait-il été entrepris tant de fois qu’on ne trouve plus rien à dire de nouveau ? M. Fouquet a eu l’audace — et qui l’en peut blâmer, puisqu’il a réussi ? — de s’attacher à Marivaux. Tout son esprit philosophique, toute sa subtilité d’analyse éclatent dans cette étude. Pourquoi Marivaux plaît-il tant au coin du feu, pourquoi obtient-il si peu de succès sur la scène ; M. Fouquet le marque fort bien. Il faut des effets au théâtre, un certain gonflement de la voix, des mots qui portent, des personnages un peu forts, de stature et de verbe légèrement démesurés. Or, rien de pareil, mais tout le contraire en Marivaux : une morale fine, des passions discrètes, des sous-entendus, des choses dites à demi-mot, un élégant badinage, un doux susurrement de la phrase. Cela pouvait plaire en toutes circonstances à une société polie ; mais cela ne réjouit plus que des lettrés délicats, et encore dans le silence et dans le mystère de la chambre à coucher, le soir. Ce qui fait le charme de Marivaux, et ce qui le fera lire tant qu’il y aura quelqu’un pour comprendre la langue française, a parfaitement été saisi par M. Fouquet dont l’étude est instructive, même après les pages subtiles de Sainte-Beuve.

Je suis obligé de négliger beaucoup des pages diverses contenues dans ce volume pour m’arrêter un peu à ce que M. Fouquet dit de Barbey d’Aurevilly. Peut-être ne serai-je pas ici complètement d’accord avec le critique, lequel expose, du reste, sa pensée bien des fois sous les formes les plus différentes, sans doute pour qu’elle ne nous échappe pas.

Barbey d’Aurevilly voyait ses personnages en grand ; il les haussait jusqu’à les rendre épiques : voilà pour ses romans. En cela je suis parfaitement de l’avis de M. Fouquet, et qui ne le partagerait ? Mais quand il prenait son œil de critique, Barbey d’Aurevilly voyait admirablement ce qu’il y avait dans un homme et surtout dans une femme. Ce maître-artiste que l’on a essayé de peindre sous les traits d’un outrancier, n’est pas assez connu dans ses études littéraires. Quel jugement sur Taine et comme il a merveilleusement saisi ce qu’avait de faible le philosophe-historien ! Comme il a vu tout le labeur de sa phrase et toutes les tortures auxquelles il était en proie lorsqu’il écrivait !

Mais, ces remarques faites, je dois avouer que M. Fouquet juge toujours en toute justesse, sans camaraderie, sans aucun souci de ménager les puissants pour faire son chemin. Les amertumes de son âme, les dégoûts de son esprit, ce qu’il éprouve pour les intrigants et pour les commerçants de lettres satisfaits, il le jette sans arrière-pensée sur le papier.

C’est cette grande sincérité, unie à un ferme talent, qui constitue le charme de ce volume.


e. ledrain.

M. Paul Bourget



Le XIXe siècle en France n’aura pas été seulement un siècle de chocs politiques, mais encore de luttes littéraires. Aucun des grands écrivains qu’il a produits ne lui donnera son nom, car aucun d’eux ne le résume complètement, ne le personnifie en soi. Les curieux qui en veulent pénétrer l’esprit ne doivent pas le chercher dans une œuvre déterminée, mais dans les œuvres de chacun, partout et nulle part. Son colossal effort de pensée, provoqué par des impulsions multiples, tiraillé par des influences différentes, souvent contraires, a fait de lui une sorte de Protée moral, aux métamorphoses incessantes et rapides.

Sa littérature, endormie d’abord par la phraséologie pompeuse et monotone des prétendus Classiques, passa tout à coup de la paralysie au delirium tremens, réveillée brusquement par les hurlements des Romantiques. À peine ceux-ci se croyaient-ils victorieux que l’École du Bon Sens commençait une réaction vigoureuse ; puis tour à tour les Parnassiens, les Idéalistes, les Réalistes, les Impressionnistes, les Naturalistes, les Physiologistes, les Analystes, les Décadents, les Déliquescents, les Psychologues, les Symbolistes parurent, régnèrent et disparurent.

Que d’écoles anéanties qui s’annonçaient florissantes ! Que d’élans avortés qui semblaient pleins de vigueur ! De tous ces naufrages, surnagent seulement quelques débris, — noms de navires ou noms de capitaines, — mais les esquifs ont sombré, les matelots ont été engloutis ! On pourrait en style académique comparer la littérature de notre temps à une flotte qui irait à travers l’Océan, au hasard, sur les indications d’une boussole dévergondée ; — ou encore à une tour de Babel, où chacun hurlerait sa langue, sans vouloir écouter, sans faire le moindre effort pour comprendre celle de ses voisins.

En ces dernières années cependant la plupart de nos écrivains sont stimulés par un même désir : être vrais. Seulement, chacun comprend ces mots à sa façon et applique la loi comme il la comprend. D’où toutes sortes de vérités, car, sans parler des vérités absolues, que chacun voit avec ses yeux ; ni des vérités relatives, qui sont des erreurs déguisées ; ni des vérités qui nous gênent et que nous nommons mensonges ; ni des mensonges qui nous plaisent et que nous baptisons vérités ; ni des vérités politiques, qui changent avec les gouvernements ; ni des vérités philosophiques, qui se modifient suivant le philosophe ; ni des vérités qu’énumère Figaro ; ni de tant d’autres encore, ne voyons-nous pas que parmi nos écrivains, les uns notent les faits et les disent tels quels, ce qui est la vérité des reporters ; que les autres portraiturent leurs amis et connaissances, ce qui est la vérité des photographes ; que ceux-ci racontent les phénomènes du corps, ce qui est la vérité des physiologistes ; que ceux-là, plus curieux de l’âme humaine, des états du moi, cherchent à nous surprendre dans notre intimité, ce qui est la vérité des psychologues !

Sans plus insister sur la fin que chacun se propose, prêtons un peu d’attention à deux sortes d’observation : l’observation psychologique et l’observation de mœurs. On les confond parfois et cependant elles ne se ressemblent guère.

L’observation psychologique s’applique surtout à connaître l’homme en tant qu’homme, l’homme type. Elle l’étudie dans sa nature, dans son tempérament, en lui-même et pour lui-même. L’observation de mœurs, au contraire, s’applique à étudier l’homme dans ses rapports et ses relations avec ses semblables. Ce qu’elle essaie de rendre, c’est le mouvement de la vie, le frou-frou de la société. L’une est plus humaine, l’autre plus sociale. Aussi les études de mœurs, inspirées plus spécialement par les gens d’une certaine heure, portent-elles, écrite en elles, la date de leur composition, tandis que les études psychologiques sont un peu de tous les temps : Paul de Kock et Balzac, ou, pour prendre des exemples plus proches de nous : l’Immortel, Sapho, la Famille Benoîton, sont des études de mœurs ; Madame Bovary, Mensonges, le Gendre de Monsieur Poirier, sont des études psychologiques.

À son tour l’observation psychologique se subdivise, elle aussi. Tantôt elle se consacre à ce qui est immuable dans la nature humaine, à ce qui nous est commun avec nos pères et nous le sera avec nos descendants, à ce qui établit entre tous les hommes de tous les temps et de tous les pays un lien naturel, une parenté latente. Passions, vices, vertus, peu lui importe ; ce qu’elle veut alors, c’est ce qui est de l’essence même de l’homme, ce qui est éternellement humain. Lorsque viendra le moment de la mise en œuvre, elle se concentrera tout entière dans la genèse du sentiment qu’elle prétend retracer, le poussant jusqu’à l’extrême, le mettant en relief, au premier plan, comme le principal sujet de l’ouvrage. C’était — on le sait — le procédé des Classiques. Ouvrons Corneille, Molière, Racine : que trouvons-nous dans leurs pièces ? Une passion, un vice, un ridicule, un héroïsme, emplissant tout un cœur, y régnant despotiquement, sans conteste, étant tout le personnage, ou à peu près. Nous avons Hermione, Harpagon, Trissotin, Horace, c’est-à-dire non pas seulement une amante jalouse, un avare, un pédant ou un héros, mais l’amour jaloux, l’avarice, la pédanterie, l’héroïsme. Les Classiques quintessenciaient, généralisaient et personnifiaient. Ils étudiaient les passions humaines dans leurs traits caractéristiques et éternels ; ils leur donnaient un corps et une âme en pâture, et pour les montrer dans toute leur intensité ils leur sacrifiaient tout. Elles seules comptaient. Le reste de l’œuvre n’était qu’un accessoire, un terme de comparaison, un repoussoir.

Pour atteindre au même but : la connaissance de l’homme, les observateurs modernes prennent un tout autre chemin. Ce qu’ils étudient et cherchent à noter, ce n’est pas telle ou telle chose humaine, c’est un moi humain dans son ensemble, tel qu’ils le trouvent dans la vie ordinaire ; ce n’est pas seulement une passion, un sentiment, un vice analysé en lui-même et condensé dans un personnage qui ressemble à mille gens sans ressembler à personne, c’est un être tout entier, dans sa nature qui demeure et dans ses manifestations qui passent, dans ses états intimes, qu’ils viennent d’ailleurs de l’âme ou du corps, des sentiments ou des sensations, du dehors ou du dedans.

Prenons un violon. Dans l’instrument on peut considérer ou les sons dont il est capable comme volume et qualité, ou ceux qu’en tire le virtuose. Les premiers sont éternellement les mêmes, les seconds varient à l’infini. Les uns font essentiellement partie du violon, nui ne peut les changer ; les autres sont des phrases éphémères qui naissent, selon le caprice, sous les doigts de l’artiste. En un mot, il y a la voix envisagée seule et à l’exclusion de toutes autres choses, etles airs qu’on fait chanter à cette voix, concertos, menuets ou fantaisies. Eh bien ! le cœur humain est exactement comme un violon, et toutes les différences qu’on peut signaler entre les Classiques et les psychologues modernes se résument à ceci que, dans leurs études, les uns ont voulu analyser la voix elle-même, tandis que les autres analysent les airs exécutés.

Remarquons en passant que nos écrivains ne connaissent guère qu’un thème sur lequel ils brodent à l’infini des variations plus ou moins heureuses. Ce thème, c’est l’amour. Voilà, à coup sûr, un très beau sentiment, mais qu’il est encombrant ! Ouvrez un livre, entrez dans un théâtre, qu’y trouvez-vous ? L’amour. Drames, comédies, vaudevilles, romans, nouvelles, contes, poésies, — l’amour, l’amour, toujours l’amour ! On ne connaît qu’une passion : l’amour ! qu’un mobile à nos actions : l’amour ! qu’un sujet d’études : l’amour ! Eh oui ! sans doute, l’amour tient une grande place dans la société, — trop grande peut-être, — mais, en littérature, ce n’est plus une grande place qu’il occupe, c’est toute la place ; il n’y a que lui ; il n’y en a que pour lui, lui seul est quelque chose ; lui seul, et c’est assez !

Dans la vie cependant, il y a autre chose que des amoureux et des amoureuses. Dans le cœur humain, il n’y a pas que l’instinct du mâle pour la femelle.

Pourquoi lui et toujours lui alors ? Parce que, lui, c’est l’éternelle lutte de l’homme et de la femme, combat hasardeux, s’il en fut jamais ; problème à solutions multiples et variables. Parce que lui, c’est une chose vague qu’on comprend et qu’on modifie, qu’on présente et qu’on raconte comme on veut. Parce que lui, c’est de tous les boniments et de tous les spectacles celui qui allèche et intéresse le plus vivement le public, — ce tyran onctueux dont les caresses sont souvent plus dangereuses que les coups de griffes. — Parce que lui, c’est la source la plus féconde où l’écrivain puisse se pourvoir de drames, de romans et de comédies. Par ces motifs, ou par d’autres, l’amour est au pinacle, littérairement parlant ; on le chante, on le discute, on le calomnie, on prétend l’expliquer, on l’exploite de toutes les façons : c’est le Pactole des hommes de lettres. Personne n’échappe à cette mode, et moi qui, en ce moment, la blâme, si, de critique je devenais romancier, j’y serais bientôt soumis. L’entraînement est général, le travers est commun à tous. Ajoutons seulement que ce travers serait très facile à excuser et que, chez certains qui sont des tempéraments marqués, il a toute la mine d’être une qualité. Il en est ainsi, par exemple, chez M. Bourget, qui est un représentant des plus autorisés de l’école psychologique contemporaine. Ce qui fait le fond de son œuvre, c’est l’étude de cette force, — sentiment ou instinct, qu’on l’appelle comme on voudra, — qui attire l’homme vers la femme et inversement ; seulement, dans sa manière d’observer et de mettre en œuvre ses analyses et ses méditations, M. Paul Bourget a apporté une personnalité. Il a adopté le procédé de l’école moderne, mais, en s’en servant, il l’a façonné à son usage propre.

Soit qu’en étudiant Cruelle Énigme, Mensonges, Pastels ou le Disciple, nous nous attachions de préférence à ces pages de confidences intimes, à ces pages où l’écrivain nous fait ou nous laisse deviner ses états d’âme ou d’esprit, où il met beaucoup de lui-même, qu’il nous y indique d’un mot ce qui trouble son moi ou qu’il y fasse minutieusement, sous le couvert d’un personnage de roman quelconque, sa propre psychologie ; — soit qu’au contraire nous nous attachions à l’ensemble de l’œuvre et à l’impression générale qu’elle nous laisse, que nous cherchions à la saisir dans ses grandes lignes, dans ses idées mères, dans sa conception initiale, M. Paul Bourget nous apparaîtra à travers ses livres comme un esprit avide de savoir, que hantent toujours des doutes et que travaille toujours le besoin d’éclaircir ces doutes. Esprit curieux, tel il devait être il y a quelques années ; esprit inquiet, tel il est maintenant.

La pensée et la vie ont accumulé autour de lui ces terribles points d’interrogation qui pèsent si lourdement sur les hommes de notre temps. Penseur, il a cherché obstinément, avec confiance d’abord, avec rage ensuite, à pénétrer le mystère d’impénétrables énigmes. Puis, lassé et meurtri de cette lutte sourde contre l’inconnu, reconnaissant l’inanité de ces spéculations ardues qui devaient calmer ses anxiétés et dont il ne tirait que des doutes plus profonds, des inquiétudes plus amères, il a laissé à qui le voudrait le soin de fabriquer des solutions à nos grands problèmes philosophiques et autres, — problèmes auxquels sa pensée semble d’ailleurs revenir de temps en temps et auxquels on dirait qu’à certaines heures il espère malgré tout une réponse, sans qu’il lui soit resté peut-être assez de foi pour croire aux dénouements de la science.

C’est qu’en effet le scepticisme de M. Paul Bourget est d’autant plus profond qu’il est involontaire, qu’il n’a jamais été voulu et qu’au rebours des gens qui se vantent de ne croire à rien et qui croient à tout, M. Paul Bourget voudrait bien croire à quelque chose, en étant sûr toutefois qu’il a raison d’y croire. Son flegme d’écrivain et ce je ne sais quoi d’impassible, de dédaigneusement hautain qui fait certaines parties de son œuvre implacables et froidement belles comme une lame d’épée, tout cela n’est qu’un mirage, qu’une manière d’auteur moderne. En réalité, M. Paul Bourget s’émeut et souffre. Dans cet analyste quand même, dans cet artiste dont les livres sont si corrects, si étudiés, si écrits, il y a quelques vagues réminiscences de 1830. Derrière l’écrivain on devine, lorsqu’on lit un peu entre les lignes, l’homme ardent, inquiet, tourmenté, l’homme humain qui lutte, qui se désespère et se consume, ballotté entre l’indéchiffrable qu’il voudrait connaître et l’incertitude de ce qu’il connaît.

Du ciel où il ne pouvait rien lire, M. Paul Bourget est descendu sur la terre. Il a fermé les gros livres où il n’y a, somme toute, pas grand’-chose, et, quittant résolument les problèmes insolubles, il s’est mis à étudier l’homme. Mais voilà que l’homme à son tour — et la femme encore bien plus — lui a paru un être mystérieux, compliqué, illogique, inexplicable. Le cœur humain s’est révélé à lui, sombre et impénétrable comme l’Empire des Ténèbres.

Est-il devenu méfiant parce qu’il a vu partout de l’illogique et de l’inexplicable ? ou a-t-il vu partout de l’obscur et du mystérieux, parce qu’il était incrédule ? Bien fin qui le dirait. Quoi qu’il en soit, M. Paul Bourget s’est promis de voir clair quand même dans les ténèbres, mais son observation s’est souvent ressentie des inquiétudes et des défiances de son esprit.

Que nous prenions en main ses études de littérature, ses poésies ou ses romans, nous y trouverons toujours un patient chercheur, un infatigable inquisiteur. Critique, il s’attache plus à nous faire entrevoir l’âme de l’écrivain qu’il étudie, à nous faire pénétrer son « moi » qu’à peser les mérites de ses œuvres ou à nous en dire la valeur. Poète, il ne lui suffit pas que ses vers chantent nos joies et nos peines, traduisent nos sentiments tristes ou radieux, il veut qu’ils nous enseignent la cause de ces joies et de ces peines, qu’ils nous expliquent l’histoire de ces sentiments. Romancier, ce ne sont pas seulement nos cœurs humains qui appellent son attention et fixent sa pensée, ce sont aussi, ce sont surtout les ressorts de ces cœurs. Il veut le pourquoi de tout ce qui est en nous, de tout ce qui est nous. Son observation est avide, sa psychologie a quelque chose d’insatiable. À tout tressaillement d’âme découvert en lui-même ou surpris chez autrui, à toute manifestation quelconque de notre être, il demande son origine, son essence, son secret, son mystère. Il voit et il veut une compréhension pleine, entière, précise, exacte de ce qu’il voit.

L’observation de M. Paul Bourget a, en effet, ceci de très curieux qu’elle ne se contente pas d’étudier l’homme et qu’elle veut l’expliquer. Dire : « C’est ainsi » ne lui suffit pas ; pour être à peu près satisfaite, il faut qu’elle dise : « C’est ainsi, parce que… » L’écrivain regarde ses modèles comme on regarde une machine. Il les démonte pièce à pièce, scrute chaque rouage, interroge chaque force, mesure chaque levier, remet le tout en place, imprime le mouvement nécessaire et nous explique le mécanisme en le manœuvrant sous nos yeux. Créer des personnages vrais, vivants, humains, — pour employer encore ce mot qu’il faut répéter sans cesse, — n’est pour lui qu’un premier pas. Il veut pénétrer leur être intime le plus secret, nous en exposer, nous en faire comprendre tous les états d’âme ou de conscience, nous donner enfin le pourquoi de ces apparentes complications de notre moi, qui, somme toute, sont peut-être très simples et très logiques. Aussi, en dépit de son peu de sympathie pour ce qu’un de ses disciples volontaires ou non, a appelé « la psychologie froide du raisonnement », ne prend-il jamais la vérité découverte en nous que comme le point initial de son analyse, point d’où il part pour aller, de déduction en déduction, jusqu’à l’explication du fait visible et palpable, qui paraissait incompréhensible au premier abord.

Il me semble que c’est là une conséquence directe de cette curiosité d’esprit et de ce manque de foi, de ce besoin de vérifier tout et même ses certitudes, qui domine M. Paul Bourget. Nous nele verrons jamais, ou bien rarement, pénétrer fièrement dans le cœur humain, l’analyser fermement et condenser dans une œuvre hardie et assurée le résultat de ses observations. Il ne s’en empare pas en maître ; on dirait, au contraire, qu’il en a peur, et il rappelle quelque peu le voyageur qui marche, hésitant et troublé, sur des sables mouvants. À chaque pas, il veut se convaincre qu’il est dans la bonne voie, et, à chaque pas, il vérifie l’exactitude de ses remarques, entassant preuve sur preuve, démonstration sur démonstration, pour se prouver que ce qu’il avance est bien la vérité et que les preuves de cette vérité sont bonnes. Ses livres sont comme ces chaînes dont toutes les mailles se forment et s’accrochent les unes dans les autres. Supprimez-en une, toutes manquent. Sautez une page, le reste ne se comprend plus.

Avec sa ferme volonté de savoir exactement, avec sa ténacité effrayante d’homme dominé et soutenu par une idée fixe, M. Paul Bourget met dans ses analyses une pénétration étonnante et des idées d’ensemble, expérimentalement tirées des faits, qui sont très suggestives. Jeune encore et venu après toute une pléiade de romanciers supérieurs, il est essentiellement original parce que dans l’étude des phénomènes de notre âme en particulier et de notre nature en général, il s’inquiète au moins autant des causes premières de ces phénomènes que de ces phénomènes eux-mêmes, et parce qu’il s’est acharné à chercher quand même l’explication logique de ces résultantes dont les principes et les éléments sont si difficiles à démêler et à exprimer que beaucoup ne s’y risquent pas.

C’est peut-être à l’influence de ce besoin incessant de toujours remonter de l’effet à la cause et de la cause à la cause, que nous devons attribuer son peu de souci de peindre dans ses œuvres les grands sentiments de l’âme humaine. Jamais il ne s’applique à faire la synthèse d’une passion en prenant pour principal personnage de l’œuvre cette passion même. Ce qu’il cherche plutôt à saisir, c’est tout le clavier du cœur humain, c’est nous dans l’ensemble de notre nature, dans notre complexité. Certes, on trouve dans ses livres de fortes analyses de sentiments très nettement caractérisés, mais le plus souvent on peut dire que l’écrivain est tout particulièrement attiré par les feux follets de l’âme, par ces sortes de lueurs qu’on voit parfois briller comme des flammes distinctes au milieu d’un brasier, presque aussitôt éteintes que jaillies. Ce qui l’intéresse, ce sont bien moins les hommes que l’homme, bien moins l’homme que la nature humaine, et bien moins les lignes droites que les zigzags de cette nature humaine, si je puis parler ainsi.

Plus la sensation dont il fait la psychologie semble difficile à saisir et à faire revivre sur le papier, plus, d’une part, la pénétration de M. Paul Bourget devient nette et clairvoyante ; plus, d’autre part, sa phrase devient habile et savante. Aussi cherche-t-il de préférence à analyser les plus intimes, les plus fugitives, les plus insaisissables choses de notre être. Par suite les sentiments qu’il étudie sont toujours quelque peu spécieux et subtils, — raffinés serait peut-être un terme plus juste. — Les caractères qu’il détaille sont, pour ainsi dire, exceptionnels, un peu en dehors, au-dessus ou à côté de notre banale et plate humanité. Il ne faut donc pas nous étonner que, dans une œuvre faite de curiosité psychologique et d’observations minutieuses, dans une œuvre qui n’est, somme toute, qu’une patiente anatomie, qu’un savant examen de notre nature dans ce qu’elle a de plus ténu, de plus mobile, de plus mystérieux, il donne aux études de femme une place considérable et presque prépondérante.

Séduisante par elle-même, la psychologie féminine devait plaire à M. Paul Bourget plus qu’à tout autre. Il était dans l’ordre et la logique des choses que son esprit anxieux fût attiré, presque fasciné par la nature vibrante, complexe, dissimulée et réputée inexplicable de la femme. L’écrivain qui veut connaître l’être humain jusque dans ses mobiles les plus intimes ne devait-il pas fatalement être stimulé par le désir de pénétrer le moi le plus secret de la créature la moins facile à comprendre de la création ? L’homme que tout point d’interrogation rend songeur ne devait-il pas naturellement se sentir intrigué par un point d’interrogation vivant ? Le penseur qui veut déchiffrer l’incompréhensible ne devait-il pas forcément s’appliquer à expliquer l’illogique ? M. Paul Bourget a donc étudié la femme, et il l’a fait avec un rare bonheur, avec une merveilleuse puissance d’observation et de raisonnement. S’il n’a pas surpris et traduit tous les riens psychologiques ou autres, toutes les subtilités, tous les infiniment petits qui la font si troublante, comme on dit, il en a du moins saisi et compris beaucoup.

« Qu’est-ce que la femme ? disait Balzac. — Une petite chose, un ensemble de niaiseries. »

Il ne faut pas exagérer. Balzac a formulé là une règle générale, mais féconde en exceptions, et M. Paul Bourget, s’il a souvent fait chorus avec Balzac, a souvent aussi caressé d’une main ce qu’il flagellait de l’autre.

Il faudrait une étude spéciale pour apprécier convenablement ce seul point de son œuvre, car il l’a analysée puissamment, cette femme moderne, reine et maîtresse d’une société qui ne vit plus que par et pour la jouissance. Il l’a considérée en elle-même, dans ses relations sociales et dans son influence sur l’homme. Il ne l’aime pas et il la conçoit comme la concevait Balzac le jour où il écrivit l’axiome que nous venons de citer, parce qu’il la connaît et que tout ce qu’il a trouvé en elle de superficiel, de creux, d’hypocrite et d’un peu cruel ne l’a pas précisément disposé à en concevoir une excellente opinion. Il l’aime parce que dans cet être puéril et faux, souvent un peu lâche, il a rencontré une exaltation latente, capable de pousser la passion — bonne ou mauvaise — jusqu’à l’extrême. Les plus grandes sublimités ou les plus grandes bassesses, l’azur ou la fange, toute femme peut, à un certain moment, sous l’influence d’un sentiment quelconque, s’élever jusqu’à l’un d’un coup d’aile, ou, tête baissée, dégringoler jusqu’à l’autre. Ce manque d’équilibre, de pondération chez la créature observée rend l’observateur indulgent et sévère tour à tour. Il justifie même jusqu’à un certain point cette indulgence et cette sévérité.

Ce qui est assez curieux, c’est la façon dont M. Paul Bourget aime la femme. Tout son amour vient de sa curiosité. Ses études — qu’elles s’appellent Suzanne Moraines ou Gladis Harvey, ou de tel autre nom, — sont des jouissances de psychologue satisfait d’avoir surpris quelque chose d’un secret dérobé à la plupart d’entre nous. Si parfois l’écrivain trouve en lui quelque élan prêt à se traduire par un cri de passion, ce cri sera vite étouffé, cet élan vite réprimé, et même derrière les larmes — plus nombreuses qu’on ne le croit — qui ont glissé dans les livres de M. Paul Bourget, on sentira toujours le chercheur. C’est lui qui s’enthousiasme parfois et s’attendrit sur son champ d’études, parce qu’il le sent immense et palpitant, comme c’est le philosophe qui s’intéresse et se passionne, comme c’est le poète qui vibre, tandis que l’homme, à demi tué par l’observateur, se débat dans son dédain mêlé de pitié, dont il voudrait bien peut-être, mais dont il ne peut se défaire.

M. Paul Bourget regarde un peu la femme comme un problème dont la solution, essentiellement variable, est presque toujours décevante. Cette conception est très moderne et très conforme à nos tendances d’esprit. Avec notre manque de foi, notre confiance dans la science qui ne nous a rien donné et qui nous console assez mal, avec notre incertitude et nos doutes de plus en plus forts, avec le malaise qui pèse sur notre société, nous sommes tous portés à suspecter tout et à n’aimer rien. La littérature de passion se meurt et fait place à la littérature d’érudition. Nous sommes des désabusés et aussi, comme le disait un jour M. Alphonse Daudet, « des détraqués et des compliqués ». Seuls, dans un siècle vieilli et dans une société qui tombe, les tout jeunes gens rêvent encore des œuvres vibrantes et passionnées ; les autres y renoncent et vivent par et pour la pensée. Avec la vie d’aujourd’hui, telle qu’elle nous a été faite et telle que nous nous la faisons, le cœur humain ne dure pas dix ans.

Blasés, volontairement ou non, il nous faut des sensations complexes ; nous ne nous émouvons que pour ce qui est raffiné ; nous ne songeons qu’à savoir, entourés que nous sommes de points d’interrogation menaçants. L’air que nous respirons nous étouffe, et parce que le présent nous pèse et nous inquiète, nous ne pouvons en détacher nos yeux et regarder plus loin. Voilà pourquoi, même chez les psychologues les plus pénétrants, l’observation, après s’être transformée, menace de se gâter. Nous ne connaissons plus cette vérité des Classiques qui s’offrait majestueuse et placide, tout d’une pièce, qui s’imposait. Nos œuvres sont dépourvues d’ampleur et de sincérité. Elles sont haletantes comme nous et souvent poussives, toujours comme nous. Il leur manque ce je ne sais quoi de complet et de définitif qui fut comme la signature de nos grands morts. En revanche, elles sont plus minutieuses, plus guindées et d’une humanité plus courante que les leurs. En effet, les Rodrigues, les Alcestes, les Andromaques, les Tartuffes sont des types où toute une classe d’êtres et de sentiments humains a été condensée, ils sont plus grands que nature ; les personnages dessinés par les écrivains d’aujourd’hui ont des proportions moins gigantesques et sont crayonnés d’une main moins virile, moins autoritaire. Disons-le à la gloire des modernes, ils ont compris la dualité de notre être, tandis que les Classiques, sauf en de très rares exceptions, ont toujours négligé complètement l’homme physique pour l’homme spirituel.

À quelque école philosophique qu’on appartienne, il faut reconnaître qu’en ce monde notre individu est un composé, un ensemble, ou au moins que les phénomènes qui se passent en lui sont de plusieurs sortes, les uns intéressant plus directement l’être matériel, les autres l’être incorporel. Or, ces deux êtres, si intimement liés pendant notre vie que souvent nous ne les distinguons qu’avec peine, ne sont pas sans s’influencer mutuellement. Ils ne sont pas deux, ils sont un en deux parties. Celle-ci a été nommée ; âme ; celle-là : corps ; mais toutes deux sont l’homme et rien de ce qui touche à l’homme ne leur est étranger. Les vibrations de l’une éveillent toujours des échos dans l’autre. Établir une ligne de démarcation absolue entre les phénomènes de l’âme et ceux du corps, proscrire complètement les uns pour se vouer à l’étude exclusive des autres n’était pas une idée très heureuse, car, s’ils ne s’identifient pas, — ce qui est discutable, — ils vont volontiers de compagnie et parfois sont bien près de se confondre. C’est seulement en les considérant tous qu’on peut arriver à la compréhension des uns et des autres.

Les psychologues modernes ont compris cela et c’est fort heureux, car, étant donné que leur observation envisage l’homme ordinaire avec ses passions de moyenne intensité et qu’elle s’exerce beaucoup plus sur des états de conscience, des états du moi que sur l’âme et le moi eux-mêmes, sur des tempéraments pris dans leur tout que sur tel ou tel sentiment déterminé et considéré seul ; étant donné que souvent, chez M. Paul Bourget par exemple, elle ne prétend pas seulement faire voir, mais encore faire comprendre, jamais ils ne pourraient atteindre à cette vérité où ils aspirent, en négligeant une partie des causes qui provoquent et une moitié des éléments dont se composent ces états du moi humain et ces tempéraments.

Si la méthode moderne a des avantages, elle a aussi tous les défauts de ses qualités. Savante, elle n’est pas exempte de pédantisme et son amour du complexe l’amène souvent à se perdre dans le compliqué. C’est bien naturel d’ailleurs. Plus le sujet analysé est hétérogène, plus ressortent la pénétration et la finesse de l’observateur. Seulement, plus le sujet est hétérogène, plus l’analyse devient subtile ; et plus l’analyse est subtile, plus la vérité devient aléatoire. Voilà pourquoi, neuf fois sur dix, nos personnages ne sont que des esquisses sans lignes nettes et précises, des formes vagues sans relief. Ils se ressemblent tous plus ou moins, ballottés qu’ils sont par leurs divers instincts et leurs différentes passions, en proie au perpétuel conflit de leur raison incertaine et de leur cœur détraqué, de leur esprit faussé et de leurs nerfs malades. C’est un sérieux inconvénient que cette hésitation et cette banalité dans le dessin des personnages. Les livres tout entiers y prennent un air mal assuré, une allure incertaine qui les gênent pour s’imposer et même quelquefois les en empêchent tout à fait. À jouer avec le feu, on se brûle : à force de finesse, on se jette dans la préciosité.

C’est encore un grave travers, un danger, que cette manie d’individualiser qui nous pousse tous, petits et grands, à ne regarder jamais qu’un homme à la fois. Les Classiques généralisaient trop, soit, admettons-le, quoique cela ne soit pas bien démontré ; en serons-nous meilleurs pour être tombés dans l’excès contraire ? Non sans doute, et même, excès pour excès, leur exagération valait mieux que la nôtre. Plus l’observation est générale, plus elle est facile à percevoir, et plus elle nous intéresse. Les portraits, sauf ceux signés d’un grand nom, n’ont de valeur que pour ceux qui en ont connu les originaux. Et puis, à ne peindre de l’homme que ses côtés particuliers, on risque fort de peindre seulement l’homme d’une heure.

Ainsi pratiquée, l’observation psychologique se perd dans l’observadon de mœurs ou, ce qui est pis encore, dans la pseudo-observation des livres à clefs. Alors, avec le temps, l’œuvre vieillit, elle date, c’est de l’actualité rétrospective.

Les hommes passent, l’homme reste. Il faudrait s’en souvenir, et lorsqu’on veut laisser une trace dans la littérature de son pays (qu’il l’avoue ou non, tout écrivain a cette ambition), il faudrait s’efforcer de créer des personnages qui, au bout de dix ans, ne soient point fossiles.

C’est là, je crois, ce qu’un homme d’esprit, qui avait le sens commun, exprimait dans cette boutade qu’il aurait pu dédier à tous les observateurs de tous les temps, de tous les pays et de toutes les tailles : « Il y a des choses humaines qui sont comme des étoiles, d’autres qui sont comme des chandelles, tâchons d’éclairer nos livres avec la lumière des étoiles. »

1892.

Schiller et M. Alexandre Dumas fils





Schiller ! et M. Alexandre Dumas fils !

Rapprocher ces deux noms paraît étrange, à première vue. Si cependant on envisage les œuvres en elles-mêmes, le but où elles tendent, abstraction faite du caractère et des particularités qu’elles doivent au temps et au pays où elles furent composées ; si on analyse seulement la tournure d’esprit des écrivains, leurs procédés, on verra que l’œuvre dramatique de M. Alexandre Dumas fils correspond à peu près en France à ce que l’œuvre dramatique de Schiller est en Allemagne.

M. Alexandre Dumas fils considère le théâtre comme une tribune. Il y expose, critique et défend des idées avec beaucoup de brio et d’esprit. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, qu’on soit de ses partisans ou de ses détracteurs (car il a ses partisans quand même et ses détracteurs malgré tout), on ne peut nier qu’il ne soutienne ses paradoxes (que ses admirateurs me pardonnent ce mot !) et son évangile humanitaire (que ses détracteurs me passent cette expression !) avec un talent qui parfois mérite presque un autre nom.

Homme à thèses, à théories et à formules, il plaide à la Comédie-Française, comme on plaide au Palais de Justice, mais moitié avec des discours, moitié avec une action, et en général, avec infiniment plus de style et de grammaire que MM. les Avocats.

Partisan de la recherche de la paternité, il a étudié tous les accidents de naissance qui peuvent se produire ; partisan du divorce, il a mis en scène toutes les anomalies du mariage indissoluble. Il veut défendre le foyer contre son ennemi intime : l’adultère ; et protéger l’homme contre la femme, la femme contre l’homme, l’enfant contre l’union de l’homme et de la femme.

Découvre-t-il un abus dans une loi ancienne, il s’en fait l’adversaire ; trouve-t-il dans notre législation une lacune qu’il importe de combler, il devient le promoteur d’une loi nouvelle. Qu’on déclare ses arguments captieux, sa logique artificielle, ses conceptions chimériques, ses rêves irréalisables, ses théories dangereuses, peu importe ! il n’en est pas moins constant qu’il a des idées, ce qui est beau et rare par le temps qui court ; qu’il se bat pour leur triomphe, avec acharnement, avec obstination, ce qui est encore plus beau et plus rare, car il y a du courage, du vrai, dans cette action-là.

Malheureusement, M. Alexandre Dumas fils porte sur ses épaules une tunique de Nessus dont il ne se débarrassera pas de sitôt. Dès qu’on prononce son nom, tous ceux, et ils sont nombreux, qui ne connaissent de lui que la Dame aux Camélias, ou peut-être même que le titre de cette pièce, vous toisent d’un air pudibond et vous ferment la bouche avec cette phrase : « Il a mis les cocottes sur un piédestal ! »

La Dame aux Camélias ! C’est la tache ineffaçable, c’est l’éternel grief, c’est le grand cheval de bataille de tous les gens vertueux. Eh ! Messieurs de la vertu, lisez donc une fois la préface de la Dame aux Camélias, vous y apprendrez quelles furent les intentions de l’écrivain en contant l’histoire d’Alphonsine Plessis. Pendant que vous y serez, lisez donc aussi toutes les autres préfaces de toutes les autres pièces, lisez-les, ce ne sont pas de vains hors-d’œuvre destinés à prouver que l’auteur est un homme de génie, non, elles font corps avec les pièces, et si bien, si intimement, elles en sont le commentaire si indispensable, que connaître toutes les pièces de M. A. Dumas fils sans en connaître toutes les préfaces, c’est ne rien connaître du tout.

Quelle sotte manie que celle de crier sans cesse à l’immoralité ! Quelle saugrenue prétention c’est que de vouloir rendre les écrivains responsables des vices de leur époque ! Comment admettre en effet qu’une œuvre, livre ou comédie, puisse corrompre si facilement des milliers de personnes, lorsque tant de volumes très moraux et excellents à tous égards, n’ont jamais pu corriger quelqu’un. Si vraiment il suffit de lire certains ouvrages pour oublier tout à coup ce qu’on appelle « les bons principes », avouons qu’alors ces principes ne sont pas bien fermes, pas bien solides, que notre vertu vacille, or, toute vertu qui chancelle est une vertu à bas. D’ailleurs, l’adultère, l’inceste, le viol, les maisons de tolérance et les courtisanes ont été inventés avant l’imprimerie. Ménélas a vécu avant Homère et Sapho avant M. René Maizeroy. Non, M. Joseph Prud’homme aura beau crier à l’abomination de la désolation, lever les bras au ciel et pleurer des larmes de crocodile sur le grand nombre de vierges que consomme chaque jour la vie parisienne, il ne me fera pas admettre qu’une œuvre littéraire puisse dépraver un pays.

Pourquoi ?

Parce que la littérature ne détermine pas les mœurs, mais qu’elle les reflète : qu’elle n’est pas ici la cause, mais au contraire l’effet, et qu’un peuple a toujours les spectacles qu’il mérite. N’accusons pas M. Alexandre Dumas fils d’avoir mis les courtisanes au pinacle. La Dame aux Camélias, cette pièce qui… cette pièce que… cette pièce dont… cette pièce enfin ! n’a pas plus consacré les unions libres et les amours d’aventure que le Tartuffe n’a détruit l’hypocrisie. Si le culte de la jouissance facile et brutale envahit tous les cœurs, ce n’est pas aux écrivains, aux auteurs dramatiques, ni aux romanciers, ni aux poètes, mais à nous, public, et à nous seuls qu’il faut demander compte de l’invasion.

Dans Schiller, il y a trois hommes : le révolutionnaire des Brigands et de la Conjuration de Fiesque ; le patriote libéral de Guillaume Tell et de Don Carlos ; le moraliste de Wallenstein et de la Fiancée de Messine. Toutefois, le temps qui modifia les idées du penseur, n’eut que peu d’influence sur les procédés de l’écrivain. À quelque époque de sa carrière que nous le prenions, ne cherchons pas chez lui, comme dans nos grands poètes classiques, des caractères et des passions dont l’analyse, le développement et le conflit sont toute la pièce, nous n’y trouverions que des faits, exposés, dramatisés, commentés à plaisir pour aboutir à cette question : « Est-ce juste ? » que le poète nous pose obstinément.

C’est surtout pour nous mettre sous les yeux un point d’interrogation, pour attirer notre attention sur un fait que Schiller a composé la plupart de ses pièces. Celles de M. Alexandre Dumas fils n’ont-elles pas toutes, ou presque toutes, la même cause première ? Si, et aucun doute ne peut subsister à cet égard. De toute évidence le but poursuivi des deux parts est identiquement le même : Enseigner les nations !

Avec Schiller, disais-je tout à l’heure, nous sommes loin du théâtre classique. Cela me paraît exact, car dans le théâtre classique nous voyons généralement des personnages ou tout bons, ou tout mauvais, — ce qui est vrai surtout du héros principal. — C’est une passion qui fait le sujet de la pièce, tragédie ou comédie ; c’est autour d’elle que gravitent, comme des satellites, tous les personnages ; c’est à elle que tout se rapporte. Le procédé classique est essentiellement synthétique.

Dans Schiller et plus encore chez M. Alexandre Dumas fils, les personnages sont des gens presque comme nous, vivant presque de notre vie, ni tout à fait vertueux, ni tout à fait pervers, chez lesquels le bon et le mauvais s’équilibrent à peu près, mais qui, par une force des choses ressemblant beaucoup au Destin du théâtre grec, se trouvent placés dans des circonstances où ils se montrent plus spécialement sous leur beau ou leur vilain côté. Le théâtre classique symbolise les passions ; celui de Schiller et de M. Alexandre Dumas fils utilise des faits. Dans le premier, il y a des caractères universels et généraux ; dans le second, des situations particulières et spéciales ; l’un représente la vie morale, l’autre des accidents de la vie pratique.

Placé dans une situation qui l’embarrasse, l’homme en pèse, s’en démontre à lui-même tous les avantages et tous les inconvénients. Schiller et M. Alexandre Dumas fils ont mis à la scène cet état de conscience. Ouvrons une quelconque de leurs pièces, nous y verrons les personnages raisonner jusqu’à complet essoufflement sur l’opportunité, sur la légitimité des actes qu’ils ont accomplis ou vont accomplir. Dans ce théâtre, la tirade sert, sauf exception, à exposer la thèse ; le dialogue, au contraire, à faire avancer l’action, si bien qu’en réunissant et en lisant toutes les tirades débitées dans une pièce de M. Alexandre Dumas fils, on aurait un véritable plaidoyer, pour ou contre la question débattue. Tous ces morceaux disséminés çà et là, qui paraissent au théâtre autant de petits chefs-d’œuvre distincts, ne sont en réalité que les diverses parties d’un tout. Ils ont entre eux un lien secret mais intime ; ils forment à eux tous le développement et la défense d’une opinion.

Dans Schiller, la tirade est moins défensive qu’offensive. Elle attaque plutôt un abus qu’elle ne soutient une réforme. Elle ressemble plus à un réquisitoire qu’à une apologie. Cela tient d’ailleurs à sa matière même, car ici, elle porte de préférence sur des états de conscience. Si elle se rattache à une doctrine philosophique, c’est seulement à travers des passions. Ce n’est plus l’homme qui parle, c’est un homme déterminé. Il parle au nom de l’humanité, au nom de la justice, au nom de tout ce qu’on voudra. Il parle comme l’homme type parlerait peut-être, mais ce qu’il dit est en raison directe de son moi. L’inspiration du poète allemand était toute spontanée et devait autant, sinon plus, au cœur qu’à la raison. Il était de premier mouvement dans ses œuvres comme dans sa vie. Son âme ardente et fière s’emportait et bondissait sous l’aiguillon de sa pensée. Son esprit méditait, mais ne délibérait pas. Il suivait l’inspiration et non le raisonnement, quelquefois sa raison, mais le plus souvent son rêve.

M. Alexandre Dumas fils ne rêve pas, il réfléchit. Chez lui, la tirade prend plus directement à parti le fait qui sert de base à la pièce. Elle n’a pas autant d’enthousiasme que chez Schiller, mais elle a une force de pénétration plus grande. Moins brusque, elle est plus spirituelle et plus littéraire ; provoquant moins de sensations, elle suscite plus de réflexions ; moins vibrante, elle est plus philosophique. En un mot, la tirade dans Schiller est peut-être plus propre à l’effet scénique que dans M. Alexandre Dumas, mais à la lecture, la tirade de M. Alexandre Dumas fils produit une impression plus durable. Elle fait moins de bruit et plus de besogne.

