À travers la vie/Sur Barbey d’Aurevilly
Sur Barbey d’Aurevilly
l est fort peu d’écrivains pour qui le célèbre mot de Buffon : Le style est l’homme même ne soit pas vrai. Tous le justifient plus ou moins, et quelques-uns d’une façon si absolue, qu’il semble suffisant d’étudier une page ou deux de leur œuvre pour les connaître complètement. Tel par exemple Barbey d’Aurevilly. Il est tout entier dans son style et ce style est si personnel, correspond si exactement au tempérament original de l’écrivain qu’il est à peu près impossible de s’en inspirer, voire même de le pasticher.
Barbey d’Aurevilly avait en lui deux êtres : un homme supérieur par le cœur et par l’esprit, et un autre, un tantinet détraqué.
À pénétrer dans son intimité, on ne tardait guère à reconnaître qu’il était une grande âme généreuse et blessée ; une intelligence puissante et vaste. Dans sa modeste chambre de la rue Rousselet, il vivait comme un bon et paisible bourgeois laborieux. Il avait des habitudes touchantes comme en ont tous les cœurs tendres et doux. Il était bienveillant, très bon, rempli de sollicitude, et, peu fortuné, il n’en rendait pas moins obstinément service à beaucoup de gens qui l’en payaient par la plus vile ingratitude. Ce bon cœur était aussi un noble cœur.
Pauvre, Barbey d’Aurevilly avait la délicate pudeur de sa pauvreté, dont il devait souffrir car il aimait le luxe. Jamais une plainte n’est sortie de sa bouche. Jamais une faiblesse n’a révélé ses désirs inassouvis. Il n’a pas, comme tant d’autres, transigé avec ses convictions et ses idées. Il a dominé l’argent, loin d’être dominé par lui, et résigné à se contenter de peu, il a vécu courageusement de sa plume, en travaillant beaucoup. On lui a reproché sa fierté, on a eu tort. La fierté, qui est un défaut chez les riches, est une qualité chez les pauvres. Elle change de nom avec les gens et s’appelle tantôt de la morgue, tantôt de la dignité.
Chez Barbey d’Aurevilly, elle était de la dignité.
Peut-être aussi, dans l’espèce de coquetterie qu’il mettait à vivre à l’écart, entrait-il un autre élément que la conscience de sa situation. J’imagine qu’il devait se sentir dépaysé dans notre époque. Sur le cachet dont il se servait pour fermer ses lettres, il avait fait graver ces deux mots : Too Late, Trop tard. Oui, trop tard. Barbey d’Aurevilly, en effet, est venu trop tard, et il aurait pu ajouter avec Alfred de Musset, dans un monde trop vieux. Trop tard, car il aimait tout ce qui est grand et beau, et il a vécu dans un siècle où tout est mesquin et laid, dans un siècle qui n’a ni originalité, ni style, ni fantaisie, ni élégances, ni délicatesses. Trop tard ! car, idéaliste fervent, il a été jeté, par les hasards stupides de sa naissance, dans un monde essentiellement matérialiste et brutal. Trop tard ! car il avait le cœur d’un croisé, d’un paladin des vieux âges, et il n’a coudoyé sur sa route que des baladins aux préoccupations mercantiles et égoïstes, bourgeois boursouflés et nobles dégonflés. Trop tard ! car il n’avait pas le culte de l’or et il a vu le triomphe, le règne, l’apothéose du dieu Argent. Il n’a pu ni satisfaire le besoin d’actions héroïques qui était en lui, ni repaître son amour du grandiose et du généreux. Trop tard ! oui, Barbey d’Aurevilly est venu trop tard, et je ne sais rien de plus navrant que cette devise, si fière et si désolée, où perce l’inguérissable regret de toute une existence rêvée et manquée.
