À travers la vie/Sur l’École Naturaliste
Sur l’École Naturaliste
n appelle École, en littérature, la réunion, le groupement d’un certain nombre d’individus autour d’une théorie mise en lumière par l’un d’eux. Toute école littéraire suppose donc : des lois auxquelles les adhérents jurent obéissance et fidélité ; et un législateur, Maître révéré sur lequel tous les écoliers s’engagent, formellement ou non, à prendre modèle.
Pour se conformer à ces lois, pour ressembler à ce Maître, un chacun doit surveiller son inspiration, en refréner les caprices, niveler son tempérament et sa physionomie, en atténuer les angles, les côtés saillants, en un mot détruire ou déformer son moi. Abstraction faite de ceux, extrêmement rares, qui sont doués d’une originalité d’esprit assez puissante pour imprimer à leurs productions, quand même, et bon gré mal gré, un tour spécial, une saveur sui generis, l’homme qui s’enrôle dans une coterie s’abdique. Absorbé par le groupe, il n’est bientôt plus qu’une unité dans un total, qu’une partie dans un tout, et il disparaît, il se confond, épi perdu dans une gerbe. Quelquefois même il lui arrive pis encore. Pendant que les formules et les procédés communs le rendent quelconque, ses efforts, ses contorsions pour ressembler le plus possible à son chef de file font peu à peu un singe de ce qui aurait pu être un homme. Il n’est plus une voix, mais un écho.
Pour l’artiste, l’indépendance est le premier des biens et le rôle de mouton de Panurge le plus dangereux de tous les rôles. Or, toute école (ceci est une règle qui ne souffre pas d’exception) exige de ses adeptes l’aliénation de leur liberté et les condamne à n’être que de serviles imitateurs. Rien que cela suffirait à me détourner du Naturalisme, car le Naturalisme est une école et une des plus despotiques qui soient. Mais cela n’est pas tout, et dans les préceptes édictés par M. Émile Zola et les Goncourt, il y a pas mal d’enfantillages, beaucoup de parti pris et parfois un désir trop grand d’étonner les gens.
De certaines questions secondaires, celle par exemple de la mise en scène au théâtre, questions intéressantes, j’en conviens, mais secondaires, je le maintiens, les Naturalistes ont fait à plaisir des montagnes. On n’a pas oublié leurs cris de joie, lorsque, dans l’Ami Fritz, un vrai cerisier, avec des vraies cerises, remplaça l’arbre traditionnel en papier peint. Certes, cela avait son importance, c’était une amélioration, une très heureuse amélioration, qui ne méritait pas pourtant des Te Deum et des Alleluia, car l’art de la mise en scène n’est qu’un art accessoire qui ne peut rien sur la valeur intrinsèque des œuvres. Les Naturalistes le savent bien, mais turbulents de leur nature, ils ont toujours besoin de se battre contre quelque chose, fût-ce contre un moulin à vent.
N’est-ce pas un enfantillage encore que le bruit fait autour de cette fameuse écriture artiste, qui a passé pour une innovation, et qui, en fin de compte, était connue et avait été employée bien avant la venue des Goncourt ? L’écrivain doit prêtera ses personnages le langage qui leur sied, il doit écrire dans une langue expressive, dans une langue en relief, soit. Le style uniforme, incolore, coulant, gnian-gnian, fuyant de certains maîtres que l’Académie a voués à l’immortalité et que leur mérite voue à tout autre chose, n’est pas un style, j’en demeure d’accord, et je reconnais volontiers que les paysans de George Sand avec leurs imparfaits du subjonctif sont prodigieusement ridicules. Tout franc, je leur préfère ceux de Molière qui patoisent et qui jargonnent à qui mieux mieux, mais, avouons-le donc, la forme n’est pas tout. S’il est bon qu’elle soit vraie, il est nécessaire que le fond le soit aussi et nous devons pardonner généreusement à Molière et à Racine d’avoir fait parler en vers Alceste et Phèdre, parce que, si le langage de Phèdre et d’Alceste est conventionnel, leurs sentiments ne le sont pas, et parce que, si la forme des œuvres est théâtrale et factice, le fond en est humain et réel. C’est là ce qui importe le plus. Pour faire œuvre d’observateur, œuvre humaine, il ne suffit pas de se promener dans les salons ou dans les bouges, l’oreille ouverte, l’œil aux aguets et le carnet à la main en photographiant des attitudes, en décalquant des conversations, en sténographiant des tournures de phrases.