Ce n’est là qu’un des nombreux côtés par lesquels les deux écrivains sont sinon frères, du moins cousins germains. Voici qui est plus significatif. Tous deux prêchent la tolérance et sont apôtres du pardon.

« À qui la faute ? » demande M. Alexandre Dumas fils. « Quelle est la cause ? » interroge Schiller.

Leurs personnages, n’étant jamais absolument parfaits, ont toujours quelque chose à se reprocher ; ils sont toujours hommes par quelque côté. C’est sur ce quelque chose à retrancher du passé que le poète assoit son œuvre, et, quand nous allons nous élever contre cette faute et condamner, il évoque soudain devant nos yeux la célèbre parole de Jésus-Christ pardonnant à la femme adultère : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! »

Nous baissons la tête, mais ce n’est pas assez.

Cette faute que nous voulions réprouver, quelle en a été la cause initiale ? À qui en incombe moralement la responsabilité ? À la nature quelquefois, mais le plus souvent à nos mœurs, à nos usages, au manque d’éducation ou à l’éducation mauvaise, à notre légèreté, à notre égoïsme à tous et à toutes, et l’auteur nous le dit brutalement, heureux et satisfait lorsqu’il nous fait rougir de nous-mêmes en nous apitoyant sur tous ceux que nous nommons nos frères et avec lesquels, en conséquence, nous agissons à peu près comme Caïn à l’égard d’Abel.

Allons au fond des choses, nous verrons que c’est au nom de l’humanité que Schiller fait, dans les Brigands, le procès de l’humanité ; que c’est au nom de l’humanité qu’il parle, dans Marie Stuart, de clémence et de pardon ; que c’est au nom de l’humanité encore qu’il chante, dans Guillaume Tell, la liberté. Schiller est avant tout humanitaire. Aux grands, il demande pour les petits indulgence et protection ; aux petits, il demande pour les grands dévouement et soumission.

Comme Schiller, M. Alexandre Dumas fils est essentiellement humanitaire, mais avec cette différence qu’il considère l’humanité dans sa partie et au point de vue social plutôt qu’au point de vue humain, tandis que Schiller l’envisageait dans son ensemble.

Ses pièces, qui sont plus de leur époque que celles de Schiller n’étaient de la leur, qui s’occupent plus exclusivement des choses d’un temps et d’un pays, y gagnent en clarté, mais y perdent en envergure. Elles sont plus passionnantes pour nous, elles seront moins intéressantes pour nos fils. J’ai entendu reprocher à Schiller de s’être trop tenu dans l’indéterminé, d’avoir trop exclusivement considéré dans l’homme : l’homme, et pas assez le citoyen, le père, le fils, le mari tels qu’ils étaient ou devaient être à telle époque ou à telle autre, ce qui revenait à peu près à lui reprocher de manquer de couleur locale. Le reproche opposé pourrait être fait, plus justement peut-être, à M. Alexandre Dumas fils. Dans l’homme il ne voit que le citoyen d’un pays, et dans ce citoyen il ne voit même qu’un mari, qu’un fils, qu’un père aux prises avec une législation déterminée, mais variable, en vigueur aujourd’hui, en désuétude demain. Si le poète allemand est trop vague, trop de tous les temps, le poète français est trop précis, trop de son heure. Ses théories vieilliront vite, car pour enlever à une de ses pièces toute raison d’être il suffira d’écrire un nouvel article ou d’en biffer un ancien dans nos codes.

Quoi qu’il en soit, il a étudié ardemment la famille, qu’il tient pour la base de toute société. Il l’a étudiée non seulement autour du foyer, mais même au dehors, demandant des parents pour l’enfant qui naît, car à cet être sans pensée et sans force il faut quelqu’un qui pense et qui agisse pour lui. Le vaisseau qu’on pousse à la mer sans gouvernail peut s’égarer ; l’enfant qui se développe au hasard peut mal tourner. Sans conseil, il risque de devenir un scélérat ; sans affection, il deviendra à coup sûr un égoïste. À qui la faute alors s’il se révolte et entre en lutte avec ses frères ? Au nom de quoi le condamnera-t-on ? Au nom des lois ? Mais on ne les lui a pas apprises. De la morale ? Mais qui la lui a enseignée ? De l’humanité ? Mais de quel droit lui demanderait-on de faire quelque chose pour elle lorsqu’elle n’a rien fait pour lui ?

Voilà en substance une partie — oh ! une toute petite partie — de ce que dit M. Alexandre Dumas fils, et vraiment il n’a pas si tort qu’on le prétend. Avant de condamner, il faudrait établir les responsabilités ! Avant de savoir punir, il faudrait savoir pourquoi et au nom de quoi on punit, car à côté de la sévérité il y a la justice, et au-dessus de la justice il y a la clémence. M. Alexandre Dumas fils le sait et c’est pour cela qu’il défend Jeannine et Marguerite, Jane de Simerose et Denise. Schiller ne l’ignore pas non plus et c’est pourquoi il absout Charles Moore, Guillaume Tell et Verrina.

Ni l’un ni l’autre toutefois ne sont d’aveugles partisans de la tolérance quand même. Schiller, si bienveillant pour certaines faiblesses, devient impitoyable, farouche, presque féroce dans certains cas. Et M. Alexandre Dumas fils, qui a dit souvent : « Pardonnons », a dit quelquefois : « Punissons » ; si bien qu’après l’avoir accusé d’une indulgence déraisonnable, on l’a accusé d’une sévérité ridicule. On lui a fait un crime de son fameux mot : « Tue-la ! » mais on n’a pas reproché à Schiller de défendre et même de glorifier certains homicides. Combien de fois pourtant a-t-il dit : « Frappe ! » soit au nom de la justice, soit au nom de la patrie, soit au nom de la liberté ! Nous blâmons chez l’un ce que nous trouvons très bien chez l’autre. Cela est pénible à constater, mais cela est et on aura beau prêcher, sermonner et philosopher, les hommes ne voudront jamais prendre la peine d’examiner avant de juger, de penser avant de parler, et ils préféreront toujours cheminer à travers la vie avec deux poids falsifiés et deux mesures fausses.

J’avoue ne pas être très partisan de toute théorie susceptible de conduire à se faire justice à sa volonté. Cependant, j’applaudis de tout cœur au « Tue-la ! » de M. Alexandre Dumas fils, et j’y applaudis au nom de l’humanité. S’il est très juste et très légitime de se défendre contre le malfaiteur qui vous attaque dans la rue, et s’il est permis de le tuer au besoin, il est bien plus juste et plus légitime encore de se défendre contre l’ennemi qui, installé à votre foyer, vous fait gâcher votre existence, et il doit être bien plus permis encore de le tuer au besoin si les lois de votre pays sont inhabiles à vous protéger contre lui. On n’est jamais blâmable lorsqu’on défend le droit de l’espèce contre le plaisir de l’individu.

Moral ou immoral, sage ou extravagant, raisonnable ou paradoxal, M. Alexandre Dumas fils représente en France une formule théâtrale illustrée en Allemagne par Schiller. Le théâtre à thèses vaut-il mieux que le théâtre classique ou romantique ? Ce n’est pas ici le lieu de le discuter, mais ce qu’on peut affirmer, c’est que des œuvres qui vous font réfléchir et penser sont des œuvres fortes et peuvent, à l’occasion, être des œuvres utiles ; ce qu’on peut affirmer, c’est que, comme Schiller, M. Alexandre Dumas fils a travaillé sans cesse, virilement préoccupé du bonheur et des progrès de l’humanité, et que de tous ses points de ressemblance avec le poète allemand c’est de celui-là qu’il doit être le plus fier.

1893.

M. Hippolyte Buffenoir





Ne craignez rien, je ne parlerai pas politique. D’abord parce que de toutes les choses auxquelles je ne crois pas, la politique est peut-être celle à laquelle je crois le moins ; ensuite parce que l’auteur des Premiers Baisers, des Allures viriles, du Député Ronquerolle, de Pour la gloire m’intéresse plus que celui de La Roche Tarpéienne, de Robespierre, de Gambetta devant la justice du peuple.

Si d’ailleurs les lettres ne sont pas tout dans l’existence de M. Hippolyte Buffenoir, elles y sont du moins presque tout. Il s’est donné à elles d’un amour profond, ardent, enthousiaste, et il les aime un peu, je crois, comme on aime une maîtresse chérie dont, à certains jours, on peut bien s’éloigner, mais qu’on regrette aussitôt et à laquelle on ne manque jamais de revenir, plus épris et plus tendre à chaque retour. Que sa table de travail a dû voir d’étranges rencontres ! Je me figure que maintes fois Baudelaire y a coudoyé Lamartine pendant que Jean-Jacques Rousseau y prêchi-prêchait devant George Sand et qu’Alfred de Musset effarouchait André de Chénier avec ses cris d’âme de passionné génial et ses boutades de dandy spirituel !

M. Hippolyte Buffenoir est en effet un éclectique qui, par un don plus fréquent qu’on ne le pense, mais plus rare qu’on ne le dit, se délecte également à une tirade sonore d’Hugo et à une page profonde de Racine, à l’exotisme idyllique de M. Loti, qui est de l’Académie française, et au modernisme saignant des Goncourt, qui n’en sont pas. Ses admirations, ses amours n’ont rien de commun pourtant avec les engouements inconsidérés de la foule. Les réputations consacrées, les gloires bruyantes ne l’aveuglent ni ne l’influencent. Indépendant d’instinct autant que de parti pris, il demeure maître de lui-même en présence de ces jugements tout faits qu’on se passe de bouche en bouche dans le monde, sur les hommes et sur les œuvres. Ses sympathies ont leur logique. Ses religions, au rebours de beaucoup d’autres, savent sur quoi elles reposent. Celles-ci et celles-là s’expliquent, soit par des similitudes d’opinion, soit par des affinités de nature.

Qu’il écrive ou qu’il parle, quatre noms entre mille, qui sont comme les quatre points cardinaux de son âme, lui reviennent sans cesse aux lèvres ou sous la plume : André de Chénier, Alfred de Musset, Jean-Jacques Rousseau, Balzac. Ces quatre grands hommes, plus et mieux pour lui que des maîtres vénérés, sont ses compagnons de toutes les heures, ses amis inséparables, confidents de ses joies, consolateurs de ses peines. Il sait par cœur des pages entières, peut-être des chapitres de leurs œuvres qu’il garde toujours à portée de sa main, et cette préférence qui confond dans un même culte quatre génies si différents nous montre, avec l’éclectisme de son goût, la complexité de son « moi ».

Mondain et laborieux, chevaleresque et positif, sentimental et stoïque, épris de calme dans un siècle agité et d’action dans une vie méditative, M. Hippolyte Buffenoir joint des délicatesses de raffiné à des ardeurs d’apôtre ou de tribun.

Ce qu’il aime dans André de Chénier, c’est la douceur de l’inspiration, la pureté de la pensée, la sérénité de la forme. À lire ses vers, il goûte un plaisir quelque peu semblable à celui qu’éprouve un voyageur ayant parcouru une longue route poudreuse, sous un soleil brûlant, et qui, épuisé de fatigue, enfiévré par la soif, rencontre tout à coup une source d’eau vive infiniment pure et fraîche.

Que Chénier ressuscite l’idéal grec, qu’il module une élégie d’amour, qu’il clame un chant de patriotisme et de liberté, son œuvre dégage toujours le même parfum d’atticisme, exquis et unique dans nos lettres. D’autres poètes peuvent pasticher les anciens et prendre aux vieux bardes de l’héroïque Hellas, pour parler comme Leconte de Lisle, qui quelques tournures de phrases et qui quelques idées, Chénier est le seul qui pense et écrive comme aurait pensé et écrit un grand poète du siècle de Périclès. Son inspiration, son style sont attiques d’instinct, naturellement, sans effort. Il a l’âme athénienne. C’est là son originalité et son charme. C’est là ce que M. H. Buffenoir aime en lui.

Le culte qu’il professe pour Chénier ne tient pas tout entier cependant à des délicatesses d’artiste, à ces subtiles jouissances qu’un poète trouve toujours à lire un autre poète, ciseleur de vers incomparables. Il tient aussi à une communion d’âmes. L’homme y a sa part comme le lettré et si Chénier n’avait pas tressailli de certaines émotions, s’il n’avait pas chanté certains sentiments, s’il n’avait connu certains rêves, certaines aspirations, M. H. Buffenoir l’estimerait peut-être autant, mais j’imagine qu’il l’aimerait moins. Esprits bornés, misérables cœurs que nous sommes, nous ne comprenons les autres que dans leurs ressemblances avec nous et ce que nous chérissons en eux, c’est toujours nous et jamais eux !

Ce n’est donc pas seulement la forme donnée à la pensée qui enthousiasme M. H. Buffenoir, c’est encore quelque chose de plus, la pensée elle-même. Écoutons-le parler de Chénier, du patriote ardent, épris de justice et de liberté, ou de l’amant aux chimères infiniment tendres, son langage n’est pas celui du froid et méticuleux critique qui argumente sur l’opportunité d’une virgule, sur l’insuffisance d’une rime ; c’est celui d’un poète, d’un homme passionné lui-même de justice et de liberté, soupirant, lui aussi, au milieu des brutalités de la vie, après des tendresses immatérielles et des extases délicieusement idéales. Il ne raisonne pas, il vibre ; il ne prêche point, il chante, de telle sorte que sans le vouloir, qu’il célèbre Chénier ou Rousseau, Musset ou Balzac, c’est toujours un peu de son propre cœur, de son propre cerveau qu’il nous découvre.

Qu’il signe une étude littéraire, ou un roman, ou des poèmes, c’est toujours le même homme qui se montre à nous : citoyen ardent que rien ne peut désintéresser des affaires publiques ; rêveur désireux d’un bonheur toujours poursuivi, et peut-être jamais atteint ; déiste un tantinet païen, qui idolâtre la nature et qui tomberait volontiers à genoux devant le soleil levant.

« Je me souviens qu’à vingt ans, en Bourgogne, je passais des journées entières à errer à travers les forêts, les vignes, les montagnes. J’allais manger le pain bis et boire le lait savoureux des fermes. Je causais avec les laboureurs qui m’expliquaient les travaux des champs, et du haut des rochers je me plaisais à contempler la plaine, les bourgs, les hameaux, les villages. Mon compagnon de route était le recueil des poésies de Chénier, et je déclamais ses vers en face de l’immortelle nature. Maintes fois, aujourd’hui, à l’heure où le jour s’en va, dans l’obscurité délicieuse du soir, avant la lampe allumée, il m’arrive de retourner la tête vers les temps disparus, et de me revoir tel que j’étais alors, et je m’attendris sur moi-même comme sur un frère qui n’est plus, et il me semble que le meilleur de ma vie est resté là-bas, dans ma vallée natale, à l’ombre de mon clocher, au milieu des sentiers perdus des bois et des collines ! »

Je gage que sur cent personnes auxquelles on lirait ces lignes, en taisant le nom de l’auteur naturellement et en sautant ce mot qui date : Chénier, il ne s’en trouverait pas une qui hésitât à les attribuer à Jean-Jacques Rousseau. C’est bien là, en effet, son inspiration à la fois triste et voluptueuse ; sa manière de sentir et de concevoir, vague et cependant précise ; son style chaud et coloré, mais un peu sonore et cérémonieux.

On prétend qu’à la longue on finit par ressembler aux gens avec lesquels on vit. Physiquement, l’assertion n’est peut-être pas très exacte et on ne voit pas trop comment un nez camard pourrait s’y prendre pour devenir aquilin, mais, intellectuellement, elle est d’une justesse absolue et facile à comprendre d’ailleurs, puisque nos auteurs préférés sont toujours ceux en qui nous retrouvons quelque chose de nous. À force de lire et de relire l’Émile et la Nouvelle Héloïse, M. H. Buffenoir est devenu pour ainsi dire un neveu littéraire, presque un fils de Rousseau.

Ouvrons ses livres. Ils sont tous imprégnés, sans en excepter un, de ce socialisme spéculatif et mystique auquel nous devons les Confessions, Émile, Julie, tous les écrits de Jean-Jacques et presque tous ceux de George Sand. C’est le même zèle pour la vertu, le même amour du genre humain, bref la même philanthropie, très louable d’intention sans doute, mais un peu conventionnelle et nébuleuse. Ils sont tous remplis de cette religiosité plus sentimentale que rationnelle, plus instinctive que raisonnée, qui, mise à la mode par Rousseau, puis adoptée par les sanglants bavards de la Convention nationale, fit intercaler dans la Révolution, comme un acte de vaudeville dans une tragédie, les fêtes de l’Être suprême. M. H. Butfenoir ne déteste pas les mots abstraits, les idées indéfinies. Il est poète et il l’est toujours. Sa sensibilité entre pour quelque chose dans sa pensée. Son imagination ne laisse jamais sa raison cheminer seule. Quelque sujet qu’il traite, il célèbre les mœurs simples, les joies de l’affection, la beata mediocritas, la poésie de la nature, tout un rêve d’humanitaire, et, phénomène assez curieux, non seulement il célèbre avec la même foi ce que son maître chéri a célébré, mais il le célèbre de la même façon, avec le même style, en phrases mouvementées, périodiques, semées de points d’exclamation, riches en adjectifs, débordantes d’enthousiasme, de lyrisme, et qui me semblent bien plutôt d’un apôtre que d’un philosophe. Idées, sensations, sentiments, tout fait donc de M. H. Buffenoir un descendant de Rousseau et cela suffirait à expliquer l’admiration, l’amour qu’il lui a voués. Il est très naturel d’aimer ses parents, de les trouver beaux, bien faits, supérieurs aux autres, surtout lorsqu’on leur ressemble.

Toute question de parenté littéraire mise de côté, Jean-Jacques serait encore cher à M. H. Buffenoir. N’aurait-il pas toujours à ses yeux pour le protéger, pour compenser ce qu’il y a de déplaisant dans le souvenir un peu trop populacier de Thérèse, les gracieuses figures de Mme de Warens, de Mme d’Épinay, de Mme d’Houdetot ? Ne garderait-il pas toujours, en dépit de ses sabots, l’irrésistible et immortel prestige d’avoir vécu dans un siècle de talons rouges et de fines mouches, d’avoir été applaudi par des mains de marquises et de duchesses ?

Le monde, les salons, les lustres, les girandoles, tout le clinquant de notre civilisation, tout le puéril de nos existences, le frou-frou de la vie mondaine, les décors où s’affadissent nos cœurs d’hommes, tout cela enchante M. H. Buffenoir. Au rebours de Rousseau qui abhorrait la société, lui, il l’adore. Elle lui paraît créée pour la plus grande gloire des artistes ; propre à comprendre — elle qui n’en a aucune — toutes leurs délicatesses ; destinée à réaliser tous leurs désirs, à repaître toutes leurs ambitions.

« La société des vraies femmes du monde, — s’écrie-t-il dans la curieuse préface de Pour la Gloire, — est un délice. Elles ont un tact exquis et elles savent causer ; leur élégance est une poésie. »

Puis, détaillant les éléments de son plaisir, il poursuit :

« La lumière des lustres, les fleurs disposées avec art, les rideaux de dentelle, les étoffes de prix mêlées à l’ameublement qui brille, les candélabres, les Vénus, les portraits, le reflet des glaces, le chant, la danse, les robes décolletées, les petits pieds chaussés de satin blanc, les écharpes de soie, les bracelets d’or, les bijoux des gorges, les roses, parures des seins, les sourires, les petits mouchoirs brodés, le va-et-vient savant des éventails, les yeux qui s’animent, le contentement qui s’affirme, la grâce d’un cou nu, les boucles de cheveux blonds ou noirs, les propos enjoués, la douceur mêlée à la beauté, la coquetterie même, toute la femme en un mot, tout son cadre de luxe moderne… forment un ensemble harmonieux qui trouble délicieusement le cœur d’un jeune homme fait pour les étreintes vigoureuses, les enthousiasmes attendris, les nobles ardeurs, les insomnies de la joie, les élégances de la forme, la suprême intelligence de la nature. »

À un homme à ce point épris de mondanité, Alfred de Musset devait plaire par son dandysme, par cette suprême distinction, par cette nuance supérieurement aristocratique qui le faisait grand seigneur jusqu’au bout des ongles et qui ne l’abandonnait jamais, pas plus à sa table de travail qu’au boulevard de Gand. Un gentleman, voilà bien en effet ce qu’il fut. Rappelons-nous ses goûts de luxe, de vie large ; rappelons-nous ses relations, pour la plupart beaucoup plus mondaines que littéraires ; rappelons-nous surtout les vers dans lesquels, sous le masque de Rolla, il semble avoir tracé son propre portrait :

                                                           
C’était un noble cœur, naïf comme l’enfance,
Bon comme la pitié, grand comme l’espérance.

Il ne voulut jamais croire à sa pauvreté ;
L’armure qu’il portait n’allait pas à sa taille ;
Elle était bonne au plus pour un jour de bataille,
Et ce jour-là fut court comme une nuit d’été.


Oui, c’est bien là ce qu’il fut, le malheureux et sublime poète dont tout le mal était peut-être — qui sait ? — d’être « venu trop tard dans un monde trop vieux », et qui, ne voulant pas se résoudre à vivre pour rien, d’une vie automatique, préféra, superbe de désinvolture et de dédain, se laisser mourir de ce qu’il croyait quelque chose, de son rêve !

Est-ce là tout ce que M. Hippolyte Buffenoir admire et aime dans Musset ? Non, car chez lui le coureur de salons se double d’un remueur d’idées et d’un vibrant poète. Rolla, La Coupe et les lèvres, La Confession d’un enfant du siècle, Les Nuits l’attirent au moins autant que Namouna, que Mardoche, que À quoi rêvent les jeunes filles, que ces sonnets et ces chansons, et ces mille petits riens, rondeaux, impromptus, stances, billets doux, sourires éphémères, larmes fugitives, monnaie royale avec laquelle l’homme de génie payait ses dettes d’homme du monde. Les éclairs qui illuminent l’œuvre de Musset le transportent ; les sanglots qui y gémissent font tressaillir toutes les fibres douloureuses de son âme. « C’est le poète — a-t-il dit en une heure de demi-confidences — dont les livres sont au chevet des âmes blessées, des âmes délicates, qui n’ont point trouvé dans la société les bonheurs rêvés et les ivresses attendues. On lit ses vers au milieu du silence de la nuit, dans les veilles que nécessite le besoin de penser et que prolongent les ambitions du cerveau et les énigmes du cœur. » Et chaque fois que l’occasion se présentera d’affirmer ses sentiments, M. H. Buffenoir prendra la parole, même à la table de Victor Hugo, — ce vilain jaloux ! — pour saluer dans Musset un maître, un aïeul, un frère aîné, un de ces amis inconnus que le temps et l’espace séparent de nous, et qui sont nos amis tout de même !

Le quatrième des dieux que vénère M. Hippolyte Buffenoir s’appelle Balzac. Dans le culte qu’il professe pour celui-là entre un peu de l’amour qu’il a pour les autres. Au fond, Balzac est un vibrant, lui aussi, et maintes pages de ses romans tremblent d’une émotion profonde, car il a souffert, le pauvre grand homme ! Il a connu toutes les angoisses de la lutte acharnée contre les gens, contre les idées, contre les mots ! Il a eu ses jours sans soleil ! Il a eu ses hivers sans feu, ses dîners sans pain, ses nuits sans baisers ! Mais une farouche volonté le soutenait et il a couché sur le papier tout son cœur et toute sa pensée ! Balzac est immense. Il a touché à toutes les questions politiques, sociales, philosophiques, religieuses qui nous préoccupent encore et auxquelles nous cherchons une solution que nos fils chercheront après nous et qu’ils ne trouveront probablement pas, eux non plus. Il a étudié toutes les bizarreries de notre être ; il a sondé notre cœur, ce sable mouvant ; interrogé la femme, ce caméléon ; fouillé dans toutes nos plaies, dans tous nos ulcères, dans toutes nos blessures, et son œuvre est triste comme un vaste répertoire de la souffrance humaine.

Balzac est un écrivain, un penseur, un homme, et M. H. Buffenoir a voué à sa mémoire une triple vénération. S’il faut tout dire d’ailleurs, Balzac a aimé ce monde, ce milieu chatoyant et doré que M. H. Buffenoir affectionne tant, et il y a pris quelques-unes de ses figures les plus attachantes et les plus vigoureusement conçues : Mmes d’Espard, de Maufrigneuse, de Langeais, de Nucingen, de Beauséant, de Restaud et tant d’autres, MM. de Rubempré, de Rastignac, de Trailles, d’Arthès, de Marsay. Or, quand on a les mêmes goûts, on est tout prêt à et tout près de s’aimer.

Enfin, Balzac fut un acharné travailleur et ce n’est pas là peut-être ce qui le rend le moins cher à M. H. Buffenoir, ce boulevardier cachant sous ses grâces de mondain des énergies et un savoir de bénédictin.

« Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es, » déclare un vieux proverbe. S’il ne ment pas (ce qui arrive quelquefois aux proverbes tout comme aux hommes), on doit, après avoir parcouru ces lignes, connaître M. H. Buffenoir. Il ne faut pas oublier cependant qu’avec Chénier, Musset, Balzac et Rousseau, il admire et aime nombre d’autres auteurs ; que par exemple le rude bon sens de Molière lui agrée infiniment sans l’empêcher de goûter la virtuosité de Théodore de Banville et que la trompette de Victor Hugo ne le gêne en rien pour écouter et entendre le violon qui pleure si mélodieusement sous les doigts de M. Sully Prudhomme.

L’éclectisme est et reste en effet sa caractéristique. Tout ce qui compte dans les arts et dans les lettres, peintres, musiciens, sculpteurs, philosophes, poètes, romanciers, historiens, orateurs, a de plein droit son attention, son respect, ses sympathies, même quand il s’agit de gens n’ayant ni ses convictions, ni ses espérances. Il a la passion de la littérature, l’admiration intransigeante et absolue de la pensée humaine, d’où qu’elle vienne et sous toutes les formes, et cela suffit à faire de lui une des personnalités les plus sympathiques et aussi — hélas ! — les plus originales de ce temps.

1893.

Auguste Vacquerie





Si Auguste Vacquerie avait eu l’esprit de décéder il y a vingt-cinq ou trente ans, son corbillard aurait disparu sous les couronnes de lauriers et de myrtes ; les journaux auraient chanté ses louanges à qui mieux mieux ; le monde littéraire tout entier aurait pris le deuil — sérieusement et non officiellement, par conviction et non par convenance. On l’aurait proclamé, en vers et en prose, grand poète, grand critique, grand auteur dramatique, grand historien, grand politique et le reste.

Il vient de mourir et nous n’avons rien entendu de pareil parce que, littérairement parlant, il a eu la maladresse de vivre trop longtemps. Oui, il a eu la mauvaise chance et, peut-être aussi, qui sait ? la secrète douleur de survivre à ses compagnons d’armes, à ceux qui avaient combattu sous le même et pour le même drapeau que lui. Quand la mort l’a pris, il était le dernier représentant des Romantiques, peut-être même tout ce qui restait encore de vivant de l’École romantique. Il devait se sentir singulièrement dépaysé au milieu des écrivains contemporains, car la littérature du dernier quart de ce siècle était vraisemblablement lettre close à ses yeux.

Il avait pris part aux plus furieuses batailles livrées par le Romantisme. Il avait vu triompher des formules d’art chères à son cœur. Puis le vent du succès avait tourné. D’autres écrivains étaient venus qui avaient pris, eux aussi, pour règle de conduite le fameux mot : « Ôte-toi de là que je m’y mette ». La foule avait ri — la foule inconstante comme la femme et trompeuse comme la mer — de voir les assaillants et les vainqueurs d’hier assaillis et vaincus à leur tour. Auguste Vacquerie avait entendu traiter de vieilles ferrailles et d’oripeaux les armures moyenâgeuses et les manteaux espagnols qui lui avaient paru le nec plus ultra de la littérature dramatique ; il avait vu évoluer les lettres françaises tout entières, — la poésie, le théâtre, le roman, l’histoire, la critique, etc… (et de quelle évolution, grand Dieu !) ; il avait vu renaître de leurs cendres et sortir de leurs tombeaux ceux que lui et ses amis avaient condamnés à mort et exécutés au nom des formules nouvelles, — Racine, par exemple ; grandir et triompher à leur tour ceux qu’ils avaient eu la prétention de condamner aux rôles de comparses — comme Musset et Balzac ; il avait vu dégringoler des piédestaux où il avait lui-même, et plus que quiconque, contribué à les hisser, les dieux de la veille devenus les magots du lendemain ; il avait vu bien des choses encore et j’imagine que d’avoir vu passer tant d’hommes et se ternir tant de gloires, il avait gardé par devers lui une secrète mélancolie. Il survivait à ceux de sa famille, ce qui est une douleur ; il survivait à sa foi, ce qui en est une autre et il survivait à son œuvre, ce qui en est encore une autre et, pour un écrivain, la pire de toutes. Religieusement il restait fidèle à son drapeau en dépit de tout, et c’est cette fidélité qui lui donnait parmi les hommes de lettres contemporains, l’air d’un inconnu, de quelqu’un d’un autre âge. Pour moi, jamais en ces dernières années, je n’ai pu voir Auguste Vacquerie, sans songer tout bas à ces revenants qu’on rencontre dans les drames romantiques et qui se promènent le front fatal et l’œil morne au milieu des autres personnages qui se raillent d’eux en se demandant réciproquement : « Qui est-ce ? »

Son grand malheur, ce fut d’avoir rencontré, lorsqu’il était jeune encore, à l’âge où l’on subit les influences ambiantes, le rhéteur le mieux doué pour éblouir la jeunesse que la terre ait jamais connu. « Auguste Vacquerie fut à la fois le singe et le porte-cotons de Victor Hugo, » me disait un jour un homme qui ne l’aimait pas à coup sûr, mais qui, en dépit de son peu de sympathie pour l’auteur de Tragaldabas, ne manquait pas de bon sens. Pour être sévère et présenté avec une malveillance évidente et systématique, son appréciation au fond ne manquait pas de justesse. Auguste Vacquerie, la première fois qu’il vit Victor Hugo, resta bouche bée d’admiration. Un dieu malin le pétrifia dans cette attitude fâcheuse et il la conserva pendant toute son existence.

Pour plaire au maître, il lui emprunta sa manière de penser et ses façons d’écrire ; il adopta ses théories, ses doctrines, ses ficelles, ses partis pris ; il partagea ses admirations ; il épousa ses aveuglements et ses haines. Il tomba à bras raccourcis sur tous ceux, petits ou grands, qui, comme Émile Augier par exemple, ne tenaient pas pour saint et sacré le nouvel évangile ; il cogna à poings fermés sur Musset ; il fit même mieux : il passa au crible de ses sarcasmes le divin Racine. Ébloui une fois par Victor Hugo, il ne vit et ne voulut plus voir que lui, et il perdit tout ce qui lui restait de jours à graviter autour du maître. Ce fut là le grand malheur d’Auguste Vacquerie, et si la constance de son admiration pour Hugo peut servir d’excuse à ce que son attitude pour d’autres écrivains eut d’injuste, de ridicule ou d’odieux, elle ne peut pas empêcher une fleur de regret de s’ouvrir dans le cœur de tous ceux qui ont étudié son œuvre et qui savent quel écrivain il eût été s’il avait pu, ou su, ou voulu être lui. Hugo lui a porté malheur, comme à beaucoup d’autres d’ailleurs, et le malheur est plus grand qu’il ne semble, car Hugo c’est le Romantisme et le Romantisme ne fut qu’un accident dans nos lettres.

Lorsqu’on suit d’un peu près les évolutions de l’esprit français à travers les siècles, on s’aperçoit très nettement que les Romantiques ne furent pas plus dans la tradition de cet esprit que les Décadents et les Symbolistes n’y sont aujourd’hui. En effet, la littérature française n’est point faite de pièces et de morceaux ; elle ressemble à une grande famille et non à une réunion hétérogène d’individus quelconques groupés par le hasard. Eh bien ! les Romantiques eurent très peu de sang français dans les veines. Ils y eurent du sang anglais, du sang allemand, du sang espagnol, du sang de tous les pays, et ils s’en vantèrent. Oui, ils se félicitèrent, ces aveugles et ces imprévoyants, d’avoir rompu avec les traditions de notre race ; d’avoir fabriqué, inventé leur littérature et de ne point avoir de pères légitimes. Ils eurent tort, car l’esprit français ne leur accorda point de fils, à ces orgueilleux qui se flattaient de ne pas avoir de pères ; il leur permit à peine d’avoir des neveux, et encore s’arrangeat-il de façon à ce que ces neveux soient bâtards et métis. Ce fut sa vengeance, et cette vengeance est terrible, car en moins d’un demi-siècle, à une heure où ses derniers représentants viennent à peine de disparaître, l’École romantique n’exerce plus sur la pensée française qu’une influence très vague et très lointaine. Elle est morte, et si les œuvres qui l’ont illustrée lui survivent, elles sont impuissantes à lui conserver la suprématie qu’elle croyait s’être à tout jamais assurée.

Les jeunes gens d’aujourd’hui lisent encore Victor Hugo, mais s’ils le lisent ils ne s’inspirent plus de lui. Ils ne le prennent plus pour modèle, ni pour maître. Ils l’admirent, soit ; mais ils ne l’adorent point et bon nombre d’entre eux ne se piquent même pas à son égard d’un respect à toute épreuve. Si les jeunes gens se détournent, les uns tout à fait, les autres aux trois quarts, du chef, à plus forte raison se détournent-ils de ses lieutenants, de ceux qui ne firent guère que lui emboîter le pas et obéir à ses mots d’ordre. En dépit des articles de journaux que l’on a, par convenance, accordés à l’écrivain et à l’homme, la mort d’Auguste Vacquerie n’a provoqué qu’une émotion très relative ! Les jeunes gens n’ont pas senti disparaître en lui un père ou un frère aîné, un maître ou un ami, et plus d’un peut-être, sans être pour cela bien ignorant, s’est dit en apprenant son décès : « Tiens, il vivait donc encore ! » Tout vivant qu’il paraissait, Auguste Vacquerie en effet était mort depuis longtemps. Il n’exerçait plus aucune action sur la marche des esprits, et les très rares amateurs de littérature qui, depuis nombre d’années déjà, feuilletaient encore ses livres à théories, par curiosité plus que par sympathie, ne se gênaient guère pour rire de l’outrecuidance de ses jugements, de l’extravagance de ses opinions, pour se moquer de la pompe et des allures prophétiques de son style sonore, mais souvent vide.

En art, c’est toujours une sottise de se mettre à la remorque de quelqu’un, et le rôle de satellite est aussi dangereux qu’ingrat. De plus, il est extrêmement imprudent de se rapetisser l’intelligence, de s’inféoder à une école et de se figurer qu’il suffit d’être l’homme d’une heure pour être un homme de tous les temps.

Auguste Vacquerie manqua d’originalité. Il fut le reflet d’Hugo, il ne fut pas une lumière ; et il manqua d’éclectisme, car il n’a jamais, en littérature, compris que Victor Hugo, qui passe cependant pour ne pas s’être toujours compris lui-même. Sa devise était ce vers de Molière, qui pourrait servir de profession de foi à tous les sectaires :

                                                           
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.

Il a cru avec des drames et des volumes imposer à la pensée humaine des idées extravagantes et saugrenues, écloses dans sa cervelle ou dans la cervelle de ses voisins. Il a eu cette illusion, belle jusqu’à la bêtise, de croire que lui et ses acolytes avaient trouvé et dit le dernier mot de l’art, qu’ils en avaient fixé les formules définitives. La littérature et l’art ont marché, ont évolué en dépit d’Auguste Vacquerie et des autres. Et lui, qui vieillissait, il s’est peu à peu trouvé seul de son espèce dans la société contemporaine. Cramponné à des idées surannées, emprisonné dans des moules démodés, condamné par la force des choses à l’apostasie ou au rabâchage, il ne savait plus que dire, car il sentait qu’il ne serait ni compris, ni écouté. Il ne comptait plus parmi les hommes d’aujourd’hui ; tout au plus comptait-il parmi ceux d’hier et c’est pourquoi sa tombe, en se fermant, a fait infiniment moins de bruit que les verres choqués quelques jours plus tard au banquet Goncourt.

1895.

Sur Marivaux





Quoique plus de cent années aient passé sur son œuvre, Marivaux nous attire et nous séduit aujourd’hui comme il a jadis attiré et séduit nos pères et nos grands-pères. L’une après l’autre, toutes les générations qui naissent vont à lui. Les critiques l’analysent sans cesse ; les biographes l’étudient sans relâche ; les délicats le fréquentent avec assiduité ; les gens du monde disent couramment : « Molière et Marivaux », quelquefois même — avec cette témérité de jugement qui les caractérise : « Marivaux et Molière ». Le public, qui ignore Boursault et ne connaît que vaguement Regnard, qui ne s’occupe pas plus de Destouches que de Sedaine et ne fréquente guère Beaumarchais, accorde ses sympathies et son attention à Marivaux. Il reste à la mode, jeune et vivant en dépit du temps, et si ses œuvres ne sont pas dans toutes les mémoires, son nom est du moins sur toutes les lèvres. Cette constance du goût est étrange chez un peuple essentiellement volage. Elle n’est peut-être pas inexplicable. Les bourgeois parlent de Marivaux parce qu’il est avéré que les lettrés le lisent. Ils affectent de le goûter parce que Marivaux ayant une réputation de finesse bien établie et universellement reconnue, avouer qu’on ne le lit point serait en quelque sorte s’accuser soi-même de grossièreté.

Au fond, en dépit de l’apparence, je crains fort que l’auteur du Legs, des Sincères et de la Surprise de l’amour ne soit ni plus ni mieux connu que celui du Légataire universel ou que celui du Philosophe sans le savoir. On le déclare charmant, c’est vrai ; mais on le déclare charmant de confiance, sur la foi d’on dit qu’on ne prend pas la peine de vérifier.

Il n’est rien de curieux comme d’assister à la représentation d’une quelconque de ses pièces, le Jeu de l’amour et du hasard mis hors de cause cependant. Avant le lever du rideau, ce n’est, de l’orchestre au paradis, qu’extases et que pâmoisons. Tous nos élégants et toutes nos élégantes tressaillent d’aise. Ils se promettent des voluptés délicates et idéales ; ils s’attendent à quelque chose de ravissant et d’exquis, à quelque chose qui va leur chatouiller délicieusement le cœur et l’esprit. La représentation commence. Au fur et à mesure que les scènes se succèdent, le désenchantement se montre et croit sur tous les visages ; les éventails s’agitent, les yeux s’appesantissent, des bâillements se dissimulent, des conversations s’engagent à mi-voix. J’ai constaté le fait plusieurs fois, et j’ai avidement cherché à me l’expliquer. D’où vient qu’il y a deux Marivaux, ou, si on le préfère, d’où vient que Marivaux, qui nous charme lorsque nous le lisons au coin du feu, nous ennuie lorsque nous l’écoutons au théâtre ?

Chez soi, les pieds sur les chenets, dans l’intimité recueillie des meubles amis, dans le silence et la solitude, lorsqu’on prend Marivaux, on est bientôt étonné de trouver de la sagacité et de la profondeur dans ce superficiel. On ne songeait qu’à se distraire, qu’à s’amuser, et voilà que le livre à qui on demandait un remède contre le temps, un moyen de tromper son désœuvrement, nous apporte non seulement une distraction agréable, mais des enseignements sérieux. Il ne cajole pas seulement notre pensée, il la fait réfléchir et travailler. Il l’entraîne, presque malgré elle, dans des régions où elle ne songeait pas à aller, et cela n’est pas pour déplaire, car le public, comme les enfants, aime fort à s’instruire en s’amusant ou inversement. Les pièces de Marivaux sont toutes semées de mots délicats, ingénieux, charmants, profonds. Elles en ont de toutes les espèces : des brillants, des tendres, des philosophiques, des souriants, des tristes, des désespérés, et j’en sais qui ne feraient pas mauvaise figure dans les Maximes ou les Caractères, celle-ci par exemple : « Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez », ou cette autre : « Tant pis et tant mieux font aller le monde », ou cette autre encore qui ne manque pas d’audace si nous nous reportons au temps où elle fut formulée : « D’un sang noble ? Queu gniable d’invention d’avoir fait comme ça du sang de deux façons, pendant qu’il vient du même ruisseau ».

Ces axiomes, ces aphorismes où la pensée est frappée comme sur une médaille, abondent réellement dans Marivaux. Il n’est pas une de ses pièces, pas une page de ses œuvres qui n’en soit riche, si bien que chez ce petit-maître, chez cet écrivain qui semble ne voir et ne comprendre tout et tous qu’en souriant et à fleur de peau, à qui du moins on a fait cette réputation, le lecteur ne tarde guère à reconnaître un observateur très perspicace du cœur humain qu’il a analysé dans ses fluctuations les plus imprévues et ses coquetteries les plus mystérieuses ; un penseur, un esprit réfléchi, philosophique, voyant les choses de haut et qui de ses observations particulières, individuelles, a su tirer des conclusions générales et collectives ; un écrivain très savant, très fin, — un peu trop fin parfois, — dont le tour de pensée et le style sont si spéciaux qu’on a dû, faute d’en avoir un qui leur convienne, inventer le mot de Marivaudage pour désigner les papillonnages auxquels ils se complaisent. Chez lui, homme raffiné jusqu’à la préciosité, les mots plus que chez personne ont une valeur relative à côté de leur valeur absolue. Pour noter les mille nuances où sa pensée compliquée et capricieuse se prélasse, les mille évolutions où elle se joue, il lui faut des habiletés de langage infinies. Ses virgules sont souvent grosses d’intentions, ses points remplis de réticences.

Le penseur qui se délecte à aller jusqu’au « fin du fin », qui s’applique à couper des cheveux en quatre oblige, par coquetterie souvent, le styliste à exprimer ce « fin du fin » plus finement encore qu’il ne le sent. À l’ordinaire, Marivaux ne dit pas nettement sa pensée, d’un coup, en gros, comme Molière ; il la détaille, la découvre peu à peu, la donne, la reprend, l’atténue, la complète, la corrige, la colore ou l’estompe, se livre enfin à un travail considérable pour nous la montrer dans ses mille délicatesses, pour la faire miroiter devant nos yeux sous ses mille faces. Il ne nous l’enfonce pas dans le crâne à coups de grandes phrases brutales, claires et précises ; il l’y faufile pas à pas et prend à jouer avec les mots, souvent même sur les mots, un plaisir extrême.

Cela ne l’a pas empêché de signer des pages lumineuses et de formuler des aphorismes profonds. Il a de la force et il en a même dans ses grâces les plus mièvres. On sent des muscles sous sa chair dodue, potelée, et on voit, en dépit du fard dont il se maquille, un sang rouge et chaud courir sous sa peau blanche et rose. Lui qui fut avant tout l’homme des demi-teintes, il a brossé nombre de portraits qui ne manquent ni de dessin, ni de couleur.

Il n’a mis en scène dans ses comédies que quelques types de personnages tout faits et qui souvent empestent la convention, mais son adresse a su mettre dans la bouche de ces personnages, au milieu de leurs bavardages, des phrases bien frappées et de petits morceaux qui, détachés et réunis, forment une admirable galerie de portraits. Oui, Marivaux, qu’un hasard a fait naître en 1688, l’année même où furent publiés les Caractères, n’a pas eu seulement le don d’analyser, mais aussi celui de synthétiser ; ses portraits à la plume ne le cèdent guère à ceux de La Bruyère et il y a dans les Sincères telle page qui n’est pas de beaucoup inférieure à la célèbre scène du Misanthrope. Il excelle à peindre des médaillons et il sait choisir ses modèles, si bien qu’en quelques coups de pinceau il évoque toute une famille d’individus, de même qu’il excelle à semer dans le dialogue souvent un peu recherché de ses personnages, des aperçus larges sur le cœur humain et des pensées fortes.