Certains se sont plu à le représenter, par malveillance ou rancune, comme un fantoche grotesque. Rien de plus injuste, car Barbey, au rebours de beaucoup, valait mieux que son apparence. De fait, cette apparence était bizarre. Il avait d’invraisemblables façons de se vêtir. Son pantalon collant, sa redingote à plis, ses grandes manchettes et son grand col sont légendaires. Ainsi affublé, Barbey d’Aurevilly s’en allait la tête haute, se croyant admirable et admiré, de très bonne foi. Il n’était nullement cabotin. J’inclinerais plutôt à penser qu’il était en quelque sorte naïf. Dans tous les cas, il est certain qu’on l’eût prodigieusement étonné en lui disant que son costume était ridicule. À force de vivre dans sa tête, dans ses rêves, dans un monde spécial, plus grand que nature, il avait insensiblement perdu la notion exacte des choses. Il a passé dans la société moderne sans la voir ; au milieu de ses contemporains sans les regarder et surtout sans les comprendre, ses livres de critique le prouvent. Peut-être, au début de sa carrière, avait-il résolu, de libre volonté, de se poser en nouveau Rastignac, en conquérant, en redresseur de torts, c’est possible ; ce qui est sûr, c’est que l’attitude prise par lui le prit à son tour, tout entier, et qu’elle l’a gardé jusqu’à sa mort. « Cette glace me semble un grand lac, » disait-il un jour à un visiteur en lui montrant la glace de son armoire. Tout Barbey d’Aurevilly est dans cette phrase. À vivre continuellement dans son imagination, il avait pris l’habitude de ne plus rien voir comme le vulgaire. Il a eu des travers, des ridicules, mais il les a eus de bonne foi, sincèrement, inconsciemment, pour son plaisir et nullement pour se faire remarquer. Il se croyait magnifique à l’heure même où il donnait la comédie à ses contemporains. Il se prenait pour un Roland. Sa plus grande erreur fut de ne pas distinguer bien nettement Roland de Don Quichotte et, par suite, de ressembler plus à celui-ci qu’à celui-là. Je le dis sans aucune intention maligne, car je ne déteste pas le maigre Don Quichotte, je le préfère même, et de beaucoup, à son ventripotent compagnon, le gros Sancho.
Ces deux êtres qui existaient chez l’homme, on les retrouve chez l’écrivain. Pour Barbey d’Aurevilly, écrire est une façon de vivre, rien de plus. Dans l’art littéraire, il trouve une revanche à ses désillusions et une consolation à ses peines. Armé de sa plume, qu’il brandit comme un glaive, il charge frénétiquement les gens et les choses de son temps.
Il a des allures de saint Michel terrassant le démon. Il frappe d’estoc et de taille. Il s’en donne à cœur joie. On sent que ce jeu de massacre auquel il se livre est pour son âme en ébullition comme une soupape de sûreté, laissant échapper le trop-plein de ses indignations. La littérature le venge des hommes. Elle l’en repose aussi, car pendant que sa main sabre le papier de sa grande écriture échevelée et gesticulante, sa pensée quitte la terre et ne se souvient du monde réel qui lui déplaît que pour le transformer en ce monde imaginaire qui lui est si cher. Dans toutes ses œuvres, son imagination a travaillé sur des souvenirs, mais ce qu’il a emprunté à la vie, aux autres, à lui-même, pour le mettre dans ses livres, il l’a transfiguré. Dramatisant les faits, grandissant les personnages, leur remplissant le cœur de passions poussées au paroxysme, Barbey d’Aurevilly ne fut pas l’homme des justes milieux. Il avait une telle horreur du médiocre, du banal, de l’ordinaire, qu’il aurait volontiers préféré une laideur forçant l’attention à une demi-beauté passant inaperçue. Il définit l’art : « une exaspération toujours croissante dans l’inspiration et dans la manière ». Critique, il a des engouements fous et des haines féroces, presque toujours du parti pris. Il exalte ou il éreinte. Romancier, il pousse ses livres et leurs héros en dehors de l’humanité. Il voit, il perçoit tout comme dans une hallucination. Barbey d’Aurevilly fut, en effet, un voyant. Hommes, événements, paysages, idées, sensations, sentiments, tout avait pour lui un corps, une forme ; tout se solidifiait, se condensait, vivait, remuait devant ses yeux. Plaire au public, l’étonner même, était le moindre de ses soucis. Il écrivait pour satisfaire son moi, ce moi trop ardent dont les ardeurs l’étouffaient.
Il fut sincère dans ses livres comme dans sa vie, et si les visions qu’il a racontées ne sont pas toujours très raisonnables, elles sont toujours saisissantes et intenses. La puissance du rendu masque souvent chez lui le ridicule de l’invention. On ne saurait le nier, Barbey fut un créateur, un créateur de fantoches, c’est possible ; mais un créateur quand même. Le monde qu’il a mis debout est imaginaire, mais il est vivant dans ses livres. Le satanisme qu’il affecte, son panache romantique peuvent faire sourire un délicieux sceptique, se plaisant comme M. J. Lemaître à égratigner les œuvres ; ils peuvent révolter un rude cerveau, sain et pondéré comme celui de M. Émile Zola qui les bouleverse à grands coups de bon sens pour en découvrir le fond sous les apparences, il n’en reste pas moins constant que Barbey d’Aurevilly fut un grand artiste.