C’est à cela que se borne trop souvent l’ambition des Naturalistes. Leur effort s’applique à reproduire le décor dans lequel nous nous agitons, nos allures, nos grimaces, la forme extérieure des gens et des choses, ce qu’on en voit, le mouvement et le ronronnement de la vie, mais non à découvrir et à expliquer la cause des événements et le pourquoi des apparences. Ils regardent ce qui se passe autour de nous et ils le notent très habilement, mais ils ne s’inquiètent pas de la logique des faits, ils ne nous montrent pas par quels ressorts sont mus les personnages. Ils voient, mais ils n’approfondissent pas. Leur observation s’arrête à la surface et, en thèse générale, ils ne descendent pas, ils ne fouillent pas assez avant dans le cœur humain. Ce n’est pas là ce qui les intéresse. Fidèles à la maxime édictée par M. É. Zola, ils s’en tiennent au fait se déroulant dans sa brutalité, c’est-à-dire qu’ils étudient et rapportent les faits pour eux-mêmes, les décrivant exactement, par le menu, tels qu’ils se sont passés, avec une fidélité scrupuleuse au point de ne reculer devant rien, pas même devant certaines grossièretés dont, pour ma part, je me passerais très volontiers, mais sans jamais chercher en ces faits autre chose que des réalités matérielles, sans les envisager comme des causes premières de nos états d’âme, comme venant de nous et réagissant sur nous. Dans leurs livres, la première place n’appartient pas à l’homme, mais aux choses, à une série d’événements auxquels ils nous font assister avec une grande précision, avec une puissance d’évocation parfois merveilleuse, mais sans ouvrir des horizons sur l’être humain.
Lorsque les Naturalistes daignent laisser de côté la vie physique pour s’occuper de notre vie morale, ils le font un peu à la façon de ce voyageur qui, ayant vu dans un village une femme aux cheveux roux, écrivait sur ses tablettes : « Dans tel pays, toutes les femmes sont rousses. » En effet, les documents qu’ils nous apportent sont presque toujours des documents spéciaux, particuliers et contemporains beaucoup plus que généraux et humains. Si les Naturalistes analysent quelquefois, pas assez souvent à mon gré, ils ne synthétisent presque jamais. De même que tout renseignement leur paraît digne d’être consigné, de même tout tempérament leur semble bon à exploiter. Ils ne choisissent pas parmi nos passions celles qui sont de tous les temps : ils n’observent pas ces passions chez plusieurs sujets de façon à en surprendre les traits communs et caractéristiques pour les concentrer dans un seul personnage, non, ils prennent un homme quelconque, mais déterminé, dans des circonstances quelconques, mais déterminées, elles aussi, et cela les contente et ils reproduisent cela sans se soucier d’autre chose que de le reproduire exactement. La préoccupation du détail leur interdit les vues d’ensemble. Ils photographient des individus, ils ne burinent pas des types. Cela n’a l’air de rien, et cependant cela fera peut-être trébucher dans le rude chemin de la gloire plus d’un écrivain de talent, plus d’un de ceux que nous nommons les maîtres.
Pour qu’une œuvre dure il ne suffit pas qu’elle soit vraie, il faut qu’elle le soit d’une vérité universelle et éternelle, d’une vérité qui ne se démode pas. Euripide et Plaute sont plus près de nous que Scribe et Paul de Kock. Or, ce quelque chose de toujours jeune, c’est seulement en choisissant, en répudiant le plus possible ce qui porte la marque d’une heure, en collectionnant sans relâche ce qui est inhérent à l’humanité même, qu’on parvient à s’en emparer. On ne construit pas alors une cabane que le premier coup de vent jettera par terre, on bâtit un monument plus durable que l’airain, ære perennius, comme dit Horace, un de ces monuments qui s’appellent le Misanthrope, Tartufe, les Femmes savantes, Phèdre, le Père Goriot, Eugénie Grandet, Madame Bovary.