Dans son théâtre, il est encore l’écrivain du Cabinet d’un Philosophe et du Spectateur français, le collaborateur du Mercure, et ce qu’à mon sens on n’a point fait assez remarquer, c’est que cet amuseur, ce badin, cet écrivain à l’encre parfumée est au fond un penseur très noir, très peu indulgent dans ses appréciations de la nature humaine et presque aussi misanthrope et pessimiste que La Rochefoucauld. Est-ce un optimiste et un joyeux, l’homme qui a écrit cette ligne : « Il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n’en avons point » ? Est-ce un indulgent celui qui fait dire à une de ses héroïnes : « Nous autres femmes, pour faire les folles avons-nous besoin d’étudier notre rôle » ? Est-ce un admirateur des habitudes et des préjugés sociaux, celui qui a dit : « Quand on a de la raison, toutes les conventions sont faites ; » et encore : « Tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut ; » et encore : « Il y a des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu’on a mis en crédit faute de réflexion et qui ne sont pourtant rien ; » et enfin : « Ce n’est pas grand’chose que d’être honoré, puisque cela ne signifie pas qu’on soit honorable » ? Et cette ligne si peu naïve, si désenchantée : « Quand un homme est si joyeux, c’est tant mieux pour lui, mais c’est toujours tant pis pour quelqu’un, » ne rappelle-t-elle pas une des paroles les plus désolées des Maximes ?

Lorsqu’on lit Marivaux, chez soi, à tête reposée, tout ce qu’il a de finesse, de souplesse et de perspicacité dans l’esprit apparaît. Il parle à notre cervelle et à notre cœur, et il leur parle un langage dans lequel il y a autre chose que des mots. Ses qualités masquent ses défauts. On trouve que ses pièces sont pleines de bonnes choses, de choses excellentes, et on comprend la vogue dont son nom jouit depuis deux siècles, et on porte aux nues, on place très haut dans son estime Marivaux le charmant, Marivaux le charmeur, Marivaux le penseur robuste et le styliste merveilleux.

Au théâtre, l’effet contraire se produit. Les qualités disparaissent, les défauts se montrent. La langue raffinée, subtile et complexe qui nous enchantait, devient presque incompréhensible. Elle frise le galimatias. Elle paraît incolore, inanimée, sans muscles et sans nerfs, flasque. Autour de vous des hommes s’agitent, des femmes remuent leurs tabourets, jouent de l’éventail et de la langue ; dans ce brouhaha, des répliques vous manquent, des phrases entières vous échappent. Vous reconnaissez à grand’peine celles qui parviennent à vos oreilles. Dans la vaste salle, elles se perdent. Elles ne sonnent pas assez clair et net. Les plus jolis mots, les plus fins, passent inaperçus. Les portraits les mieux réussis se ternissent. Toutes les gentillesses de la pensée et du style, si séduisantes sous la lampe, deviennent du bavardage stérile et oiseux. On attend toujours quelque chose qui ne vient pas : moins de paroles et plus de faits. Ce qu’il y a de bon et d’original dans Marivaux disparaît, noyé dans ce qu’il y a de mauvais et de banal. Comme il n’a que quatre ou cinq patrons sur lesquels il taille toutes ses pièces ; comme il n’a jamais pour remplir ces pièces, qu’elles soient en un, trois ou cinq actes, qu’une trame légère dont le dénoûment est vite deviné, le spectateur s’ennuie et s’irrite tout bas. Au lieu d’aller droit à son but, Marivaux fait tout pour n’y atteindre que le plus tard possible. Il brode de jolis hors-d’œuvre ; il allonge ses dialogues ; il entasse des incidents sans importance sur des incidents sans intérêt ; tout lui est bon pour reculer le moment de poser la plume. Le chemin qu’il affectionne, c’est le chemin des écoliers et, non content de prendre le chemin le plus long, il flâne encore pendant la route. Il ne sait pas mettre en action ; ses personnages causent, mais n’agissent point. Au lieu de les faire vivre devant nous, de les faire marcher, de les faire parler, il nous dit : Voici comment ils vivent, comment ils parlent, comment ils marchent. Il nous raconte ce que Molière nous eût montré, et toutes les jolies choses qu’il débite, pour comble de malheur, ne passent pas la rampe. Le public écoute et, ne comprenant guère, ne s’amuse pas. Il s’ennuie même, il bâille, et de bon cœur voue aux dieux infernaux Marivaux le bavard, Marivaux le vide et le creux.

La conclusion de tout cela, c’est que Marivaux fut bien plutôt un écrivain de livres qu’un homme de théâtre. La preuve en est que ses œuvres demeurent, en librairie, d’une vente à peu près constante, tandis que très peu d’entre elles ont pu se maintenir au répertoire, et encore, lorsqu’on les joue, ne font-elles pas de fortes recettes.

Ses pièces sont plutôt des fantaisies dialoguées que des comédies, et cela explique bien les impressions fort différentes qu’un même homme peut éprouver, selon qu’il lit une de ces pièces ou qu’il la voit représenter.

De tous nos auteurs dramatiques, Marivaux est assurément celui qui fut le moins auteur dramatique. Il a fait du théâtre en chroniqueur, mais en chroniqueur d’infiniment d’esprit et de pas mal de bon sens.

1895.

Sur Barbey d’Aurevilly





Il est fort peu d’écrivains pour qui le célèbre mot de Buffon : Le style est l’homme même ne soit pas vrai. Tous le justifient plus ou moins, et quelques-uns d’une façon si absolue, qu’il semble suffisant d’étudier une page ou deux de leur œuvre pour les connaître complètement. Tel par exemple Barbey d’Aurevilly. Il est tout entier dans son style et ce style est si personnel, correspond si exactement au tempérament original de l’écrivain qu’il est à peu près impossible de s’en inspirer, voire même de le pasticher.

Barbey d’Aurevilly avait en lui deux êtres : un homme supérieur par le cœur et par l’esprit, et un autre, un tantinet détraqué.

À pénétrer dans son intimité, on ne tardait guère à reconnaître qu’il était une grande âme généreuse et blessée ; une intelligence puissante et vaste. Dans sa modeste chambre de la rue Rousselet, il vivait comme un bon et paisible bourgeois laborieux. Il avait des habitudes touchantes comme en ont tous les cœurs tendres et doux. Il était bienveillant, très bon, rempli de sollicitude, et, peu fortuné, il n’en rendait pas moins obstinément service à beaucoup de gens qui l’en payaient par la plus vile ingratitude. Ce bon cœur était aussi un noble cœur.

Pauvre, Barbey d’Aurevilly avait la délicate pudeur de sa pauvreté, dont il devait souffrir car il aimait le luxe. Jamais une plainte n’est sortie de sa bouche. Jamais une faiblesse n’a révélé ses désirs inassouvis. Il n’a pas, comme tant d’autres, transigé avec ses convictions et ses idées. Il a dominé l’argent, loin d’être dominé par lui, et résigné à se contenter de peu, il a vécu courageusement de sa plume, en travaillant beaucoup. On lui a reproché sa fierté, on a eu tort. La fierté, qui est un défaut chez les riches, est une qualité chez les pauvres. Elle change de nom avec les gens et s’appelle tantôt de la morgue, tantôt de la dignité.

Chez Barbey d’Aurevilly, elle était de la dignité.

Peut-être aussi, dans l’espèce de coquetterie qu’il mettait à vivre à l’écart, entrait-il un autre élément que la conscience de sa situation. J’imagine qu’il devait se sentir dépaysé dans notre époque. Sur le cachet dont il se servait pour fermer ses lettres, il avait fait graver ces deux mots : Too Late, Trop tard. Oui, trop tard. Barbey d’Aurevilly, en effet, est venu trop tard, et il aurait pu ajouter avec Alfred de Musset, dans un monde trop vieux. Trop tard, car il aimait tout ce qui est grand et beau, et il a vécu dans un siècle où tout est mesquin et laid, dans un siècle qui n’a ni originalité, ni style, ni fantaisie, ni élégances, ni délicatesses. Trop tard ! car, idéaliste fervent, il a été jeté, par les hasards stupides de sa naissance, dans un monde essentiellement matérialiste et brutal. Trop tard ! car il avait le cœur d’un croisé, d’un paladin des vieux âges, et il n’a coudoyé sur sa route que des baladins aux préoccupations mercantiles et égoïstes, bourgeois boursouflés et nobles dégonflés. Trop tard ! car il n’avait pas le culte de l’or et il a vu le triomphe, le règne, l’apothéose du dieu Argent. Il n’a pu ni satisfaire le besoin d’actions héroïques qui était en lui, ni repaître son amour du grandiose et du généreux. Trop tard ! oui, Barbey d’Aurevilly est venu trop tard, et je ne sais rien de plus navrant que cette devise, si fière et si désolée, où perce l’inguérissable regret de toute une existence rêvée et manquée.

Certains se sont plu à le représenter, par malveillance ou rancune, comme un fantoche grotesque. Rien de plus injuste, car Barbey, au rebours de beaucoup, valait mieux que son apparence. De fait, cette apparence était bizarre. Il avait d’invraisemblables façons de se vêtir. Son pantalon collant, sa redingote à plis, ses grandes manchettes et son grand col sont légendaires. Ainsi affublé, Barbey d’Aurevilly s’en allait la tête haute, se croyant admirable et admiré, de très bonne foi. Il n’était nullement cabotin. J’inclinerais plutôt à penser qu’il était en quelque sorte naïf. Dans tous les cas, il est certain qu’on l’eût prodigieusement étonné en lui disant que son costume était ridicule. À force de vivre dans sa tête, dans ses rêves, dans un monde spécial, plus grand que nature, il avait insensiblement perdu la notion exacte des choses. Il a passé dans la société moderne sans la voir ; au milieu de ses contemporains sans les regarder et surtout sans les comprendre, ses livres de critique le prouvent. Peut-être, au début de sa carrière, avait-il résolu, de libre volonté, de se poser en nouveau Rastignac, en conquérant, en redresseur de torts, c’est possible ; ce qui est sûr, c’est que l’attitude prise par lui le prit à son tour, tout entier, et qu’elle l’a gardé jusqu’à sa mort. « Cette glace me semble un grand lac, » disait-il un jour à un visiteur en lui montrant la glace de son armoire. Tout Barbey d’Aurevilly est dans cette phrase. À vivre continuellement dans son imagination, il avait pris l’habitude de ne plus rien voir comme le vulgaire. Il a eu des travers, des ridicules, mais il les a eus de bonne foi, sincèrement, inconsciemment, pour son plaisir et nullement pour se faire remarquer. Il se croyait magnifique à l’heure même où il donnait la comédie à ses contemporains. Il se prenait pour un Roland. Sa plus grande erreur fut de ne pas distinguer bien nettement Roland de Don Quichotte et, par suite, de ressembler plus à celui-ci qu’à celui-là. Je le dis sans aucune intention maligne, car je ne déteste pas le maigre Don Quichotte, je le préfère même, et de beaucoup, à son ventripotent compagnon, le gros Sancho.

Ces deux êtres qui existaient chez l’homme, on les retrouve chez l’écrivain. Pour Barbey d’Aurevilly, écrire est une façon de vivre, rien de plus. Dans l’art littéraire, il trouve une revanche à ses désillusions et une consolation à ses peines. Armé de sa plume, qu’il brandit comme un glaive, il charge frénétiquement les gens et les choses de son temps.

Il a des allures de saint Michel terrassant le démon. Il frappe d’estoc et de taille. Il s’en donne à cœur joie. On sent que ce jeu de massacre auquel il se livre est pour son âme en ébullition comme une soupape de sûreté, laissant échapper le trop-plein de ses indignations. La littérature le venge des hommes. Elle l’en repose aussi, car pendant que sa main sabre le papier de sa grande écriture échevelée et gesticulante, sa pensée quitte la terre et ne se souvient du monde réel qui lui déplaît que pour le transformer en ce monde imaginaire qui lui est si cher. Dans toutes ses œuvres, son imagination a travaillé sur des souvenirs, mais ce qu’il a emprunté à la vie, aux autres, à lui-même, pour le mettre dans ses livres, il l’a transfiguré. Dramatisant les faits, grandissant les personnages, leur remplissant le cœur de passions poussées au paroxysme, Barbey d’Aurevilly ne fut pas l’homme des justes milieux. Il avait une telle horreur du médiocre, du banal, de l’ordinaire, qu’il aurait volontiers préféré une laideur forçant l’attention à une demi-beauté passant inaperçue. Il définit l’art : « une exaspération toujours croissante dans l’inspiration et dans la manière ». Critique, il a des engouements fous et des haines féroces, presque toujours du parti pris. Il exalte ou il éreinte. Romancier, il pousse ses livres et leurs héros en dehors de l’humanité. Il voit, il perçoit tout comme dans une hallucination. Barbey d’Aurevilly fut, en effet, un voyant. Hommes, événements, paysages, idées, sensations, sentiments, tout avait pour lui un corps, une forme ; tout se solidifiait, se condensait, vivait, remuait devant ses yeux. Plaire au public, l’étonner même, était le moindre de ses soucis. Il écrivait pour satisfaire son moi, ce moi trop ardent dont les ardeurs l’étouffaient.

Il fut sincère dans ses livres comme dans sa vie, et si les visions qu’il a racontées ne sont pas toujours très raisonnables, elles sont toujours saisissantes et intenses. La puissance du rendu masque souvent chez lui le ridicule de l’invention. On ne saurait le nier, Barbey fut un créateur, un créateur de fantoches, c’est possible ; mais un créateur quand même. Le monde qu’il a mis debout est imaginaire, mais il est vivant dans ses livres. Le satanisme qu’il affecte, son panache romantique peuvent faire sourire un délicieux sceptique, se plaisant comme M. J. Lemaître à égratigner les œuvres ; ils peuvent révolter un rude cerveau, sain et pondéré comme celui de M. Émile Zola qui les bouleverse à grands coups de bon sens pour en découvrir le fond sous les apparences, il n’en reste pas moins constant que Barbey d’Aurevilly fut un grand artiste.

Il écrivait ses livres comme il les concevait, furieusement, sans aucun flegme, sans aucun sang-froid. On retrouve dans ses phrases l’incontinence cérébrale, le débordement d’imagination qui caractérisent ses pensées. Son style n’est pas celui d’un homme pondéré. Ce n’est pas Barbey d’Aurevilly qui fait sa page, c’est le hasard. Elle est simple ou embrouillée, suivant la vision qui le hante et qu’il veut coucher sur le papier. « Il torture sa phrase, la brise, la fouette. Il a le style flamboyant, » a dit M. Émile Zola. Et c’est vrai, Barbey d’Aurevilly bouscule les mots, les accouple de force, même malgré eux ; et sans jamais regarder derrière lui, sans jamais revenir sur ses pas, il court toujours, dans sa fièvre, talonné par sa pensée. Il se livre sans hésiter à des orgies d’images, à des témérités d’expression, à des incorrections de construction. Les mots, avec lui, dansent une sarabande infernale, et le lecteur, emporté par ce style kaléidoscopique, passe brusquement du sublime le plus élevé au terre-à-terre le plus bas ; de l’élégance la plus aristocratique à des calembours, à des coq-à-l’âne de commis voyageur.

Très souvent, les défauts d’un écrivain ne sont que l’exagération de ses qualités. Barbey abuse des images, mais il a, à certaines heures, une puissance de rendu incomparable. Quand il décrit, les objets, les paysages deviennent visibles. Nous assistons aux faits qu’il raconte. Les silhouettes qu’il dessine se dressent devant nous et si nettes, si caractérisées que nous ne les oublions plus. Les mots disparaissent. Les idées s’évoquent et prennent corps. Barbey écrit en relief. Nul plus que lui n’a compris ce que Baudelaire appelait : « Le langage des choses muettes » ; nul n’a senti à un plus haut degré « l’âme des mots ». La délicatesse, la sensibilité de ses nerfs toujours tendus lui ont permis de surprendre ce qui échappe à la foule, et de le traduire dans une langue souvent osée, souvent tapageuse, parfois incorrecte et dont parfois les subtilités par trop subtiles nous échappent ; mais presque toujours singulièrement expressive et souple, et forte, et personnelle. Nul n’a pu, ne peut et ne pourra la parler après lui. Il y avait un poète en Barbey, un poète par les pensées et le style. Sans parler de son mince volume de vers, — il a semé dans son œuvre nombre de pages d’une poésie intense, et il n’a guère écrit sans rencontrer de ces trouvailles d’expression, de ces associations d’idées, de ces nuances de sentiments comme les vrais poètes seuls en rencontrent. Lorsqu’un homme a signé de pareilles pages, de telles lignes, point n’est besoin d’une longue enquête, cet homme était un artiste au tempérament original et riche, un grand artiste, même quand il a poussé l’originalité jusqu’à la bizarrerie et l’amour de la richesse jusqu’au clinquant.

Qu’adviendra-t-il de Barbey d’Aurevilly ? La postérité verra-t-elle en lui un grand homme un peu détraqué ou un grand détraqué doué de talent ? Voilà juste six ans qu’il est mort et on ne peut encore rien présumer. Je viens de relire attentivement ce que les maîtres de la critique contemporaine ont dit de lui. Ceux-ci le louent ; ceux-là le dénigrent. Les uns l’adorent, les autres l’exècrent. Il n’en est pas deux qui soient de la même opinion, mais aucun, et il n’est pas oiseux de le constater, n’est indifférent. Il est vraisemblable que nos descendants seront aussi partagés que nous le sommes, et que Barbey continuera d’avoir des admirateurs enthousiastes et des adversaires acharnés. Ce qui est certain, c’est qu’on n’est pas près de ne plus s’intéresser à cet homme étrange, d’une personnalité si tranchée ; à cet écrivain singulier et d’une originalité si captivante, que M. Paul Bourget nous a montré un jour comme un héros de Walter Scott et que M. Émile Zola — qui n’a pas été toujours tendre pour lui — a peut-être mesuré à sa vraie mesure, le jour où il a formulé ce jugement que Barbey d’Aurevilly resterait, non comme une autorité, mais comme une curiosité.

1895.

Henri de Lapommeraye





Le 25 décembre 1891 mourait à Paris, à l’âge de cinquante-deux ans, un homme universellement connu et aimé de ses concitoyens : Henri de Lapommeraye.

Un mois plus tard, — le 31 janvier 1892, — les membres de l’Association Polytechnique, réunis en assemblée générale, votaient, dans un bel élan d’enthousiasme, l’érection d’un monument à la mémoire de leur président défunt.

Voici des années que ces choses se sont passées, et la souscription ouverte n’est pas close, et l’argent nécessaire n’est pas réuni, et le projet demeure à l’état de projet. De jour en jour, de mois en mois, d’années en années, le monument devient de plus en plus aléatoire, car les hommes ont la reconnaissance légère et parmi tous ceux qui doivent quelque chose à Henri de Lapommeraye, très peu sans doute daignent se souvenir encore de lui.

Aux prises désormais avec l’ingratitude des uns et l’indifférence des autres, l’Association Polytechnique n’obtiendra que difficilement les oboles qu’elle sollicite, si elle les obtient. Le peuple parisien est le plus spirituel, mais aussi le plus mobile et le plus évaporé de tous les peuples. Avec lui, qui vient tard vient trop tard. Grâce à cette indépendance du cœur qui se rencontre partout, chez tous et dans tous les pays, mais qu’il possède, lui, à un rare degré, il ne donne pas volontiers ce qu’il n’a pas donné au premier moment.

« Les absents ont toujours tort, » dit le proverbe. Hélas ! La mort est une absence comme une autre et la plus absolue de toutes. Voilà pourquoi on peut douter du succès devant la souscription ouverte et souhaiter que le monument voté soit érigé promptement. Les portraits, les statues, les plaques commémoratives ont cela de bon de nous forcer à nous souvenir. Or la mémoire des hommes est comme les pendules, pour qu’elle fonctionne, elle doit être remontée de temps en temps.

S’il faut tout dire d’ailleurs, je ne suis pas de ceux qui blâment notre époque de prodiguer le bronze et le marbre. Pourvu que l’homme glorifié ne soit pas trop indigne de l’être, pourvu qu’on le campe à peu près d’aplomb dans une attitude à peu près exempte de ridicule, je me sens tout disposé à admirer le statufié et ses apôtres, la statue et ses souscripteurs, le statuaire et l’architecte, l’emplacement choisi et au besoin même les badauds obscurs qui restent bouche bée devant leur frère promu à la dignité de curiosité publique. Loin de trouver que l’admiration et la reconnaissance nationales — tous les monuments, on le sait, sont élevés aux frais de ces deux sentiments — se manifestent trop, j’estime que cette passion de statues qui nous a pris depuis quelques années est la plus agréable du monde. Elle donne du piquant à nos promenades. Suivez par exemple le boulevard Saint-Germain, du pont de la Concorde au pont Sully. Vous rencontrerez d’abord Chappe, l’inventeur du télégraphe aérien, flanqué de sa machine, dont les grands bras s’avançant au-dessus de sa tête le font ressembler de loin à un futur pendu au pied de sa potence ; puis Diderot, ratatiné et tortillé dans son fauteuil, le ventre aux cuisses, mordant rageusement le bout de sa plume et deux fois vilain dans sa double attitude d’homme en proie physiquement à de violentes coliques, moralement à une constipation obstinée ; un peu plus loin, c’est Bernard Palissy, un plat à la main, qui baisse la tête et regarde avec mélancolie la terre, sans doute pour ne pas voir dans le magasin qui lui fait vis-à-vis des faïences à cinq louis le service ; plus loin encore, voici Danton, gigantesque et hideux, entouré de gens en armes, hurlant un discours virulent et d’un geste terrible désignant à la colère populaire le docteur Broca qui, à cent pas de lui, médite comme Hamlet, sur une tête d’homme, et, dominé par l’air ambiant, songe peut-être à son illustre confrère le docteur Guillotin propagateur du rasoir national et patriotique. Enfin, place Maubert, c’est Étienne Dolet, qui les poings liées, confus d’avoir été choisi pour personnifier les martyrs de la science, contemple les gigolettes et les gigolos du quartier et paraît se demander avec anxiété si l’humanité voudra bien oublier toujours l’assassin qu’il fut pour honorer en lui l’apôtre qu’il ne fut pas.

Cette collection de statues, cette exhibition de grands hommes n’est-elle pas réjouissante à l’œil ? Le boulevard Saint-Germain n’a-t-il pas été considérablement embelli par l’édification de tous ces monuments ? Si, et cela est incontestable. Laissons donc se lamenter les esprits moroses que tout mécontente et élevons des statues, élevons-en beaucoup. Plus nous en élèverons, plus les étrangers qui visitent notre pays se figureront que nous savons distinguer nos grands hommes des autres, que nous les aimons et que nous nous souvenons d’eux.

Au surplus, il n’est pas question pour Henri de Lapommeraye d’une statue à ériger sur une de nos places publiques. C’est au Père-Lachaise simplement, sur les six pieds de terre où il repose, que l’Association Polytechnique veut construire un monument à son ancien président, et cet hommage est d’autant plus juste, plus mérité, qu’il est plus modeste dans sa forme.

Henri de Lapommeraye ne fut pas de ces hommes qui passent dans un siècle en éblouissant leurs contemporains et qui laissent derrière eux pour les générations à naître un large sillon de clarté, mais il fut — et cela n’est déjà pas si commun — un homme laborieux, dévoué. Sa devise ne fut pas : « Je serai la lumière », mais bien : « Je porterai la lumière ». Pendant toute sa vie il s’est appliqué à réaliser le programme qu’il s’était tracé vers sa vingtième année, à cet âge où, avec le bel égoïsme de la jeunesse, tous ceux qui méditent de conquérir Paris rêvent de le conquérir à leur profit et non au sien.

Même en cette fin de siècle où, du plus petit au plus grand, chacun s’agite, se démène et se trémousse furieusement, peu d’existences sont aussi actives que le fut la sienne.

Né à Rouen, où son père était imprimeur, le 20 octobre 1839, Pierre-Victor-Henri Berdalle de Lapommeraye fit au collège de cette ville des études aussi solides que brillantes, remporta le prix d’honneur au concours de rhétorique et se prépara à l’École normale. Sa santé, délicate alors et bientôt compromise par un travail trop assidu, le forçant d’abandonner ce projet, il prit le grade de licencié en droit et entra comme employé à l’Hôtel de Ville de Paris où il se trouva remplacer M. Henri Rochefort.

Dès cette époque, 1862, il voulut contribuer activement à répandre l’instruction dans les classes populaires. Il s’enrôla parmi les professeurs de l’Association Polytechnique, fit des cours à Paris et à Sceaux, où il organisa deux nouvelles sections. Jaloux du succès d’une œuvre qu’il estimait utile et bienfaisante, il lui apporta en toute occasion, à toute époque, un concours ardent, plein de zèle, exempt d’égoïsme. Il contribua autant que quiconque à assurer son extension et sa prospérité. Ses collègues appréciant son dévouement et son activité, conquis par l’affabilité et le désintéressement de l’homme, le récompensèrent de ses efforts. Il fut nommé vice-président, puis président de l’Association.

À son sacerdoce de professeur il ne tarda guère à joindre la profession de conférencier. Au théâtre de l’Athénée, à la suite d’une première causerie, faite à titre d’essai, Ballande — le légendaire Ballande, qui n’était pas toujours fou et avait comme la plupart des hommes ses jours d’intelligence et de bon sens — mit à sa disposition la salle et la scène de la Porte Saint-Martin (1869).

À peine le professeur s’était-il doublé d’un conférencier que le conférencier se doublait d’un journaliste. Sous le pseudonyme d’Henri d’Alleber et sous la rubrique : Un conseil par jour, Henri de Lapommeraye donnait à la Petite Presse une série d’articles réunis depuis en volume (1870). À peu près vers le même temps, il publiait plusieurs livres : l’Art d’être heureux, la Société de Secours mutuels, les Invalides du Travail, et se faisait recevoir membre de la Société des Gens de Lettres.

Pendant que l’écrivain, le professeur, le conférencier et le journaliste faisaient rapidement leur chemin, le fonctionnaire avait trouvé lui aussi le moyen de faire le sien. Le petit employé de l’Hôtel de Ville était, dans les dernières années de l’Empire, chef du bureau des pétitions au Sénat.

La funeste guerre de 1870 — ô fraternité ! ô chimère ! — vint interrompre ces travaux et ces occupations. Lieutenant dans les compagnies de marche, Henri de Lapommeraye fut un brave soldat, acceptant sans rechigner le dur devoir. Il paya de sa personne, comme tant d’autres, mais non content de donner par sa conduite l’exemple du dévouement à la patrie, soucieux de venir en aide aux plus malheureux que les autres, il se souvint que la parole est souvent un moyen d’action. En ces heures néfastes où tant de bavards ne parlaient que pour ne rien faire, il parla pour pouvoir agir et sut souvent, pour nos ambulances par exemple, trouver de l’argent français dans les bourses françaises à peu près vides.

Vers la fin de la guerre, tout le monde fut un tantinet piqué de la tarentule politique, Henri de Lapommeraye comme tout le monde. La maladie chez lui fut légère et courte. Elle ne dura qu’un matin, et la seule trace qu’elle ait laissée, c’est cette curieuse lettre publiée dans la Liberté du 2 février 1871 :

« Monsieur le rédacteur,

« Dans la guerre actuelle, alors qu’on a dû renouveler le commandement en chef des armées de province, comment Gambetta a-t-il pu découvrir des généraux jeunes, hardis, capables ? Ce n’est pas en choisissant exclusivement dans le cadre des généraux déjà en fonctions ; c’est en consultant le tableau d’avancement sur lequel étaient portés des colonels comme Chanzy ou même de simples capitaines comme Cremer.

« Ne devrait-on pas, dans la période si grave où nous sommes, créer quelque chose d’analogue au point de vue civil ? Les comités électoraux vont à grand’peine trier quarante-trois noms pour former la députation de Paris ; mais, nécessairement, ces quarante-trois noms seront, sauf deux ou trois exceptions, ceux d’hommes déjà connus, et, si l’on me passe cette expression, déjà possesseurs du généralat dans leur spécialité : c’est même la condition du succès de toute liste présentée par un comité électoral.

« Or, ce mode de procéder écartera presque infailliblement les nouveaux et les jeunes, dans lesquels peut-être cependant pourraient se trouver des politiques et des patriotes comme les États Généraux, en 1789, en contenaient dans leur sein.

« Cette omission serait un malheur et une faute à l’heure où il faut créer une France nouvelle.

« Je demande donc qu’au-dessous des quarante-trois noms présentés en première ligne comme candidats, chaque comité et chaque réunion électorale désigne ceux qui par les preuves de capacité et de patriotisme qu’ils ont données, dans la mesure de leur âge et de leur situation, soit avant, soit pendant le siège, méritent d’être signalés à l’attention des électeurs.

« Ce sera un tableau d’avancement analogue à celui qui existe dans l’ordre militaire. S’ils n’adoptent pas la totalité des quarante-trois candidats placés dans la première classe, les électeurs pourraient au moins, par ce moyen, guidés par leurs sympathies personnelles ainsi réveillées, ou par leur instinct, aller chercher sur ce tableau d’avancement de jeunes capitaines civils qu’ils feraient passer généraux politiques, par leur droit de citoyen et par un vote hardi et fécond.

« Si vous trouvez cette idée bonne, je vous prie, monsieur le rédacteur, de vouloir bien l’accueillir dans votre journal et vous offre, etc… »

Ces lignes écrites, ce tribut payé à la manie du moment, l’homme de lettres reprit ses droits et son labeur.

Chargé du feuilleton dramatique du journal le Bien public (1871), Henri de Lapommeraye gagna rapidement ses galons de colonel dans le régiment alors très brillant des Lundistes. Il publia vers la même époque son livre les Jeunes dont le succès fut tel que le mot de jeunes en prit dans notre langue une acception nouvelle. Puis, désireux de se retrouver en contact direct avec le public, d’entendre encore ses bravos, si doux au cœur de l’orateur qu’ils le consolent souvent de cette dure vérité : Verba volant ! en la lui faisant oublier ou braver, il entreprit cette tâche formidable de faire une conférence chaque jour et se mit en route, parcourant la province et l’étranger, sautant d’un pays à un autre, parlant partout, devant des auditoires fort différents et retrouvant toujours le même succès.

En 1874, lorsque Émile de Girardin prit la direction de la France dont il devait faire une feuille puissante, un de ses premiers soins fut d’appeler à lui Henri de Lapommeraye pour lui confier la critique théâtrale. Le ciel politique était gros de nuages. C’était au lendemain de l’invasion prussienne, au lendemain de ces terribles jours qu’on venait de traverser dans les ténèbres, à l’aveuglette, et pendant lesquels on avait souffert de l’ignorance des événements plus encore peut-être que de leur horreur. Le public, qui se souvenait des angoisses de l’incertitude et des anxiétés de l’attente, demandait à être renseigné vite et bien. La nécessité de l’information précise et immédiate se faisait sentir impérieusement, non seulement en politique, mais en tout, même en art et en littérature. Henri de Lapommeraye pressentit que le journalisme allait se modifier, il comprit les désirs de la foule et abandonna le feuilleton hebdomadaire pour l’article quotidien, pour l’article écrit dans la nuit, sous le gaz, au sortir du théâtre, mais qui, s’il fatigue le journaliste, apporte au lecteur — ce tyran sans le savoir — le lendemain de la première le compte rendu de la pièce représentée la veille au soir.

Aimant le mouvement de la vie, friand d’actualités, prenant un plaisir exquis non seulement à remuer des idées mais aussi à les remuer vite, trouvant sans cesse dans l’activité de son esprit toujours en marche quelque chose d’intéressant à dire à propos de tout, il fut le créateur de ce feuilleton parlé qui valut tant de belles soirées à la célèbre salle des Capucines. Maintes fois il exécuta le tour de force de raconter à ses chers auditeurs une pièce que l’on jouait le soir même. D’acte en acte, il venait causer comme d’autres vont fumer ou boire. Il narrait les péripéties de l’intrigue, examinait le fond et la forme de l’œuvre, analysait les personnages, dépensait tout ce qui lui venait d’esprit, sans économiser, sûr qu’il était d’en retrouver pour son article du lendemain, moissonnait des applaudissements et, sans paraître autrement pressé, retournait au théâtre pour recommencer à l’entr’acte suivant cet exercice de haute voltige intellectuelle.

Afin de se reposer de ces nuits où il trouvait le moyen, comme s’il avait eu le don d’ubiquité, d’assister à une première représentation, de faire une conférence et d’écrire un article de critique, il employait à édifier des volumes ce que ses cours, ses fonctions administratives, l’Association Polytechnique, etc., lui laissaient de temps libre. En 1877, il publia, pour répondre à un pamphlet de Louis Veuillot, son livre : Molière et Bossuet. Prendre la peine d’écrire deux cents pages pour faire justice d’une de ces impertinences auxquelles le rédacteur en chef de l’Univers avait la fâcheuse habitude de se complaire, c’était à coup sûr donner au factum plus d’importance qu’il n’en méritait, faire trop d’honneur à son signataire. De même qu’il y a des gens avec qui un honnête homme ne se commet ni se bat, de même il y a des choses auxquelles on ne doit répondre que par le mépris. Les injures, la bave crachées par Louis Veuillot n’atteignaient pas, ne pouvaient pas atteindre l’auteur du Misanthrope et du Tartufe. Elles partaient de trop bas pour aller si haut. Toute représaille était donc inutile. Moliériste fervent, Henri de Lapommeraye n’eut pas la patience d’attendre que le temps fît justice d’un odieux libelle, déshonorant seulement pour celui-là qui l’avait écrit, il suivit le conseil donné par Auguste Vacquerie, il fit au coupable ce que l’on fait aux petits chiens malpropres, il lui trempa le nez dans son article.

L’attaque avait été perfide et rude ; la riposte fut cinglante comme un coup de cravache, accablante comme un coup de massue. La querelle est éteinte aujourd’hui, les deux adversaires sont morts ; mais l’étude écrite par Henri de Lapommeraye sur Molière et Bossuet mérite de survivre au bruit de la polémique, car elle est très originale et très instructive, car elle rapproche bien spirituellement deux hommes qui durant leur existence ne s’aimèrent que médiocrement, mais dont les œuvres demeurent, celles de l’un pour la gloire de l’humanité, celles de l’autre pour l’orgueil de la chaire chrétienne.

En 1878, H. de Lapommeraye fut chargé au Conservatoire de musique et de déclamation du cours d’histoire et de littérature dramatique qui, supprimé en 1858 après avoir été professé par le comédien Samson, venait d’être rétabli par le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, M. Bardoux.

Deux ans plus tard, à l’occasion du 14 Juillet, il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur.

Au fur et à mesure que les jours s’égrènent et que l’âge vient, tous, sans excepter ceux qui pour conquérir le monde étaient partis au pas accéléré, tous nous songeons à ralentir notre marche, à en modérer l’allure. La lassitude qui se fait sentir donne à penser aux plus énergiques. On renonce à la course effrénée des années de début, si généreusement mais si follement entreprise. On devient philosophe et on aspire, sinon au repos absolu, du moins à la promenade douce, à la promenade qui n’essouffle pas ! On regarde derrière soi et on se flatte d’avoir parcouru un beau bout de chemin ; puis on regarde devant soi et on s’aperçoit que l’on est toujours loin du but poursuivi, que la route à achever s’étend et se déroule à perte de vue, toujours aussi longue en dépit des étapes franchies, interminable. Alors, par sagesse ou paresse, on se retire de la lutte, on dit adieu à ses velléités d’antan, on se résigne à ne pas escalader le ciel, et pour ménager ses forces, pour profiter des derniers beaux jours, on calcule ses efforts, on devient avare de soi-même. Jamais Henri de Lapommeraye n’a connu ce sentiment. Jusqu’à ses dernières heures, il s’est absorbé en mille occupations diverses, toutes fatigantes, presque toutes ingrates, sans autre souci que de satisfaire à la tâche quotidienne et de remplir le plus complètement possible le programme qu’il s’était assigné.

Dans l’âge mûr, il conserve la vaillante ardeur de ses vingt ans. Il va toujours du même pas vers le même but.

Le journalisme, les conférences, le professorat, tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à un enseignement, l’attire et le séduit. Porter la lumière reste sa devise. Il n’a pas d’autre ambition que celle-là.

Tout artiste, tout écrivain caresse le rêve, avoué ou non, de se survivre, de ne pas mourir tout entier. Nous nous flattons tous de duper la tombe et si nous bataillons ce n’est très souvent que dans l’espérance de remporter une victoire sur la mort, cette grande invincible. À aucune heure de sa vie, Henri de Lapommeraye ne paraît avoir été hanté par cette illusion. Jamais il ne cherche à dominer le temps, à assurer à son nom l’immortalité. Loin de se concentrer, il se dépense ; loin de se recueillir pour bâtir des œuvres solides, il se prodigue volontairement en des besognes éphémères. Il y a chez lui un besoin de diffusion, une fringale de mouvement, une soif d’être utile qui le dominent et l’emportent. Bien lui a pris de naître à l’époque de la vapeur et de l’électricité ; à toute autre il eût été malheureux. Son impatience d’être au courant de tout l’aurait fait prodigieusement souffrir. Vrai Parisien de Paris, il avait le culte de l’actualité et, comme il supposait chez les autres cet amour qu’il sentait en lui, il accoutuma de toutes ses forces le public à être promptement avisé ; il le poussa tant qu’il put à exiger des gazetiers — ces veilleurs de la société moderne — les nouvelles de la dernière heure et les racontars de la dernière minute.

La transformation du journalisme a-t-elle été un bien ? Cela est discutable. Elle a plu à la foule, elle a réussi et le succès l’a consacrée. L’ignorance des événements a cependant ses avantages. Elle nous assure la quiétude, elle nous conduit fatalement à l’indifférence et nous épargne ainsi des émotions, des craintes, des désirs, des douleurs. Le téléphone et le télégraphe sont de très ingénieuses inventions, mais si l’on calcule qu’ils nous apportent en moyenne dix mauvaises nouvelles pour une bonne, c’est-à-dire dix serrements de cœur contre un sourire, on a le droit de se demander quel bénéfice nous en tirons.

La seule raison d’être de la vie, c’est le bonheur, quoiqu’en disent les faiseurs de théories aussi morales que creuses. Vivre pour souffrir, avec le vague espoir — compensation incertaine de maux certains — d’être dédommagé plus tard, dans un monde meilleur dont l’existence n’est pas même démontrée, c’est se condamner à un métier de dupe ? Or, si dans la vie les nouvelles désagréables sont aux autres comme dix est à un, nous mettre à même de recevoir ces nouvelles plus rapidement et en plus grand nombre, c’est nous mettre à même de souffrir plus souvent. Les chemins de fer, la poste, les communications établies d’un bout du monde à l’autre, les journaux où tous les bruits de la terre se répercutent, tout cela en élargissant l’horizon de notre existence personnelle, en établissant des relations entre d’autres vies et la nôtre, en nous forçant de nous intéresser à des êtres et à des événements contre lesquels la distance semblerait devoir nous protéger, tout cela ne fait que multiplier nos soucis, nos préoccupations, nos désenchantements et nos peines. Toutes les vibrations de notre âme aboutissent à une douleur, et les mahométans qui cherchent « le bonheur dans la stupidité », c’est-à-dire dans l’anéantissement de leur être intellectuel et sensible, dans l’absence de tout tressaillement, sont peut-être les seuls sages vraiment dignes de ce nom ! Avec sa rage de savoir, l’homme civilisé est un animal imbécile qui s’empêche lui-même d’être heureux. Tout ce qu’on dira là-dessus ne servira de rien. Le matin à notre réveil, et le soir à notre coucher, il nous faut quatre grandes pages de renseignements, de cancans et de commérages que nous lisons le plus sérieusement du monde afin d’être assurés que tout ici-bas n’est pas pour le mieux et que nous dansons sur un volcan, avec des abîmes de tous les côtés. C’est une habitude prise, et les habitudes, les mauvaises surtout, ne se perdent pas facilement.

Si l’on se place à un autre point de vue, au point de vue littéraire, l’évolution du journalisme a eu pour conséquence de chasser des journaux presque tous les écrivains et les penseurs. Elle a déterminé le triomphe de l’article improvisé, bâclé, conçu à la diable et écrit de même sur l’article réfléchi et ciselé. Elle a inauguré l’ère du compte rendu, assuré l’avènement du reporter qui est une des personnalités les plus prétentieuses, les plus encombrantes et les plus détestables de ce temps. Elle a appris à des milliers de plumes à parler pour ne rien dire, à écrire vingt lignes quand vingt mots auraient suffi. Elle a perfectionné chez les bourgeois ce goût si sûr qui leur fait préférer d’Ennery à Racine et cette érudition, non moins sûre, qui leur fait admirer en Gustave Flaubert l’inventeur d’une carabine fameuse.

Tout cela est fort réjouissant, quoique peu gai.

Pour Henri de Lapommeraye, s’il a aidé à l’éclosion du journalisme nouveau, si, dans sa partie, il a contribué puissamment à mettre à la mode l’information immédiate, il sied de constater que, lui du moins, il sut parler bien tout en parlant vite et beaucoup, qu’il ne se métamorphosa pas de critique en reporter, et qu’il persista à signer des articles lorsque tant d’autres parmi ses collègues se contentaient de signer des comptes rendus.

Il avait le travail facile et prompt. C’est à cette précieuse qualité qu’il dut de pouvoir suffire à toutes ses occupations. Les idées affluaient dans son esprit et s’y associaient avec une aisance étonnante. Son savoir qui était vaste et solide, sa mémoire qui était excellente, le servaient bien d’ailleurs. De ses lèvres ou de sa plume, les phrases coulaient comme l’eau d’une source, harmonieuses, limpides, souples, élégantes, un peu molles parfois, mais si agréables à entendre, d’une lecture si courante !

À l’égard des auteurs, il était très bienveillant et tout effort sérieux, même tenté par un jeune homme, par un inconnu, rencontrait chez lui des sympathies cordiales. Par sa méthode, par ses procédés de critique, il appartenait à l’école dogmatique, qui à l’heure de ses débuts, ne l’oublions pas, était toute-puissante et régnait sans conteste. Subissant l’influence du milieu, il avait pris l’habitude de voir dans le critique une sorte de juge. Il ne s’appliquait donc pas à reconstituer le moi intime d’un écrivain en analysant ses œuvres, en rapprochant ses idées, sans les approuver ou les combattre, sans autre désir que de faire de la chimie psychologique et humaine. Il ne se bornait pas à constater les pensées émises, à y chercher les expressions d’un tempérament, les manifestations d’une individualité, il les appréciait, il partait en campagne pour ou contre elles, suivant qu’elles correspondaient ou non à ses propres convictions. Il formulait des jugements, mais s’il avait des opinions, il n’avait pas de parti pris. Il était tolérant et éclectique, étant au fond un peu sceptique et revenu de bien des choses comme tout homme ayant beaucoup réfléchi. Quand il se rendait au théâtre, il s’y rendait sans préventions, sans rien préjuger, tout disposé à se laisser aller à ses impressions, et bien résolu à raconter ces impressions au public, en toute franchise, en toute sincérité, quitte à exprimer, comme esthéticien et comme penseur, ses réserves. En un mot, il possédait ces deux qualités rares, — surtout chez les critiques : — la bonne volonté et la bonne foi.