Il écrivait ses livres comme il les concevait, furieusement, sans aucun flegme, sans aucun sang-froid. On retrouve dans ses phrases l’incontinence cérébrale, le débordement d’imagination qui caractérisent ses pensées. Son style n’est pas celui d’un homme pondéré. Ce n’est pas Barbey d’Aurevilly qui fait sa page, c’est le hasard. Elle est simple ou embrouillée, suivant la vision qui le hante et qu’il veut coucher sur le papier. « Il torture sa phrase, la brise, la fouette. Il a le style flamboyant, » a dit M. Émile Zola. Et c’est vrai, Barbey d’Aurevilly bouscule les mots, les accouple de force, même malgré eux ; et sans jamais regarder derrière lui, sans jamais revenir sur ses pas, il court toujours, dans sa fièvre, talonné par sa pensée. Il se livre sans hésiter à des orgies d’images, à des témérités d’expression, à des incorrections de construction. Les mots, avec lui, dansent une sarabande infernale, et le lecteur, emporté par ce style kaléidoscopique, passe brusquement du sublime le plus élevé au terre-à-terre le plus bas ; de l’élégance la plus aristocratique à des calembours, à des coq-à-l’âne de commis voyageur.
Très souvent, les défauts d’un écrivain ne sont que l’exagération de ses qualités. Barbey abuse des images, mais il a, à certaines heures, une puissance de rendu incomparable. Quand il décrit, les objets, les paysages deviennent visibles. Nous assistons aux faits qu’il raconte. Les silhouettes qu’il dessine se dressent devant nous et si nettes, si caractérisées que nous ne les oublions plus. Les mots disparaissent. Les idées s’évoquent et prennent corps. Barbey écrit en relief. Nul plus que lui n’a compris ce que Baudelaire appelait : « Le langage des choses muettes » ; nul n’a senti à un plus haut degré « l’âme des mots ». La délicatesse, la sensibilité de ses nerfs toujours tendus lui ont permis de surprendre ce qui échappe à la foule, et de le traduire dans une langue souvent osée, souvent tapageuse, parfois incorrecte et dont parfois les subtilités par trop subtiles nous échappent ; mais presque toujours singulièrement expressive et souple, et forte, et personnelle. Nul n’a pu, ne peut et ne pourra la parler après lui. Il y avait un poète en Barbey, un poète par les pensées et le style. Sans parler de son mince volume de vers, — il a semé dans son œuvre nombre de pages d’une poésie intense, et il n’a guère écrit sans rencontrer de ces trouvailles d’expression, de ces associations d’idées, de ces nuances de sentiments comme les vrais poètes seuls en rencontrent. Lorsqu’un homme a signé de pareilles pages, de telles lignes, point n’est besoin d’une longue enquête, cet homme était un artiste au tempérament original et riche, un grand artiste, même quand il a poussé l’originalité jusqu’à la bizarrerie et l’amour de la richesse jusqu’au clinquant.
Qu’adviendra-t-il de Barbey d’Aurevilly ? La postérité verra-t-elle en lui un grand homme un peu détraqué ou un grand détraqué doué de talent ? Voilà juste six ans qu’il est mort et on ne peut encore rien présumer. Je viens de relire attentivement ce que les maîtres de la critique contemporaine ont dit de lui. Ceux-ci le louent ; ceux-là le dénigrent. Les uns l’adorent, les autres l’exècrent. Il n’en est pas deux qui soient de la même opinion, mais aucun, et il n’est pas oiseux de le constater, n’est indifférent. Il est vraisemblable que nos descendants seront aussi partagés que nous le sommes, et que Barbey continuera d’avoir des admirateurs enthousiastes et des adversaires acharnés. Ce qui est certain, c’est qu’on n’est pas près de ne plus s’intéresser à cet homme étrange, d’une personnalité si tranchée ; à cet écrivain singulier et d’une originalité si captivante, que M. Paul Bourget nous a montré un jour comme un héros de Walter Scott et que M. Émile Zola — qui n’a pas été toujours tendre pour lui — a peut-être mesuré à sa vraie mesure, le jour où il a formulé ce jugement que Barbey d’Aurevilly resterait, non comme une autorité, mais comme une curiosité.1895.