Les Naturalistes n’ont pas fait de ces larges synthèses, ils n’ont pas pétri de ces types dans lesquels, en dépit des siècles, les hommes retrouveront toujours quelque chose d’eux-mêmes ou de leurs voisins. Si on dit parfois un Delobelle, un Coupeau, une Germinie Lacerteux, parmi les milliers de personnages qu’ils ont mis en mouvement, il en est très peu dont le nom soit devenu un mot de la langue courante, un qualificatif, une étiquette désignant tout un groupe d’êtres, car, parmi les centaines de volumes qu’ils ont mis au jour, il n’en est guère plus d’une demi-douzaine — somme toute, c’est déjà beaucoup — qui soient vrais de cette vérité inébranlable. Grâce à leur méthode qui réduit l’écrivain à n’être qu’un simple reporter, interviewant les individus, enregistrant les faits ; grâce à leurs théories formelles qui permettent parfois d’analyser, mais jamais de synthétiser, les Naturalistes ont perdu en ampleur ce qu’ils gagnaient en précision. Exactes, mais contemporaines et sociales plutôt qu’humaines, la plupart de leurs études vieilliront vite, car elles portent sur les mœurs et les milieux qui se modifient et se transforment, non sur l’humanité qui demeure ; sur les hommes qui passent, non sur l’homme qui reste. Il est probable que, dans une cinquantaine d’années, tels de leurs livres qui nous passionnent furieusement ne seront plus feuilletés que par les curieux des choses mortes, car ils ne présenteront plus qu’un intérêt archéologique, s’étant démantelés peu à peu, s’étant à tout jamais ruinés avec le monde et la vie qu’ils reflétaient.
Tout en admirant fort M. Émile Zola et les Goncourt, M. Alphonse Daudet et Guy de Maupassant, et même quelques autres écrivains moins grands sans être petits pour cela, je n’ai pas une confiance sans borne en la formule naturaliste, je ne professe pas pour elle un amour illimité. Dans la bataille littéraire actuelle, l’école naturaliste n’en est pas moins de toutes les écoles celle qui me paraît mériter le plus nos sympathies.
En dépit des classes, des ordres, des genres et des espèces dans lesquels nous nous plaisons à cataloguer les gens de lettres ; en dépit des méthodes, des théories, des procédés et des formules qu’ils fabriquent ; des cocardes et des drapeaux qu’ils arborent ; des accoutrements et des livrées qu’ils revêtent afin de se distinguer de leurs confrères et de se signaler à l’attention publique comme des gaillards sans pareils, des phénomènes, grands hommes ou demi-dieux, il n’existe depuis que le monde est monde, et il y a longtemps de cela, que trois familles d’écrivains, autrement dit trois littératures : celle d’observation, celle d’imagination et puis une autre.
Laissons de côté la littérature d’imagination. On a été sévère pour elle. On a nié brutalement ses droits à l’existence. On a eu tort. L’imagination est une faculté, une qualité de notre esprit, — non la première, non la plus enviable des qualités, mais c’est une qualité quand même et ceux qui ont la chance d’en être doués seraient bien sots s’ils n’avaient pas le bon sens de s’en servir. Qu’elle soit puissante et endiablée comme avec Alexandre Dumas, fantastique comme avec Hoffmann, macabre comme avec Edgar Poe, chatoyante comme avec M. Pierre Loti, la littérature d’imagination a sa raison d’être. Elle est l’expression de nos rêves creux et de nos aspirations vaines, elle raconte nos velléités d’héroïsme, elle repaît notre besoin du plus beau que nature, elle donne corps à toutes nos chimères, à toutes nos folies, et, en nous transportant dans ces paradis inconnus après lesquels nous soupirons tous, elle nous distrait et parfois nous console du purgatoire dans lequel nous vivons.
Seulement, si la littérature d’imagination a, de toute évidence, le droit d’exister, elle ne mérite notre attention, notre estime qu’à condition d’être loyale, à condition que l’écrivain charpente son œuvre sans arrière-pensée et nous la donne franchement pour ce qu’elle est et ce qu’elle vaut.