Tenant pour vrai le proverbe : « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre », H. de Lapommeraye, journaliste, professeur ou conférencier, faisait toujours tout ce qu’il pouvait pour plaire au public, pour se gagner sa sympathie et son attention, pour lui démontrer l’intérêt de ce qu’il allait lui apprendre. Ses conférences étaient parfois des merveilles de diplomatie et d’adresse. « C’est un flatteur, dans la bonne acception du mot, disait son confrère Félix Jahyer ; — il caresse son auditoire, il lui fait toutes les avances pour l’amener à lui, puis, une fois qu’il le tient, il détaille à plaisir, sous ses yeux, les théories préparées avec soin dans son cabinet. On le voit alors parler d’abondance, absolument comme s’il improvisait ; et quand il termine par un fait rapide sa causerie émaillée de fines anecdotes et de spirituels à-propos, on ne s’est point aperçu de la longueur du temps qui lui a été nécessaire pour rendre toute sa pensée. » H. de Lapommeraye n’était pas, à proprement parler, un orateur. Les grands mouvements, les périodes sonores n’étaient point dans ses notes et il ne visait pas au sublime. Causeur aimable et disert, il semblait la vivante incarnation du mot de Quintilien : «Vir bonus, dicendi peritus. — Un homme de bien, expert dans l’art de bien dire ».

Il ne parlait pas d’ailleurs pour qu’on l’admirât.

Uniquement désireux d’être pour le public un initiateur, il ne cherchait point à attirer l’attention sur lui-même, à l’accaparer à son profit et aux dépens des auteurs. Il savait s’oublier au contraire. Persuadé que la culture intellectuelle nous améliore et nous aide à être heureux, — ce qui est une étrange conviction, car toute culture de notre esprit affine notre sensibilité, ne fût-ce que par la lecture indispensable des poètes, ces « marchands de vague à l’âme » comme les a appelés M. François Coppée, et plus notre sensibilité s’affine, plus nous devenons aptes aux douloureux tressaillements de la vie, aptes à comprendre et à éprouver les tristesses indéfinies et les malaises innommés, — persuadé que la culture intellectuelle nous améliore et nous aide à être heureux, c’est-à-dire profite à la fois à l’humanité et aux individus, H. de Lapommeraye a pendant toute sa vie travaillé pour les autres. Le désintéressement caractérise toutes ses actions. Toutes affirment son dédain de la gloire personnelle. Il a voulu initier la foule aux subtiles jouissances que l’art et les lettres déterminent chez ceux qui les aiment et les cultivent ; il a voulu — même au delà de ses forces, car il y a perdu sa santé et usé sa vie — désencanailler les masses, leur faire goûter et aimer ces voluptés immatérielles, idéales dont les raffinés et les dilettentes s’enivrent et qui sont pour eux ce qu’est pour le morphinomane sa drogue délicieuse et mortelle. Henri de Lapommeraye croyait fermement, de tout son cœur, aux bienfaits de l’instruction. En contribuant à la répandre, il pensa — c’est l’opinion communément admise — rendre service à ses contemporains. Peut-être s’est-il lourdement trompé, — sans chercher beaucoup, on trouverait des gens pour le soutenir ; — peut-être aussi a-t-il eu raison ? Ce qui est constant, indiscutable, c’est qu’il a voulu être utile, qu’il a constamment travaillé, fidèle à ses premières volontés et à ses croyances intimes, à ouvrir des intelligences.

Si réellement, ainsi que l’a dit M. Paul Bourget : « L’homme n’est grand que par son immolation à une idée », Henri de Lapommeraye mérite de tout point le monument que l’Association Polytechnique veut élever sur sa tombe, car il a immolé toute sa vie à cette idée : « Porter la lumière. Faire des hommes ».

1895.

La prépondérance Juive
SES ORIGINES
par l’abbé Joseph Lémann[1]





Voici bientôt un siècle — et ça dure cent ans, un siècle ! — que la question juive est à l’ordre du jour. C’est une actualité perpétuelle. On n’abandonne le débat que pour le reprendre avec plus d’ardeur, les polémiques ne s’assoupissent que pour se réveiller plus passionnées et plus âpres. Après bien des fluctuations, l’opinion est entrée dans une crise aiguë que les coups de clairon souvent plus sonores que justes, mais toujours vigoureux de M. Édouard Drumont et de ses séides ont rendue plus aiguë encore. Les Juifs ne nous occupent plus seulement, ils nous préoccupent.

Dans l’ancienne société, le Juif était traité en paria ; dans la société contemporaine, il est traité en roi. Pourquoi ? Sous l’égide de quelle loi a-t-il pu, en un temps relativement très court, passer de cette indignité qu’il méritait presque, à cet excès d’honneur qu’il ne mérite guère ?

M. l’abbé Joseph Lémann s’est chargé de répondre à cette question.

« Nous ne venons pas — écrit-il — appeler l’attention sur la prépondérance juive, ce qui n’est plus nécessaire ; encore moins la préconiser, ce qui serait un mal ; mais nous venons l’expliquer.

« On sait vaguement qu’elle est issue de la Révolution française, mais on ignore les circonstances et les péripéties de sa genèse. Ce livre les raconte. »

Quelques pages plus loin il ajoute :

« Deux faits d’une incalculable gravité se juxtaposent au début de la Révolution : le renvoi du Christ et l’admission des Juifs. »

Attachons-nous au second de ces faits.

L’Assemblée constituante en proclamant d’une façon absolue, le 12 août 1789, que les hommes naissent libres et égaux en droits[2] ; que la loi doit être la même pour tous, soit quelle protège, soit quelle punisse[3] ; que tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents[4] ; — l’Assemblée constituante mit aux mains des Juifs le levier avec lequel ils devaient d’abord entr’ouvrir, ensuite jeter hors de ses gonds la porte qui leur barrait le passage.

Aveuglée par son humanitairerie, — généreuse, il faut le reconnaître, mais imprudente, il faut le reconnaître aussi, — la Révolution ne se contenta pas de les armer d’une arme terrible, elle poussa la sollicitude, sans le vouloir peut-être, jusqu’à leur indiquer la manière de s’en servir et le point précis où ils devaient frapper.

À peine la Déclaration des Droits de l’homme était-elle votée que les Juifs en faisaient une machine de guerre.

« Machine de guerre ! s’écrie M. l’abbé J. Lémann, c’est bien le terme qui convient. On donnait autrefois ce nom à des instruments, à des constructions, qui servaient à abattre des murailles, à faire brèche et à couvrir les assiégeants. Les anciens étaient très habiles à construire et diriger ces machines ; l’invention de la poudre à canon en a totalement fait perdre l’usage. Mais les Juifs sauront le retrouver dans la fameuse Déclaration ; elle va leur servir à abattre les murailles, en France d’abord, à démanteler partout la société, mais en restant couverts[5] ! »

Dès avant le vote du 12 août 1789, ils s’étaient agités. En 1785, la ville de Metz avait mis cette question au concours : Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ? Deux années avaient été données aux concurrents pour rédiger et déposer leurs mémoires. C’était un laps de temps fort convenable. Sept manuscrits furent envoyés ; deux furent distingués et tout semblait terminé lorsque soudain la durée du concours fut prorogée jusqu’à la fin de 1788. Or, depuis quatre ans déjà des Lettres Patentes du Roi avaient adouci sensiblement le sort rigoureux des Juifs d’Alsace ; les péages corporels auxquels ils étaient soumis avaient été abolis et Louis XVI faisait étudier la question de leur émancipation par une Commission du Conseil d’État, présidée et dirigée par Malesherbes. Insignifiant en apparence, ce fait de la prorogation du concours avait sa portée. Il dénotait chez les intéressés le ferme dessein de forcer l’attention publique et de la préparer selon leurs vœux. Le concours de Metz fut un travail avant la lettre, quelque chose comme un ballon d’essai. Au nombre de ses lauréats et le premier sur la liste figura le curé d’Emberménil, Grégoire, pour lequel la question des Juifs devint bientôt un merveilleux tremplin.

« Flatté de leurs éloges et de leurs marques de confiance, il voulut faire de leur affranchissement son affaire. Un peu avant l’ouverture des États Généraux, le 23 février 1789, il avait écrit en ces termes, à l’un des plus influents d’entre eux, Isaïe Bing, de Metz : « Dites-moi donc, mon cher Bing, à la veille des États Généraux, ne devriez-vous pas vous concerter avec d’autres membres de votre nation, pour réclamer les droits et les avantages des citoyens ? Plus que jamais, voici le moment[6]. »

Son conseil fut entendu. Au printemps de cette même année, six Juifs de première marque lui furent expédiés. Il les logea chez lui et la campagne commença.

Elle s’ouvrit par un échec. Le 3 août, Grégoire ne put, malgré ses efforts, se faire écouter par l’Assemblée. Il se consola en publiant la motion qu’on n’avait pas voulu entendre. Dans la notice historique mise en tête de la brochure se trouve cette phrase : Puisse ma motion qui n’a pu être prononcée à l’Assemblée nationale, disposer le public en faveur des Juifs.

Tout le plan des Juifs est dans ces quelques mots : « Ils s’adresseront aux représentants du peuple, et si les représentants ne les accueillent pas comme ils veulent être accueillis, ils s’adresseront au peuple plus impressionnable, plus facile à entraîner et aussi à duper. »

Le 12 août fut votée la Déclaration des Droits. On sait quel mystère plane sur sa genèse et sur ses auteurs. « Introduire devant l’Assemblée nationale pour être votée et acceptée, elle n’a jamais révélé l’antre véritable où elle a vu le jour....... À l’origine des constitutions fondamentales des peuples, au berceau des législations, on rencontre des noms qui, semblables à d’antiques chênes, ombragent ces législations en même temps qu’elles immortalisent leurs auteurs. Ici, rien de semblable. Aucun nom propre, radieux, ne peut être invoqué ; c’est un produit, une progéniture sur laquelle il faut inscrire cette désignation impure et sombre : Légion[7]. »

En quelques pages du plus haut intérêt, M. l’abbé J. Lémann a reconstitué avec beaucoup de force cette mystérieuse genèse. Il a résumé très clairement la part considérable que prirent les sociétés secrètes, non seulement en France, mais à l’étranger, dans cette conception clandestine. Il a établi d’une façon extrêmement sérieuse — sur de graves présomptions à défaut de preuves formelles — que les Juifs n’y furent pas absolument étrangers et que pour avoir été occulte et indirecte, leur influence n’en exista pas moins. La journée du 12 août leur donna bataille gagnée. La Déclaration des Droits ne les faisait pas citoyens français, soit ; mais elle leur donnait le moyen de le devenir. Il ne s’agissait plus pour eux que d’être habiles et persévérants, or, sous le rapport de la ténacité et de la ruse, nul animal connu, pas même la femme ou le baudet, ne peut rivaliser avec le Juif.

Dès le 26 août, une adresse fut présentée à l’Assemblée nationale par les Israélites résidant à Paris, et, simultanément, apparut l’adresse des Juifs alsaciens au peuple d’Alsace. Les premiers demandaient à être reconnus comme citoyens : « Sans doute, et nous aimons à le penser, — disaient-ils, — votre justice ne demandait point à être sollicitée, ni prévenue par nos vœux. En restituant à l’homme sa dignité première, en le rétablissant dans la jouissance de ses droits, vous n’avez entendu faire aucune distinction entre un homme et un autre homme ; ce titre nous appartient comme à tous les autres membres de la société ; les droits qui en dérivent nous appartiennent donc également. Voilà la conséquence, rassurante pour nous, qui résulte des principes fondamentaux que vous venez d’établir. Aussi nous sommes certains désormais d’avoir une existence différente de celle à laquelle nous avions été voués jusqu’ici. Le titre d’homme nous garantit celui de citoyen ; et le titre de citoyen nous donnera tous les droits de cité, toutes les facultés civiles, dont nous voyons jouir, à côté de nous, les membres d’une société dont nous faisons partie[8]. »

Quant aux Juifs d’Alsace, trop connus comme usuriers pour pouvoir se mettre en avant, ils s’engageaient, avec toutes sortes de circonlocutions affriolantes et d’arguments enfarinés, à ressembler dorénavant à leurs honorables coreligionnaires et confrères de Paris. Cette tentative avorta misérablement. « L’Assemblée n’eut pas l’air de s’apercevoir, à plus forte raison de s’émouvoir, de l’Adresse des premiers ; et l’Alsace, à la lecture de l’Adresse des seconds, n’en éprouva que plus d’exaspération[9]. »

Battus une première fois, les uns et les autres reviendront bientôt à la charge.

Le 14 octobre, à l’avant-dernière séance de l’Assemblée à Versailles, Grégoire obtient que les six Juifs composant la députation de Lorraine et d’Alsace soient introduits pour présenter leur requête. Le morceau était habile ; les ambassadeurs étaient retors. L’Assemblée, touchée de la bonne foi et de l’humilité qu’on lui faisait paraître, promit de « prendre la requête en considération », — « dans le cours de la cession présente », — fit ajouter Grégoire.

Les 21, 23 et 24 décembre, l’affaire fut officiellement appelée. Concurremment avec les Juifs se présentèrent pour réclamer les droits civils dont ils étaient privés, les protestants, les comédiens et le bourreau. Le bourreau, les comédiens et les protestants obtinrent satisfaction ; quant aux Juifs, l’examen de leur sort fut ajourné[10].

« L’Assemblée constituante fut généreuse, très généreuse pour les Israélites, — écrit M. l’abbé J. Lémann, — mais à son corps défendant ; elle se montra inquiète et sérieuse, très inquiète et très sérieuse, dans l’examen de cette question ; elle fut souverainement imprévoyante et imprudente dans sa solution, mais d’une façon fatale, en vertu des principes qu’elle avait orgueilleusement proclamés et qu’elle a dû subir en cette circonstance[11]. »

En vérité, cette assemblée que M. Taine[12] a déclarée — avec sévérité mais non sans raison — idéologue, novice dans la pratique, théâtrale, surexcitée et présomptueuse, n’était pas faite pour résoudre la question juive. Elle le comprit peut-être, car elle en eut manifestement peur et ne donna la solution qu’on exigeait d’elle que contrainte et forcée. Acculée dans l’impasse où, imprudente, elle s’était engagée, il lui fallut, bon gré malgré, sauter le fossé.

D’ailleurs, si l’émancipation des Juifs était défavorablement vue de la majeure partie des représentants, si parmi eux elle rencontrait des adversaires acharnés comme Rewbell et l’abbé Maury, elle y comptait aussi des partisans dévoués, comme Grégoire, Robespierre, Duport, Mirabeau, Talleyrand, Rœderer.

M. l’abbé Lémann a retracé avec beaucoup de talent les portraits de ces combattants, le rôle joué par eux dans les débats et la marche de la question, malheureusement je ne puis le suivre dans ces études, quelque curieuses qu’elles soient. Entre ces hommes, la lutte fut ardente. L’Assemblée, toujours indécise et craintive, mit deux ans à rendre le décret qu’on lui demandait, et elle le rendit en onze fois, lambeau par lambeau.

Cantonnés dans le quartier de la rue Brisemiche, organisés comme un véritable parti, habilement dirigés par des chefs intelligents tels que Cerfberr et Berr-Isaac-Berr, les Juifs employèrent tous les moyens pour séduire et toucher l’Assemblée. La supplication obséquieuse et servile[13] ; l’or, éloquent et irrésistible, firent tour à tour leur office. Puis ils appelèrent la logique à la rescousse : « Nosseigneurs, — disaient-ils dans la Nouvelle Adresse du 24 décembre 1789, » nous nous confions à vous tous ; et votre respect connu pour les droits de l’homme, l’impossibilité où vous êtes aujourd’hui de vous mettre en contradiction avec tous les actes de sagesse et de justice qui sont émanés de vous, la douleur que vous auriez de déshonorer par une injustice éclatante une constitution qui doit faire le bonheur de la France et l’objet de l’admiration des étrangers, tout nous garantit que notre cause… etc… » Le reste se devine.

L’Assemblée ne répondait toujours pas.

Alors, « ils employèrent un dernier moyen, celui-là occulte et détourné, répréhensible en tous points, le recours aux faubourgs et à la Commune ». « Il y a un homme qui est resté à peu près inconnu devant l’histoire, — dit M. l’abbé J. Lémann, — et qui cependant, alors que la cause de l’émancipation semblait enrayée pour un temps indéfini, a tout brusqué, tout décidé, tout emporté : c’est l’avocat Godard. On le désignait à Paris, en 1791, sous cette dénomination : le jeune avocat des Juifs. Or, la providence a permis que son portefeuille concernant les Juifs, ses papiers d’avocat dévoué à leur cause, soient tombés entre nos mains. C’est à Marseille que nous avons fait, il y a vingt-cinq ans, cette découverte ; elle est vraiment précieuse, puisqu’elle nous permet de révéler, à l’aide de documents authentiques et incontestables, la dernière phase de l’émancipation juive : sa phase jacobine. »

Il n’est pas besoin d’insister sur l’intérêt capital que présente cette dernière partie du livre de M. l’abbé Lémann. Le Juif appelant à son aide la Commune et les districts pour forcer l’Assemblée constituante à lui reconnaître la qualité de citoyen français, c’est un fait caractéristique.

Grâce au jeune Godard, le succès ne devait plus se faire attendre longtemps. Jusqu’à présent, les Juifs n’avaient eu que des partisans, des avocats, des apôtres ; ils auront désormais à leur tête un agitateur. Énergumène retors, tribun populacier, ouvrier du faux-fuyant, ambitieux sans âme, Godard était bien l’homme qu’il leur fallait.

On reproche aux Juifs de n’aimer aucune patrie et de ne pas vouloir être soldats, il en costume cinquante en gardes nationaux et les amène, décorés de la cocarde tricolore, à l’Hôtel de Ville, un jour de réunion générale de la Commune. Là, « il demande en faveur de ses clients un certificat moral qui lui permette de se présenter au nom de la ville de Paris devant les députés de l’Assemblée nationale et de les amener de la sorte à faire une loi favorable aux Juifs. Il prononce ces paroles : « Ce n’est pas faire la loi, mais c’est la préparer par l’opinion ; c’est rendre les œuvres du législateur plus faciles, et transformer, pour ainsi dire, à l’avance, ses intentions en décrets, en sorte que tous les genres de gloire, Messieurs, semblent vous être réservés. Tantôt vous secondez une loi déjà faite, en la consacrant promptement par l’opinion ; tantôt c’est une loi à faire que vous préparez par des actions, par des faits, par un ensemble de conduite que les législateurs semblent vous demander, et dont ils ont besoin pour opérer tout le bien qu’il est dans leur désir de faire. Il n’y a point de préjugés qui puissent résister à cette puissance incalculable de l’opinion qui prépare la loi ou de la loi qui est secondée et consacrée par l’opinion[14]. »

« La Commune — ajoute M. l’abbé Lémann[15] — se montra favorablement disposée. Mais pour la décider entièrement à intervenir auprès de l’Assemblée nationale, les Juifs, toujours conseillés par Godard, tentèrent un coup hardi. Ils entreprirent la tournée des différents districts, sollicitant et recueillant, sous forme de signatures, l’approbation de chaque district en faveur de leur émancipation. » Cinquante-neuf districts sur soixante approuvèrent leur demande. Forts de cet appui et porteurs d’une adresse des représentants de la Commune, l’avocat Godard et l’abbé Mulot[16], conduisant une députation envoyée par l’Hôtel de Ville, se présentèrent à l’Assemblée nationale le 25 février 1790. En dépit de tant d’efforts, la question fut encore ajournée. Du 26 février 1790 au 7 mai 1791, trois nouvelles tentatives[17] furent faites auprès de la Constituante, mais le résultat demeura toujours le même : un ajournement ou de minces concessions.

De nouveau on se tourna vers la Commune et de nouveau la Commune accorda son appui. On s’adressa aussi au jacobin Duport, — le sombre enthousiaste, comme l’appelle M. l’abbé J. Lémann, — et Duport promit d’employer tout son pouvoir, qui était grand, à vaincre les résistances de ses collègues de l’Assemblée.

Nous sommes au 27 septembre 1791.

C’est l’avant-dernière séance de la Constituante ; il n’y a plus de temps à perdre. Duport tient sa promesse, il plaide avec son inflexible logique la cause de l’émancipation juive et demande « qu’il soit décrété que les Juifs jouiront en France des droits de citoyen actif ». Rewbell, leur acharné adversaire, veut répliquer, mais Régnault de Saint-Jean-d’Angély lui ferme la bouche avec cette phrase mémorable : « Je demande qu’on rappelle à l’ordre tous ceux qui parleront contre cette proposition, car c’est la Constitution elle-même qu’ils combattront ! »

L’Assemblée était vaincue. Elle n’avait plus qu’à capituler. Elle s’y résigna.

Voici, tel qu’il se trouve aux archives nationales, le décret d’émancipation :

« Louis, par la grâce de Dieu et par la loi constitutionnelle de l’État, roi des Français ; à tous présents et à venir, salut.

« L’Assemblée nationale a décidé, et nous voulons et ordonnons ce qui suit :

DÉCRET DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE
DU 27 SEPTEMBRE 1791

« L’Assemblée nationale, considérant que les conditions nécessaires pour être citoyen français et pour devenir citoyen actif sont fixées par la Constitution, et que tout homme qui, réunissant lesdites conditions, prête le serment civique et s’engage à remplir tous les devoirs que la Constitution impose, a droit à tous les avantages qu’elle assure :

« Révoque tous les ajournements, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets, relativement aux individus juifs qui prêteront le serment civique. Mandons et ordonnons à tous les corps administratifs et tribunaux, que les présentes ils fassent consigner dans leurs registres, lire, publier et afficher dans leurs départements et ressorts respectifs, et exécuter comme loi du royaume. En foi de quoi nous avons signé les présentes, auxquelles nous avons fait apposer le sceau de l’État.

« Signé : Louis. »

Et scellées du sceau de l’État.

Et plus bas : « M. L. F. Du Port. »

C’en était fait. L’Assemblée nationale avait dû voter et le roi Louis XVI signer le décret funeste qui émancipait les Israélites sans réserves, sans précautions, sans ménagements.

Ivre de grands mots, la Patrie Française se prostituait au Juif-Errant, — on sait ce qu’il lui en a coûté !

1889.

Le Mystificateur
COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE
de M. George Taylor





De toutes les périodes de notre histoire, celle de Jeanne d’Arc mise à part, il n’en est pas une peut-être qui ait tenté plus d’historiens et de poètes, de romanciers et d’auteurs dramatiques que la Révolution. La liste des œuvres à elle consacrées s’allonge chaque jour, parfois de plusieurs productions. C’est ainsi qu’en une même semaine on a vu, il n’y a pas bien longtemps, éclore coup sur coup une comédie en trois actes, de M. George Taylor, intitulée : Le Mystificateur et ayant pour principal personnage le comédien La Bussière ; puis un drame en cinq actes de M. V. Sardou, Thermidor, dans lequel le même comédien La Bussière joue un grand rôle.

Je ne viens pas reprendre ici la vieille accusation de plagiat si souvent portée, avec quelque apparence de raison malheureusement, contre M. Sardou. La première publicité donnée au Mystificateur fut une lecture faite par M. George Taylor devant quelques journalistes et hommes de lettres, le samedi 17 janvier 1891[18]. Or, huit jours après, le samedi 24 janvier, la Comédie-Française représentait Thermidor. À elle seule, cette coïncidence des dates suffirait à réfuter toute insinuation malicieuse ; mais il y a plus, d’une part M. George Taylor — de son propre aveu — ne connaît aucunement son illustre confrère, et, d’autre part, les deux pièces se ressemblent fort peu quoique empruntées à un même temps, quoiqu’elles aient le même héros. L’une est une comédie, l’autre est un drame, un mélodrame même. Dans la première, tout est étude, il n’y a pas ou il n’y a guère d’intrigue ni de déclamations ; dans la seconde au contraire il n’y a guère d’étude, tout y est intrigue et déclamations. Celle-ci enfin est une machine à grand spectacle faite pour empoigner les foules, pour secouer les nerfs, tandis que celle-là s’adresse à l’esprit qu’elle émoustille, fin croquis destiné aux lettrés et aux curieux bien plus qu’au gros public. Je ne pousserai pas plus loin le parallèle et, laissant de côté Thermidor que la Comédie-Française et les journaux ont fait connaître à tout le monde, je m’occuperai exclusivement du Mystificateur.

Qu’a voulu faire M. George Taylor en écrivant cette pièce ? Il a voulu mettre en lumière la curieuse figure du comédien amateur La Bussière et ressusciter sous le moins connu, le moins étudié de ses divers aspects, la vie parisienne à la veille de la chute de Robespierre.

Au lever du rideau, nous sommes dans le Jardin-Égalité (Palais-Royal), en mai 1793. Le temps est superbe et la foule nombreuse. On crie : les Révolutions de Paris, les Crimes de Capet, l’Ami du Peuple, le Père Duchesne. Des muscadins, des bourgeois, des gardes nationaux, des nymphes se promènent, quelques mouches, dénommées présentement « observateurs de l’esprit public », circulent parmi les groupes, l’oreille ouverte, l’œil aux aguets. Des boutiquières des Galeries de bois distribuent aux jeunes hommes, et même aux autres, quelques prospectus et beaucoup d’œillades. De zélés patriotes causent politique et lancent des motions. Tel propose, vu le manque de farine, de sacrifier « tous les moineaux de Paris et même de la France, parce qu’un moineau mange quotidiennement une quinzaine de grains de blé ». Tel autre lit un ordre du jour du général Santerre demandant « qu’on tue les chats et les chiens ».

« Nous serons envahis par les rats, crie quelqu’un.

— Nous mangerons aussi les rats ! » réplique l’orateur.

Un troisième enfin veut, pour les punir, « pendre les accapareurs ».

« On les a déjà pendus !

— On n’en pendra jamais assez ! » riposte un ardent.

Sur ces entrefaites, au moment où l’on vient de tremper un mauvais citoyen dans « la baignoire nationale », c’est-à-dire dans le bassin, La Bussière entre en scène, accompagné de trois autres jeunes gens, comédiens amateurs de la Société Mareux. Il s’entretient avec eux d’un camarade de théâtre, d’un certain Duclos, maratiste enragé, qui ne peut lui pardonner ses succès et auquel, quelques instants plus tôt, nous avons entendu exprimer l’espoir d’envoyer La Bussière en prison avant longtemps. Surviennent alors deux jeunes artistes de la Comédie-Française : Florimond et Lauriane, amants qui songent à devenir époux, mais que pour l’instant la politique divise comme elle a divisé leur théâtre. Lauriane, qui conserve quelques sympathies pour l’ancien régime, a voulu demeurer au théâtre de la Nation, avec Dazincourt, Fleury, etc… tandis que Florimond, patriote ardent, mais non féroce, a suivi Talma, Dugazon et les autres, pour fonder le théâtre de la République. Florimond, qui connaît La Bussière, le présente à Lauriane comme un acteur de mérite et un mystificateur hors de pair. Les beaux yeux de la jeune femme piquent au vif le jeune homme. Il veut faire montre de ses talents et mystifie si plaisamment la foule des alarmistes qu’il pense un moment être trempé à son tour dans « la baignoire nationale », puis il s’en prend à ses amis, et enfin à un passant, célèbre bretteur, le chevalier de La Béïse, ce qui lui vaut à la fois le gain d’un pari et un coup d’épée. Après quelques autres incidents, on se sépare. La Bussière va faire panser son bras blessé ; Florimond dit adieu à Lauriane et celle-ci se dispose à quitter le Jardin-Égalité, lorsqu’elle est arrêtée par trois « observateurs » à raison de « ses fréquentations compromettantes » et de « son langage qui n’est pas celui d’une bonne patriote ».

« Où me conduisez-vous ? demande-t-elle.

— Oh ! pas loin d’ici, à l’hôtel de Brionne, au Comité de Sûreté générale.

— C’est bien, » réplique Lauriane, et comme deux des observateurs veulent la prendre chacun par un bras pour l’emmener, elle se redresse :

« Ne me bousculez pas, canailles ! »

Et le rideau tombe.

Vivant et mouvementé, ce premier acte nous change heureusement de ces longues expositions théâtrales si à la mode depuis quelques temps et qui, pour avoir des prétentions plus littéraires, ne sont pas moins ennuyeuses que les autres. S’il nous intéresse d’ailleurs, c’est qu’il ne sert pas seulement à mettre en scène les principaux personnages de la pièce, mais qu’il offre aussi un tableau pittoresque du Palais-Royal en 1793. Ce que M. George Taylor y a voulu en effet, c’est avant tout et plus que tout, reproduire le mouvement et la physionomie des rues de Paris aux jours agités qui précédèrent la chute de Robespierre. Il l’a fait fort habilement et en mélangeant le grotesque et le sombre, il a su observer cette loi qui veut que toujours dans les choses humaines le drame et la comédie cheminent côte à côte.

Cette étude de l’érudit n’a pas empêché l’auteur dramatique de bien établir ses personnages. Nous connaissons déjà et parfaitement Lauriane, gracieuse et sympathique ; Florimond, cœur ardent, mais esprit juste ; Duclos, médiocre et haineux, et les autres, sans oublier La Bussière, gai, spirituel, pimpant, toujours en belle humeur, charmant comme un page, étourdi comme un amoureux, capable de risquer « la lanterne » pour s’amuser cinq minutes aux dépens d’une foule irritable, et de s’engager dans une méchante affaire pour le plaisir de faire rire cette même foule aux dépens d’un passant, très séduisant, en dépit de ses extravagances, parce qu’il est jeune et que dans ses folies de jeune homme il laisse pressentir un cœur généreux.

Le second acte nous transporte dans les Bureaux du Comité de Salut public où nous retrouvons La Bussière. Ruiné par la dépréciation des assignats, il est, pour l’heure, secrétaire du chef du Bureau central des Détenus. Spécialement chargé de l’enregistrement des pièces d’accusation, c’est à lui que sont confiées la garde et la surveillance des dossiers de tous les malheureux guettés par le tribunal révolutionnaire. Mais, pareil aux gardes d’Hippolyte qui ne le gardaient qu’en toute absence de danger, La Bussière ne garde et ne surveille les dossiers que pour les détruire plus sûrement, de ses propres mains.

Nous voici au point culminant du drame. Le Mystificateur, qui au premier acte s’attaquait aux passants, aux gens de la rue, prend maintenant pour dupes la Commune, les Comités, les Commissions populaires, tous les pourvoyeurs de l’échafaud. Il a conservé du reste sa verve endiablée, sa bonne humeur imperturbable, et la guillotine ne l’effraie pas plus que « la lanterne » ou « la baignoire nationale ».

Assis à sa table, il examine et range des dossiers, — les dérange serait un terme plus juste, — lorsque Florimond accourt éperdu. Lauriane est en prison avec ses camarades et les crieurs publics annoncent pour le jour même l’exécution des Comédiens Français. La Bussière s’efforce de rassurer son ami : « J’ai retardé l’envoi des pièces, » lui dit-il. — Florimond n’en tremble pas moins, les procès sont si vite jugés… les exécutions si promptes !… Lauriane est sauvée aujourd’hui, soit ; mais demain ?

« Écoute, reprend La Bussière, ces terribles dossiers, je ne les ai pas seulement retardés… je les ai détruits !

florimond, le regardant d’un air égaré.

Détruits ! Détruits !… Qu’est-ce que tu as dit là ? Tu as détruit les dossiers des comédiens, celui de Lauriane ?

la bussière.

Bien entendu. Celui de Lauriane avant tous les autres.

florimond, lui prenant les mains.

Tu as fait cela ? tu as fait… (Reculant.) Malheureux ! mais tu risques ta tête en sauvant la sienne et celles de ses camarades !

la bussière.

Ah ! dame ! c’était impossible autrement… et les comédiens, moi, je les aime… j’en suis !

florimond.

Oh ! mon ami ! mon ami !… je t’admire, mais, sincèrement, tu m’épouvantes !…

la bussière.

Malheureusement tout n’est pas fini, car on vient d’apporter d’autres dénonciations. Tiens ! voici ce qu’écrit Collot-d’Herbois à Fouquier-Tinville. (Il lit :) « Le Comité t’envoie, citoyen, de nouvelles pièces accusatrices concernant les ci-devant Comédiens Français. Tu sais, ainsi que tous les patriotes, combien ces gens-là sont contre-révolutionnaires. Tu les mettras en jugement le 12 thermidor. »

florimond.
Dans trois jours ! »

Et la scène se continue, très simple, très vraie, coupée par les allées et venues des gens qui ont affaire au Comité de Salut public. C’est d’abord Trinchard, président de la Commission populaire, qui vient chercher des dossiers et qui, tout en traçant, à l’encre rouge, sur la plupart d’entre eux, la lettre G (guillotine), raconte, avec des plaisanteries féroces, comment ses collègues et lui ont imaginé de simplifier leur besogne de juges. C’est ensuite un garçon de bureau qui apporte le dîner de La Bussière ; puis un exprès dépêché par la Commune, le gendarme Méda, porteur de papiers relatifs aux Comédiens Français ; puis d’autres encore… et la vie banale côtoie ainsi le drame des âmes… Enfin, Florimond hasarde la question qui lui brûle les lèvres :

« Que comptes-tu faire ? demande-t-il à son ami.

— Dame ! il faudra bien détruire ces nouvelles pièces comme les précédentes…

— Tu oseras ? »

Eh ! parbleu ! oui, La Bussière osera. Quand on a anéanti des centaines de dossiers, en détruire un de plus n’est pas pour vous effrayer.

« Mais comment peux-tu ? interroge Florimond.

— Il règne un désarroi, un désordre indescriptible, répond La Bussière. On prend souvent le père pour le fils ; la fille pour la mère ; le beau-père pour le gendre, et jusqu’à l’oncle pour la nièce, si le nom est le même. Pourvu que les têtes tombent on est content. Ce gâchis inouï m’a permis d’opérer à peu près tranquillement.

— Mais, malheureux, si l’on découvrait…

— Tu vas comprendre tout de suite de quelle façon je procède… Tu vois ce seau d’eau ? Tu t’imagines naïvement qu’il est destiné à faire rafraîchir mon vin et à rien autre chose… Point du tout ! Il est surtout destiné (Il prend des pièces sur son bureau et les plonge dans l’eau) à faire rafraîchir des dossiers ! et comme il fait très chaud en ce moment, ce qu’ils sont heureux d’être là dedans ! (Remuant les papiers dans le seau.) Trempez, mes enfants ; trempez ! rafraîchissez-vous bien !

— Ô mon Dieu !

— Tu vois, le procédé est d’une simplicité primitive. Quand les papiers ont bien trempé, ils se mettent naturellement en pâte, en bouillie. De cette pâte, de cette bouillie, je fais des pelotes que j’emporte dans mes poches et que le lendemain matin, aux bains Vigier, je transforme en boulettes. Ces boulettes, par la fenêtre de ma cabine, je les jette dans la Seine. C’est le rafraîchissement final et définitif ! J’obéis ainsi à mon instinct de mystificateur. Aujourd’hui je mystifie les comités, la commission populaire, le tribunal, le rasoir national enfin ! — Sainte Chicorée, vierge et martyre, priez pour eux ! »

Cette scène des dossiers, capitale dans la comédie de M. George Taylor, figure aussi dans le drame de M. V. Sardou, et, sinon dans les détails, du moins dans l’ensemble on pourrait relever de grandes ressemblances. Cela n’a rien de surprenant. La Bussière choisi pour personnage principal, la scène s’indiquait, s’imposait naturellement à l’auteur dramatique. Il ne s’agit point ici, en effet, d’une heureuse idée d’écrivain, d’une péripétie adroite, mais d’un fait établi. Le dévoûment de La Bussière a été contesté, je le sais, par quelques-uns, notamment par Georges Duval dans ses Souvenirs de la Terreur ; mais la grande majorité des témoignages et des récits sont très favorables à cet homme singulier qui n’aurait pas sauvé moins de onze cents personnes, au dire des Mémoires de Fleury, rédigés par J.-B. Lafitte. Somme toute, historique ou légendaire, le fameux mouillage des dossiers a fourni à M. George Taylor et à M. V. Sardou des scènes très belles, très dramatiques, des scènes à faire, comme dirait le plus gros de nos critiques, et qui ont été admirablement faites.

Au troisième tableau (le second acte est divisé en deux tableaux) nous sommes dans le vestibule de l’ex-pavillon de Flore. Après le départ de Florimond, La Bussière, inquiet des événements, a éteint sa lampe et s’est disposé à sortir. « Je commence à m’intéresser à la politique, nous a-t-il dit en s’en allant, je deviens extraordinairement curieux… Vrai, je ne me reconnais plus. » Pour un peu sa curiosité lui coûterait cher. Comme il va, pour quitter le pavillon de Flore, s’engager dans le grand escalier qui conduit au rez-de-chaussée où siège en permanence le Comité de Salut public, il entend monter plusieurs personnes. Il songe à regagner son cabinet, mais un bruit de pas lui apprend que la retraite est coupée. Pris de frayeur, car il emporte dans ses poches et les boulettes et quelques pièces qu’il n’a pas eu le temps de détremper, La Bussière se réfugie dans un grand coffre à bois qui se trouve là fort à propos. Quelques Conventionnels, dont Collot-d’Herbois, entrent en scène. La séance a été suspendue. Ils viennent, au frais, dans le vestibule, s’entretenir des événements. Le désarroi est à son comble. Robespierre, Saint-Just et Couthon ont été décrétés d’accusation d’abord et bientôt d’arrestation. Le gendarme Méda qui faisait partie de l’escorte chargée de conduire Robespierre en prison, vient annoncer que le peuple a délivré le prisonnier de vive force et l’a mené en triomphe à la Commune. À cette nouvelle, les Conventionnels s’épouvantent. Collot-d’Herbois, hors de lui, ne parle de rien moins que de faire fusiller Méda pour n’avoir pas tué « ce scélérat de Robespierre » plutôt que de le laisser échapper. Retrouvant un peu de sang-froid, il donne au gendarme un écrit lui enjoignant à lui et à tous autres citoyens de s’emparer de Robespierre et de ses amis à n’importe quel prix. Puis un huissier étant venu annoncer la reprise de la séance, les Conventionnels se retirent et La Bussière, qui a failli étouffer dans son coffre, peut enfin gagner le large.

Malheureusement, pendant sa promenade, il rencontre son vieil ennemi Duclos qui immédiatement, avec l’aide de quelques sans-culotte, l’arrête et l’amène à la Section des Droits de l’Homme. (Troisième acte.) Très agitée, très mouvementée, cette dernière partie de l’œuvre étudie les réunions populaires en 1793, comme la première avait étudié la vie des rues à cette époque. L’assemblée est tumultueuse. Par bonheur, le secrétaire de la section, qui est en même temps secrétaire de la Société Mareux, reconnaît son camarade d’antan et le protège. Par bonheur aussi, le citoyen Pierre, garçon de bureau du Comité de Salut public, reconnaît à son tour La Bussière et intervient en sa faveur. La foule d’abord hostile devient peu à peu plus favorable. La Bussière la fait rire et le rire désarme. Cependant on le fouille et dans ses poches on trouve sa carte d’attaché au Bureau central des Détenus et les papiers emportés par lui. Il se croit perdu et bien perdu cette fois, mais le salut lui arrive encore d’où il attendait sa perte. Son identité vient à peine d’être constatée que des gardes nationaux envahissent la section, annonçant que Robespierre a été tué par un gendarme. Le citoyen Pierre envoyé en hâte à Sainte-Pélagie où était détenue Lauriane, la ramène bientôt et Florimond avec elle. La Bussière, qui sent sa tête plus solide sur ses épaules, adresse alors à l’assemblée un speech bien senti, où toute sa verve moqueuse se concentre et crépite comme les fusées d’un feu d’artifice. Il se fait porter en triomphe ; il se fait décerner un brevet de bon révolutionnaire, et sur cette dernière mystification, le rideau baisse.

Telle est, rapidement résumée, la comédie de M. George Taylor. Quelques pages ne sauraient en donner une idée complète, car c’est surtout dans le détail, par la reconstitution des milieux que cette œuvre sans intrigue est curieuse. Le personnage étrange que fut La Bussière y est évoqué avec beaucoup de tact et d’esprit. Bien posé dès le premier tableau, le caractère de ce comédien bureaucrate, qui songe à la vie de tout le monde, hors à la sienne, se développe de scène en scène avec beaucoup de logique et de relief. Toutefois, on me permettra de le redire en terminant, c’est surtout par l’étude d’un côté peu connu de la Terreur que la pièce se recommande à l’attention des érudits et des artistes, et c’est pourquoi, persuadé qu’elle apporte quelque chose de nouveau et d’original, je lui souhaite à bref délai la grande et double publicité du théâtre et du livre[19].

1891.

Le Paradoxe
par M. Frédéric Loliée[20]





Je viens de relire encore une fois, mon cher Loliée, le livre que tu as dédié à tes frères : « À tous les dilettantes des choses de l’Esprit » et, puisque la pluie qui bat furieusement mes vitres m’engage à rester au logis, je veux me distraire en causant avec toi.

Depuis que j’ai l’âge de raison, ou plutôt l’âge d’homme, car l’âge de raison ne commence que le lendemain de la mort, et il me semble que je suis encore vivant, — j’ai assisté à bon nombre de discussions, de controverses, de disputes, et j’ai été étonné d’entendre dans presque toutes, surgissant tout à coup comme un argument décisif et sans réplique, ce mot sonore : « C’est un paradoxe ! »

Lorsque je me suis aperçu que les mêmes choses et les mêmes idées étaient, selon le cas et suivant le besoin, vérités ou erreurs, mes étonnements se sont changés en ahurissements.

Anxieux, je me suis demandé : « Qu’est-ce que la vérité ? — Qu’est-ce que le paradoxe ? »

Ayant constaté que je ne le savais point, je l’ai demandé à Littré.

Dans son dictionnaire, Littré m’a répondu (tome III, page 937) :

Paradoxe. — Opinion contraire à l’opinion commune,

et (tome IV, page 2457) :

Vérité. — Opinion conforme à ce qui est, principe certain.

Et je me suis plongé dans la méditation…

Et, après avoir médité, je me suis retrouvé Gros-Jean comme devant.

Alors, je me lançai en furieux à la poursuite d’une réponse nette, à la recherche d’une notion précise et claire, interrogeant les mœurs, questionnant les livres, dévorant les philosophes, escaladant les systèmes, engloutissant des doctrines, consommant des théories, traversant dans ma course échevelée, parcourant dans mon impétueux élan, les sciences, les lettres, les religions, les usages, et ne trouvant partout que conventions, distinctions, contradictions et superstitions.

Alors, je fermai mes bibliothèques et regardai passer les gens.

De temps à autre, remué par l’ancien désir, je criais encore à pleine voix : « Ohé ! Vérité ! où es-tu ? »

Et une trompette de tramway me répondait : « Coin-coin ! »

Extravagance, folie, déraison !

Ô Vérité ! ô sainte et inféconde femelle, béatifiée par notre sottise ! Déesse dont le culte a donné plus de fous à l’humanité qu’il n’y a de gouttes d’eau dans la mer ou d’étoiles dans le ciel ! Monstre plus gracieux que Psyché, plus séduisant que Vénus, plus sanguinaire que le Minotaure, plus redoutable que la Chimère ! Tête de Méduse, cent fois plus puissante que l’autre, si belle qu’on l’adore à genoux, et qui change les hommes, non en pierre par l’horreur qu’elle inspire, mais en bûches par l’extase qu’elle provoque !

Ô Paradoxe ! ô mâle vigoureux et prolifique, foudroyé par notre sagesse ! Ange déchu, dont la chute prouve qu’il y a moins de Catons parmi les hommes que de cheveux sur une bille de billard ! Source fraîche et bienfaisante dont l’eau joyeuse et limpide a fécondé le monde en le sillonnant de tous les côtés par les ingénieux détours de tes ruisseaux ! Mets plus substantiel, plus nourrissant que la manne des Hébreux et que le kouskous des Arabes ! Drogue suprême, que le vulgaire traite de poison, et qui est l’universel orviétan !