En face des Imaginatifs se dressent les Observateurs. N’ayant ni les même goûts, ni les mêmes convictions, ni le même but, ni les mêmes aptitudes, les deux familles, ennemies irréconciliables, ne témoignent l’une pour l’autre que du dédain et de l’exécration. Elles se raillent réciproquement, elles se méprisent, elles se combattent, elles se nient. Elles s’efforcent de se ridiculiser, de s’abaisser, de se tuer, de se supprimer avec une rage et une ténacité telles qu’à côté de cette vieille et implacable haine les inimitiés les plus fameuses, celle des Romains et des Carthaginois, les vendettas les plus acharnées, celle des Montaigu et des Capulet, ne sont que des caprices et des jeux d’enfants. Opposées l’une à l’autre et se faisant contrepoids comme les deux plateaux d’une balance dont le succès serait l’aiguille, elles sont à tout propos et perpétuellement en lutte.
Pendant que les Imaginatifs travaillent dans la fiction et le rêve, les Observateurs travaillent d’après le réel et le vrai. Ceux-ci demandent l’intérêt de leurs livres à l’étude de l’homme et de la vie ; ceux-là se flattent de nous attirer et de nous retenir en combinant des aventures, en multipliant les péripéties d’une intrigue. Les uns se plaisent dans l’impossible, les autres ne se contentent pas même du vraisemblable. D’un côté, nous trouvons des événements extraordinaires, des héros plus forts qu’Hercule, plus séduisants qu’Apollon, plus riches que Plutus, des héroïnes plus belles que Vénus, plus terribles que Méduse, Euryale et Sthéno, plus malheureuses qu’Ariane ; de l’autre, nous trouvons des faits de la vie courante, des hommes et des femmes comme nous, avec un peu de bon et beaucoup de mauvais, aux prises avec des difficultés comme nous en rencontrons chaque jour et guidés dans leur conduite, comme nous dans la nôtre, par des mobiles le plus souvent mesquins et par des passions de moyenne intensité.
Enfin, les premiers, considérant la littérature comme une distraction qui doit nous aider à passer le temps le plus agréablement possible, ressemblent un peu, quand ils écrivent, à des clowns qui cabriolent, tandis que les seconds, tenant l’art littéraire pour une sorte de sacerdoce, pour une science utile et sérieuse, destinée à nous instruire sur nous-mêmes, ressemblent à des prêtres qui officient.
Comme la littérature d’imagination, la littérature d’observation doit être franche et loyale. En outre, elle doit être inexorable.
Plus l’observateur dira sincèrement ce qu’il a vu et ce qu’il a surpris, sans avoir peur des mots, sans adoucir ou entortiller la constatation audacieuse, plus son œuvre sera claire et par conséquent meilleure elle sera. Il lui faut beaucoup de sincérité dans l’expression, il ne lui en faut pas moins dans la pensée, et cette sincérité dont il a un rigoureux besoin, ce n’est pas une sincérité pudibonde et timide, mais une sincérité audacieuse et impitoyable, à toute épreuve, qui ne craigne de bousculer ni nos préjugés, ni nos habitudes, ni nos illusions, ni nos désirs ; c’est la sincérité qui ose tout voir, tout savoir et tout dire, le bien comme le mal et le mal comme le bien ; c’est la sincérité de La Rochefoucauld ciselant ses Maximes, de Molière ricanant son œuvre désespérément gaie, de La Fontaine racontant la petitesse humaine et nous flagellant sous le masque des animaux, de Schopenhauer émaillant ses livres de pensées aussi orgueilleuses que désolées, de Flaubert analysant le tempérament d’Emma Bovary, de M. Zola inventoriant la vie d’un Coupeau ou d’une Renée, des Goncourt suivant jusqu’au bout de son calvaire, étape à étape, obstinément, Germinie Lacerteux, la Phèdre moderne.
L’observateur doit nous donner le résultat de ses observations et de ses études sans ménagement et sans complaisance. Son devoir n’est pas de nous montrer l’humanité et la vie tels que notre optimisme et notre vanité veulent les voir, mais tels qu’ils sont, sans pitié pour nos chimères qu’il détruit, sans indulgence pour nos bassesses qu’il étale au grand soleil.