Ô Vérité ! ô Paradoxe ! soyez bénis, soyez aimés, soyez adorés, soyez vénérés, je vous le souhaite de tout mon cœur. Oui, que l’univers entier vous bénisse pour toutes les absurdités que vous nous avez fait dire, comme je vous bénis pour tout le temps que j’ai perdu à vous chercher l’un et l’autre. Car enfin, si je ne vous ai pas trouvés ; si, chaque fois que sur ma route j’ai cru atteindre l’un de vous, je me suis affalé tout de mon long par terre, du moins, dans la longue promenade que j’ai grâce à vous accomplie à travers les idées, ai-je acquis cette certitude que ce qui est vrai aujourd’hui sera faux demain et que par conséquent, toi Vérité, et toi Paradoxe, vous n’existez ni l’un ni l’autre !

Si je le voulais, il me serait facile d’accoucher ici d’une dissertation dans laquelle, à grand renfort d’ergo et de distinguo, il serait prouvé d’une manière irréfutable — jusqu’à ce qu’elle soit réfutée — que la seule vérité vraie c’est que tout est paradoxe et que le seul paradoxe paradoxal c’est l’existence de la vérité.

Rassure-toi, mon cher, je ne t’infligerai pas ce chef-d’œuvre.

Mais enfin pourquoi, dès la première page de ton livre, traites-tu le paradoxe, le cher et bon paradoxe, d’excentricité ? Pourquoi dis-tu avoir réduit en quintessence pure l’histoire de l’éternel sophisme et de l’universelle déraison ?

Crois-m’en, il n’y a pas de sophisme, il n’y a pas de déraison. Tout est vrai et tout est faux. Tout est sagesse et tout est folie, et nous pataugeons, et nous pataugerons de divagations en calembredaines et de calembredaines en turlupinades, jusqu’au jour où l’humanité fera le grand pouf final !

Philosophes, penseurs, historiens, politiciens, mathématiciens, poètes, romanciers, chroniqueurs, sermonneurs, orateurs, inventeurs, novateurs, hommes de science, hommes de lettres, hommes d’érudition, vous tous qui depuis Homère jusqu’à M. Alexandre Dumas, fils du père, depuis Moïse jusqu’à Auguste Comte, depuis saint Paul jusqu’à M. Paul Bourget, avez émis une pensée quelconque, répondez ! Dites si vous avez signé une seule page, prononcé une seule parole, formulé une seule idée qui n’ait été saluée et acclamée par les uns au nom de la Vérité, bafouée et condamnée par les autres, toujours au nom de la Vérité ?

Franchement, sommes-nous bien sûrs de ne pas être tous fous et archi-fous ? Depuis des milliers d’années que nous nous en allons, grisés et éblouis par des mots, en quête de je ne sais combien de chimères, quelle preuve de saine raison avons-nous donnée ? Depuis des milliers d’années nous parlons de la Vérité sans la connaître, nous la cherchons toujours sans la rencontrer jamais, et cependant nous continuons de nous ruer sans relâche à la poursuite décevante de cet insaisissable fantôme !

Nous sommes tous fous, voilà mon avis.

— Pourquoi ?

— Parce que nous croyons à la Vérité, tout simplement. Errare humanum est, déclare le proverbe, l’erreur est humaine, l’homme est fait pour se tromper. Tant qu’il se trompe en riant, en se moquant de l’impuissance de sa pensée, de la stérilité de son effort, tout est bien. Il sait que ce qu’il dit n’a pas le sens commun et alors il a, lui, quelque apparence de bon sens. Mais regarde ce poussah qui se gonfle, qui s’étire, qui se hausse sur la pointe du pied pour paraître plus grand que les autres et qui gravement, sérieusement, enchaîne en longues kyrielles des mots et des mots pour démontrer que lui seul a raison et que tous ceux qui ne pensent pas selon sa mode ont tort, crois-tu qu’il n’ait pas celui-là, tout comme Trissotin, le timbre un peu fêlé ?

— Mais si ce qu’il affirme est la vérité ? S’il le prouve ?

— Comment le savoir ? Comment constater que ses démonstrations sont irréfutables et ses preuves certaines ? Par le raisonnement, par l’expérimentation ? Mais nos sens nous trompent et le raisonnement est le père de l’erreur. Avec lui on arrive à démontrer tout ce qu’on veut et même parfois tout ce qu’on ne veut pas. Par l’accord établi entre ton esprit et le sien ? Soit. Mais un troisième penseur — que nous n’avons aucune raison de supposer plus bête et plus aveugle que vous — ne sera pas exactement de votre opinion ; un quatrième soutiendra une proposition contraire à celle que vous soutenez. Comment oser dire alors : Voilà la vérité !

Quoi ! en conscience, tu t’étonnes que des hommes aient consacré leurs veilles à chercher la solution de problèmes dans le genre de ceux-ci :

Un fils doit-il dénoncer son père, voleur des deniers publics ?

Peut-on donner en paiement de la fausse monnaie qu’on a reçue soi-même ?

ou de cet autre proposé par Sénèque (saluons !) :

Si un homme ayant perdu ses deux bras à la guerre, surprend sa femme en flagrant délit d’adultère et ordonne à son fils de la tuer, que doit faire le fils ?

Est-il possible, juste ciel ! — comme on s’écrie dans les tragédies, — de traiter de ridicules sujets de si intéressantes questions ? Ne sont-elles pas aussi dignes d’attention que la plupart des problèmes prétendus sérieux, et quelle différence peut-on faire raisonnablement entre le fou qui cherche si la poule a vécu avant l’œuf ou inversement, et le sage qui s’enorgueillit d’établir que l’aire d’un polygone convexe est égale au produit de son périmètre par la moitié de son apothème ?

Qu’elle est fine et subtile cette distinction qui entre deux points d’interrogation déclare l’un important et l’autre enfantin, qui entre deux réponses proclame celle-ci juste et celle-là fausse ! Car enfin, il faut le reconnaître, la science n’est qu’un mot, une amusette composée de mots, reposant sur des mots. Tout entière, elle se base et s’appuie sur l’observation et l’explication de faits que chacun voit et interprète à sa manière. Et on affirmerait que dans les conclusions de notre entendement humain si imparfait, si faible, si changeant, au milieu de tant de contradictions, ceci est le vrai et cela l’erroné ? Quel critérium avons-nous pour nous permettre l’audace de cette affirmation ? Dans quelle éprouvette ferons-nous l’essai de ces vérités-ci et de ces vérités-là, devant lesquelles, en moutons de Panurge, vous vous inclinez tous sans jamais parvenir à vous mettre d’accord entre vous, même sur une seule, même pour un jour ?

— Ainsi, tu nies la vérité ?

— Parfaitement, car nous ignorons la vérité absolue et éternelle, et en matière de vérité plus encore qu’en toute autre, ce qui n’est que relatif et éphémère ne vaut pas qu’on s’y arrête.

— Mais nier la vérité c’est immoral !

— Paradoxe, mon cher ami. D’ailleurs, la morale, c’est la plus plaisante peut-être de toutes les plaisanteries inventées par les hommes. Quel livre on écrirait là-dessus ! que d’arguments on y pourrait aligner !

Parcours un peu certains pays de l’Orient et tu verras que leurs habitants ont des habitudes — très admises là-bas — qui, en France, conduiraient plus loin qu’en police correctionnelle !

Passons.

Chez nous, un homme ne doit et ne peut légalement, légitimement avoir qu’une femme, — ce qui, soit dit sans malice, lui paraît souvent assez et quelquefois même trop. Chez d’autres, qui sont à leurs yeux tout aussi sages et tout aussi vertueux que nous le sommes aux nôtres, un homme a autant de femmes qu’il en désire et que ses moyens lui en permettent. Il les change quand il veut, sans se cacher, au su et au vu de tous, et personne n’y trouve à redire.

Passons encore.

Chez certains peuples que nous regardons comme très en retard et qui sont peut-être en avance sur nos civilisations factices, une jeune fille n’est nullement dépréciée pour avoir effeuillé des marguerites avec un beau garçon. On ne lui fait pas un crime d’avoir un cœur et un corps, de se servir de l’un et de l’autre. On lui reconnaît ce droit à l’amour qu’en Europe l’égoïsme des hommes réserve pour eux seuls, ce droit que ce grand moqueur d’Eugène Labiche appelait plaisamment « le droit à la faridondaine ». Elle peut aimer à son gré et les gens ne s’offusquent point de la voir vivre naturellement, conformément à sa nature. Ici, au contraire, toutes les maisons dites honnêtes fermeront leurs portes à la jeune fille qui aura eu un amant. La femme chez nous n’a pas la permission de faire l’amour sans y avoir été préalablement autorisée par M. le Maire et M. le Curé. Il est vrai que munie de cette autorisation et appareillée à un mâle quelconque, elle peut lever la jambe aussi haut qu’il lui plaît et même rester les deux jambes en l’air si tel est son bon plaisir. Elle a le droit d’aimer à la guise, quand elle voudra, comme elle voudra et où elle voudra, sauf dans les rues et les jardins publics… et encore ! Elle est honnête et chaste de par la loi, même lorsqu’en pension, pour tromper ses curiosités inassouvies, elle a fait avec ses bonnes amies quelques excursions à Lesbos en attendant l’heure du voyage à Cythère ; même lorsque, épouse, elle fait son époux cocu avec son domestique. Chez nous, la femme mariée est sainte et pudique, c’est entendu. Mariée ou non cependant, il a invariablement fallu pour qu’elle passât de l’état de vierge à l’état de femme un fait qui, tous les maires et tous les curés du monde s’en fussent-ils mêlés ! n’en demeurerait pas moins le même. Or le mariage n’y fait rien, car le mariage n’est qu’une formalité, une convention, un usage, un préjugé, et si une jeune fille qui se laisse faire ce que tu sais est une fille méprisable et sans pudeur, elle le sera toujours, quelques cérémonies civiles et religieuses qui aient préludé au sacrifice final. Il faut une bonne dose d’absurdité pour admettre que l’honnêteté d’une femme et la dignité de l’amour dépendent de dix lignes de mauvais français et de dix lignes de mauvais latin marmottées par deux gaillards que l’on paie pour les dire.

— Sans doute, tu m’objecteras que l’épouse n’appartient, est du moins censée n’appartenir qu’à son mari, tandis que l’autre est presque fatalement destinée à appartenir à plusieurs et que l’honnêteté pour une femme ne consiste pas seulement à ne s’abandonner qu’en certaines conditions déterminées, mais aussi à ne s’abandonner qu’à un seul !

— Paradoxe encore ! paradoxe tout pur ! si l’honnêteté pour une femme consiste : 1o à ne perdre sa virginité qu’après avoir annoncé cet événement extraordinaire à tout ce qu’elle connaît de gens urbi et orbi, ce qui a, quoi qu’on en dise, quelque chose de choquant, d’obscène ; 2o à n’appartenir qu’à un homme, un seul, un préposé spécial, que diras-tu d’une veuve qui se remarie ? Elle a appartenu au moins à deux mâles, donc…

— Oui, mais pas à la fois ou du moins pas en même temps…

— Farceur ! est-ce qu’on souffle jamais deux à la fois dans la même clarinette ? Utopies, tout cela !

— Mais…

— Tais-toi. Je sais d’avance ce que tu vas m’objecter : l’intérêt social, n’est-ce pas ? Les lois en vigueur ? Les mœurs reçues ? La question des enfants ? Le célèbre axiome pater is est quem nuptiæ demonstrant qui fait légitimes les enfants de l’une et naturels les enfants de l’autre ! Ah ! le bon billet qu’à La Châtre ! Avec ça que tous les enfants ne sont pas naturels ! Comme dit la duchesse de Réville[21].

Il n’y a rien d’absolu, je te le répète, et il n’est pas de vérité qui dans un rayon de quelques centaines de lieues ne devienne une erreur, pas d’usage dont l’excellence ne soit démentie par un usage contraire. Rappelle-toi Pascal et les Pyrénées. En matière de mœurs comme en matière de science et de religion, tout est relatif et particulier. Ce qui est bon ici est mauvais là ; ce que vous trouvez bienséant et raisonnable, d’autres le trouvent malséant et ridicule.

Chez certains peuples de l’Asie centrale, lorsque le gouvernement veut récompenser, honorer un homme qui lui a rendu quelques services exceptionnels, il l’autorise à endosser de nouveaux vêtements par-dessus ceux qu’il porte déjà. Les vingt-quatre gilets de Jodelet sont le comble de l’élévation, le suprême honneur. Plus on a de mérite, plus on superpose d’habits et l’importance des gens se mesure à leur obésité… — Gigantesque, n’est-ce pas ? Gigantesque, soit, mais pas plus bête après tout que de passer dans une boutonnière un morceau de ruban ou une rosette.

Veux-tu encore un exemple, d’un ordre plus intime, de la versatilité de la mode ? En France, tout mari bien éduqué doit se fâcher tout rouge et pousser des cris de paon en colère lorsqu’un indiscret s’avise de boire en son verre. En Laponie, mon cher, la première chose qu’un hôte bien élevé offre au voyageur qui franchit le seuil de sa porte, c’est sa femme, oui, sa femme, et si vous ne vous en servez pas, vous faites une grossière injure, un sanglant affront à votre amphitryon, ce qui implique que les Lapons n’ont pas de l’amour la même conception que nous et qu’ils ignorent la jalousie. Heureux peuple !

Tu me répondras que tu es libre, qu’à l’instar de Sganarelle, tu peux prêter ta femme si tu le veux et ne la point prêter si tu ne le veux pas !

Détrompe-toi. Tu n’as aucune liberté. Enfant, tu subis ta famille. Homme, tu subis la société. Si tu affranchis ton esprit des idées reçues, si tu vois clair dans les mots, tu ne parviendras pas à affranchir ton corps des conventions établies. Tout en méprisant les préjugés sociaux, tu seras contraint de te conduire comme si tu les respectais, ne fût-ce que parce que tu auras près de toi des gens que tu aimeras, qui respecteront ces préjugés et auxquels tu ne voudras pas déplaire. Émancipe ta pensée et tu resteras esclave de ton cœur. Tu n’oseras pas arranger ton existence selon tes vœux et tes convictions, parce qu’en dépit de ton égoïsme, — à cause peut-être de ton égoïsme, — tu auras peur de souffrir en faisant souffrir les autres. Le bruit que font en tombant les larmes qui coulent par notre faute se répercute douloureusement dans notre âme. Sois bâti de façon à pouvoir ne rien aimer, ni rien, ni personne, ou résigne-toi si tu n’es pas prisonnier de tes idées à l’être de tes sentiments. Au reste, quand tu réussirais à t’élever au-dessus des superstitions humaines et des affections terrestres, de ces affections dont M. Paul Bourget a dit avec tant de tristesse et si justement que nous ne devons rien en attendre que misère et désolation, tu n’en serais pas plus libre, ton corps n’en serait pas moins obligé de subir la vie telle que la cupidité et la bêtise l’ont faite, cette vie stupide et inutile que tes parents t’ont infligée par hasard, après un bon repas, un soir qu’il faisait chaud et dans un moment où ils ne songeaient guère à toi, tu peux en être sûr. Oui, tu subiras la vie telle qu’elle est, ou la vie te brisera, car elle est impitoyable et elle fait des hommes ce que l’homme fait des animaux : doux et obéissants, il les enchaîne ; fiers et révoltés, il les tue. En dépit de tes convictions, en dépit de tes aspirations, en dépit de tes goûts et malgré toi-même, tu devras traîner prosaïquement, sagement, bêtement tes jours comme un bourgeois ventripotent, et si tu veux du bonheur, tu devras te contenter d’un bonheur réglementaire, d’un bonheur d’uniforme, car la société procède dans l’ordre moral comme on voit procéder les tailleurs dans les régiments. Elle taille toutes les destinées sur le même patron et le capitaine d’habillement — qu’on l’appelle Dieu ou le hasard, peu importe ! — les distribue à l’aveuglette. Tant mieux pour ceux à qui ça va, tant pis pour les autres ! Il faut, mon bonhomme, endosser la livrée, de gré ou de force ? Si tu es trop gros, tu te serreras ; trop maigre, tu te rembourreras ; trop grand, tu te rentreras les jambes dans le ventre ; trop petit, tu te feras étirer les membres, et si tu as des ailes, on te les coupera, — ça te gênerait pour porter le sac ! La liberté ! mais c’est avec la franchise ce que nos sociétés détestent le plus ! Tu es si peu libre que tu n’as pas le droit d’avoir un domicile sans que l’État ne vienne en compter les portes et les fenêtres, et que si tu n’en as pas, il te fourrera en prison, gratis, c’est vrai, cet État bienfaisant et paternel ! Si peu libre que tu n’as pas la permission d’arroser tes fleurs sur ton balcon, ou d’avoir, sans payer l’impôt, un billard, un chien dans ce fameux chez toi où nul pourtant ne doit pénétrer, sauf le fisc sans doute ! Tu es si peu libre que tu n’as pas le droit de jouer du cor de chasse dans la rue ou à ta fenêtre ; si peu libre, qu’à chaque étape que tu franchis dans la vie, une loi, une coutume t’agrippe au passage pour te forcer de faire l’opposé de ce que tu souhaites, qu’à chaque pas que tu hasardes sur la voie publique, tu rencontres des sergents de ville.

— Mais ce sont les sergents de ville qui nous font libres !… la liberté n’est pas la licence !… il faut respecter les lois !

— Pourquoi ? D’où viennent-elles tes lois pour être si respectables ? Des hommes, sujets à l’erreur par nature, enclins à la duplicité par éducation. Quel est leur fondement ? La morale, qui change d’époque à époque, de peuple à peuple, de ville à ville, de maison à maison. — Quelle est leur sanction ? Voilà des siècles qu’on la cherche sans la trouver, — non qu’elle soit introuvable mais parce qu’elle est systématiquement réprouvée comme indigne par les jurisconsultes, les législateurs, les philosophes et toute la clique des grands penseurs officiels. Elle existe cependant, elle existe si bien qu’elle est à la fois la justification de nos incroyables codes et l’explication du respect phénoménal que nous avons pour eux, car c’est en elle, et en elle seule, que nos lois puisent leur force. Si tu veux la connaître, ouvre les yeux, regarde, et tu la verras partout, triomphante et superbe, car cette sanction c’est l’imbécillité des hommes.

— Ainsi la vérité, la science, la morale, la pudeur, la vertu, les usages, la liberté, les lois, tout n’est que paradoxes, conventions, utopies, préjugés, grands mots ?

— Parfaitement ! Et on pourrait allonger indéfiniment cette énumératîon déjà longue, sans parler pourtant ni de la fortune, qui est toute relative, car la misère de l’un serait la richesse pour l’autre ; ni de la gloire qui consiste, non pas à être connu, mais à être moins inconnu, et se résume à être traité de grand homme par deux et de ganache par cent ; ni de la beauté sur laquelle on n’a jamais su s’entendre, car Paul ne donnerait pas deux louis de la femme à laquelle Pierre sacrifie sa position, son honneur, sa vie. Laissons de côté les femmes qui très souvent nous prennent, moins par la beauté proprement dite que par un ensemble de séductions indéfinissables et qui parfois, laides en théorie, sont, dans la pratique, d’irrésistibles sirènes. Plaçons-nous au seul point de vue esthétique. Considérons la beauté pure, idéale, in abstracto. Nous ne nous accorderons pas davantage ! Vois ce qui s’est produit pour la Vénus de Milo : tel critique d’art l’exalte, tel poète la chante :

Ô Vénus de Milo, fille de Praxitèle,
Malgré l’outrage affreux de tes bras emportés,
Pour l’artiste affamé d’idéales beautés
Tu restes la Divine et la grande Immortelle[22]

et un jour M. Alexandre Dumas fils la traite de la belle façon, lui déclarant, sans pitié ni respect, qu’elle a « la tête trop petite, la gorge trop bas, le cou trop fort, les jambes trop longues ». — L’Apollon du Belvédère a subi la même mésaventure, à peu près. Que penser de l’Esthétique après cela ?

Mais ton front se courrouce… je te scandalise… un mot de plus et tu vas te fâcher… Hélas ! j’avais encore beaucoup de choses à te dire. Tant pis ! je me tais. Comme tu as tort pourtant de t’impatienter ! Si mes opinions te paraissent trop risquées, trop violentes, trop révolutionnaires… eh bien ! amuse-t’en et ris de ces…

— Comment ! aussi ?

— Eh ! oui, parbleu ! de ces paradoxes. Ici comme partout, partout comme toujours, paradoxe des paradoxes, souvenons-nous-en donc une fois, tout n’est que paradoxe !

1892.

À travers la Corse
par M. A. Andréi[23]





Parisien de naissance, mais Corse d’origine, M. A. Andréi a toujours gardé au fond du cœur une inaltérable sympathie pour le pays d’où sa famille avait été exilée par une vendetta meurtrière. Au milieu de cent travaux divers, dans sa double et laborieuse carrière d’écrivain et de journaliste, il a su trouver des loisirs pour visiter jusqu’en ses coins les plus perdus son île bien-aîmée, pour fouiller son histoire, pour observer ses mœurs et ses coutumes, pour analyser le caractère de ses habitants. C’est seulement après de longues années de travaux et de recherches préparatoires qu’il s’est jugé en état de tirer parti des matériaux amassés, et qu’il a ouvert la série de ses études par un volume intitulé À travers la Corse, volume destiné surtout, comme le titre l’indique, à donner au lecteur des idées générales et des vues d’ensemble.

La Corse, qui est-ce qui connaît ça ? Qui est-ce qui visite ça ? Qui est-ce qui s’occupe de ça ?

Des Anglais, des Autrichiens, des Allemands, des Italiens, des Russes, mais les Français, fi donc ! pour qui les prenez-vous ?

Les Français vont en Suisse, ils vont en Italie, ils vont en Angleterre, ils vont partout, les Français, car le moindre lac — ne fût-il pas plus grand qu’une cuvette, — le moindre pic — ne fût-il pas plus haut qu’une botte, — a droit à leur curiosité, mais à condition d’être situé de l’autre côté de la frontière.

Il n’est pas aujourd’hui de bourgeois parvenu, de commerçant retiré des affaires qui ne se donne des airs de Dumont d’Urville ou de Lapérouse. Un chacun veut avoir fait son tour du monde. « Avez-vous vu le pont du Rialto ? » demande celui-ci. — « Avez-vous vu l’Engadine ? » réplique celui-là ; et tous les deux de s’écrier en chœur : « Si vous n’avez pas vu ça, vous n’avez rien vu ! »

Tous ces explorateurs en chambre, tous ces Perrichons au petit pied me semblent d’un ridicule achevé. Pour eux, voyager c’est s’en aller très loin admirer quand même des choses qu’ils ne daigneraient pas regarder si elles étaient très près ; avoir voyagé, ce n’est le plus souvent, hélas ! qu’avoir conquis le droit de parler majestueusement et à tout propos de ce qu’ils ignorent.

Quel singulier peuple nous sommes ! À nos yeux, notre pays est le premier pays du monde. Les hommes les plus intelligents, c’est nous ; les plus civilisés, c’est nous ; les plus forts, c’est nous, encore nous, toujours nous. En présence d’un étranger, notre patriotisme, essentiellement exclusif et volontiers vantard, détrône Shakspeare pour couronner d’Ennery, écrase l’Himalaya sous le mont Blanc et humilie le Mississipi en invoquant… Ah ! Garonne, Garonne, ma mie, n’est-ce pas avec une goutte de ton eau que tous tant que nous sommes nous avons été baptisés ?

À voir cette vanité nationale sous le manteau de laquelle trente-six millions de vanités particulières cherchent leur satisfaction personnelle, on croirait de bon cœur que nous étudions passionnément nos lettres, nos arts, et que nous visitons avec amour tous les sites et toutes les curiosités, naturelles ou construites, de notre pays. On croirait fort mal. Notre langue est la plus belle du monde, mais nos enfants jargonnent l’Anglais. Le Louvre est bondé de chefs-d’œuvre, mais toute notre attention appartient aux musées que nous ne pouvons pas visiter journellement. L’aspect de nos provinces est varié à l’infini : la Normandie est plantureuse, la Bretagne est sauvage, l’Île-de-France et la Champagne sont riantes, la Savoie est accidentée, la Corse est grandiose, mais nous allons demander de la couleur locale à l’Espagne, du pittoresque à la Suisse, et ainsi de suite. Nous admirons notre pays, mais sans prendre la peine de le regarder, de confiance, à l’aveuglette, parce qu’il est nôtre et que tout homme en général, tout Français en particulier, a l’admiration facile aux choses qui lui appartiennent. Nous l’aimons, mais nous ne sommes curieux que de ce qui n’est pas lui, et c’est précisément ce que nous devrions le mieux connaître que nous ignorons le plus complètement.

Voyez ce qui se produit pour la Corse. C’est peut-être le plus original, le plus mouvementé de nos départements, c’en est aussi, comme de juste, le plus inconnu. On sait, sans doute, que la Corse est une île située quelque part dans la Méditerranée, qu’elle est terre française depuis 1768, que Napoléon y est né, que la vendetta y fleurit et y corrige les fantaisies de la justice. Quelques-uns — des savants, ceux-là ! — vous nommeront au besoin sa préfecture et ses sous-préfectures, mais demandez un peu où se trouve la ville d’Orezza, illustrée pourtant par ses eaux minérales, et, neuf fois sur dix, on vous répondra : « En Autriche ! »

Un mouvement d’opinion semble néanmoins probable. Chaque année à présent, deux ou trois douzaines d’intrépides s’embarquent et cinglent bravement vers Ajaccio. Le voyage n’est ni très long, ni très coûteux. En quelques heures on arrive au port, on débarque, on fait le tour de la ville, on visite la cathédrale, le musée, la maison où est né Napoléon. Les plus hardis poussent jusqu’à Sartène, Corte ou Calvi. Tous reviennent contents d’eux, fiers, satisfaits, car ils croient connaître ce que les autres ignorent, et prêts à déclarer que la Corse est la huitième merveille du monde. Ceux à qui ils expriment leur enthousiasme s’enflamment et partent à leur tour. Ils voient tout juste ce que leurs prédécesseurs ont vu, mais s’exaltent comme ils se sont exaltés et, de néophytes devenant apôtres, ils expédient sur leurs traces leurs amis et connaissances. Ainsi se fait la gloire ! Qui sait si dans dix ans tel village corse, aujourd’hui obscur, ne sera pas fréquenté comme le sont pour le moment Nice, Cannes ou Menton ?

Quoiqu’il en soit, si jamais la Corse devient à la mode, elle le devra à quelques esprits vraiment curieux et chercheurs, à ces quelques écrivains et à ces quelques peintres qui ont su la regarder, la voir, la découvrir en plein xixe siècle et qui l’ont popularisée par la plume et le pinceau.

Parmi ces rares esprits, il convient de citer en première ligne M. Adrien Andréi et le peintre François de Montholon, son ami et son collaborateur.

En écrivant À travers la Corse, M. A. Andréi a cherché avant tout à faire un livre instructif et utile, un livre de vulgarisation, ce qui ne l’a pas empêché — je le constate avec empressement et satisfaction — de faire un livre littéraire.

Voulant donner en ce premier volume une idée générale et nette de la Corse, il s’est placé constamment à un triple point de vue : descriptif, anecdotique, historique.

Avec une simplicité, une souplesse et une puissance de style dont peu parmi nous seraient capables, il a évoqué tour à tour Bicchisano à l’aspect riant ; le Lion de Rocapina, grandiose, majestueusement sauvage ; l’altière Corte ; la mourante Calvi ; le magistral Golo ; les fantastiques Calanches dont les rochers de granit rouge « troués, évidés, dentelés, s’élancent en aiguilles et forment comme une forêt de pierres ». Sartène, avec « sa situation en terrasse et en amphithéâtre », avec « son vieux quartier composé de ruelles étroites, sombres et humides, dans lesquelles une voiture ne pourrait passer, ni un cavalier circuler », lui a inspiré quelques lignes émouvantes et dramatiques, composées avec habileté et écrites avec une absence de prétentions qui en augmente la vigueur. « Les ruelles — dit M. Andréi — sont obstruées par des perrons avec terrasse, montant au premier étage, quelquefois au second ; les uns longent les maisons dans le sens de la rue, les autres la barrent complètement ; ils sont tous voûtés pour que le piéton puisse circuler. Cela fait un entre-croisement d’arcades noires, d’escaliers de pierre allant dans tous les sens et montant à toutes les hauteurs. On comprend combien il est difficile de se mouvoir dans des rues ainsi obstruées. Il faut se glisser sous les arcades obscures et malpropres de ces pontiles et suivre tantôt à gauche, tantôt à droite, la ligne brisée d’un ruisseau qui s’est frayé un chemin en serpentant dans ces méandres de voûtes noires et humides. »

Le décor ainsi posé, l’écrivain poursuit : « Si ces ruelles étranges, où le soleil ne pénètre jamais, ne sont pas propices à la promenade, elles sont merveilleusement appropriées pour la bataille et la vendetta. Une bande armée ne pourrait pénétrer dans ces ruelles où deux hommes peuvent à peine marcher de front ; elle serait décimée par des ennemis placés aux fenêtres supérieures des maisons, sur les terrasses des perrons ou sous les voûtes des pontiles. Quant aux vengeances, elles trouvent à s’exercer dans ces ruelles sombres, faites pour le crime, où l’ennemi peut être partout et partout invisible, où le coup de feu mortel est à peine entendu, où la plainte du mourant est étouffée par les voûtes de pierre, où le cadavre peut rester étendu toute une journée dans un recoin de ces catacombes en plein air, sans que le passant s’inquiète de cette masse sombre qui gît sur les dalles et qui peut être un paquet de loques, un sac de provisions, ou son père. »

Avec l’arrière-pensée peut-être de mettre dans son livre un peu de cette diversité de tons qui l’avait enchanté comme touriste au cours de son voyage, M. A. Andréi a semé à côté des passages vigoureux de doux et poétiques alinéas comme celui-ci : « On peut visiter la Corse en février, on peut la visiter en septembre, et toujours on sera charmé par ses aspects variés.

« En février, c’est un véritable massif de verdure d’où émergent de gigantesques montagnes aux sommets blancs de neige. Les échancrures de la côte occidentale qui s’étend du cap Corse à la pointe de Bonifacio, les découpures si bizarres, les criques, les anses entourées de murailles de granit rose surplombant au-dessus de la mer bleue, les petites plages couvertes de fleurs des grands golfes de Saint-Florent, de Porto, de Sagone, d’Ajaccio et de Valinco, et la grande plaine orientale de Bastia aux bouches du Travo, couverte de riches pâturages, sont d’un effet irrésistible.

« En septembre, quand les moissons sont rentrées, on quitte les plages aux tons fauves, aux villages abandonnés, pour pénétrer au cœur de l’île, pour visiter la montagne où se sont réfugiés les habitants des bords de la mer. Alors l’intérêt du voyage change complètement. Au lieu des gais paysages de la plaine, avec la mer pour horizon, ce sont de sombres gorges, des coteaux souvent arides, des rochers immenses qui semblent jetés les uns sur les autres par des Titans ; ce sont des routes pittoresques, immenses lacets qui serpentent autour des montagnes, pénètrent dans de superbes vallées, escaladent des pics vertigineux, traversent ravins, cascades, torrents, précipices, et conduisent, par une suite d’émotions, à deux mille mètres de hauteur, comme au Rotondo, au Renoso, au Cinto, à l’Oro et à l’Incudine. C’est un voyage émotionnant au suprême degré, non par le danger que l’on pourrait courir, mais par l’imposant aspect des lieux que l’on visite. Il reste, de cette excursion à travers les montagnes et les maquis de la Corse, une impression puissante qui va quelquefois jusqu’à l’angoisse et dont on garde longtemps le souvenir. »

Pour rendre plus nettes et plus précises encore des descriptions déjà si nettes et si précises, pour nous faire mieux voir et plus exactement le pays qu’il avait entrepris de nous montrer, M. A. Andréi a sollicité la collaboration de M. François de Montholon. Le peintre a accepté la tâche proposée par l’écrivain. Il a promis son concours, une douzaine de croquis, et il est parti pour la Corse. À peine arrivé là-bas (je tiens l’histoire d’un confrère à qui il l’a contée lui-même), il a été séduit, enthousiasmé, grisé à son tour par l’île merveilleuse, par « ce pays tout neuf », comme disait Guy de Maupassant, et il s’est mis à le parcourir en tous sens, à le battre fiévreusement, non en dessinateur désireux de se débarrasser d’une besogne, pressé de satisfaire à un engagement pris, mais en artiste, en poète, en homme libre qui voyage pour enrichir son âme de sensations rares et supérieures. Aussi les pages qu’il a rapportées de ses excursions ne sont-elles pas de hâtifs coups de crayon donnés avec indifférence, par nécessité, mais de vraies pages de maître, enlevées avec une souplesse, une fougue, une intensité d’émotion qui parfois rappellent certaines compositions de Gustave Doré. Bicchisano, Olmeto, le Lion de Rocapina, Bonifacio, Une rue à Sartène, la Canonica, le Golo, Pentica, les Calanches, sont de véritables poèmes, les uns radieux et enchanteurs, les autres terrifiants et presque douloureux, mais qui tous révèlent chez M. F. de Montholon une âme essentiellement vibrante et sensible. L’artiste qui peut cela est quelqu’un.

M. A. Andréi ne s’est pas borné à décrire minutieusement des paysages, à détailler pas à pas ses longues et aventureuses promenades à travers les maquis, à photographier de la matière.

Connaître un pays, c’est bien, on le dit et je le crois ; mais il me semble que connaître un peuple, c’est mieux encore, infiniment mieux. J’exprimerai même cette opinion, au risque de paraître ridicule, que les voyages, lorsqu’ils ne servent qu’à entrevoir la physionomie matérielle d’une contrée, sont sinon tout à fait inutiles, du moins d’une utilité fort restreinte. Montagnes, plaines, fleuves, forêts, villes, tout cela n’est en effet qu’un cadre, qu’un décor. Décor à regarder, soit ; cadre digne d’attention, d’accord ; mais dont l’intérêt, si grand qu’on le suppose, n’est jamais que secondaire, car ce qu’il importe d’étudier en premier lieu, toujours et partout, c’est l’homme, l’homme qui naît, qui vit, qui aime, qui hait, qui souffre et qui meurt ; l’homme, créature faible et forte, méprisable et sublime, dieu détérioré, avorton perfectionné, être complexe, multiple, changeant, contradictoire, et toujours le même pourtant ; l’homme dans ses mœurs, dans ses coutumes, dans ses habitudes qui trahissent son caractère et qui expliquent sa nature en reflétant ses passions. Oui, connaître le tempérament d’un peuple, cela est plus précieux, infiniment plus précieux que connaître la surface d’un pays, et s’il est une chose dont je tienne à louer hautement M. Andréi, c’est du soin constant qu’il a pris de nous faire pénétrer dans l’intimité des hommes.

« Le Corse, comme son île, écrit-il, est d’aspect un peu rude, mais d’aspect seulement, car il est plus sociable que nos paysans du continent. Il s’exprime très bien, compose des lamenti en vers d’une mâle poésie, lit beaucoup, est très instruit et de manières aisées ; il ne sera jamais déplacé dans un salon. S’il a conservé une certaine méfiance et s’il s’est montré rebelle aux progrès extérieurs de la civilisation, cela tient à son isolement dans une île peu fréquentée, et ses mœurs, qui rappellent par certains côtés le moyen-âge, sont la conséquence de dix siècles de luttes opiniâtres contre de cruels oppresseurs. »

Un fait bien choisi et bien narré nous instruit plus et mieux qu’une longue et prétentieuse dissertation. M. Andréi a recueilli nombre de légendes typiques[24], noté force détails de vie publique ou intime, raconté maintes cérémonies et maintes coutumes. Les réjouissances locales et populaires, si originales, et dont la Mauresque[25] peut être considérée comme un échantillon parfait ; le mariage corse[26], avec son simulacre d’enlèvement ; les funérailles de l’homme tué dans une vendetta[27] ; les pratiques un tantinet théâtrales, mais d’une si farouche énergie, avec lesquelles la femme d’un homme tué ainsi fait jurer à ses enfants de le venger[28] ; le vendredi saint à Sartène, avec sa procession de Pénitents blancs, noirs, rouges, et sa mise en scène si savante[29], sont des morceaux singulièrement suggestifs et qui, en quelques feuillets, en quelques lignes parfois, nous donnent sur toute une race des renseignements précis et des aperçus profonds.

En Corse d’ailleurs, rien n’est banal, pas plus les mœurs et les hommes que le pays. Tout ce qui vient de cette île a, pour nous autres continentaux, une saveur étrange, une saveur à laquelle nous ne sommes pas habitués et qui persiste en dépit des éloignements du temps ou de l’espace. Le Corse est rude, mais poétique cependant, car il met dans tous les événements de la vie humaine, fiançailles, mariage, enterrement, etc… des raffinements de délicatesse subtils et touchants. Il est hardi, mais superstitieux. « Ainsi une mère ne laisserait jamais dormir son enfant les pieds dirigés vers la porte, parce que c’est la position réservée aux morts… Lorsqu’un membre de la famille est malade ou absent, sa place à la table commune n’est jamais occupée, quoique son couvert soit toujours mis… Quand midi sonne, les marins à terre ramassent quatre petits cailloux : ils jettent le premier devant eux, le second à gauche, le troisième à droite et le quatrième derrière eux. Par ce signe de croix, ils conjurent le mauvais sort… Les cultivateurs font bénir par les capucins leurs arbres malades. » — Il est taciturne, mais hospitalier ; indomptable, mais chevaleresque ; généreux, mais vindicatif, « Il ne pardonne jamais et se venge toujours… Quand il a un ennemi, le Corse doit choisir entre les trois s, c’est-à-dire schiappeto, stiletto, strada (fusil, stylet, fuite). » — Quand un des siens a péri de male mort, il dit avec un vieux dicton de son pays : « Il me faut la main qui a tiré, l’œil qui a visé, le cœur qui a pensé. » Il donne à choisir à son ennemi entre palla calda ou ferru freddu, « balle chaude ou fer froid ». Comme tous les silencieux et les primitifs, il affectionne les proverbes et les aphorismes. Il dit avec dignité : « Si ma misère ne te plaît pas, tu ne m’aimes pas ; » avec philosophie et malice : « S’il te naît un fils ta famille est bénie, s’il te naît une fille ferme ta maison et prépare tes armes, » nous apprenant ainsi qu’en Corse comme partout, la femme est la plus active des pommes de discorde jetées entre les hommes. Il dit encore avec bravoure et avec dédain, en vaillant qui se fie à sa force pour faire respecter son droit : « Je fais plus de cas d’un bon fusil que d’un conseiller à la cour. » Le Corse, d’ailleurs, n’a que du mépris pour tout ce qui touche de près ou de loin à la justice, à la chicane. Homme d’action, haïssant les paroles et n’estimant que les faits, homme demeuré simple et intact au milieu mais à l’abri de nos civilisations hypocrites et compliquées, il ne comprend rien à toutes les formalités, à toutes les paperasses, à tous les bavardages si fort en honneur chez nous. Les magistrats en général, les avocats en particulier le font sourire. Il les appelle, et dans sa bouche le mot est deux fois insultant : « Génois par la parole et femmes par le jupon ». Un coup de fusil vaut plus à ses yeux que le plus bel arrêt et il estime qu’un lingot de plomb bien envoyé est pour terminer les discussions et les différends plus prompt et moins aléatoire, moins coûteux et plus efficace que des arguments et des plaidoyers. Les philosophes, les prédicateurs et même les fonctionnaires galonnés ont beau lui répéter sur tous les tons qu’on ne doit pas se faire justice à soi-même, le Corse ne veut rien entendre, il hausse les épaules, conserve ses armes, et les tient en état. « Garde-toi, je me garde ! » demeure sa devise et il l’arbore au nez de tous les sermonneurs en chapeau haut de forme, en barrette ou en bicorne. Cette désinvolture avec laquelle, pour un oui, pour un non, il vous couche un homme dans la tombe est assurément déplorable. Elle comble d’épouvante les bourgeois bien sages, habitués à s’endormir chaque soir de ce sommeil du juste si souvent usurpé par les coquins, dit-on ; elle indigne les bonnes âmes ; elle stupéfie les gens rangés et raisonnables, — c’est à elle pourtant que le Corse doit de demeurer superbe et pittoresque, pareil au Klephte dont parle Victor Hugo, avec

Un bon fusil, bronzé par la fumée, et puis
La liberté sur la montagne.

Si ces terribles gaillards qui, lorsqu’on leur prend leurs femmes ou qu’on leur donne un soufflet, vous tuent tout net au lieu de vous demander poliment en justice des indemnités, s’avisaient un beau matin de troquer le fusil contre un parapluie, ils seraient bientôt aussi vulgaires que le plus banal des épiciers ; leur grand cœur, qui ne connaît ni compromis, ni transactions, se racornirait à la taille du nôtre ; un porte-monnaie remplacerait leur cartouchière et ils finiraient par jouer au bonneteau, dignes tout au plus désormais d’inspirer un Henry Monnier quelconque. Ce temps-là viendra inévitablement. La civilisation est une lèpre qui s’étend toujours et qui envahit tout. Lorsque notre philanthropie aura doté la Corse d’un, nombre suffisant de ces palais où les hommes ne sont plus que des numéros ; lorsque notre vertu y aura fait pousser et prospérer beaucoup de ces discrètes maisons où sous l’œil protecteur de la police on pratique librement la traite des blanches ; lorsque notre probité enfin y aura introduit les nobles jeux de la Bourse, les moralistes chanteront des alléluia, et le seul pays d’Europe où l’on puisse encore circuler sans coudoyer à chaque pas le citoyen Joseph Prudhomme deviendra riche, lui qui est pauvre ; fréquenté, lui qui est inconnu ; doucereux, lui qui est sauvage ; mais vil, mais prosaïque, lâche, bête et malheureux aussi, comme sont malheureux tous les peuples jadis incultes et barbares auxquels nous avons appris à coups de canon et à coups de débauche, l’amour de l’humanité.

En attendant cette régénération, la Corse demeure fidèle à ses mœurs naïves et spéciales où se mêlent à quelques délicatesses tendres et raffinées de nombreuses énergies farouches et indomptables.

Lorsqu’on lit dans le livre de M. A. Andréi les passages relatifs soit au banditisme proprement dit, soit à ces terribles vendettas qui détruisent des familles entières sans pitié pour l’âge ou le sexe des victimes, de petits frissons d’épouvante vous secouent les épaules.

Un bon Corse a le fusil chaud. Croit-il avoir à se plaindre de quelqu’un, il tue ce quelqu’un sans se demander si son honneur n’est pas trop susceptible, sa tête trop prompte à s’échauffer. Brave jusqu’à la plus folle témérité, se souciant peu de sa propre peau, toujours prêt à jouer sa vie contre quiconque, il n’a pas plus de scrupules quand il tire sur un homme, qu’il n’a d’étonnement quand un homme tire sur lui. Jamais il ne remet au lendemain le paiement d’une dette de haine, sauf quand la nécessité l’y contraint. Qu’il vienne plus tard, qu’il vienne plus tôt, le châtiment de l’offense d’ailleurs ne varie guère, mais, je le répète, si le Corse sait au besoin attendre sans rien oublier, différer n’est pas dans son tempérament. Il n’aime pas seulement à se venger bien, mais aussi à se venger vite. Exemple : « Spaggiani et Paoli ayant passé la nuit à jouer et à boire rentraient au petit jour en discourant. Tout à coup, que se passa-t-il ? Spaggiani tomba mortellement blessé devant la boutique de son frère. La femme de celui-ci était seule ; elle appela son mari qui accourut, décrocha son fusil, poursuivit Paoli et lui logea deux balles dans le dos. Paoli fit encore cinquante mètres et tomba sur la route où il mourut. Spaggiani s’est livré à la justice qui l’a acquitté, mais il se « garde » et l’on sait ce que le mot veut dire[30]. »

Les faits de ce genre ne sont pas rares. À un mot qui offusque, un coup de stylet sert de réponse et le fusil à son tour donne la réplique au poignard. Des vendettas naissent ainsi, entre gens qui, la veille, étaient en fort bons termes. Elles ne s’éteignent pas de même en revanche et quand une fois la poudre a fait entendre sa chanson, il faut la croix et la bannière pour rétablir le calme. Parfois des amis s’interposent entre les familles en guerre et provoquent des réconciliations qui ont lieu en grande pompe, généralement dans une église et par-devant notaire, mais qui n’en sont pas pour cela plus solides. Sauf exception, les vendettas ne prennent fin que lorsqu’une des familles en guerre a été anéantie ou décimée au point de ne pouvoir plus continuer la lutte. « La vendetta des Petrignagni et des Casabianca fit douze victimes en trois ans ; celles de Paoli et des Cristiani, des Chiaverini de Mela de Talano et des Mattei causèrent la mort d’un nombre au moins égal d’hommes[31]. » Celle enfin, à jamais fameuse, des Tafani et des Rocchini, puérile dans sa cause[32], fantastique dans ses détails[33], funèbre dans ses conséquences, fut si acharnée, qu’en moins de cinq ans « elle compta à son actif une douzaine de personnes mortes de male mort, une demi-douzaine de blessés et une exécution capitale ».

Parmi les vendettas qui se sont terminées autrement que par la destruction d’une famille, il faut citer celle des Grimaldi et des Vincenti dont le dénoûment imprévu et chevaleresque mériterait d’inspirer au poète François Coppée un de ces jolis contes en vers qu’il conte si bien. « Il y a bien des années, vivaient en inimitié deux familles puissantes : il y avait eu du sang répandu des deux côtés et des deux côtés on se gardait avec prudence.

« Un dimanche, les Grimaldi, en se rendant à la messe escortés de leurs enfants, de leurs amis, de leurs domestiques armés, se trouvèrent en présence des Vincenti, également en armes. Coups de fusil et coups de pistolet furent aussitôt échangés avec une égale ardeur, une égale haine. Le fils de Grimaldi tomba mortellement blessé ; son père se précipita sur lui pour lui porter secours, mais les Vincenti ayant rechargé leurs armes, Grimaldi, abandonné des siens, se trouvait en danger de mort. Il vit le péril, se réfugia dans une maison qu’il trouva ouverte, s’y barricada, rechargea ses armes et attendit. Sans le savoir, il était dans la maison de Vincenti. Celui-ci, pour atteindre son ennemi, ordonna de mettre le feu à la maison, quoique son enfant y fût enfermé. Sa femme le conjura vainement de renoncer à son projet, il le mit à exécution. Quand les flammes gagnèrent le premier étage où se trouvait le jeune enfant, on vit le pauvre petit apparaître à la fenêtre, appelant à son secours sa mère impuissante et son père implacable.

« Grimaldi, à ce spectacle, comprit qu’il était dans la maison de son ennemi, dont l’enfant allait périr par sa faute. Il le prit, l’enveloppa dans une couverture, le serra contre sa poitrine, s’élança par la fenêtre et tomba au milieu des assiégeants, tenant toujours l’enfant dans ses bras.

« Les vêtements déchirés, les mains et la figure brûlées, il s’approcha de Vincenti : « Tu m’as tué mon fils, lui dit-il, j’ai sauvé le tien. »

« Et il tomba évanoui. Les Grimaldi et les Vincenti vécurent depuis en bonne intelligence. »

Les raccommodements de cette nature ne sont pas fréquents. Je ne connais pour ma part que celui-là, et neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, les vendettas, nées dans le sang, ne se terminent que dans le sang.

Sur le banditisme proprement dit, le livre de M. Andréi contient de nombreuses anecdotes et de piquants détails. En Corse le voyageur peut circuler librement et sans crainte, aussi bien dans la montagne déserte que dans les rues fréquentées des villes. Il court moins de risques qu’en Italie, en Espagne ou en France. Au cours de ses promenades, il rencontrera des bandits probablement, mais des bandits qui, loin de l’attaquer, lui serviront de guides au besoin et qui, s’il est las, lui offriront cordialement un abri et de quoi se restaurer. Le bandit corse en effet ne ressemble en rien au bandit des autres pays. Il vaut mieux que son nom. Ce n’est pas un malandrin vivant de rapines, qui s’embusque pour détrousser et dépouiller le passant. Il ne tue jamais pour voler. Ses coups ne tombent pas au hasard, sur n’importe qui. Il n’en veut qu’à certains hommes déterminés. Quand il tue ce n’est point par cupidité, mais pour satisfaire une rancune personnelle ou pour défendre sa propre vie menacée. Redoutable à ses ennemis, il est inoffensif au simple voyageur qu’il accueille volontiers. Quand il vous a donné le baiser de paix, on n’a rien à craindre de lui, ni même de personne, car il se ferait écharper pour vous défendre. En Corse, pays barbare, un hôte est sacré.

À première vue, de telles mœurs nous paraissent invraisemblables à nous autres Parisiens qui, sauf dans les opéras-comiques de Scribe, ne rencontrons guère de bandits aimables, et l’écrivain qui nous les révèle a toute la mine de se moquer. Elles s’expliquent pourtant si l’on songe que parmi ceux que nous désignons tous indistinctement sous ce nom de bandits, la plupart sont de très honnêtes gens qu’un malheur, c’est-à-dire une discussion mortelle pour leur contradicteur, a forcés d’abandonner foyer, femme et enfants pour se réfugier dans la montagne, y vivre au hasard et y dormir à la belle étoile, le stylet dans une main, le fusil dans l’autre, « Garde-toi, je me garde ! » En Corse le bandit est presque toujours un homme que son peu de patience a mis en hostilité avec d’autres et en délicatesse avec la gendarmerie. Ce n’est que très rarement un malfaiteur, un brigand, au sens absolu du mot. Il n’est pas rare toutefois de lui voir employer ses loisirs à de singulières besognes. L’homme qui prend le maquis est un homme ruiné, puisqu’il abandonne forcément ses affaires quelles qu’elles soient, et désormais sans ressources, puisqu’un bon Corse, fût-il gueux comme Job, ne consent jamais à voler. Pour remédier à cette pauvreté et s’assurer des moyens d’existence, le bandit, pareil aux anciens bravi, se met à la disposition, non seulement de ses amis, mais du premier venu. Il se loue, lui et son fusil. Moyennant des redevances plus ou moins élevées, qu’il fixe d’après le plus ou le moins d’utilité de son intervention, il veille à la tranquillité de ses clients, accommode les choses au mieux de leurs intérêts, se charge de leurs querelles, les débarrasse de leurs ennemis, leur rend en un mot la vie facile et agréable. « Avoir un bandit à son service, dit M. Andréi, est une expression qui ne manque pas de sens. Si vous avez un débiteur récalcitrant, il lui rappelle sa dette et la fait rentrer ; si vous avez un créancier exigeant, il a des arguments irrésistibles pour lui faire prendre patience ; si vous êtes berger, il obtient pour vous le droit de pacage ; si vous êtes propriétaire, il vous protège contre les bergers. »

Du haut de la montagne, le bandit commande et règne. Il se fait obéir en maître souverain plus vite et mieux que les représentants de l’autorité. Pour se rendre exactement compte de la situation prépondérante, de la puissance exceptionnelle à laquelle il arrive, il faut se rappeler la fantastique histoire de Bellacoscia. M. A. Andréi l’a racontée dans ses détails. J’en retiendrai seulement les traits saillants, avec le regret de ne pouvoir narrer à mon tour les mille péripéties dont ces « rois de la montagne » ont émaillé leur aventureuse existence.

« C’est en 1811 qu’un certain Bonelli, de Bocognano, s’établit avec un troupeau de chèvres à Pentica, qui était une propriété communale et donc on lui laissa la jouissance. Il n’était pas seul dans son domaine, trois sœurs l’y avaient suivi, sans doute par force. Il eut dix-huit enfants, ce qui lui valut le surnom de Bellacoscia, qu’il légua à Antoine et à Jacques, les deux aînés des fils qu’il avait eus avec la première de ses trois femmes. Antoine a pris le maquis en 1848, à la suite d’une querelle avec le maire de Bocagnano. Ce maire ne voulait pas marier l’une des sœurs de Bonelli, qui n’avait pas d’état civil, et il poussait l’audace jusqu’à refuser à Antoine, qui répugnait au service militaire, un faux certificat constatant qu’il avait un frère sous les drapeaux. Quatre coups de fusil mirent à la raison ce fonctionnaire récalcitrant. À cette époque, Antoine désirait la fille de Casati, un bourgeois de Scanafaghiaccio. Un soir, accompagné de trois camarades, il pénétra dans le domicile de Casati et le somma de lui donner sa fille Jeanne. Sa requête n’ayant pas été accueillie à son gré, Antoine enleva Casati, le père, et Jean-Baptiste Marcangeli, le fiancé de la jeune fille. Pour recouvrer la liberté, Marcangeli jura de renoncer à sa fiancée et Casati promit de donner en mariage sa fille à Antoine. Malgré ses serments, Marcangeli épousa Jeanne, le 30 avril 1850. Deux mois après, le 27 juin, Antoine et Jacques Bonelli le firent passer de vie à trépas. Après ce haut fait d’armes, Jacques gagna le maquis et Antoine s’en vint galamment demander la main de la jeune veuve. On ne sait si les Casati furent touchés de cette marque d’affection, mais c’est douteux, car ils quittèrent le pays. Deux ans plus tard, les Bonelli tuèrent dans une rixe avec les Miniconi, sur l’un desquels ils avaient jeté leur dévolu pour marier une de leurs sœurs, un promeneur nommé Vizzavona. En 1858, ils logèrent une balle dans la tête du berger Pinelli, qui les avait trahis, et guidait les gendarmes vers Pentica. Un jour, une instruction fut ouverte contre Jacques à propos de la séquestration d’un Battesti, de Nocario. Un témoin, Xavier Suzzoni, pouvait seul déposer contre lui, on l’assassina et l’instruction fut fermée. »

À en juger par le portrait qu’en a tracé M. A. Andréi, Jacques est un fort vilain personnage. « C’est un voleur et un assassin détesté de tout le monde, écrit l’auteur d’À travers la Corse ; il s’est emparé par la force d’une grande étendue de forêts communales qu’il exploite. Il ne craint pas d’imposer les fermiers, de taxer les entrepreneurs de travaux publics et de séquestrer les propriétaires pour en tirer une rançon. ..................Pour de l’argent, il se fait le grand justicier des familles qui ont à venger un des leurs ; cela coûte trois mille francs, c’est un prix fait, il n’y a pas à le discuter, mais il faut le payer, sinon Jacques, qui n’entend pas raillerie, agit rudement envers son débiteur. On raconte qu’un propriétaire corse ayant des représailles à exercer, s’adressa à Jacques ; mais son ennemi mort, il eut l’imprudence de laisser protester sa signature… Un soir, il descendait dans la rue qu’il croyait déserte. Cueilli immédiatement par le Bellacoscia et ses acolytes, il fut emmené pendant soixante kilomètres jusqu’à un endroit inaccessible. Là, sous le canon d’un pistolet, il dut écrire à son frère, curé de Corte, de lui envoyer trois mille francs. La lettre annonçait qu’à la fin de la journée suivante, faute de payement, le prisonnier serait fusillé… Jacques fit tenir la lettre au curé. Celui-ci s’adressa au procureur de la République, au commandant de la gendarmerie ; tous deux se déclarèrent impuissants à intervenir. Le curé de Corte partit avec les trois mille francs et paya. On le conduisit vers son frère. »

Les Bellacoscia sont, on le voit, les véritables « rois de la montagne », comme M. Andréi les a appelés. Jacques, pour que rien ne manquât à son prestige, s’est même fait graver un sceau avec sa devise : L’Indépendant. Ils marient très bien leurs enfants, placent dans de bons et lucratifs emplois leurs parents et leurs amis. « Ils trouvent des juges pour régler leurs affaires privées et participent aux adjudications, après avoir versé le cautionnement exigé. Ils interviennent dans les élections, et ces bandits, condamnés quatre fois à mort, ont été poursuivis correctionnellement pour faits de pression aux élections sénatoriales de 1876. »

— Pourquoi, demandera-t-on, les autorités indifférentes laissent-elles aller les choses au lieu d’agir vigoureusement ? Morte la bête, mort le venin. Supprimez les bandits, vous détruisez du coup le banditisme, et une douzaine d’hommes aguerris, résolus, bien armés et commandés par d’adroits et énergiques officiers, aurait été pour assagir les Bellacoscia un moyen plus efficace que d’impuissantes procédures et des condamnations chimériques !

D’accord, mais n’accablons pas de nos blâmes et de nos conseils ces pauvres autorités qui, quoi qu’elles fassent, sont toujours accusées de faire exactement le contraire de ce qu’il faudrait. Elles ont entrepris contre Antoine et Jacques tout ce qu’elles pouvaient entreprendre, et si le succès ne leur a pas souri, cela ne tient pas à leur maladresse, mais à des causes que nous indiquerons tout à l’heure. Cinq fois les bandits se sont rencontrés avec les gendarmes et cinq fois ils leur ont échappé, non sans leur tuer ou leur blesser du monde à chaque rencontre. On a saisi leurs troupeaux et on les a vendus à la criée ; quelques jours après la vente, ils sont allés reprendre leur bétail, le fusil au poing, chez les acquéreurs dupés. En septembre 1886, cent vingt hommes de ligne et soixante-dix gendarmes ont cerné Pentica. Pendant qu’ils en faisaient le siège en règle et qu’ils fouillaient avec d’infinies précautions et des soins minutieux la montagne, les Bellacoscia vivaient paisiblement, en sûreté chez un maire du voisinage. Dans la nuit du 6 au 7 janvier 1887, quarante gendarmes tentèrent une nouvelle expédition aussi infructueuse que les précédentes. En juillet 1888, la brigade de gendarmerie de la section d’Ajaccio et une compagnie du 111e régiment d’infanterie envahirent le vallon de Bagnola où l’on comptait rencontrer les bandits. Pendant que soldats et gendarmes se rangeaient en bataille et attendaient l’arme au pied, les deux frères, comme en 1886, vivaient paisiblement, bien nourris, bien logés, bien soignés, en sûreté, chez un conseiller général de l’arrondissement d’Ajaccio.

Faire une guerre acharnée aux bandits, les vaincre, les anéantir, cela est très facile à projeter, mais peu aisé à exécuter. L’homme qui tient le maquis n’est pas un pauvre diable réduit à ses seules forces et à ses seules ressources, se cachant mal dans un refuge connu de tous et exposé à tous les coups de main. Il a pour lui la montagne, amie puissante, protectrice sûre, avec ses bois inexplorés, ses cavernes, ses grottes, ses mille cachettes inconnues du citadin, ses sentiers, ses souterrains, ses passages mystérieux, la montagne, gigantesque alliée, forteresse inexpugnable où les autres s’égarent mais dont il connaît, lui, tous les recoins, tous les détails, tous les secrets ; la montagne, où chaque ravin peut vous dissimuler aux yeux qui vous guettent, chaque rocher vous ouvrir des créneaux, chaque écho vous avertir de l’approche de l’ennemi. Il a donc le pays qui le sert et dont il sait se servir ; il a de plus les hommes. Ce commerçant qui ne vous vend qu’au comptant, à vous qui avez un domicile légal, de l’argent dans vos tiroirs et du bien au soleil, lui livre à crédit à lui qui n’a ni demeure, ni patrimoine, tout ce qu’il demande. Les paysans qui, leur marché fait, s’en vont sur les routes le panier au bras d’un air paisible et innocent, lui portent qui des victuailles, qui de la poudre et des balles, qui un vêtement dont il a besoin. Le rustre qui laboure son champ surveille pour lui les allants et les venants. Signalez la présence d’un Rocchini ou d’un Bellacoscia, et avant que les gendarmes aient sellé leurs chevaux, le bandit saura qu’il se prépare quelque chose et qu’il doit se tenir sur ses gardes. Qui l’aura prévenu ? Personne. Personne en vérité, mais tout le monde. A***, ce brave homme si doux, qui demeure en face de la caserne, a vu le branle-bas provoqué par votre arrivée, il en a parlé à B*** qui passait par là, par hasard, et qui ayant rencontré C*** un peu plus tard, lui en a touché deux mots. C*** à son tour a annoncé la nouvelle à D***. D***, en regagnant le village où il habite, en a fait part à un petit pâtre qui gardait des bestiaux. Le petit pâtre a sifflé un certain air, d’une certaine façon, et quand les gendarmes arriveront à l’endroit désigné par vous, ils feront, si diligents qu’ils aient été, buisson creux. Disparu le Bellacoscia ! Envolé le Rocchini ! La chasse est manquée. Les chasseurs rentrent bredouilles et les continentaux s’étonnent pendant que les insulaires sourient.

Le bandit est défendu, secouru et protégé par tout le monde, voilà ce qui rend si difficile, si inutile la guerre entreprise contre lui. On le craint, ce qui est déjà quelque chose, et tout en le craignant on l’aime, ce qui est mieux encore. Quoiqu’il ait souvent à souffrir de leurs exploits, le Corse affectionne ses bandits, le fait est indéniable. Il les aime et il leur est tout dévoué, d’abord parce que, si vertueux qu’on le suppose, il n’est jamais assuré de ne pas gagner le large à son tour, ce qui le porte naturellement à traiter aujourd’hui les autres comme il voudrait être traité par eux demain ; ensuite, parce qu’il y a dans l’attitude de l’homme en révolte ouverte contre la société et qui, à force d’adresse et d’audace, tient tête, un contre mille, à des adversaires nombreux et omnipotents, quelque chose d’osé, de hardi, d’indomptable qui plaît à son esprit aventureux et mutin, qui passionne son cœur fier, rétif à tout esclavage.

« Il faut expliquer le caractère du Corse par son histoire. Un peuple ne combat pas impunément pendant deux mille ans. Dans cette lutte incessante, il prend des habitudes et des mœurs qui influent sur son caractère ; il se trouve modelé, pour ainsi dire, par les événements[34]. » Rien de plus judicieux que cette parole. Pour bien connaître les Corses, ce qui est indispensable pour les bien apprécier, il faut lire leur histoire. Elle justifie et légitime tout ce qui, à première vue, paraît incompréhensible et anormal dans leurs moœurs et leurs sentiments, depuis leur énergie sauvage, inébranlable, jusqu’à ce dédain qu’ils ont de la vie humaine, depuis leur humeur sombre et batailleuse jusqu’à leur mépris de la magistrature.

Je ne puis, on comprendra aisément pourquoi, retracer ici l’histoire de la Corse. Un résumé, même succinct, même sec, m’entraînerait trop loin. M. A. Andréi d’ailleurs a su avec adresse condenser en quelques lignes les diverses phases de cette histoire et nous donner une idée générale, précise des péripéties, des luttes par lesquelles la Corse a passé. Je ne ferais certainement pas mieux que lui, je ne ferais probablement même pas aussi bien. Je me bornerai donc à citer cette page remarquable par sa vigueur et sa concision :

« En Corse, on voit d’abord les Phocéens qui viennent fonder des colonies, puis les Vandales, les Sarrasins ; enfin les Pisans, les Génois, les Espagnols et les papes se disputent cette île qui, pour son malheur, reste aux Génois. De ce jour, les misères des insulaires furent inouïes. Les incursions des Vandales et des Sarrasins ne peuvent se comparer aux crimes, aux massacres et aux violations de toutes sortes dont cette île fut le théâtre pendant les six cents ans que le Sénat de Gênes essaya de la posséder.

« Les Génois firent aux Corses une guerre de pirates et de forbans. Le Sénat, ne pouvant les vaincre, appela l’étranger à son aide. Ayant épuisé ses armées de mercenaires, il vida ses bagnes sur l’île, employa le poison, le poignard et la hache pour se défaire des chefs qui le tenaient en échec. Le quart de la population périt dans cette lutte héroïque. Un des gouverneurs envoyé par Gênes, Étienne Doria, fut rappelé pour n’avoir incendié que cent vingt-trois villages et dépeuplé que vingt cantons en l’espace de deux ans.

« Les chefs que Gênes ne pouvait vaincre, elle les faisait assassiner. Giudice mourut étranglé dans la tour de Malapagna ; Arrigo della Rocca périt par le poison, et Vincentello d’Istria par la hache, sur les marches du palais ducal à Gênes ; Vincent de Leca, Antonio della Rocca et le fils du comte Polo eurent la tête tranchée ; Rinuccio della Rocca, Sampiero et le général Gaffori tombèrent sous le poignard des assassins.

« Les Génois ruinèrent le pays et mirent la justice à l’encan. Les Corses, exaspérés par la vénalité des tribunaux, rendirent la justice eux-mêmes ; ainsi est née la vendetta. En se transmettant de génération en génération, cette soif de vengeance entretenait la haine de l’oppresseur ; mais, traqués de toutes parts, les Corses justiciers durent gagner le maquis, et le gouvernement les traita en bandits. Bandits soit, mais bandits par amour de la justice et de la légalité.

« Le Corse, Italien par la langue, est Français par l’esprit et le cœur. Sa haine pour l’Italien date des guerres de la république de Gênes : son affection pour les Français date de plus loin encore, de l’apparition des Francs en 754, alors que les Sarrasins ravageaient l’île. Les Francs vinrent souvent au secours des Corses. Voici Burkhard, envoyé par Charlemagne pour combattre les Sarrasins, puis le fils de Charlemagne qui vient les écraser aux environs de Mariana.

« Dès le XVIe siècle, l’ingérence française est effective. Au mois d’août 1553, le maréchal de Thermes et l’amiral Paulin débarquent en Corse avec Sampiero et quelques patriotes avides de vengeance. Pendant cinq ans, un vice-roi, nommé par le roi de France, gouverne l’île ; le traité de Cateau-Cambrésis met fin à cette situation. En février 1738, cinq régiments français, commandés par le comte de Boissieux, débarquent en Corse. Ils sont accueillis avec enthousiasme par les insulaires, qui s’en remettent au roi de France pour le règlement de leur querelle avec Gênes. Maillebois remplace Boissieux et devient le véritable chef de l’île ; il s’oppose énergiquement aux exactions des Génois ; malheureusement il dut rentrer en France en 1741. Sept ans plus tard, les Français interviennent encore et obtiennent pour les Corses un traité de paix fort avantageux qui sauvegarde leur nationalité.

« En 1755, les Français occupent les places fortes de l’île dans le but d’empêcher les Anglais de s’y établir et surtout pour surveiller les agissements des Génois. Sous le protectorat des Français, Paoli travaille au relèvement de sa patrie. Enfin, en 1767, les Génois, désespérant de réduire les Corses, vendent l’île à la France. L’acte de vente est signé à Versailles en 1768. »

Comme on le voit, ce qui domine dans l’histoire de la Corse, ce n’est pas précisément le calme et la sérénité. Grande comme une épopée, triste comme un martyrologe, elle n’a rien d’idyllique. D’âge en âge au contraire, jusqu’au jour où l’île fut réunie à la France, elle déroule sans interruption son long drame effroyable et sanglant. À quelque endroit qu’on l’ouvre, on ne trouve que luttes meurtrières, que guerres acharnées, que massacres et meurtres. Elle nous montre d’une part des vainqueurs toujours impitoyables, d’une autre des vaincus toujours indomptés ; d’un côté, la tyrannie lourde et brutale, des cruautés savantes, des persécutions raffinées, des carnages froidement résolus et férocement exécutés, des dévastations systématiques, des assassinats infâmes ; de l’autre, des conspirations sans cesse renaissantes, des émeutes folles, des soulèvements téméraires, des révoltes superbes, des dévoûments stoïques, des héroïsmes entêtés ! Pendant des siècles, les Corses se sont furieusement et noblement débattus sous la main de fer qui les étreignait. Pareils à un sanglier blessé et coiffé par les chiens, ils se sont secoués et défendus malgré tout, quand même, et à chaque frémissement de leur agonie, ils ont, tout à bout de forces qu’ils étaient, fait sentir à leurs vainqueurs que si on pouvait les exterminer, on ne pouvait du moins les asservir.

Je ne connais pas d’histoire qui soit plus que la leur riche en belles actions et en traits de bravoure. Dans cette petite île dont la superficie n’atteint pas un million d’hectares, grande par conséquent comme rien lorsqu’on la compare au reste du monde ; sur cette parcelle de terre qui aujourd’hui même, en pleine prospérité, ne compte pas trois cent mille habitants, les héros sont nés par centaines. Un jour, c’est l’intrépide Sampiero, presque septuagénaire, qui, à la tête de quarante-cinq hommes, vient soulever la Corse et tenter de l’arracher aux Génois. À peine débarqué, il renvoie sa galère et comme ses compagnons lui demandent où ils chercheront leur salut s’ils sont surpris par l’ennemi, il leur jette cette mâle parole : « Dans nos épées », qui vaut le fameux : « Viens les prendre » de Léonidas répondant à Xerxès qui le sommait de rendre ses armes. Une autre fois, c’est Antonio Padovana, un jeune homme, presque un enfant, qui, comprenant que la liberté et la vie de son père capturé par les Génois importent à la patrie, parvient à force de ruse et de volonté à pénétrer dans son cachot, à assurer son évasion et à prendre sa place, dans la prison d’abord, près du bourreau ensuite.

Giudice, Vincent de Leca, Arrigo della Rocca, dix autres encore sont de taille à soutenir sans désavantage une comparaison avec n’importe lequel des preux ou des martyrs dont s’enorgueillissent les annales les plus glorieuses, et Lucrèce Colonna se tuant pour se soustraire, et se dérobant ainsi par la mort aux violences d’un officier génois, mérite d’être offerte aux modernes Parisiennes comme un modèle à imiter, autant et même plus que son illustre homonyme et patronne, la victime de Tarquin, qui fut assez maligne, elle, pour ne se tuer qu’après la consommation de l’attentat. En Corse d’ailleurs, la femme se mêle assez souvent d’être vaillante, témoin les femmes de Calvi qui en 1553 montèrent sur les remparts et se battirent à côté de leurs maris, de leurs fils, témoin Mme Gaffori.

Assiégée dans sa propre maison, à Corte, en 1750, Mme Gaffori ordonna d’apporter un baril de poudre dans une salle basse. L’ordre exécuté, elle se plaça près du tonneau, une mèche allumée à la main, menaçant ses compagnons qui voulaient se rendre de faire sauter tout, choses et gens, s’ils cessaient le feu. À une pareille gaillarde, il fallait pour époux un demi-dieu d’Homère, un Achille ou un Ajax. Si impossible que cela paraisse, Gampietro Gaffori eut assez de force d’âme pour être encore plus héroïque que sa femme. Voici dans quelles circonstances : « Il assiégeait le château de Corte à la tête d’une troupe de partisans. Les Génois, qui le défendaient, enlevèrent dans une sortie le fils aîné de l’assiégeant, espérant ainsi pouvoir dicter des conditions au père. Celui-ci, sans se laisser émouvoir par la pensée du danger couru par son fils, ordonna sans délai une nouvelle attaque. Le commandant génois, prévoyant la chute de la citadelle si les Corses en continuaient le siège, fit suspendre au bastion le jeune fils de Gaffori. À la vue de ce corps qui se balançait sur les remparts, les Corses épouvantés cessèrent le feu. Gampietro Gaffori eut un moment d’hésitation, mais le patriote l’emporta sur le père. Se tournant vers ses soldats et leur montrant le rempart, il s’écria : « Feu ! » Les canons tonnèrent, le château tomba au pouvoir des Corses et Gaffori eut le bonheur d’embrasser son fils que les balles avaient respecté[35]. »

Un pays où l’on trouve des familles comme la famille Gaffori n’est ni facile à conquérir, ni commode à mater. Quel ménage que celui de ces deux patriotes ! La femme égale Jean Bart et le mari dépasse Brutus !

En racontant simplement, sans commentaires oiseux, de pareils épisodes, M. A. Andréi a mis le lecteur en mesure de se rendre compte par lui-même, de pénétrer par un effort de sa propre réflexion dans le tempérament intime des Corses. En songeant que pendant des siècles ce petit peuple a répondu par le patriotisme le plus dévoué, par le courage le plus constant, par l’héroïsme le plus fou aux persécutions sans pitié, aux guerres sans merci, aux vexations sans pudeur, aux mille roueries d’un ennemi puissant et expert dans l’art de tyranniser ; en songeant que par l’entêtement de son effort et la ténacité de sa résistance il a lassé la cruauté de cet ennemi, on comprend qu’il n’ait pas dépouillé complètement les allures rudes et sauvages prises dans cette lutte terrible et incessante.

Politiques ou militaires, les nombreuses pages d’À travers la Corse consacrées à l’histoire présentent un intérêt capital, puisqu’elles éclairent tout le livre et expliquent bien des détails de mœurs ou de caractère, qui sans elles demeureraient pour nous incompréhensibles. Elles ont été composées de main de maître, avec beaucoup de soin, M. A. Andréi aimant l’histoire, à peu près comme il aime la Corse, de tout son cœur. Ses ténèbres tentent son esprit sérieux et chercheur ; sa gravité convient merveilleusement à son style limpide et précis, net et un peu austère. Il apporte dans les travaux de ce genre des qualités de premier ordre et cela me fait regretter vivement la perte de cette œuvre : la Corse sous la Révolution, sur laquelle il avait passé tant de veilles laborieuses et dont une main lâche — ingrate peut-être ! — a fait disparaître le manuscrit au moment où, terminé enfin, il allait être livré aux imprimeurs.

Conçu et écrit au triple point de vue du paysage, des mœurs et de l’histoire, À travers la Corse est un livre très complet, agréable et instructif, auquel on pourrait donner pour épigraphe le proverbe latin in paucis multa, dont les écrivains prennent si souvent et si maladroitement le contre-pied. En fermant le volume, je demeure étonné de tout ce que l’auteur a su faire tenir en trois cents pages et charmé de l’humilité de sa science. Jamais il ne cherche à faire remarquer qu’il sait beaucoup de choses ou qu’il a beaucoup de talent. Suivant le précepte édicté par La Bruyère, il s’oublie toujours, il se laisse oublier. En un mot, aujourd’hui comme hier il est et il reste l’érudit modeste, l’écrivain discret dont Léon Rossignol disait finement et avec justesse : « Il voit tout, sait tout, entend tout et n’en est pas plus fier. »

1893.

Haine d’Amour
par M. Daniel Lesueur[36]





À l’exception de ceux — race trop nombreuse, hélas ! — dont la vie se perd dans un absolu désintéressement de la pensée humaine, personne n’ignore, je crois, que l’écrivain qui signe ses livres Daniel Lesueur est une femme.

En règle générale, j’aime peu la littérature féminine et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce que je crois que tout être a ici-bas sa spécialité, sa destination, et que celle de la femme est plutôt de mettre au monde des enfants que des livres. Ensuite, parce que les femmes qui se mêlent d’écrire, écrivent ou des berquinades ou des obscénités. Elles vont toujours trop loin ou pas assez. La raison, la juste raison leur fait totalement défaut ; par contre, elles se plaisent dans l’exagération, en audace ou en timidité. Cela n’est pas seulement irritant, c’est ennuyeux aussi, car on n’apprend rien avec elles et le temps qu’on leur prête est du temps perdu. Elles ne pensent point, elles parlent, et, lorsqu’elles parlent, elles divaguent ou elles rabâchent. On ne saurait adresser ce reproche à Mme Jeanne Loiseau, et c’est ce qui explique la réputation rapide de cet écrivain. Mme Jeanne Loiseau pense au contraire, et souvent si vigoureusement, si hardiment quelquefois, qu’on a peine à reconnaître dans ses livres une cervelle de femme.

Haine d’Amour est un roman psychologique, un roman d’analyse. Il appartient au genre mis, ou plutôt remis à la mode par M. Paul Bourget, et cela lui assure la sympathie de tous ceux à qui l’étude du cœur humain semble la seule des choses d’ici-bas qui soit digne de quelque attention. L’action y naît de l’antagonisme des tempéraments en présence. Les personnages y déterminent les faits, et l’intérêt capital du livre n’est pas dans les péripéties plus ou moins nouvelles de l’intrigue, dans la question de savoir si Vincent de Villenoise épousera Mme Marsan ou Mlle Gilberte  Méricourt, mais dans l’analyse minutieuse des âmes, dans la précision avec laquelle l’écrivain nous fait pénétrer dans l’intimité des tempéraments.

Au premier plan, quatre personnages principaux qui font, qui sont tout le livre : Sabine Marsan, Vincent de Villenoise, Gilberte Méricourt et son beau-frère, Robert Dalgrand.

C’est une âme curieuse que celle de Sabine Marsan, cette maîtresse passionnée mais maladroite, qui, après avoir tout sacrifié à son amant, en l’aimant de toutes ses forces, le rend, par sa nature emportée, irritable, ombrageuse et dominatrice, si obstinément malheureux. Sabine ressemble à un petit cheval fougueux qui ne peut souffrir la bride et se cabre sans cesse. Entrée par coquetterie dans l’existence de Vincent, liée à lui par la constatation de son adultère, le divorce qui en résulte pour elle et qui la met en dehors du monde où elle vivait, elle absorbe toute sa vie en cet homme et veut absorber toute la sienne en elle.

Elle l’aime follement, furieusement, désespérément, jusqu’au crime, mais elle l’aime par un calcul involontaire, parce que, sans même s’en rendre compte, inconsciemment, elle sent qu’il constitue les seules chances de bonheur qui lui restent à elle, et elle s’obstine dans cet amour parce que la force, la constance et la fidélité de sa passion sont les seules excuses qui peuvent à ses propres yeux et aux yeux des autres atténuer sa faute. Elle aime Vincent et l’ardeur de cet amour la fait très digne d’indulgence et de pitié, mais elle l’aime — et cela paralyse peu à peu toutes nos sympathies pour elle — avec une arrière-pensée d’intérêt personnel, arrière-pensée qu’elle ne soupçonne même pas, mais qui n’en est pas moins en elle. Bref, elle l’aime mal, car c’est elle qu’elle aime en lui ; elle l’aime pour elle et non pour lui. Cela n’est point rare dans les aventures du cœur et on a pu dire avec tristesse, mais non sans raison, que le plus souvent l’amour n’est que de l’égoïsme déguisé. Sans le comprendre, Sabine en arrive peu à peu à être une gêne, une difficulté, un fléau dans la vie de Vincent. Par ses révoltes soudaines et ses soumissions brusques, par ses revirements inattendus, par les impétuosités et les exigences de sa tendresse de plus en plus tyrannique au fur et à mesure qu’elle sent Vincent s’éloigner d’elle, en dépit des revenez-y de passion qui parfois les remettent aux bras l’un de l’autre, elle devient la maîtresse subie à force de vouloir demeurer quand même l’amante bien-aimée.

Comme tous les sentiments humains, l’amour échappe à la volonté. Nous aimons sans le vouloir, où nous pouvons et quand nous pouvons, de même que nous sommes aimés. Nul être n’est assuré des lendemains de son âme, car nos sentiments ne dépendent pas de notre raison, et quand on songe au peu d’empire que notre volonté a sur eux, on trouve bien ridicules, et bien à plaindre aussi, les gens qui se fâchent ou s’indignent de ne plus être aimés parce qu’ils voudraient l’être encore.

C’est ce que fait Sabine. Elle ne peut admettre que Vincent l’aime moins. Elle prétend qu’il commande à ses tendresses. Elle veut régner sur les fantaisies de son âme et, comme ni lui ni elle ne peuvent régenter cette âme, elle en veut à Vincent de ne pas savoir aimer par ordre et se rend insupportable à lui, presque antipathique aux lecteurs par l’outrecuidance et l’illogisme de ses prétentions.

En face de Sabine, et pour faire opposition, M. Daniel Lesueur a placé Gilberte Méricourt. Figure sans grand relief et sans grande originalité, Gilberte ressemble à vingt silhouettes déjà rencontrées dans d’autres romans. Elle est femme du monde sans être mondaine ; femme d’intérieur sans être bourgeoise. Elle n’est ni guindée, ni prétentieuse ; ni ignorante, ni pédante ; ni évaporée, ni godiche. Avec elle le dîner sera toujours prêt à l’heure dite, mais elle aura toujours soin de faire mettre sur la table, à côté de la soupière ventrue, quelques fleurs fraîches dans un vase élancé. C’est le type classique de la jeune fille idéale après qui je crois que tous les célibataires, jeunes ou vieux, soupirent. Soupirs vains et perdus, hélas ! car cette merlette blanche ne se trouve guère que dans les livres. Dans la vie il faut presque toujours se résigner à avoir la soupière sans le vase de fleurs ou le vase de fleurs sans la soupière.

Entre Sabine, la femme aimante mais impérieuse, dévouée mais exigeante, et Gilberte, la jeune fille dont le cœur demande plus à donner du bonheur qu’à en recevoir, Vincent se trouve à peu près dans la fâcheuse situation qu’a immortalisée l’âne de Buridan. Des sentiments divers et contraires ne tardent pas à se partager son âme et il se débat au milieu d’eux, vainement, comme pris dans les mâchoires d’une tenaille. En dépit même de sa volonté, il se détache de Sabine pour s’attacher à Gilberte. Lié à l’une par le passé, par des faits accomplis auxquels personne ne peut plus rien changer ; attiré vers l’autre dont il se sent aimé et qu’il aime lui aussi, il perd pied entre les deux amours. Il hésite, sa volonté chancelle, sa raison se trouble, son cœur erre à l’aventure. Il ne voit clair ni dans ses sentiments, ni dans ses devoirs. Il laisse aller les événements, n’osant pas, ignorant qu’il est de ses propres désirs, lutter pour ou contre eux. Engagé envers Mme Marsan, il s’engage avec Gilberte, incapable de renoncer à l’une ou à l’autre, ne sachant vers laquelle orienter sa vie et se refusant par un scrupule de conscience et une délicatesse de cœur que beaucoup d’hommes n’auraient point, à ne songer qu’à lui, au mépris des inévitables larmes que sa résolution ferait couler d’un côté ou de l’autre. Il est incertain, perplexe. Son état d’âme serait grotesque s’il n’était épouvantablement malheureux. Vincent est un très honnête homme, un noble cœur. Il manque d’égoïsme et c’est pour cela, non par sottise, qu’il mène mal son existence, comme tous ceux qui ne pensent pas seulement à leur félicité personnelle, mais aussi à celle des autres.

Avide d’être heureux, ayant cherché le bonheur sans succès avec Sabine, il voudrait tenter une nouvelle expérience avec Gilberte. Il sent que son âme de sentimental, délicate et douloureuse, comme toutes les âmes tendres, trouverait plus d’apaisement dans un mariage avec Gilberte que dans sa liaison avec Mme Marsan. Il a envie d’un amour qui ne se cache pas et il comprend, sans pouvoir s’y résigner, que la félicité entrevue va lui échapper par suite d’une erreur ancienne dont son honneur lui commande de subir les conséquences et que, malgré tout, il aime encore un peu. Il enrage de passer à côté de son rêve sans essayer de le saisir au passage et en même temps il ne veut rien tenter pour s’en assurer la réalisation.

Comme le lui dit son ami Dalgrand, il souffre de son incertitude sur la route à suivre, de la dualité de sa vie. Son malaise moral augmente de jour en jour et se transforme peu à peu en découragement. Vincent devine que sa vie va s’effondrer. Il comprend que la tendresse qui se fane dans son âme condamne à ne pas s’épanouir la tendresse qui y voulait éclore. Insensiblement il se lasse de tout et se tient à l’écart de tous, tant son angoisse l’absorbe. Le spleen le gagne ; l’horreur de penser l’envahit. L’ennui de vivre le prend et il en arrive à songer au suicide, à le regarder comme le seul dénouement possible du drame qui se joue en lui, comme la seule chance, non de bonheur, mais de tranquillité qui lui reste, puisque, pris entre l’avenir et le passé, il ne peut découvrir, dans le désarroi de ses sentiments et de ses pensées, où est son devoir.

Fort heureusement, Robert Dalgrand — qui est une personnification, une synthèse de toute la sagesse humaine — veille sur Vincent et le fortifie contre ses projets macabres. Un incident romanesque — que je n’aime pas beaucoup, car il donne à toute la fin de Haine d’Amour des allures de mélodrame — vient d’ailleurs l’aider à opérer son difficile sauvetage d’une âme. Sabine tire sur Vincent un coup de pistolet dans l’intention, non de le tuer, mais de le blesser légèrement, pour pouvoir le soigner, le guérir et le ramener à elle à force de dévouement. Dans le livre de M. Daniel Lesueur, livre si vrai, si humain dans son ensemble et dans ses détails, ce coup de pistolet sonne terriblement faux. Il n’est là que pour amener le dénouement, un dénouement de vaudeville, conforme aux désirs du public, non à ce qui se serait passé dans la vie, et pour l’amener par des procédés de roman feuilleton. Dans la réalité, de deux choses l’une : ou Sabine n’aurait pas tiré sur Vincent ; ou, si elle avait tiré sur lui, elle aurait cherché à le tuer et non à le blesser. Une femme passionnée, déterminée, violente, ne calcule pas, ne combine pas des péripéties lorsque la passion bouillonne en elle. Elle agit d’instinct. Elle fait franchement ce qu’elle fait, et, quoi qu’elle fasse, elle le fait de tout cœur, bon jeu, bon argent.

Au reste, le véritable drame n’est pas dans le simulacre du meurtre auquel s’applique Sabine et qui la perd au lieu de la sauver, mais bien dans l’âme de cette malheureuse femme et surtout dans l’âme de Vincent. Pour être purement psychologique, ce drame n’en est pas moins terrible. Lutter contre une douleur déterminée, connue, se séparer de ce que l’on aime à l’heure même où on le chérit le plus tendrement, cela est dur sans doute, mais, pour atroce qu’elle soit, cette douleur se porte à coups d’énergie et de volonté. On souffre, mais on sait de quoi ; on se défend, puis on se résigne, puis on oublie. Lorsqu’on connaît le mal, on connaît presque toujours le remède, le moyen sinon de le guérir, du moins de le tromper. La dure épreuve n’est pas celle-là. Quand on est homme et qu’on peut appeler sa volonté à son aide, on n’est pas en danger.

La grande peine, c’est celle de ceux qui ne connaissent pas exactement leur peine, qui hésitent entre plusieurs souffrances et qui n’osent se décider à en accepter une, même pour s’épargner les autres. Voilà la plus rude angoisse qui puisse secouer un cœur. De tous les maux, il n’en est pas de pires que l’incertitude, l’hésitation. Ne pas connaître son devoir ; cheminer dans les ténèbres ; ne savoir ni où l’on va, ni où l’on veut aller ; questionner son cœur et son esprit, ses sentiments et sa raison, sans parvenir à faire pencher la balance ; être pris entre des idées opposées, des arguments contradictoires, des résolutions qui se détruisent ; interroger toujours les mêmes points d’interrogation, toujours, sans jamais obtenir de réponse définitive, c’est le plus épouvantable des supplices, celui de toutes les heures et de toutes les minutes. L’âme y agonise sans trêve et cette agonie qui déconcerte toutes nos forces vives, qui nous détache de tout et de tous, qui épuise, dans une inaction fatale, toutes nos virilités, nous enveloppe, peu à peu, dans la tunique de Nessus, dans l’idée fixe, et nous conduit invariablement, par la voie la plus douloureuse, à la folie ou à la mort.

Telle est la crise que traverse Vincent. M. Daniel Lesueur l’a analysée avec une minutie, une précision rigoureuses qui lui ont permis de développer son livre avec une implacable logique.

J’ai connu jadis un pauvre grand garçon, doué d’un tempérament à peu près analogue à celui de Vincent et qui fut jeté par les hasards, les vilains hasards de la vie, dans une situation quelque peu semblable à celle où se débat M. de Villenoise. J’étais son plus intime, son seul ami, et il me racontait toutes ses affaires, celles de cœur comme les autres. Il tenait d’ailleurs de ses sentiments, sensations et pensées, un journal intime fort détaillé qu’il ne serrait pas pour moi et que j’ai feuilleté maintes fois.