Malheureusement, l’homme, en général, n’a guère de sympathie pour la vérité vraie, qui le blesse, partant il n’aime guère ceux qui la cherchent et qui la disent vigoureusement, sans respect pour sa quiétude. Ce qui lui plaît, c’est une vérité douce, gentille, une vérité habillée, arrangée, pomponnée, maquillée ; une vérité qui est presque, pour ne pas dire tout à fait un mensonge, une vérité en un mot qui flatte sa bonne opinion de lui-même en faisant des sourires de ses grimaces, des dévouements de ses égoïsmes et de nobles actions de ses petites turpitudes. Aussi la littérature qui a ses faveurs n’est-elle ni la littérature d’imagination, qu’il juge trop enfantine, ni la littérature d’observation, dont l’austérité l’ennuie, c’est l’autre, la troisième.
Qu’est-ce que c’est que cette troisième littérature ?
La caractériser d’un mot est impossible, car elle est immense et multiple. N’étant ni la littérature d’imagination pure, ni la littérature d’observation implacable, mais tenant un peu de celle-ci et un peu de celle-là, elle a pour représentants tous ceux qui, désireux d’un succès rapide, prennent à tâche non de s’imposer au public, mais de le servir selon son goût, tous les esclaves de la mode, tous les courtisans de la vogue, tous les Tartuffes, tous les caméléons littéraires qui écrivent sur leurs livres : Mœurs parisiennes, ou Roman d’aventures, suivant que la foule va vers Balzac ou vers Dumas. Cette famille est florissante et les œuvres qu’elle lance dans la circulation sont innombrables comme les étoiles du ciel ou plutôt comme les lampions d’une fête nationale, car elles n’ont ni l’éclat, ni l’éternité des astres, mais la lueur incertaine et la durée éphémère de ces chandelles allumées le soir et le lendemain matin éteintes depuis longtemps déjà. Elle a affiché des prétentions socialistes et politiques,Délayant de grands mots en phrases insipides,
pleurnichant sur le peuple et les prolétaires, se parant d’un humanitarisme charlatanesque et verbeux avec Eugène Sue ; elle a voulu paraître terrible avec Frédéric Soulié et toute sa descendance, d’Émile Gaboriau et Jules Mary à Xavier de Montépin et Émile Richebourg ; elle a pratiqué le dilettantisme scientifique et le patriotisme à tant le couplet ; elle a cultivé le prêchi-prêcha moralisateur ; elle a été séditieuse aux heures de révolte et servile devant le despotisme vainqueur. En moins d’un siècle, on l’a vue évoluer de tous les côtés, orienter dans toutes les directions suivant que le vent soufflait du nord ou du midi, de l’est ou de l’ouest. Enfin, par une récente métamorphose, lorsqu’il a été bien démontré que la vogue n’appartenait plus aux Romantiques ni aux Romanesques, elle s’est targuée d’être vraie, d’étudier l’homme, et les plus adroits de ses membres se sont conquis un renom d’observateurs sans avoir jamais observé, rien qu’en rhabillant à la mode nouvelle des personnages connus et las de traîner partout.
Telles sont, dans leurs lignes principales, les trois grandes écoles qui se disputent la suprématie littéraire. Il ne nous reste plus qu’à déterminer quelles étaient leurs situations respectives lorsque les Naturalistes prirent part au conflit, quelle influence ils ont exercée sur nos lettres, et à examiner si cette influence a été salutaire ou nuisible.