Eh bien ! mon ami a vécu tous les états d’âme par lesquels passe Vincent. Tantôt l’espérance de l’avenir l’emportait chez lui sur le regret du passé ; la jeune fille sur la femme ; la fiancée, l’épouse future sur la maîtresse actuelle. Tantôt au contraire, hier et aujourd’hui faisaient tort à demain. Sa volonté changeait continuellement. Il en avait une pourtant et une solide, mais il ne savait dans quel sens la fixer. Il était en proie aux velléités les plus diverses, aux résolutions les plus incompatibles. Quelqu’un qui n’aurait pas su par le menu ce qui se passait dans cet homme, l’aurait traité de girouette et l’aurait calomnié comme on calomnie la girouette, car ce n’est pas elle qui change, mais le vent. Chez lui ce n’était pas le cœur qui changeait, mais le cours de ses pensées. Quelquefois il regardait sa vie comme à jamais fermée. L’avenir lui apparaissait morose, noir, et il détestait presque sa maîtresse, qu’il adorait au fond. Il lui en voulait du temps qu’il passait près d’elle, de tout, même du bonheur qu’il lui devait. Quelquefois au contraire, en songeant aux bonnes heures d’antan, il s’apercevait que son cœur était toujours épris et il n’avait plus qu’un désir : faire en sorte qu’aujourd’hui ressemblât à hier, et demain à aujourd’hui. Sa raison, qui demeurait sage, lui permettait de raisonner admirablement dans la théorie sans lui donner la force de se conduire de même dans la pratique. Dans le tohu-bohu de ses pensées, j’ai vu ce pauvre garçon descendre jusqu’au fond de la douleur humaine et du désespoir. Un jour, un Dieu bienfaisant — le travail — lui permit de retrouver sinon la joie, du moins le calme et ce courage de vivre qui par moments avait bien failli lui manquer. Sa vie prit un nouveau mot d’ordre : penser au lieu d’aimer, et peu à peu il sortit de son agonie comme Vincent de la sienne. J’ai vécu avec lui une des plus tristes histoires humaines de ma vie, une des plus captivantes aussi et qui m’a fort bien préparé à apprécier Haine d’Amour, à me rendre compte de toute la vérité, de toute l’humanité de ce livre que beaucoup de jeunes gens feraient bien de lire et de méditer. L’histoire de Vincent de Villenoise ne doit pas être aussi exceptionnelle qu’on pourrait le supposer, et M. Daniel Lesueur l’a narrée avec une sûreté d’analyse que j’admire d’autant plus que j’avais à ma disposition une pierre de touche pour l’éprouver.

Étant femme, il faut que l’auteur de Haine d’Amour soit doué d’une rare perspicacité, pour avoir pu pénétrer aussi complètement les angoisses qui, dans certaines circonstances, peuvent affoler l’âme d’un homme.

1894.

L’Aventure de M. G. Ohnet





Depuis quelques années, les livres de M. G. Ohnet, au fur et à mesure qu’ils paraissent, provoquent de moins en moins de bruit dans le monde. Je le constate avec plaisir, n’aimant pas M. G. Ohnet — comme écrivain s’entend, non comme homme, car jamais les hasards de la vie ne m’ont mis en sa présence. Sa personnalité artistique me paraît si mince que je la regarderais comme négligeable si je ne trouvais dans l’aventure littéraire de M. G. Ohnet un cas des plus curieux à étudier et plein d’enseignements.

Pendant des années, M. G. Ohnet a écrit sans grand succès. Il n’avait ni l’oreille des directeurs de théâtre, ni celle des éditeurs, n’ayant pas celle du public. Ses pièces n’avaient pas de tour de faveur ; ses livres ne connaissaient que vaguement les honneurs de l’étalage. Un jour, moins peut-être pour lui être agréable, à lui personnellement, que pour être désagréable à d’autres, la critique signala M. G. Ohnet au public et l’improvisa grand homme. Il fallait opposer quelqu’un à certains romanciers dont les succès devenaient inquiétants pour certains esprits et on choisit M. G. Ohnet. Le choix n’était pas maladroit. M. G. Ohnet devait plaire à ce temps que M. François Coppée a appelé assez dédaigneusement et non sans raison, hélas ! un

… temps d’opéra bouffe et de drame bourgeois.

Ses livres pouvaient se lire facilement, au coin du feu, après le dîner. Ils ne demandaient pour être compris ni beaucoup de savoir, ni beaucoup de réflexion, ni une attention bien soutenue. On était sûr de n’y rencontrer rien de ce qui vous secoue, rien de ce qui vous tord le cœur ou vous serre les tempes. L’auteur peu soucieux de mettre à nu les plaies de l’humanité en analysant par le menu des personnalités malheureuses, maladives ou coupables, avait ce mérite que M. Sarcey regarde comme le premier des mérites : de ne pas inquiéter la digestion du lecteur et de ne pas agiter son sommeil. Tout chez lui était décent, convenable, raisonnable, pondéré ; tout y était correct, sauf la langue ; tout y était coulé dans de vieux moules, conçu et exécuté suivant de vieilles formules, de façon à ne pas effaroucher le public, à ne pas le déranger dans ses habitudes tout en le flattant dans ses manies. Cela fut compris en haut lieu et c’est pour cela qu’on voulut avec les productions de M. G. Ohnet barrer la route où les lettres modernes marchaient.

Alors, un incident se produisit qui stupéfia les inventeurs du nouveau grand homme, ceux qui à son égard jouaient le rôle de montreurs d’ours. Le succès qu’on avait voulu lui ménager dépassait brusquement et brutalement les prévisions, sans crier gare et sans demander de permission.

Sermonné et préparé comme il faut, soumis à un entraînement vigoureux, le public, séduit par leurs qualités négatives, se précipitait sur les livres de M. G. Ohnet comme les Hébreux dans le désert ont dû se précipiter sur la manne. Ses romans atteignirent tout à coup à des tirages fantastiques, cent, cent cinquante, deux cents éditions ; ses pièces tinrent l’affiche pendant des mois et des mois.

On trouva cela abusif et indélicat. Les apôtres les plus ardents et les plus convaincus songèrent à l’apostasie. Ce M. Ohnet était vraiment bien osé de profiter si impertinemment de la réclame qu’on lui avait faite, du rayon de soleil qu’on avait jeté dans sa nuit, par charité, par bonté d’âme ! Il accaparait tout ! Il n’y en avait que pour lui ! Il se prenait au sérieux ! Et patati et patata !…

Des rancunes et des jalousies naquirent et s’amassèrent contre lui. Ceux qui avaient souhaité son succès, espérant que ce succès tuerait la littérature nouvelle et ramènerait la vogue à leurs livres de plus en plus délaissés, ne lui pardonnèrent pas l’échec de leurs calculs, l’égoïsme de ses triomphes.

Sur ces entrefaites, un des esprits les plus aiguisés et les plus démolisseurs de ce siècle, un petit-fils de Chamfort, s’avisa de donner, pour se distraire, des chiquenaudes sur le nez de la statue du nouveau dieu ; à la première, elle trembla de la base au faîte ; à la deuxième, elle chancela ; à la troisième, elle culbuta. Sa dégringolade fut le signal d’une épouvantable curée. Dès qu’elle fut par terre, tous se ruèrent sur l’idole renversée.

On la mit en morceaux, on mit ses morceaux en poussière. Le dieu tombé fut traité par ses grands-prêtres et ses courtisans d’hier comme le pire des malfaiteurs. On le qualifia couramment de faussaire de la littérature, de détrousseur de gloire, de voleur d’applaudissements. Chacun, pris d’un beau zèle, voulut lui jeter de la boue au visage, lui décocher le coup de pied de l’âne. Le grand homme improvisé avait été exécuté, et magistralement exécuté par un vrai lettré que sa popularité de mauvais aloi agaçait ; après l’exécution, les faux lettrés frappèrent son cadavre à coups de bâton ou de stylet et s’acharnèrent sur lui comme ces corbeaux et ces loups qui, les soirs de bataille, viennent dans les ténèbres manger les morts.

Je n’aime pas M. G. Ohnet, et je ne veux pas le défendre. Il n’a ni fond, ni forme. Ses idées sont vulgaires ; son style est commun. Ses écrits sont d’une banalité désespérante. À tous égards, il méritait la sévérité avec laquelle M. Jules Lemaître a fait justice de lui et même la rigueur avec laquelle d’autres critiques, moins écrivains et moins autorisés par conséquent, l’ont malmené.

Mais cette rigueur, après la sévérité de M. Lemaître, après surtout les indulgences qui l’avaient précédée, venait bien tard, il faut le reconnaître. Et puis, pourquoi, en bonne conscience, se montrer tout à coup impitoyable pour M. G. Ohnet lorsqu’on se montre encore et journellement si bienveillant et si complaisant pour tant d’autres écrivassiers ! En quoi, je vous prie, est-il plus vide que M. Po ? plus encombrant que M. Li ? plus plat que M. Chi ? plus incolore que M. Nelle ? Si tous lui sont supérieurs par quelque côté : l’un par son affabilité proverbiale, l’autre par sa chance éternelle ; celui-ci par l’universalité de sa médiocrité ; celui-là par sa désinvolture de conscience, il leur est supérieur, lui, à tous, sauf à un ou deux peut-être, par son habileté de metteur en scène.

Bien mettre en œuvre, M. G. Ohnet n’a, je crois, que cette qualité, mais il l’a bien. Il sait charpenter avec infiniment d’adresse et même de puissance un livre ou une pièce. Il sait préparer, amener, conduire et dénouer la scène à faire. Il ne cherche que l’effet, soit ; et il le cherche par n’importe quel moyen, d’accord ; le ronronnement des phrases creuses, l’abus des vieilles ficelles, tout l’attirail romanesque et bourgeois des mélodrames et des feuilletons, tout lui est bon et il se sert de cour, c’est vrai, mais, en dépit des pataquès dont il pare son style et des allures grotesques de ses personnages en carton, il obtient l’effet qu’il cherche.

Un mandarin, un lettré sourira ; un bon bonhomme de la foule se laissera empoigner. Il n’est pas artiste, il n’est pas littéraire et il agace les nerfs des délicats, mais il est habile et agit sur ceux du vulgaire.

C’est un plat marchand de copie, un faiseur qui débite de la littérature au mètre et au kilomètre, mais il a toujours été cela et n’a jamais été que cela, il y a dix ans comme aujourd’hui, et parmi les hommes de lettres contemporains il n’est pas le seul à n’être que cela. Pourquoi donc avoir deux poids et deux mesures ? Pourquoi avoir d’abord fait un grand homme de M. Ohnet pour le traiter ensuite en brebis galeuse, en bête malfaisante ? Pourquoi surtout être si intransigeant avec lui lorsqu’on se montre si accommodant avec d’autres qui ne valent pas mieux que lui ? Parce que, — et c’est ici que l’aventure littéraire de M. G. Ohnet cesse d’être curieuse pour devenir instructive, — parce que son succès a été trop franc, trop bruyant, et qu’il y a toujours un peu de vice au fond des accès de vertu d’une certaine cririque, un peu de jalousie au fond de son prétendu amour des lettres. À mon humble avis, l’envie a été pour beaucoup dans les éreintements dont on l’a gratifié, et je suis persuadé que si ses livres s’en étaient tenus à une vente de quinze ou vingt éditions, on aurait traité leur auteur de façon toute différente.

J’ai peut-être l’esprit mal fait, mais il ne me déplaît pas d’examiner à quels mobiles obéissent souvent nos puritains littéraires lorsqu’ils font étalage de leur puritanisme et j’éprouve une certaine joie chaque fois qu’il m’est donné de les prendre en flagrant délit de mensonge et de bassesse, de contradiction et de cabotinage.

C’est toujours amusant de voir que ceux qui s’érigent en défenseurs du bon goût et du reste, en juges, méritent de passer de leur chaise curule sur le banc des prévenus. Don Juan prêchant la morale, Cartouche flétrissant le vol et l’assassinat sont à mes yeux ce que l’humanité peut produire de plus bouffon, et de toutes les pièces de théâtre, celle que je préfère c’est Tartufe.

J’ignore ce que la postérité fera des livres de M. G. Ohnet. Je ne prévois rien de bon pour eux, car je ne vois pas ce qui pourrait les sauver de l’oubli, d’un juste oubli. Comme écrivain, M. Ohnet ne mérite que de rentrer dans l’ombre d’où il n’aurait pas dû sortir, mais il mérite de rester pour l’éducation des races à venir, comme ayant donné lieu à un des plus beaux accès de fausse vertu de cette fin de siècle.

Son exemple pourrait apprendre aux hommes le peu de cas qu’ils doivent faire de la popularité, de la gloire et aussi des appréciations de la presse. S’il m’était même permis d’émettre un vœu, je souhaiterais qu’on collectionnât les louanges et les injures adressées à M. G. Ohnet par les mêmes plumes. Cette collection serait féconde en rapprochements édifiants. Elle constituerait, j’en suis sûr, un des spectacles les plus drôles qui se puissent concevoir et, à cette heure où l’avenir paraît sombre, il ne saurait être mauvais d’emmagasiner des sujets de rire.

1895.

un drame antique



Philoclès
par M. Mario de la Tour





Le Philoclès par M. Mario de la Tour est assurément une des meilleures parmi les œuvres représentées jusqu’à ce jour par le Théâtre des Poètes. On aurait dû lui faire les honneurs du Second Théâtre-Français. Quelques coupures discrètes, quelques retouches légères, et il en était parfaitement digne. Tel qu’il est même il les méritait, lui qui ne les a pas eus, infiniment plus que beaucoup de pièces qui les obtiennent, sans les mériter d’ailleurs.

Je ne sais si M. Mario de la Tour a porté son manuscrit à des directeurs de théâtre, mais je parierais gros que s’il le leur a offert, ils se sont empressés de le lui rendre sous le premier prétexte venu, toutes les excuses étant bonnes dès qu’il s’agit d’éconduire un poète. Il faut s’appeler François Coppée pour pouvoir aujourd’hui faire représenter sur une grande scène une œuvre importante écrite en vers, et encore. Dieu sait par quelles vicissitudes Pour la Couronne a passé avant le triomphe final ! Sans chercher beaucoup, on trouverait d’autres exemples de l’hostilité systématique des directeurs de théâtre à l’égard des poètes. Les mésaventures de la Femme de Socrate et de Formosa ne sont pas assurément pour contrecarrer ce que j’avance.

Théodore de Banville et Auguste Vacquerie étaient pourtant de ces gens qui, comme on dit, avaient le bras long. Il leur a fallu, malgré tout, à l’un et à l’autre des années et des années pour vaincre le mauvais vouloir de ceux-ci et l’hypocrisie de ceux-là. Quand on songe à ces choses, à toutes les misères que peuvent subir des hommes arrivés, connus, classés, que leur talent impose et que leur situation protège, on est épouvanté à la pensée des difficultés, des obstacles, des humiliations, des déboires, des crève-cœur, des avanies qui attendent un jeune homme, un inconnu, auteur d’une pièce en vers et désireux de la faire représenter.

Quoiqu’il en soit, le Philoclès de M. Mario de la Tour n’a vu le jour que grâce à un de ces théâtres spéciaux et particuliers que l’on appelle parfois assez méchamment des théâtres à côté. Les directeurs de ces théâtres-là sont presque toujours jeunes, c’est-à-dire enthousiastes et confiants. Dédaignés par leurs grands confrères, — subventionnés ou non, — ils se vengent de ces mépris pour notre plus grand bien, en offrant de temps en temps à une belle œuvre l’hospitalité qu’on lui refuse ailleurs.

Ce qui me plaît avant tout et par-dessus tout dans le drame de M. Mario de la Tour, c’est sa simplicité tout à fait antique.

Dans la première partie, nous voyons le grand poète Philoclès hué par les Athéniens, raillé, honni, maltraité par la foule jalouse, haineuse et stupide ; condamné à l’exil par les pouvoirs publics, complices comme toujours de la sottise populaire ; abandonné par Stratylis, l’amante fidèle et dévouée qui ne pardonne pas au penseur d’aimer son œuvre plus que tout et qui — dans ce temps-là, déjà ! — a des velléités de préférer un homme d’argent sans génie à un homme de génie sans argent ; menacé de l’esclavage par l’âpreté de ses créanciers impayés ; songeant à la mort, la désirant presque, car il sait bien que la bêtise et la vilenie humaines désarmeront devant son cadavre et qu’on reconnaîtra au poète mort le génie que l’on refuse au poète vivant. Agatharcos, un de ses créanciers, aussi rapace au fond que les autres, car il n’arrive à la pitié que par un calcul d’intérêt parfaitement égoïste, s’attendrit sur le piteux état de Philoclès et résout de lui venir en aide. Pour permettre au malheureux, épuisé par les privations et l’insomnie, de reposer un peu, il lui remet un philtre merveilleux qui, saturé d’eau, lui procurera un sommeil bienfaisant ; qui, pur, le plongerait dans une léthargie profonde, ayant toutes les apparences de la mort. Une idée germe aussitôt dans le cerveau de Philoclès, une curiosité s’éveille en lui : faire le mort pour expérimenter ses espérances, pour vérifier quel sort le destin leur réserve, pour tenter de savoir si, un jour, il possédera enfin cette gloire qu’il aime furieusement, de tout son être, de toutes ses forces et à laquelle il a toujours sacrifié tout. Il vide le flacon et le rideau tombe.

Lorsqu’il se relève sur la deuxième partie du drame, nous sommes dans l’Acropole. Les Athéniens — par un revirement d’opinion et de conscience un peu bien brusque — ont déifié mort le poète qu’ils voulaient bannir vivant. Sur la scène déserte, au faîte d’un sarcophage de pourpre, il est étendu parmi les fleurs, les branches de laurier et les palmes.

Dans la coulisse, le peuple, les pleureurs, les pleureuses, des jeunes filles, tous enfin célèbrent et chantent les louanges de Philoclès, « le grand poète », « le merveilleux génie », « le prodige éblouissant », etc. L’Archonte-Roi mêle sa voix à celle de la foule, et renchérissant sur tous, promet au mort des apothéoses sans fin. Soudain, les fleurs qui recouvrent le sarcophage se soulèvent. Philoclès s’éveille lentement. Il promène autour de lui ses regards avides et ravis, puis, dans un long monologue, il raconte le bonheur qu’il a éprouvé à voir se réaliser son rêve, son désir :

Ô prodige ! ô bonheur indicible ! ô stupeur !
La fraîcheur de la nuit dissipe ma torpeur.
Ô résurrection sublime dans la gloire !
Maintenant tu n’es plus un fantôme illusoire,
Ce peuple, ces encens, ces lauriers inouïs,
Ce pompeux appareil de triomphe où je suis,
Tout ce que mon regard extasié contemple
Existe ! Et l’on dirait que le ciel est mon temple !

Brusquement une inquiétude l’envahit :

Mais mon cœur bat ! Ô doute affreux ! Soudain effroi !
Ne vas-tu pas, vivant, te retirer de moi ?
Ô fille du trépas que j’eus par sortilège,
Vivre et te posséder, c’est presque un sacrilège.
Ne t’enfuiras-tu pas, me laissant le remords
D’avoir volé le bien mystérieux des morts ?
Je tremble de te perdre en renaissant…


Une fois cette crainte entrée dans la cervelle de Philoclès, on devine aisément, étant donné son farouche et insatiable amour de la gloire, le dénouement : le poète se tue pour ne pas redevenir un homme et pour rester un dieu :

Ô gloire ! n’ouvre pas dans l’aurore ton aile ;
Je t’ai, je veux t’avoir sans répit, éternelle !
Ne sois pas l’infidèle amante d’une nuit,
Qui ne vous connaît plus dès que le matin luit !
Et puisque c’est la loi monstrueuse et fatale
De n’accorder qu’aux morts ta beauté triomphale,
Que ce fer à jamais consacre nos amours,
Dormons l’éternité pour t’embrasser toujours !


Tel est le drame de M. Mario de la Tour. Il est, comme on le voit, d’une extrême simplicité, d’une simplicité qui rappelle le faire large et grandiose des tragiques grecs.

La formule d’art à laquelle appartient Philoclès n’est pas de mode aujourd’hui. Elle est délaissée, abandonnée, et c’est dommage, car c’est la formule des anciens classiques, cette formule qui a vu naître, qui a fait naître peut-être, tant de chefs-d’œuvre. Peu de faits, pas d’intrigue. Le simple, logique et rigoureux développement d’une situation créée directement par les passions des personnages. L’analyse, avec le moins de complication possible, d’un état d’âme et sa mise en scène, à l’exclusion absolue de tout hors-d’œuvre inutile. Telle est l’essence de cette formule qui, si le talent de l’écrivain ne la trahit pas, communique à toute œuvre littéraire quelque chose de cette pureté de lignes, de cette majesté simple et calme, de cette sérénité magnifique que nous admirons dans la statuaire grecque prêtant aux dieux de l’Olympe des formes humaines et divines à la fois, ou plutôt, prêtant aux dieux de l’Olympe des formes humaines, mais de façon telle que nous reconnaissions immédiatement le dieu sous son enveloppe terrestre.

Somme toute, la sensation que produit en nous le Philoclès de M. Mario de la Tour, est d’un ordre tout spécial. Elle rappelle, comme je l’ai dit, celle qu’on cueille dans la fréquentation des poètes grecs, et ne peut se rapprocher dans notre littérature que de celle provoquée par la lecture de tragédies comme les Érinnyes de Leconte de Lisle, ou de vers comme ceux d’André Chénier. Elle est attique et ne ressemble en rien aux agitations que nous imposent violemment les lettres contemporaines. Elle est douce, quoique profonde, délicieuse et délicate. Elle est littéraire et d’un caractère élevé, très noble. On dirait une caresse qui chatouillerait voluptueusement toutes les intellectualités de notre cerveau.

Il est plus difficile de conquérir le public en l’intéressant avec une gravure qu’en l’intriguant avec un rébus. À une époque où l’amour du bizarre et du compliqué règne en maître souverain, il faut, lorsqu’on ne veut pas circonvenir l’attention par les embrouillaminis d’une intrigue inextricable ou baroque, la forcer par la puissance de la pensée et du style.

La tâche est ardue, car ils sont rares, même parmi les gens intelligents, ceux à qui une idée juste et grande, bien exprimée, un beau vers bien frappé, font courir entre les épaules un frisson de plaisir. Les dégustateurs de littérature sont peu nombreux, et on risque fort en écrivant pour leur satisfaction à eux qui sont la minorité, e faire bâiller les autres, cette majorité avec laquelle, en dépit de tout, il faut toujours compter. Le margaritas ante porcos de l’Évangile est en art cruellement vrai. Je n’en persiste pas moins toutefois à estimer que Philoclès, représenté dans un grand théâtre, devant le gros public, aurait obtenu un succès très mérité et fourni une carrière très honorable.

Très sobre, ce drame n’a, il est vrai, pour soutenir l’intérêt, ni les savantes machinations des intrigues à la d’Ennery, ni le concours des personnages connus et aimés de la foule : personnage sympathique, personnage spirituel, jeune fille pure et calomniée, jeune premier sortant de l’École Polytechnique, et tutti quanti. Philoclès, lui-même, qui est à lui seul toute la pièce, car tout se rapporte constamment à lui et les autres personnages ne sont à ses côtés que des comparses, — Philoclès lui-même n’est qu’à demi attendrissant, considéré dans son individualité propre. Il est un peu fou, car l’amour de la gloire poussé au point extrême où il le pousse, confine à l’idée fixe qui est toujours le point initial de la folie ; et un peu égoïste, car il ne songe jamais qu’à lui, toujours et uniquement soucieux de repaître sa soif de célébrité, ne s’inquiétant pas du bonheur ni du repos de la femme qui est près de lui. Je reconnais très volontiers qu’il fallait, pour rendre possible la deuxième partie du drame, pousser au paroxysme dans l’âme de Philoclès l’amour de la gloire, et je reconnais très volontiers aussi que M. Mario de la Tour a mis son héros debout avec une puissance et une sûreté de main peu ordinaires, mais il n’en est pas moins vrai qu’à y regarder de près, Philoclès, tout grand poète et tout malheureux qu’il est, demeure un monsieur peu sympathique. C’est un ambitieux et un monomane. Ce qu’il nous montre de son cœur ne vaut pas ce que nous entendons dire de son esprit, et s’il nous plaît par quelque chose, c’est beaucoup moins par ses sentiments que par les idées et les beaux vers qu’il débite. Malheureusement pour lui, les idées et les vers sont de M. Mario de la Tour, et Philoclès, sans eux, me paraît mériter peu notre sollicitude.

N’offrant au public ni faits à commenter, ni personnages à qui s’attacher, le drame n’en est pas moins très intéressant, mais son intérêt est ailleurs et plus haut. D’abord, dans la composition du personnage principal, dans l’analyse et la synthèse de son caractère, dans le relief que M. Mario de la Tour a donné à cette figure, imposante par l’impétuosité et la frénésie de sa passion inepte, mais dont nous n’apercevons pas la vanité lorsque Philoclès vante et célèbre sa chimère. Tel est l’empire d’un sentiment profond : il en impose à tous, il aveugle tout le monde, même ceux qui ne le partagent point. — Ensuite, dans les pensées exprimées et la façon dont elles le sont. Les vers de M. Mario de la Tour sont des vers de poète. Ils sont clairs et précis. Ils ont de la vigueur, de la sonorité et du mouvement. On pourrait leur appliquer ce que M. François 

Coppée me disait un jour à propos des vers de Victor Hugo : « Il en est parmi eux qui durent vingt-quatre heures. » L’éloge, pour être formidable, n’en serait pas moins mérité. Ce n’est pas cependant à Victor Hugo que l’on songe en lisant les alexandrins de M. Mario de la Tour, c’est encore à Leconte de Lisle. Ses vers ont souvent l’allure magnifique, l’ampleur magistrale de ceux de l’auteur des Érinnyes. Ils frappent notre esprit et s’imposent à lui par leur force plus qu’ils ne le séduisent par leurs grâces. La métrique de M. Mario de la Tour est d’ailleurs savante, et il sait tirer de l’alexandrin tout ce qu’il peut donner. C’est pour cela sans doute que maints passages de son drame laissent dans la mémoire du lecteur mieux qu’un vague souvenir. Ses tirades ont de la vie. Plusieurs d’entre elles, sans parler du long monologue de la deuxième partie, sont des morceaux achevés, comme on en trouve dans les anthologies, témoin celle-ci, où Philoclès reproche superbement à Athènes son injustice et sa versatilité :

Les vivants, c’est ainsi qu’Athènes les honore !
En son ingratitude et son iniquité
Voilà comment agit cette auguste cité,
Elle couvre de boue, elle insulte, lapide
Quiconque veut la voir plus grande et plus splendide.
Que d’aèdes divins, de sages, de héros,
La trouvèrent rebelle et fécondes en bourreaux !
D’un jour à l’autre, on les condamne, on les exile
Comme des criminels en Thrace ou dans quelque île.
Rois en haillons courbés sous le poids des revers,
Ils offrent un spectacle horrible à l’univers.
En proie à l’injustice, à la faim, aux huées,
Ils vont, mornes, les bras levés vers les nuées,
Et dans leur solitude et leur affliction
Ils envieraient ta roue infernale, Ixion !
Oui, tous comme Socrate ont leur ciguë à boire !
Mais dès qu’ils ont franchi le Styx expiatoire,
La justice se lève et, prise de remords,
Vient d’une aube tardive éblouir leurs yeux morts.


M. Mario de la Tour excelle à rythmer des vers qui font image. Ce dernier alexandrin :

Vient d’une aube tardive éblouir leurs yeux morts,


frappe vivement l’imagination et l’esprit, tant par sa robuste concision que par la justesse même de la pensée. Les vers sur l’exil sont encore dans ce genre un des meilleurs passages du drame :


L’exil où la clarté des horizons lointains,
L’exil où l’homme en proie aux ténébreux destins
Entre comme en un gouffre, en un vaste mystère,
C’est l’élargissement suprême ! C’est la terre
Sans bornes pour patrie offerte à l’exilé.
Il n’a plus d’autre toit que le ciel étoilé
Et par delà les mers, forme soudain plus grande,
Il se drape de brume auguste et de légende.


Il est certain que ces derniers vers dénotent, chez M. Mario de la Tour, une réelle puissance d’évocation. Ils font mieux que raconter, ils font voir.

On pourrait aussi détacher du Philoclès un certain nombre d’alexandrins qui prouvent dans leur concision, tout aussi bien que les tirades dans leurs développements, que M. Mario de la Tour sait penser et écrire. Les amateurs d’aphorismes et d’axiomes trouveront à glaner dans son drame. Les vers frappés comme des médailles y abondent, et le métal employé par M. Mario de la Tour est en général exempt de tout alliage impur. Je connais peu de pensées plus mélancoliquement exquises que celle-ci, sur la gloire :

Elle est aussi la fleur aux pétales d’aurore
Qu’on voit sur les tombeaux tardivement éclore ;


peu de plus ingénieuses que cette autre :


La tombe laisse entrer par d’invisibles fentes
Le juste flamboiement des gloires triomphantes ;


peu de plus consolantes que cette dernière :


Mourir, c’est dans son rêve augustement renaître.


L’acteur Brémont, dont je me trouvais le voisin de fauteuil à la répétition générale de Philoclès, m’a assuré que M. Mario de la Tour a aujourd’hui quelque vingt-cinq ans, et qu’il a écrit son drame il y a six ou sept ans, c’est-à-dire aux environs de la dix-huitième année. Le fait me surprend, car Philoclès se recommande surtout par la sobriété dans le dessin, la virilité de l’inspiration et l’énergie du style ; or, ces qualités — si hautes que je n’en sais pas qui le soient plus — ne sont guère en général les qualités propres aux jeunes gens. La jeunesse a l’exubérance, l’imagination, son étincellement radieux, mais elle n’a pas la sérénité, la force calme, et les deux vers fameux :

Si l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Dans les yeux des vieillards on voit de la lumière,

sont assurément parmi les plus vrais qu’ait écrits Victor Hugo.

L’âge de l’auteur, dira-t-on, pas plus que le temps qu’il a consacré à son œuvre, ne fait rien à l’affaire.

C’est très juste. Cependant si M. Mario de la Tour a écrit Philoclès avant d’avoir vingt ans, je me demande s’il suffit, pour être tout à fait équitable, de constater la valeur de son drame, et si, en songeant à la disproportion qu’il y aurait alors entre la jeunesse du poète et la maturité du poème, la critique ne devrait pas saluer en lui l’aurore d’un grand talent.

1895.

Sur l’École Naturaliste





On appelle École, en littérature, la réunion, le groupement d’un certain nombre d’individus autour d’une théorie mise en lumière par l’un d’eux. Toute école littéraire suppose donc : des lois auxquelles les adhérents jurent obéissance et fidélité ; et un législateur, Maître révéré sur lequel tous les écoliers s’engagent, formellement ou non, à prendre modèle.

Pour se conformer à ces lois, pour ressembler à ce Maître, un chacun doit surveiller son inspiration, en refréner les caprices, niveler son tempérament et sa physionomie, en atténuer les angles, les côtés saillants, en un mot détruire ou déformer son moi. Abstraction faite de ceux, extrêmement rares, qui sont doués d’une originalité d’esprit assez puissante pour imprimer à leurs productions, quand même, et bon gré mal gré, un tour spécial, une saveur sui generis, l’homme qui s’enrôle dans une coterie s’abdique. Absorbé par le groupe, il n’est bientôt plus qu’une unité dans un total, qu’une partie dans un tout, et il disparaît, il se confond, épi perdu dans une gerbe. Quelquefois même il lui arrive pis encore. Pendant que les formules et les procédés communs le rendent quelconque, ses efforts, ses contorsions pour ressembler le plus possible à son chef de file font peu à peu un singe de ce qui aurait pu être un homme. Il n’est plus une voix, mais un écho.

Pour l’artiste, l’indépendance est le premier des biens et le rôle de mouton de Panurge le plus dangereux de tous les rôles. Or, toute école (ceci est une règle qui ne souffre pas d’exception) exige de ses adeptes l’aliénation de leur liberté et les condamne à n’être que de serviles imitateurs. Rien que cela suffirait à me détourner du Naturalisme, car le Naturalisme est une école et une des plus despotiques qui soient. Mais cela n’est pas tout, et dans les préceptes édictés par M. Émile Zola et les Goncourt, il y a pas mal d’enfantillages, beaucoup de parti pris et parfois un désir trop grand d’étonner les gens.

De certaines questions secondaires, celle par exemple de la mise en scène au théâtre, questions intéressantes, j’en conviens, mais secondaires, je le maintiens, les Naturalistes ont fait à plaisir des montagnes. On n’a pas oublié leurs cris de joie, lorsque, dans l’Ami Fritz, un vrai cerisier, avec des vraies cerises, remplaça l’arbre traditionnel en papier peint. Certes, cela avait son importance, c’était une amélioration, une très heureuse amélioration, qui ne méritait pas pourtant des Te Deum et des Alleluia, car l’art de la mise en scène n’est qu’un art accessoire qui ne peut rien sur la valeur intrinsèque des œuvres. Les Naturalistes le savent bien, mais turbulents de leur nature, ils ont toujours besoin de se battre contre quelque chose, fût-ce contre un moulin à vent.

N’est-ce pas un enfantillage encore que le bruit fait autour de cette fameuse écriture artiste, qui a passé pour une innovation, et qui, en fin de compte, était connue et avait été employée bien avant la venue des Goncourt ? L’écrivain doit prêtera ses personnages le langage qui leur sied, il doit écrire dans une langue expressive, dans une langue en relief, soit. Le style uniforme, incolore, coulant, gnian-gnian, fuyant de certains maîtres que l’Académie a voués à l’immortalité et que leur mérite voue à tout autre chose, n’est pas un style, j’en demeure d’accord, et je reconnais volontiers que les paysans de George Sand avec leurs imparfaits du subjonctif sont prodigieusement ridicules. Tout franc, je leur préfère ceux de Molière qui patoisent et qui jargonnent à qui mieux mieux, mais, avouons-le donc, la forme n’est pas tout. S’il est bon qu’elle soit vraie, il est nécessaire que le fond le soit aussi et nous devons pardonner généreusement à Molière et à Racine d’avoir fait parler en vers Alceste et Phèdre, parce que, si le langage de Phèdre et d’Alceste est conventionnel, leurs sentiments ne le sont pas, et parce que, si la forme des œuvres est théâtrale et factice, le fond en est humain et réel. C’est là ce qui importe le plus. Pour faire œuvre d’observateur, œuvre humaine, il ne suffit pas de se promener dans les salons ou dans les bouges, l’oreille ouverte, l’œil aux aguets et le carnet à la main en photographiant des attitudes, en décalquant des conversations, en sténographiant des tournures de phrases.

C’est à cela que se borne trop souvent l’ambition des Naturalistes. Leur effort s’applique à reproduire le décor dans lequel nous nous agitons, nos allures, nos grimaces, la forme extérieure des gens et des choses, ce qu’on en voit, le mouvement et le ronronnement de la vie, mais non à découvrir et à expliquer la cause des événements et le pourquoi des apparences. Ils regardent ce qui se passe autour de nous et ils le notent très habilement, mais ils ne s’inquiètent pas de la logique des faits, ils ne nous montrent pas par quels ressorts sont mus les personnages. Ils voient, mais ils n’approfondissent pas. Leur observation s’arrête à la surface et, en thèse générale, ils ne descendent pas, ils ne fouillent pas assez avant dans le cœur humain. Ce n’est pas là ce qui les intéresse. Fidèles à la maxime édictée par M. É. Zola, ils s’en tiennent au fait se déroulant dans sa brutalité, c’est-à-dire qu’ils étudient et rapportent les faits pour eux-mêmes, les décrivant exactement, par le menu, tels qu’ils se sont passés, avec une fidélité scrupuleuse au point de ne reculer devant rien, pas même devant certaines grossièretés dont, pour ma part, je me passerais très volontiers, mais sans jamais chercher en ces faits autre chose que des réalités matérielles, sans les envisager comme des causes premières de nos états d’âme, comme venant de nous et réagissant sur nous. Dans leurs livres, la première place n’appartient pas à l’homme, mais aux choses, à une série d’événements auxquels ils nous font assister avec une grande précision, avec une puissance d’évocation parfois merveilleuse, mais sans ouvrir des horizons sur l’être humain.

Lorsque les Naturalistes daignent laisser de côté la vie physique pour s’occuper de notre vie morale, ils le font un peu à la façon de ce voyageur qui, ayant vu dans un village une femme aux cheveux roux, écrivait sur ses tablettes : « Dans tel pays, toutes les femmes sont rousses. » En effet, les documents qu’ils nous apportent sont presque toujours des documents spéciaux, particuliers et contemporains beaucoup plus que généraux et humains. Si les Naturalistes analysent quelquefois, pas assez souvent à mon gré, ils ne synthétisent presque jamais. De même que tout renseignement leur paraît digne d’être consigné, de même tout tempérament leur semble bon à exploiter. Ils ne choisissent pas parmi nos passions celles qui sont de tous les temps : ils n’observent pas ces passions chez plusieurs sujets de façon à en surprendre les traits communs et caractéristiques pour les concentrer dans un seul personnage, non, ils prennent un homme quelconque, mais déterminé, dans des circonstances quelconques, mais déterminées, elles aussi, et cela les contente et ils reproduisent cela sans se soucier d’autre chose que de le reproduire exactement. La préoccupation du détail leur interdit les vues d’ensemble. Ils photographient des individus, ils ne burinent pas des types. Cela n’a l’air de rien, et cependant cela fera peut-être trébucher dans le rude chemin de la gloire plus d’un écrivain de talent, plus d’un de ceux que nous nommons les maîtres.

Pour qu’une œuvre dure il ne suffit pas qu’elle soit vraie, il faut qu’elle le soit d’une vérité universelle et éternelle, d’une vérité qui ne se démode pas. Euripide et Plaute sont plus près de nous que Scribe et Paul de Kock. Or, ce quelque chose de toujours jeune, c’est seulement en choisissant, en répudiant le plus possible ce qui porte la marque d’une heure, en collectionnant sans relâche ce qui est inhérent à l’humanité même, qu’on parvient à s’en emparer. On ne construit pas alors une cabane que le premier coup de vent jettera par terre, on bâtit un monument plus durable que l’airain, ære perennius, comme dit Horace, un de ces monuments qui s’appellent le Misanthrope, Tartufe, les Femmes savantes, Phèdre, le Père Goriot, Eugénie Grandet, Madame Bovary.

Les Naturalistes n’ont pas fait de ces larges synthèses, ils n’ont pas pétri de ces types dans lesquels, en dépit des siècles, les hommes retrouveront toujours quelque chose d’eux-mêmes ou de leurs voisins. Si on dit parfois un Delobelle, un Coupeau, une Germinie Lacerteux, parmi les milliers de personnages qu’ils ont mis en mouvement, il en est très peu dont le nom soit devenu un mot de la langue courante, un qualificatif, une étiquette désignant tout un groupe d’êtres, car, parmi les centaines de volumes qu’ils ont mis au jour, il n’en est guère plus d’une demi-douzaine — somme toute, c’est déjà beaucoup — qui soient vrais de cette vérité inébranlable. Grâce à leur méthode qui réduit l’écrivain à n’être qu’un simple reporter, interviewant les individus, enregistrant les faits ; grâce à leurs théories formelles qui permettent parfois d’analyser, mais jamais de synthétiser, les Naturalistes ont perdu en ampleur ce qu’ils gagnaient en précision. Exactes, mais contemporaines et sociales plutôt qu’humaines, la plupart de leurs études vieilliront vite, car elles portent sur les mœurs et les milieux qui se modifient et se transforment, non sur l’humanité qui demeure ; sur les hommes qui passent, non sur l’homme qui reste. Il est probable que, dans une cinquantaine d’années, tels de leurs livres qui nous passionnent furieusement ne seront plus feuilletés que par les curieux des choses mortes, car ils ne présenteront plus qu’un intérêt archéologique, s’étant démantelés peu à peu, s’étant à tout jamais ruinés avec le monde et la vie qu’ils reflétaient.

Tout en admirant fort M. Émile Zola et les Goncourt, M. Alphonse Daudet et Guy de Maupassant, et même quelques autres écrivains moins grands sans être petits pour cela, je n’ai pas une confiance sans borne en la formule naturaliste, je ne professe pas pour elle un amour illimité. Dans la bataille littéraire actuelle, l’école naturaliste n’en est pas moins de toutes les écoles celle qui me paraît mériter le plus nos sympathies.

En dépit des classes, des ordres, des genres et des espèces dans lesquels nous nous plaisons à cataloguer les gens de lettres ; en dépit des méthodes, des théories, des procédés et des formules qu’ils fabriquent ; des cocardes et des drapeaux qu’ils arborent ; des accoutrements et des livrées qu’ils revêtent afin de se distinguer de leurs confrères et de se signaler à l’attention publique comme des gaillards sans pareils, des phénomènes, grands hommes ou demi-dieux, il n’existe depuis que le monde est monde, et il y a longtemps de cela, que trois familles d’écrivains, autrement dit trois littératures : celle d’observation, celle d’imagination et puis une autre.

Laissons de côté la littérature d’imagination. On a été sévère pour elle. On a nié brutalement ses droits à l’existence. On a eu tort. L’imagination est une faculté, une qualité de notre esprit, — non la première, non la plus enviable des qualités, mais c’est une qualité quand même et ceux qui ont la chance d’en être doués seraient bien sots s’ils n’avaient pas le bon sens de s’en servir. Qu’elle soit puissante et endiablée comme avec Alexandre Dumas, fantastique comme avec Hoffmann, macabre comme avec Edgar Poe, chatoyante comme avec M. Pierre Loti, la littérature d’imagination a sa raison d’être. Elle est l’expression de nos rêves creux et de nos aspirations vaines, elle raconte nos velléités d’héroïsme, elle repaît notre besoin du plus beau que nature, elle donne corps à toutes nos chimères, à toutes nos folies, et, en nous transportant dans ces paradis inconnus après lesquels nous soupirons tous, elle nous distrait et parfois nous console du purgatoire dans lequel nous vivons.

Seulement, si la littérature d’imagination a, de toute évidence, le droit d’exister, elle ne mérite notre attention, notre estime qu’à condition d’être loyale, à condition que l’écrivain charpente son œuvre sans arrière-pensée et nous la donne franchement pour ce qu’elle est et ce qu’elle vaut.

En face des Imaginatifs se dressent les Observateurs. N’ayant ni les même goûts, ni les mêmes convictions, ni le même but, ni les mêmes aptitudes, les deux familles, ennemies irréconciliables, ne témoignent l’une pour l’autre que du dédain et de l’exécration. Elles se raillent réciproquement, elles se méprisent, elles se combattent, elles se nient. Elles s’efforcent de se ridiculiser, de s’abaisser, de se tuer, de se supprimer avec une rage et une ténacité telles qu’à côté de cette vieille et implacable haine les inimitiés les plus fameuses, celle des Romains et des Carthaginois, les vendettas les plus acharnées, celle des Montaigu et des Capulet, ne sont que des caprices et des jeux d’enfants. Opposées l’une à l’autre et se faisant contrepoids comme les deux plateaux d’une balance dont le succès serait l’aiguille, elles sont à tout propos et perpétuellement en lutte.

Pendant que les Imaginatifs travaillent dans la fiction et le rêve, les Observateurs travaillent d’après le réel et le vrai. Ceux-ci demandent l’intérêt de leurs livres à l’étude de l’homme et de la vie ; ceux-là se flattent de nous attirer et de nous retenir en combinant des aventures, en multipliant les péripéties d’une intrigue. Les uns se plaisent dans l’impossible, les autres ne se contentent pas même du vraisemblable. D’un côté, nous trouvons des événements extraordinaires, des héros plus forts qu’Hercule, plus séduisants qu’Apollon, plus riches que Plutus, des héroïnes plus belles que Vénus, plus terribles que Méduse, Euryale et Sthéno, plus malheureuses qu’Ariane ; de l’autre, nous trouvons des faits de la vie courante, des hommes et des femmes comme nous, avec un peu de bon et beaucoup de mauvais, aux prises avec des difficultés comme nous en rencontrons chaque jour et guidés dans leur conduite, comme nous dans la nôtre, par des mobiles le plus souvent mesquins et par des passions de moyenne intensité.