Remontons de quelque vingt ou vingt-cinq ans en arrière. Pendant que la littérature d’imagination achevait d’ennuyer ses derniers fidèles, la littérature d’observation se débattait au milieu de ficelles grosses comme des câbles et de conventions exigeantes comme des lois, sans parvenir à se dépêtrer des unes et à s’affranchir des autres. La troisième littérature était alors au pinacle. Elle tenait toute la place. Elle accaparait les éditeurs, elle encombrait les théâtres, elle se faufilait dans les bibliothèques. La succession de Balzac restait vacante, son œuvre demeurait inachevée. Champfleury, Stendhal, Flaubert tentaient bien de pousser nos lettres dans la large voie que le puissant aïeul leur avait ouverte à coups de génie, mais le public ne prêtait aucune attention ni aux rudes procès-verbaux de l’un, ni aux analyses finement nuancées de l’autre, ni à la robuste sobriété du dernier. Alangui par les litanies et par les homélies qu’on lui servait, il se plaisait aux œuvres écrites à l’encre rose sur du papier parfumé. Il se laissait prendre aux grandes phrases toutes faites célébrant l’amour, le devoir, la nature, et dans le ronronnement des mots sonores, dans l’éblouissement des points d’exclamation, dans l’étalage des beaux sentiments, il ne s’apercevait pas que sur dix apôtres il y en a neuf qui ressemblent à Judas et que les trois quarts des livres qui affectent de moraliser sont un peu plus immoraux que les autres.
Réfléchissez, vous verrez qu’il n’y a pas d’écrivains plus dissolvants que tous les embellisseurs systématiques de l’homme et de la vie, que tous les pseudo-poètes qui ne regardent en face nos instincts que pour découvrir le moyen de les transformer en passions nobles qu’ils exaltent ou en passions viles qu’ils flétrissent. Ce qui est immoral, ce n’est pas la vérité, c’est l’erreur ; ce n’est pas de savoir, c’est d’ignorer, et, lorsqu’on a la prétention de vouloir instruire les autres, c’est de leur susciter des idées fausses et inexactes. Ouvrons les romans en vogue sous le second Empire, et lisons avec notre raison et notre expérience : nous verrons que, dans ces prétendues études, tout est imaginaire et mensonger, depuis l’action romanesque jusqu’au style artificiel et voulu ; depuis la société, qui fait le fond du tableau, jusqu’aux personnages qui en occupent le premier plan. Ce n’étaient pas des hommes que les dramaturges et les romanciers d’il y a vingt ans mettaient en scène, mais des pantins plus ou moins bien articulés et habillés, plus ou moins savamment manœuvrés, n’ayant ni sang, ni muscles, et toujours les mêmes sous tous les habits. Il y avait le personnage sympathique, le personnage spirituel, le millionnaire taré, la jeune fille charmante, le jeune premier impeccable, le gentilhomme pauvre. Tous ces fantoches se promenaient dans les clairs de lune argentés ou dans des salons Louis XV, se nourrissaient d’ambroisie, se grisaient avec de pompeuses déclamations, fredonnaient de gentilles sérénades et mouraient d’un rayon de soleil ou d’un flocon de neige. Le public, qui est un grand naïf, et peut-être — qui sait ? — un grand philosophe, laissait aller les choses à l’aventure. Soit indifférence, soit bêtise, soit résignation, il accueillait complaisamment toutes les fadeurs. Peu à peu, grâce à sa bienveillante complicité, des conventions et des habitudes s’établissaient, diminuant l’art, lui enlevant toute portée et nous faisant une littérature petite, mesquine et ridicule. Quelques esprits solides et vigoureux tentaient de réagir, mais leurs efforts isolés étaient perdus, inaperçus au milieu de la fiévreuse production moderne. Dans le roman, ni Champfleury, ni Stendhal, ni même Flaubert n’avaient la place qu’ils méritaient. Au théâtre, ni Labiche, qui, à certaines heures, retrouvait pourtant le rire et la verve de Molière, ni Augier, qui parfois en possédait la vigueur et la précision, ne se décidaient à rompre définitivement avec la formule de Scribe. Souvent la bonne humeur imperturbable du premier empêchait le rieur de se transformer en railleur. Quant au second, en pleine audace, il s’arrêtait parfois comme paralysé par la crainte d’effaroucher les spectateurs et de contrarier la critique.