Enfin, les premiers, considérant la littérature comme une distraction qui doit nous aider à passer le temps le plus agréablement possible, ressemblent un peu, quand ils écrivent, à des clowns qui cabriolent, tandis que les seconds, tenant l’art littéraire pour une sorte de sacerdoce, pour une science utile et sérieuse, destinée à nous instruire sur nous-mêmes, ressemblent à des prêtres qui officient.

Comme la littérature d’imagination, la littérature d’observation doit être franche et loyale. En outre, elle doit être inexorable.

Plus l’observateur dira sincèrement ce qu’il a vu et ce qu’il a surpris, sans avoir peur des mots, sans adoucir ou entortiller la constatation audacieuse, plus son œuvre sera claire et par conséquent meilleure elle sera. Il lui faut beaucoup de sincérité dans l’expression, il ne lui en faut pas moins dans la pensée, et cette sincérité dont il a un rigoureux besoin, ce n’est pas une sincérité pudibonde et timide, mais une sincérité audacieuse et impitoyable, à toute épreuve, qui ne craigne de bousculer ni nos préjugés, ni nos habitudes, ni nos illusions, ni nos désirs ; c’est la sincérité qui ose tout voir, tout savoir et tout dire, le bien comme le mal et le mal comme le bien ; c’est la sincérité de La Rochefoucauld ciselant ses Maximes, de Molière ricanant son œuvre désespérément gaie, de La Fontaine racontant la petitesse humaine et nous flagellant sous le masque des animaux, de Schopenhauer émaillant ses livres de pensées aussi orgueilleuses que désolées, de Flaubert analysant le tempérament d’Emma Bovary, de M. Zola inventoriant la vie d’un Coupeau ou d’une Renée, des Goncourt suivant jusqu’au bout de son calvaire, étape à étape, obstinément, Germinie Lacerteux, la Phèdre moderne.

L’observateur doit nous donner le résultat de ses observations et de ses études sans ménagement et sans complaisance. Son devoir n’est pas de nous montrer l’humanité et la vie tels que notre optimisme et notre vanité veulent les voir, mais tels qu’ils sont, sans pitié pour nos chimères qu’il détruit, sans indulgence pour nos bassesses qu’il étale au grand soleil.

Malheureusement, l’homme, en général, n’a guère de sympathie pour la vérité vraie, qui le blesse, partant il n’aime guère ceux qui la cherchent et qui la disent vigoureusement, sans respect pour sa quiétude. Ce qui lui plaît, c’est une vérité douce, gentille, une vérité habillée, arrangée, pomponnée, maquillée ; une vérité qui est presque, pour ne pas dire tout à fait un mensonge, une vérité en un mot qui flatte sa bonne opinion de lui-même en faisant des sourires de ses grimaces, des dévouements de ses égoïsmes et de nobles actions de ses petites turpitudes. Aussi la littérature qui a ses faveurs n’est-elle ni la littérature d’imagination, qu’il juge trop enfantine, ni la littérature d’observation, dont l’austérité l’ennuie, c’est l’autre, la troisième.

Qu’est-ce que c’est que cette troisième littérature ?

La caractériser d’un mot est impossible, car elle est immense et multiple. N’étant ni la littérature d’imagination pure, ni la littérature d’observation implacable, mais tenant un peu de celle-ci et un peu de celle-là, elle a pour représentants tous ceux qui, désireux d’un succès rapide, prennent à tâche non de s’imposer au public, mais de le servir selon son goût, tous les esclaves de la mode, tous les courtisans de la vogue, tous les Tartuffes, tous les caméléons littéraires qui écrivent sur leurs livres : Mœurs parisiennes, ou Roman d’aventures, suivant que la foule va vers Balzac ou vers Dumas. Cette famille est florissante et les œuvres qu’elle lance dans la circulation sont innombrables comme les étoiles du ciel ou plutôt comme les lampions d’une fête nationale, car elles n’ont ni l’éclat, ni l’éternité des astres, mais la lueur incertaine et la durée éphémère de ces chandelles allumées le soir et le lendemain matin éteintes depuis longtemps déjà. Elle a affiché des prétentions socialistes et politiques,

Délayant de grands mots en phrases insipides,


pleurnichant sur le peuple et les prolétaires, se parant d’un humanitarisme charlatanesque et verbeux avec Eugène Sue ; elle a voulu paraître terrible avec Frédéric Soulié et toute sa descendance, d’Émile Gaboriau et Jules Mary à Xavier de Montépin et Émile Richebourg ; elle a pratiqué le dilettantisme scientifique et le patriotisme à tant le couplet ; elle a cultivé le prêchi-prêcha moralisateur ; elle a été séditieuse aux heures de révolte et servile devant le despotisme vainqueur. En moins d’un siècle, on l’a vue évoluer de tous les côtés, orienter dans toutes les directions suivant que le vent soufflait du nord ou du midi, de l’est ou de l’ouest. Enfin, par une récente métamorphose, lorsqu’il a été bien démontré que la vogue n’appartenait plus aux Romantiques ni aux Romanesques, elle s’est targuée d’être vraie, d’étudier l’homme, et les plus adroits de ses membres se sont conquis un renom d’observateurs sans avoir jamais observé, rien qu’en rhabillant à la mode nouvelle des personnages connus et las de traîner partout.

Telles sont, dans leurs lignes principales, les trois grandes écoles qui se disputent la suprématie littéraire. Il ne nous reste plus qu’à déterminer quelles étaient leurs situations respectives lorsque les Naturalistes prirent part au conflit, quelle influence ils ont exercée sur nos lettres, et à examiner si cette influence a été salutaire ou nuisible.

Remontons de quelque vingt ou vingt-cinq ans en arrière. Pendant que la littérature d’imagination achevait d’ennuyer ses derniers fidèles, la littérature d’observation se débattait au milieu de ficelles grosses comme des câbles et de conventions exigeantes comme des lois, sans parvenir à se dépêtrer des unes et à s’affranchir des autres. La troisième littérature était alors au pinacle. Elle tenait toute la place. Elle accaparait les éditeurs, elle encombrait les théâtres, elle se faufilait dans les bibliothèques. La succession de Balzac restait vacante, son œuvre demeurait inachevée. Champfleury, Stendhal, Flaubert tentaient bien de pousser nos lettres dans la large voie que le puissant aïeul leur avait ouverte à coups de génie, mais le public ne prêtait aucune attention ni aux rudes procès-verbaux de l’un, ni aux analyses finement nuancées de l’autre, ni à la robuste sobriété du dernier. Alangui par les litanies et par les homélies qu’on lui servait, il se plaisait aux œuvres écrites à l’encre rose sur du papier parfumé. Il se laissait prendre aux grandes phrases toutes faites célébrant l’amour, le devoir, la nature, et dans le ronronnement des mots sonores, dans l’éblouissement des points d’exclamation, dans l’étalage des beaux sentiments, il ne s’apercevait pas que sur dix apôtres il y en a neuf qui ressemblent à Judas et que les trois quarts des livres qui affectent de moraliser sont un peu plus immoraux que les autres.

Réfléchissez, vous verrez qu’il n’y a pas d’écrivains plus dissolvants que tous les embellisseurs systématiques de l’homme et de la vie, que tous les pseudo-poètes qui ne regardent en face nos instincts que pour découvrir le moyen de les transformer en passions nobles qu’ils exaltent ou en passions viles qu’ils flétrissent. Ce qui est immoral, ce n’est pas la vérité, c’est l’erreur ; ce n’est pas de savoir, c’est d’ignorer, et, lorsqu’on a la prétention de vouloir instruire les autres, c’est de leur susciter des idées fausses et inexactes. Ouvrons les romans en vogue sous le second Empire, et lisons avec notre raison et notre expérience : nous verrons que, dans ces prétendues études, tout est imaginaire et mensonger, depuis l’action romanesque jusqu’au style artificiel et voulu ; depuis la société, qui fait le fond du tableau, jusqu’aux personnages qui en occupent le premier plan. Ce n’étaient pas des hommes que les dramaturges et les romanciers d’il y a vingt ans mettaient en scène, mais des pantins plus ou moins bien articulés et habillés, plus ou moins savamment manœuvrés, n’ayant ni sang, ni muscles, et toujours les mêmes sous tous les habits. Il y avait le personnage sympathique, le personnage spirituel, le millionnaire taré, la jeune fille charmante, le jeune premier impeccable, le gentilhomme pauvre. Tous ces fantoches se promenaient dans les clairs de lune argentés ou dans des salons Louis XV, se nourrissaient d’ambroisie, se grisaient avec de pompeuses déclamations, fredonnaient de gentilles sérénades et mouraient d’un rayon de soleil ou d’un flocon de neige. Le public, qui est un grand naïf, et peut-être — qui sait ? — un grand philosophe, laissait aller les choses à l’aventure. Soit indifférence, soit bêtise, soit résignation, il accueillait complaisamment toutes les fadeurs. Peu à peu, grâce à sa bienveillante complicité, des conventions et des habitudes s’établissaient, diminuant l’art, lui enlevant toute portée et nous faisant une littérature petite, mesquine et ridicule. Quelques esprits solides et vigoureux tentaient de réagir, mais leurs efforts isolés étaient perdus, inaperçus au milieu de la fiévreuse production moderne. Dans le roman, ni Champfleury, ni Stendhal, ni même Flaubert n’avaient la place qu’ils méritaient. Au théâtre, ni Labiche, qui, à certaines heures, retrouvait pourtant le rire et la verve de Molière, ni Augier, qui parfois en possédait la vigueur et la précision, ne se décidaient à rompre définitivement avec la formule de Scribe. Souvent la bonne humeur imperturbable du premier empêchait le rieur de se transformer en railleur. Quant au second, en pleine audace, il s’arrêtait parfois comme paralysé par la crainte d’effaroucher les spectateurs et de contrarier la critique.

Pour ramener à Balzac et à Musset le goût égaré par les déclamations convulsionnaires des Romantiques et la phraséologie bêlante des Romanesques, il a fallu la venue des Naturalistes. Rêvant une littérature libre et virile, voulant un art osant tout voir et pouvant tout dire, ambitieux de « coucher l’humanité entière sur une page blanche », ils ont eu pour premier soin de battre en brèche toutes les conventions, tous les usages adoptés, toutes les entraves et tous les liens apportés à la liberté de penser et de parler. Ils ont excité contre eux tout le monde, ceux dont ils secouaient les statues, ceux qui avaient contribué à élever ces statues et ceux enfin qui étaient accoutumés à se prosterner devant ces statues et dont un changement de religion troublait la quiétude. Auteurs, critiques et public, tous furent d’accord pour huer les nouveaux venus. Mais, baste ! quand la charge sonne et qu’on fonce sur l’ennemi, s’arrête-t-on pour une injure ou une plaisanterie ? Les Naturalistes ont donc poursuivi leur chemin. Ils ont démoli livre à livre, page à page, phrase à phrase, un tas d’écrivassiers qu’un hasard avait mis à la mode. En cela leur œuvre a été bonne.

S’ils ont eu la puérilité de s’entourer de théories et de formules, ils ont du moins eu le bon sens d’appuyer ces théories et ces formules sur un grand principe, celui de l’observation humaine. Ne nous y trompons pas, les Naturalistes, quoi qu’on en dise, sont dans la tradition de la littérature française et, à prendre les choses d’un peu haut, nous les voyons tendre la main à Molière et à Racine, ces deux curieux du genre humain. Si leur art diffère sensiblement de l’art classique, il en diffère surtout par la mise en œuvre, par la forme.

Au fond, ce que les Goncourt et M. Zola ont cherché, c’est ce que Molière et Racine avaient cherché de leur temps, c’est l’homme. Les routes sont autres, mais le but poursuivi est le même. Les procédés que les Naturalistes ont mis en avant, qu’ils ont chantés et qu’ils ont employés ne sont pas tous excellents, d’accord ; mais ceux qu’ils ont décriés et combattus sont exécrables. Ayant une haute opinion de l’art et des lettres, ils se sont acharnés de toutes leurs forces à rajeunir l’un et à régénérer les autres. Ils n’ont pas détruit les G. Ohnet, les Albert Delpit, mais ils les ont diminués. C’est toujours ça. Ils ont ramené le public peu à peu aux œuvres qui signifient quelque chose, lui faisant comprendre qu’à côté de la littérature marchande il y a la littérature littéraire, l’éloignant de ceux à qui il avait abandonné sa confiance et qui s’étaient moqués de lui, le faisant rire des idoles qu’il avait prises pour des dieux, et, à force d’audaces intempérantes, l’accoutumant, presque malgré lui, à tout entendre et à tout voir, même ce qui n’est pas folâtre. C’est grâce à eux que les petits-fils de Stendhal, les subtils et raffinés analystes, les psychologues à la Paul Bourget ont pu écrire et faire comprendre leur œuvre. C’est grâce à eux, à leur large et souverain mépris, hautement affirmé, de tout ce qui n’est pas humain que nous devons cette poésie moderne, dont M. François Coppée est et restera probablement le plus hardi représentant, cette poésie qui a quitté la nue, les nuages, pour redescendre sur la terre et nous raconter, non les malheurs officiels d’un rajah ou d’un sultan, mais les secrètes tristesses d’un apprenti soldat, pour recueillir la larme furtive qui tombe sur la blouse de l’épicier ou le frac noir du gentleman et pour en faire une de ces petites œuvres immenses où tous ceux qui ont pleuré reconnaissent quelque chose de la souffrance humaine.

Les Naturalistes ont élargi l’art. Le fait est incontestable. Ils nous ont débarrassés de beaucoup de préjugés saugrenus. Ils nous ont à peu près guéris de la littérature artificielle. En nous obligeant à regarder en nous et autour de nous, en nous ramenant aux œuvres d’observation vraie, ils nous ont rendu un signalé service, car l’homme n’est pas sur la terre pour rire et la littérature n’a pas mission de l’égayer. Il ont eu des torts et des travers, c’est juste ; seulement ils ont des mérites qui compensent largement leurs torts et leurs travers. Il faut les saluer, quelques-uns comme les petits-fils, quelques autres comme les petits-neveux des profonds penseurs d’autrefois, comme les continuateurs de notre littérature nationale et, s’il faut tout dire, comme les exécuteurs des bâtards de Beaumarchais et d’Hugo.

1895.

Le Théâtre Poétique





En amour, les malentendus sont souvent plus à redouter que les grosses querelles.

Valère et Mariane sont faits l’un pour l’autre. Ils s’aiment. Ils s’adorent et néanmoins, à propos de rien, ils se séparent. Un mot, un geste, un sourire suffirait pour dissiper le nuage, mais Valère est irrité, Mariane est nerveuse et, avec tous les regrets du monde de se fâcher, ils se fâchent. Heureusement Dorine est là. Dorine, excellente fille ! brave servante ! comme Molière les aimait et dont la famille est éteinte depuis longtemps. Elle rappelle Valère, elle ramène Mariane ; elle remet la main de celle-ci dans la main de celui-là et un regard fait le reste.

La scène est délicieuse et très vraie, si vraie que Molière, qui se connaissait en choses humaines, n’a pas hésité, après l’avoir traitée deux fois dans le Dépit amoureux, à la reprendre pour la faire figurer, à peine modifiée, dans la plus sombre de ses comédies, dans Tartuffe. Que les personnages s’appellent Ergaste et Lucile, ou Marinette et Gros-René, ou Valère et Mariane, elle n’en contient pas moins, en quelques pages, l’histoire toujours la même des brouilleries d’amants. On marche côte à côte, on se sourit, on s’aime, on est heureux ; un soupçon survient, on s’aigrit, on se querelle, on se quitte ; mais les yeux rencontrent les yeux, les mains se retrouvent et les cœurs se souviennent. À quoi bon se fâcher alors ? À quoi cela sert-il ? À goûter le plaisir de se remettre. C’est puéril peut-être, mais les hommes sont ainsi faits. Ils ne se séparent que pour mieux se réunir, ou inversement, et tout ce qui dépend d’eux est soumis comme eux à cette loi invariable.

Voici, par exemple, le théâtre et la poésie. Il leur plaisait souvent jadis d’unir leurs destinées, de suivre la même route. Un jour tout fut abîmé sur on ne sait quel racontar. Comme Valère et Mariane, chacun tira de son côté, mais Dorine n’était point là pour arrêter ces fous. Le théâtre perdit sa fraîcheur, sa grâce, sa jeunesse ; la poésie se réfugia dans les livres, sombres couvents, cloîtres austères où se hasardent seuls les vrais et rares amis. Valère courut les aventures, traîna sa perruque blonde dans les mauvais lieux, prit pour maîtresses des filles perdues et chercha dans la fange le ciel d’où il était tombé et dont il se souvenait. Mariane se guinda dans ses regrets ; le chagrin la rendit morose, le mécontentement la fit maussade et sa réserve hautaine transforma peu à peu sa retraite en désert.

Voilà longtemps que cette fâcherie dure, trop longtemps. Après en avoir ri, on commence à s’en inquiéter. Tout le monde en pâtit, personne n’y gagne et Dorine peut intervenir. — Dorine, en cette matière, c’est la critique dramatique.

De fait, la langue lui démange singulièrement. Dans les journaux, les revues, les livres, on sent que cette querelle la préoccupe. « Pourquoi sont-ils brouillés ? Se remettront-ils ? Où ? Quand ? Comment ? Le doivent-ils ? Le peuvent-ils ? » Telles sont les questions qu’elle se pose et cent autres encore. Chacun indique son moyen de dénouer la crise, mais tous sont d’accord sur ce point qu’il faut que la folie des hommes s’efforce de réconcilier ce que leur haute sagesse a désuni.

Entre toutes ces pages, écrites presque à la même heure, à peu près sur le même sujet, il n’y a peut-être qu’une simple coïncidence, effet du hasard. Peut-être aussi sont-elles dues à cette mystérieuse influence qui parfois nous inspire à tous, au même moment, les mêmes pensées, les mêmes pressentiments. Lues aujourd’hui, elles peuvent demain, comme tant d’autres, ne plus être que des feuilles mortes. Mais peut-être aussi sont-elles le premier symptôme d’un rapprochement ardemment souhaité par beaucoup de gens, et que l’on peut espérer prochain.

S’il ne faut pas se fier à son espérance, — on ne croit toujours que trop à la réalisation du rêve qui vous plaît, — il faut toujours espérer, ne fût-ce que pour s’aider à vivre. Il est évident d’ailleurs qu’il y aura une renaissance de la poésie au théâtre. Sera-ce aujourd’hui ? demain ? plus tard ? Le plus tôt serait le mieux, car cette renaissance mettrait de la variété dans le théâtre contemporain, qui en manque considérablement.

Que les auteurs dramatiques y songent. Le public se lasse d’entendre toujours les mêmes phrases, de revoir toujours les mêmes bonshommes, de retrouver toujours la même pièce, faite et refaite cent fois sous des noms différents. La critique s’ennuie, et si, pour se distraire, il prenait à un Jules Lemaître quelconque la fantaisie de jouer un peu au jeu de massacre, beaucoup de réputations qu’on croit bien assises culbuteraient de leur piédestal ou de leur socle ; beaucoup de gloires bruyantes, beaucoup d’étoiles étincelantes s’éteindraient dans la nuit sans éveiller plus d’échos, sans laisser plus de traces qu’un ballon rouge qui crève ou un feu de Bengale qui expire.

À notre époque, rien n’est plus beau, tout est fort. Sous prétexte d’observation et d’analyse, de physiologie et de psychologie, on a étudié l’homme à tour de bras. Profond comme un puits et savant comme une bûche, de médecin qu’il était Sganarelle s’est fait écrivain ! Quelle bonne besogne que la sienne ! Tenant à prouver sa perspicacité, il s’est emparé de notre corps, de ses sensations, de ses appétits, de ses besoins, de ses instincts, de ses turpitudes, de ses vices, de ses maladies. Il a photographié avec amour toutes nos laideurs, il les a souvent grossies, il nous a prêté parfois des difformités. Les plaies et les ulcères ont mis des sourires sur sa bouche. Il a étudié à la loupe et au scalpel tout ce qu’il a deviné de bas et de répugnant dans le monde ; puis, fier de ses études, il a pétri pêle-mêle ses observations et ses inventions pour en tirer un monstre à face humaine qu’il nous jeta un jour au nez en s’écriant : Ecce homo ! Ce monstre, il l’a pris par la main et traîné dans tous les milieux. Il l’a promené dans tous les bouges. Il l’a fait patauger dans tous les cloaques. Il s’est roulé avec lui dans tous les ruisseaux. Ils sont descendus ensemble, bras dessus, bras dessous, jusque dans les derniers bas-fonds de la société, sans remarquer que souvent plus on descend, plus on s’enfonce. Certes, il n’y a pas d’œuvre belle et durable sans quelque chose d’humain ; certes l’écrivain doit avant tout observer l’homme et la vie ; certes l’ambition de M. Émile Zola : « Tout voir, tout savoir, tout dire… Coucher l’humanité entière sur une page blanche » est une noble et louable ambition, mais pourquoi n’insiste-t-on pas aussi bien sur ce qu’il y a de bon en nous que sur ce qu’il y a de mauvais ? À force de ne nous montrer jamais que des gens vicieux et des vices, on finira par nous rendre encore pires que nous ne sommes si c’est possible. L’homme n’est pas tellement grand qu’on puisse impunément le rabaisser sans cesse dans sa propre estime.

Un jour, à l’Académie française, M. Édouard Pailleron parlait de la vertu : « Messieurs, disait-il, c’est un singulier peuple que le nôtre ! Il est aussi richement doué que pas un au monde. Comme le prince de ces contes charmants au récit desquels La Fontaine prenait un plaisir extrême, il semble que toutes les fées aient été conviées à son baptême et que toutes l’aient comblé de leurs dons.

« Eh bien, Messieurs, il faut qu’on en ait oublié une, comme d’habitude, car tout ce que ces marraines ont fait pour leur filleul tourne contre lui. Il y a une fée qui n’a pas été invitée, tenez-le pour certain. Elle a voulu se venger de cette injure, et, la cérémonie terminée, elle est apparue grotesque et redoutable, puis, s’avançant vers le berceau, elle a dit à l’enfant : « Je suis la fée Ridicule, et, parce que les autres n’ont pas pensé à moi, tu y penseras toujours, tu cacheras soigneusement les qualités que tu as, pour montrer les défauts que tu n’as pas. Tu es doux, et l’idée d’avoir l’air soumis fera de toi un révolté ; gai, et dans la crainte de paraître léger, tu deviendras lourd ; fin, et l’ambition d’être fort te rendra grossier ; tu aimes ce qui est beau et tu seras impressionniste ; tu aimes ce qui est délicat et tu seras naturaliste ; tu aimes ce qui est honnête et tu feras de la politique. Tu appelleras ta sensibilité névrose et ta fierté patriotique chauvinisme. Pour ne pas être dupe des sentiments, tu le seras des mots. Croyant, tu joueras le sceptique et tu resteras crédule ; tu trouveras au-dessous de ta raison d’adorer le Dieu qui t’a fait, parce que tu ne le vois pas, et tu adoreras des hommes que tu verras trop et dont tu feras des dieux, quitte à les défaire pour en refaire d’autres à leur place.

« Aimant, tu nieras l’amour ; tout haut, tu le traiteras de nécessité physiologique ; tout bas, tu l’honoreras et le serviras dans ton cœur, car l’amour sera la vraie religion de la majorité des Français avec plus de pratiquants que de croyants peut-être. Enfin, tu donneras chez toi à la femme une place qu’elle n’aura chez aucun autre peuple ; tu aimeras les enfants plus qu’aucune les aime ; tu paieras les impôts mieux qu’aucun ne les paie, — tu en paieras même davantage, et tu regarderas comme une insulte qu’on t’appelle bon citoyen et bon père, fût-ce sur ta tombe. »

Sous son apparence paradoxale, cette tirade contient des vérités qui, pour être agréablement dites, n’en sont pas moins dures. En nous caressant de la main, M. Édouard Pailleron nous égratigne quelque peu. C’est bien fait pour nous. Enclins à l’honnêteté par nature, nous voulons être pervers par vanité et aussi fous qu’Argan, nous crions sur les toits comme lui : « Je ne suis pas bon et je suis méchant quand je veux. » Sur nos vilains penchants, qui nous flatte a toujours raison. La littérature contemporaine le sait bien et ne s’en fait pas faute, elle qui ne veut voir — à de rares exceptions près — dans l’homme qu’un mâle ; dans la femme qu’une femelle ; dans l’enfant qu’un petit, et dans la société qu’un troupeau… mettons de moutons, pour être corrects.

Que, dominé par sa nature, l’homme doive écouter pour satisfaire son corps certains besoins tout matériels, qu’il est convenu de ne pas trouver très nobles, et s’abandonner à certains actes comme manger, boire, dormir et le reste, c’est un fait. Mais ne sommes-nous que matière ? N’y a-t-il que le corps ? Et faut-il toujours laisser dans l’oubli ce Dieu dont parle le poète, ce Dieu tombé qui se souvient des cieux et qui ne demande qu’à y remonter de temps en temps ?

À côté de l’homme matériel, il y a l’homme moral, et dans cet homme, à côté des sentiments et des passions qui aboutissent à des désirs physiques et qui trouvent leur contentement dans des réalités, il y a des enthousiasmes latents, des aspirations secrètes, des élans mystérieux, des tendresses indicibles, des fraîcheurs qui ne se flétrissent pas et pour tout dire enfin une voix inconnue que nous entendons chanter en nous à certaines heures. À côté de l’homme qui vit, il y a l’homme qui rêve. À côté du malheureux qui marche péniblement, rivé à la terre, les pieds dans la poussière ou la boue, préoccupé du pain quotidien, accablé par les soucis, tourmenté par les maladies, laissant un peu de lui-même à tous les buissons de la route aride et défoncée où il chemine ; à côté de ce condamné à mort qui gravit douloureusement son Golgotha, entouré d’ennemis, la croix aux épaules, tombant à chaque station et un peu plus rudement à chaque chute sans rencontrer jamais ni Simon pour l’aider à traîner son gibet, ni Véronique pour essuyer la sueur de son visage ; à côté de ce forçat de la souffrance, de ce damné de la vie, il y a le rêveur qui sur les ailes de son rêve s’en va comme un petit oiseau, loin, très loin des réalités matérielles, dans un monde où les lèvres ne se désunissent pas, où les mains tendues le sont pour donner et non pour prendre, où les cœurs ne sont pas éternellement seuls ; monde charmant, monde délicieux, monde idéal où l’on ignore l’adieu, où les roses n’ont point d’épines et les médailles point de revers, où les amours durent toute la vie, où les amitiés ne finissent pas, où il n’y a que des printemps et jamais d’automnes !

Qui s’occupe de cet homme aujourd’hui ? Qui songe à l’étranger sublime dont parle M. Sully Prudhomme ? Qui saisit au passage les chansons fugitives et éphémères qu’il fredonne lorsque l’autre, son frère, ne hurle pas dans la douleur et l’angoisse ? Personne, hors les poètes. Seuls, ils savent encore reconnaître dans le charivari de la vie moderne les mélodies du cœur humain ; seuls, ils savent les noter et s’en inspirer pour bercer dans ses intimités et ses au-delà ce cœur inassouvi. Aussi, est-ce toujours à eux qu’on revient. Romanciers, auteurs dramatiques, philosophes, les autres se font admirer ; eux, on les aime. Leur part est la meilleure. N’est-ce pas vers la poésie qu’on se tourne quand l’âme souffre ? N’est-ce pas elle qui le mieux nous comprend et le mieux nous apaise, car elle répercute toute la mélancolie de la terre et les douleurs profondes ont moins besoin d’être consolées que d’être plaintes ! Elle naquit d’une larme et d’un sourire, et la joie et la peine nous ramènent inévitablement à elle. Si l’homme, dans sa hâte stupide et son activité inutile, l’oublie ou la dédaigne parfois, elle peut attendre sans impatience et sans colère le retour de l’enfant prodigue. La vie et ses désillusions le lui garantissent. L’avenir est à elle et, comme la mer qui creuse le rocher,

Elle épargne la force, ayant l’éternité[37].


Ces aspirations douces, ces tendresses vagues qui sont en nous, le théâtre contemporain les ignore. Les poètes eux-mêmes, lorsqu’ils se hasardent à écrire quelque pièce, s’appliquent beaucoup plus à faire œuvre de dramaturges qu’œuvre de poètes et les laissent de côté pour aller chercher dans l’histoire ou la légende un sujet propice aux situations empoignantes et aux vers sonores. M. Coppée lui-même, François Coppée, l’auteur du Passant, le fidèle défenseur de la poésie au théâtre, se plaît surtout depuis ces dernières années à ranimer de son souffle puissant des héros épiques qu’on croyait morts à jamais.

On a déjà discuté souvent et longuement sur les avantages et les inconvénients du théâtre en vers. Je ne reprendrai pas les arguments invoqués pour ou contre lui ; on me permettra seulement de dire que les vers ne sont pas la poésie, mais simplement son costume le plus habituel, et qu’à côté du drame historique aux tirades superbes, de la comédie de mœurs aux alexandrins malicieux, j’entrevois un autre théâtre plus doux, où la rêverie tiendrait plus de place et dans lequel le poète, restant poète avant tout, donnerait moins d’importance à « la scène à faire » et mettrait plus de poésie. Bref, à côté des pièces en vers, je voudrais des pièces poétiques.

Qu’est-ce que c’est qu’une pièce poétique ?

En toute matière, une bonne définition — juste, complète, courte, précise et claire — est toujours difficile à trouver. En la nôtre, elle est impossible, car pour donner la formule du théâtre poétique, il faudrait connaître avant toute celle du théâtre et celle de la poésie.

Or, si d’une part le théâtre est en quelque sorte un livre en relief, en action ; il est d’autre part multiple et changeant. Chacun le comprend à sa façon, s’en sert suivant son tempérament propre et ses goûts particuliers. Nous avons le théâtre de Racine et le théâtre de Victor Hugo, le théâtre de Molière et le théâtre de Beaumarchais, le théâtre de Dumas père et celui de Dumas fils, le théâtre de M. Victorien Sardou et celui de M. Henry Becque, etc… On peut préférer celui-ci à celui-là, mettre le Cid au-dessus d’Hernani et le Misanthrope au-dessus de Rabagas, mais ce n’est là qu’une affaire de sympathies personnelles qui n’empêche pas Rabagas d’être du théâtre et le Misanthrope d’en être aussi. Il n’y a pas ici de lois inéluctables. La forme dramatique n’est pas un moule déterminé, obligatoire et inflexible dans lequel l’écrivain doit quand même et malgré tout couler sa pensée. Elle n’est qu’une étoffe dont cet écrivain se sert pour vêtir son idée, et dans cette étoffe il peut couper et tailler à sa guise, sous sa responsabilité, le vêtement qui lui plaît, en tenant ou en ne tenant pas compte des modes d’hier et d’aujourd’hui. Le théâtre est un genre comme le roman, aussi variable et aussi varié, car une pièce de Scribe ne ressemble pas plus à une pièce de Musset qu’un roman de M. Paul Bourget à un roman d’Eugène Sue. C’est un genre qui accueille les œuvres les plus diverses, des conceptions qui différent du tout au tout ; un genre qui se transforme sans cesse, où chacun apporte et impose sa personnalité. J’ai beau écarquiller les yeux, je vois des théâtres, je ne vois pas le théâtre.

Il en est de même pour la poésie. Elle n’est nulle part et il y a de la poésie en tout, en tous, partout. Elle n’est ni ceci ni cela, mais elle est un peu ceci et un peu cela et un peu autre chose encore. Ce mot poésie a des centaines de significations relatives et pas un sens absolu. L’idée qu’il veut exprimer nous échappe, parce qu’elle est trop vaste pour nous. Nous ne le concevons pas dans son ensemble, nous ne le comprenons pas tout entier. Au cours de cette promenade qui a nom la vie, nous sentons de la poésie en nous, nous en devinons dans l’air qui nous entoure, mais où est la poésie ? Quelle est-elle ? Quelle est son essence ? En a-t-elle une ? Quel est son but ? En a-t-elle un ? Autant de mystères que nous ne pouvons pas pénétrer. Les poètes passent. Chacun d’eux dit sa chanson qui ne ressemble point à celle de son voisin parce que chacun d’eux a son tempérament, son âme ; mais la poésie, la poésie absolue, qui s’en est jamais fait une idée ?

Si on prenait des miroirs et qu’on les disposât sur une montagne par exemple, les uns dans un sens, les autres dans un autre, aucun d’eux ne reproduirait l’image de la nature entière et cependant chacun d’eux réfléchirait un peu de la nature. Il en est ainsi des poètes. Tous nous donnent de la poésie, nul n’a personnifié en soi la poésie et c’est là ce qui fait l’originalité, la raison d’être de leurs livres. Si la poésie n’était pas variée à l’infini, si elle était d’une façon déterminée et spéciale, si on connaissait ses éléments constitutifs, il n’y aurait eu qu’un poète, un seul. Ce poète aurait fait une œuvre et cette œuvre aurait été la Poésie. Alors, on aurait pu la définir ; mais puisque, comme Protée, la poésie se métamorphose sans cesse sans jamais cesser d’être, puisqu’elle se modifie continuellement et ne demeure jamais semblable à elle-même, comment pourrait-on l’emprisonner dans une définition qui serait fatalement ou trop précise ou trop vague ? Au reste, qu’on ne puisse analyser la poésie, ni la spécifier, qu’elle soit ceci ou cela, qu’elle ait une formule ou non, l’important n’est pas qu’elle soit telle ou telle, qu’on puisse la définir, — c’est qu’elle soit.

Je ne me flatte donc pas de dire exactement ce que c’est que le théâtre poétique, puisque le caractère principal de ce théâtre est justement de ne pas avoir de caractères, de n’avoir que des tendances. Plus humain avec Musset, plus sémillant avec Banville, plus intime avec M. Coppée, il deviendra plus sentimental avec M. Dorchain et M. Louis Legendre, plus souriant avec le premier, plus mélancolique avec le second.

Tout à l’heure, en parlant des vagues tendresses et des aspirations intimes qui sont au fond de tout cœur humain, j’ai dit à demi-mots, indiqué à grands traits ce que je voudrais voir mettre à la scène par les poètes : l’âme humaine dans ce qu’elle a de tendre, d’azuré, de jeune, de délicat, nos rêves dans ce qu’ils ont d’inassouvi. Qu’on ne m’objecte pas l’inutilité ou l’impossibilité d’un pareil théâtre. Rien ne mérite plus qu’on l’étudie et n’est plus intéressant à étudier que l’âme humaine, non seulement dans ce qu’elle est, mais dans ce qu’elle voudrait être ; non seulement dans les sentiments et les passions qu’elle a, mais encore dans les délicatesses et les bontés qu’elle voudrait avoir.

Ainsi entendu, le théâtre poétique ne serait pas un théâtre sans humanité. À coup sûr, la réalité matérielle, la réalité des faits se déroulant comme dans la vie lui ferait défaut, mais non la vérité morale, la vérité psychologique. Il nous transporterait dans des Édens inconnus, il ferait passer sous nos yeux des hommes et des femmes meilleurs que nature ; mais, pour idéaliser et embellir, il n’en répondrait pas moins à quelque chose d’humain, car, si ses personnages n’étaient pas conçus à notre ressemblance, son monde conçu à l’image du nôtre, nous n’en reconnaîtrions pas moins dans ce monde la patrie merveilleuse où nous serions heureux de vivre, dans ces personnages des sentiments que nous voudrions avoir. Ce théâtre ne manquerait pas d’humanité. Il serait la mise en œuvre et la réalisation des aspirations de l’homme, des chimères qui le hantent.

Malheureusement, pour écrire comme il convient des pièces poétiques, il faut des qualités dont les littérateurs contemporains se piquent assez peu. D’abord, il faut mettre l’art au-dessus de l’argent et ne pas avoir un comptoir pour table de travail. Ensuite, il faut posséder une finesse d’observation et une sensibilité extrêmes. Découvrir dans l’homme ce que chacun y connaît, c’est aussi facile que de marcher sur ses pieds ou de parler avec sa bouche. Tout le monde aujourd’hui peut aller en Amérique. Mais surprendre notre âme dans ce qu’elle a de supérieur à elle-même, c’est ce que peuvent seuls les délicats, les raffinés, les poètes, et encore, parmi ceux-ci, en est-il peu dont le cœur soit assez actif pour deviner et la plume assez habile pour exprimer des choses presque inexprimables.

Ces difficultés ne sont pas les seules, hélas ! Voici l’œuvre édifiée. Le poète a trouvé un sujet, un cadre, des personnages. Sa pièce est remplie de vers délicieux ; la poésie y coule à flots. Il lui faut maintenant la faire représenter et trouver un théâtre.

La chose est malaisée. Les directeurs d’aujourd’hui parlent volontiers de la littérature et de l’art littéraire, mais au demeurant, en dépit de leurs belles et platoniques protestations, ils s’en soucient comme le mont Blanc se soucie du cap de Bonne-Espérance.

Montrez-leur des chefs-d’œuvre, offrez-leur des merveilles,
Pour aller à la Bourse, ils vous tournent le dos.


Parmi tous ceux qu’on a appelés plaisamment des « entrepreneurs de spectacle », il s’agit donc de découvrir un homme assez artiste et assez fou pour s’engager financièrement dans une tentative qui, même en admettant un très honnête succès, ne sera jamais qu’une spéculation pécuniaire médiocre puisqu’elle échouera infailliblement auprès de la foule. Le théâtre poétique aura pour lui les délicats, les lettrés, quelques gens du monde par goût, beaucoup d’autres par genre, il n’aura jamais le peuple. En art en effet, le peuple n’existe pas. Il ne comprend que ce qui est ordinaire et brutal, bruyant et médiocre. Aussi ses suffrages ne donnent-ils pas la gloire, mais la popularité, — le mot a été forgé pour la chose, — qui en est l’opposé à peu près comme la réclame est l’opposé du talent.

Eh bien ! ce directeur, c’est la perle rare qu’il faut dénicher. Et, on le sait de reste, dans certaines circonstances, lorsqu’il s’agit par exemple de mettre sa richesse à l’abri, le mollusque le plus impotent trouve soudain des jambes ou même des ailes. On peut tout prendre à un homme civilisé, sa réputation, ses amis, sa femme ; il ne faut pas toucher à sa caisse.

Le poète touche immédiatement à la caisse. Pour représenter une pièce poétique, il faut en soigner avec un soin jaloux la mise en scène. Il faut des décors, des costumes, des accessoires aussi beaux que possible. Il faut, dans cette œuvre de séduction, que le spectateur soit pris et grisé par les yeux comme par les oreilles. Il faut que l’ensemble soit excellent. La moindre chose qui détonne suffit pour rompre le charme et alors tout est perdu, car le Français, lorsqu’il n’est pas ému, passe son temps à se moquer des émotions qu’on a voulu lui causer et qu’il ne ressent pas.

Voilà certes bien des difficultés à surmonter et on comprend que les plus entreprenants hésitent à tenter le sort. Nous sommes cependant à une heure où les poètes trouvent pour les soutenir de nombreuses sympathies. Bavardages politiques et tripotages financiers, syncopes de la foi et faillites de la science, étude de l’homme et observation de la société, tout s’est uni pour nous désenchanter, pour nous écœurer, pour nous décourager de vivre.

Le siècle est las, à bout de forces et d’espérance, fatigué de tout et dégoûté de lui-même. « Autre chose ! Autre chose ! » Ce cri s’échappe de toutes les poitrines et toutes les lèvres répètent le vœu de M. François Coppée :

Des vers ! Des vers encor ! Dites-nous de beaux vers !


Que les poètes secouent donc leur torpeur et le public sortira de son indifférence, plus apparente que réelle. À côté du théâtre qui nous représente tels que nature, ou même pires, nous aurons, le jour où ils le voudront bien, un théâtre où ce qu’il y a de noble et de beau en nous sera mis en lumière. Nous serons embellis, tant mieux ; nous serons idéalisés, c’est parfait ! Peut-être qu’à nous croire excellents, nous deviendrons bons, et peut-être qu’à vivre pendant quelques heures de temps et temps au pays bleu de la fiction, nous parviendrons à nous consoler des mesquineries de l’humanité et à trouver plus supportable un monde qui n’est pas une fiction, lui, et qui n’en est pas meilleur.

1895.
TABLE



  1. Victor Lecoffre, éditeur.
  2. Déclaration des Droits de l’Homme, article Ier.
  3. Déclaration des Droits de l’Homme, article vi.
  4. Déclaration des Droits de l’Homme, article vi.
  5. La prépondérance Juive, page 63.
  6. Archives israélites, 1844, page 416.
  7. La prépondérance Juive, page 72.
  8. Pages 2 et 3 de l’Adresse.
  9. La prépondérance Juive, page 116.
  10. Voir le décret de la Constituante, Moniteur, 24 décembre 1789.
  11. La prépondérance Juive, page 134.
  12. Les Origines de la France contemporaine ; la Révolution.
  13. Voir Nouvelle Adresse des Juifs à l’Assemblée nationale.
  14. La prépondérance Juive, page 200.
  15. La prépondérance Juive, page 206.
  16. L’abbé Mulot était le président de la Commune.
  17. 16 avril 1790 ; 20 juillet 1790 ; 18 janvier 1791.
  18. Voir le Petit National du 19 et la France Nouvelle du 24 janvier 1891.
  19. À la suite de cet article paru dans la revue l’Indépendance, numéro du 15 février 1891, le Mystificateur fut publié en feuilleton dans le journal la France Nouvelle, numéros du 17 février au 4 mars 1891.
  20. Le Paradoxe, Essai sur les excentricités de l’esprit humain dans tous les siècles (Savine, éditeur).
  21. Le Monde où l’on s’ennuie, par M. Édouard Pailleron.
  22. Léon Lejeal, vers inédits.
  23. Hennuyer, éditeur.
  24. Voir notamment celles de la plaine de Figari, À travers la Corse, ch. iv ; du lac d’Or, des sorciers de Saint-Pierre, ch. vii.
  25. C’est une sorte de scène dansée à laquelle les hommes prennent seuls part, ch. v.
  26. Chap. xii.
  27. Chap. x.
  28. Elle leur met un doigt dans le trou de la blessure, leur trace sur le front une croix avec le sang de leur père, et, avec des imprécations terribles, leur fait jurer de le venger, ch. iv.
  29. Chap. iv.
  30. A. Andréi.
  31. A. Andréi.
  32. Dans le courant de 1885, un Rocchini, surnommé Animale, à caise de sa brutalité, surprit dans sa vigne le chien d’un Tafani et le tua ; aussitôt un Tafani tua le chien d’un Rocchini. À travers la Corse, chap. ii.
  33. Les gendarmes tendirent des embuscades aux Rocchini avec le concours des Tafani, et aux Tafani avec l’aide des Rocchini. Le 12 juin, une moitié de la brigade, embusquée avec les Tafani, rencontra l’autre moitié qui était en campagne avec les Rocchini. Gendarmes et bandits se fusillèrent entre eux. Du côté des Rocchinni, Animale eut le poignet brisé et Giovanni tomba mortellement frappé ; du côté des Tafani, le gendarme Lavigne fut tué d’une balle dans la tête. Ch. ii.
  34. À travers la Corse, Introduction.
  35. A. Andréi, À travers la Corse, ch. viii.
  36. Alphonse Lemerre, éditeur.
  37. Louis Legendre, Beaucoup de bruit pour rien.