Pour ramener à Balzac et à Musset le goût égaré par les déclamations convulsionnaires des Romantiques et la phraséologie bêlante des Romanesques, il a fallu la venue des Naturalistes. Rêvant une littérature libre et virile, voulant un art osant tout voir et pouvant tout dire, ambitieux de « coucher l’humanité entière sur une page blanche », ils ont eu pour premier soin de battre en brèche toutes les conventions, tous les usages adoptés, toutes les entraves et tous les liens apportés à la liberté de penser et de parler. Ils ont excité contre eux tout le monde, ceux dont ils secouaient les statues, ceux qui avaient contribué à élever ces statues et ceux enfin qui étaient accoutumés à se prosterner devant ces statues et dont un changement de religion troublait la quiétude. Auteurs, critiques et public, tous furent d’accord pour huer les nouveaux venus. Mais, baste ! quand la charge sonne et qu’on fonce sur l’ennemi, s’arrête-t-on pour une injure ou une plaisanterie ? Les Naturalistes ont donc poursuivi leur chemin. Ils ont démoli livre à livre, page à page, phrase à phrase, un tas d’écrivassiers qu’un hasard avait mis à la mode. En cela leur œuvre a été bonne.
S’ils ont eu la puérilité de s’entourer de théories et de formules, ils ont du moins eu le bon sens d’appuyer ces théories et ces formules sur un grand principe, celui de l’observation humaine. Ne nous y trompons pas, les Naturalistes, quoi qu’on en dise, sont dans la tradition de la littérature française et, à prendre les choses d’un peu haut, nous les voyons tendre la main à Molière et à Racine, ces deux curieux du genre humain. Si leur art diffère sensiblement de l’art classique, il en diffère surtout par la mise en œuvre, par la forme.
Au fond, ce que les Goncourt et M. Zola ont cherché, c’est ce que Molière et Racine avaient cherché de leur temps, c’est l’homme. Les routes sont autres, mais le but poursuivi est le même. Les procédés que les Naturalistes ont mis en avant, qu’ils ont chantés et qu’ils ont employés ne sont pas tous excellents, d’accord ; mais ceux qu’ils ont décriés et combattus sont exécrables. Ayant une haute opinion de l’art et des lettres, ils se sont acharnés de toutes leurs forces à rajeunir l’un et à régénérer les autres. Ils n’ont pas détruit les G. Ohnet, les Albert Delpit, mais ils les ont diminués. C’est toujours ça. Ils ont ramené le public peu à peu aux œuvres qui signifient quelque chose, lui faisant comprendre qu’à côté de la littérature marchande il y a la littérature littéraire, l’éloignant de ceux à qui il avait abandonné sa confiance et qui s’étaient moqués de lui, le faisant rire des idoles qu’il avait prises pour des dieux, et, à force d’audaces intempérantes, l’accoutumant, presque malgré lui, à tout entendre et à tout voir, même ce qui n’est pas folâtre. C’est grâce à eux que les petits-fils de Stendhal, les subtils et raffinés analystes, les psychologues à la Paul Bourget ont pu écrire et faire comprendre leur œuvre. C’est grâce à eux, à leur large et souverain mépris, hautement affirmé, de tout ce qui n’est pas humain que nous devons cette poésie moderne, dont M. François Coppée est et restera probablement le plus hardi représentant, cette poésie qui a quitté la nue, les nuages, pour redescendre sur la terre et nous raconter, non les malheurs officiels d’un rajah ou d’un sultan, mais les secrètes tristesses d’un apprenti soldat, pour recueillir la larme furtive qui tombe sur la blouse de l’épicier ou le frac noir du gentleman et pour en faire une de ces petites œuvres immenses où tous ceux qui ont pleuré reconnaissent quelque chose de la souffrance humaine.
Les Naturalistes ont élargi l’art. Le fait est incontestable. Ils nous ont débarrassés de beaucoup de préjugés saugrenus. Ils nous ont à peu près guéris de la littérature artificielle. En nous obligeant à regarder en nous et autour de nous, en nous ramenant aux œuvres d’observation vraie, ils nous ont rendu un signalé service, car l’homme n’est pas sur la terre pour rire et la littérature n’a pas mission de l’égayer. Il ont eu des torts et des travers, c’est juste ; seulement ils ont des mérites qui compensent largement leurs torts et leurs travers. Il faut les saluer, quelques-uns comme les petits-fils, quelques autres comme les petits-neveux des profonds penseurs d’autrefois, comme les continuateurs de notre littérature nationale et, s’il faut tout dire, comme les exécuteurs des bâtards de Beaumarchais et d’Hugo.1895.