À travers la vie/Le Théâtre Poétique

À Travers la Vie (notes de littérature)
Texte établi par préface de Eugène LedrainAlphonse Lemerre, éditeur (p. 287-308).

Le Théâtre Poétique





En amour, les malentendus sont souvent plus à redouter que les grosses querelles.

Valère et Mariane sont faits l’un pour l’autre. Ils s’aiment. Ils s’adorent et néanmoins, à propos de rien, ils se séparent. Un mot, un geste, un sourire suffirait pour dissiper le nuage, mais Valère est irrité, Mariane est nerveuse et, avec tous les regrets du monde de se fâcher, ils se fâchent. Heureusement Dorine est là. Dorine, excellente fille ! brave servante ! comme Molière les aimait et dont la famille est éteinte depuis longtemps. Elle rappelle Valère, elle ramène Mariane ; elle remet la main de celle-ci dans la main de celui-là et un regard fait le reste.

La scène est délicieuse et très vraie, si vraie que Molière, qui se connaissait en choses humaines, n’a pas hésité, après l’avoir traitée deux fois dans le Dépit amoureux, à la reprendre pour la faire figurer, à peine modifiée, dans la plus sombre de ses comédies, dans Tartuffe. Que les personnages s’appellent Ergaste et Lucile, ou Marinette et Gros-René, ou Valère et Mariane, elle n’en contient pas moins, en quelques pages, l’histoire toujours la même des brouilleries d’amants. On marche côte à côte, on se sourit, on s’aime, on est heureux ; un soupçon survient, on s’aigrit, on se querelle, on se quitte ; mais les yeux rencontrent les yeux, les mains se retrouvent et les cœurs se souviennent. À quoi bon se fâcher alors ? À quoi cela sert-il ? À goûter le plaisir de se remettre. C’est puéril peut-être, mais les hommes sont ainsi faits. Ils ne se séparent que pour mieux se réunir, ou inversement, et tout ce qui dépend d’eux est soumis comme eux à cette loi invariable.

Voici, par exemple, le théâtre et la poésie. Il leur plaisait souvent jadis d’unir leurs destinées, de suivre la même route. Un jour tout fut abîmé sur on ne sait quel racontar. Comme Valère et Mariane, chacun tira de son côté, mais Dorine n’était point là pour arrêter ces fous. Le théâtre perdit sa fraîcheur, sa grâce, sa jeunesse ; la poésie se réfugia dans les livres, sombres couvents, cloîtres austères où se hasardent seuls les vrais et rares amis. Valère courut les aventures, traîna sa perruque blonde dans les mauvais lieux, prit pour maîtresses des filles perdues et chercha dans la fange le ciel d’où il était tombé et dont il se souvenait. Mariane se guinda dans ses regrets ; le chagrin la rendit morose, le mécontentement la fit maussade et sa réserve hautaine transforma peu à peu sa retraite en désert.

Voilà longtemps que cette fâcherie dure, trop longtemps. Après en avoir ri, on commence à s’en inquiéter. Tout le monde en pâtit, personne n’y gagne et Dorine peut intervenir. — Dorine, en cette matière, c’est la critique dramatique.

De fait, la langue lui démange singulièrement. Dans les journaux, les revues, les livres, on sent que cette querelle la préoccupe. « Pourquoi sont-ils brouillés ? Se remettront-ils ? Où ? Quand ? Comment ? Le doivent-ils ? Le peuvent-ils ? » Telles sont les questions qu’elle se pose et cent autres encore. Chacun indique son moyen de dénouer la crise, mais tous sont d’accord sur ce point qu’il faut que la folie des hommes s’efforce de réconcilier ce que leur haute sagesse a désuni.

Entre toutes ces pages, écrites presque à la même heure, à peu près sur le même sujet, il n’y a peut-être qu’une simple coïncidence, effet du hasard. Peut-être aussi sont-elles dues à cette mystérieuse influence qui parfois nous inspire à tous, au même moment, les mêmes pensées, les mêmes pressentiments. Lues aujourd’hui, elles peuvent demain, comme tant d’autres, ne plus être que des feuilles mortes. Mais peut-être aussi sont-elles le premier symptôme d’un rapprochement ardemment souhaité par beaucoup de gens, et que l’on peut espérer prochain.

S’il ne faut pas se fier à son espérance, — on ne croit toujours que trop à la réalisation du rêve qui vous plaît, — il faut toujours espérer, ne fût-ce que pour s’aider à vivre. Il est évident d’ailleurs qu’il y aura une renaissance de la poésie au théâtre. Sera-ce aujourd’hui ? demain ? plus tard ? Le plus tôt serait le mieux, car cette renaissance mettrait de la variété dans le théâtre contemporain, qui en manque considérablement.

Que les auteurs dramatiques y songent. Le public se lasse d’entendre toujours les mêmes phrases, de revoir toujours les mêmes bonshommes, de retrouver toujours la même pièce, faite et refaite cent fois sous des noms différents. La critique s’ennuie, et si, pour se distraire, il prenait à un Jules Lemaître quelconque la fantaisie de jouer un peu au jeu de massacre, beaucoup de réputations qu’on croit bien assises culbuteraient de leur piédestal ou de leur socle ; beaucoup de gloires bruyantes, beaucoup d’étoiles étincelantes s’éteindraient dans la nuit sans éveiller plus d’échos, sans laisser plus de traces qu’un ballon rouge qui crève ou un feu de Bengale qui expire.

À notre époque, rien n’est plus beau, tout est fort. Sous prétexte d’observation et d’analyse, de physiologie et de psychologie, on a étudié l’homme à tour de bras. Profond comme un puits et savant comme une bûche, de médecin qu’il était Sganarelle s’est fait écrivain ! Quelle bonne besogne que la sienne ! Tenant à prouver sa perspicacité, il s’est emparé de notre corps, de ses sensations, de ses appétits, de ses besoins, de ses instincts, de ses turpitudes, de ses vices, de ses maladies. Il a photographié avec amour toutes nos laideurs, il les a souvent grossies, il nous a prêté parfois des difformités. Les plaies et les ulcères ont mis des sourires sur sa bouche. Il a étudié à la loupe et au scalpel tout ce qu’il a deviné de bas et de répugnant dans le monde ; puis, fier de ses études, il a pétri pêle-mêle ses observations et ses inventions pour en tirer un monstre à face humaine qu’il nous jeta un jour au nez en s’écriant : Ecce homo ! Ce monstre, il l’a pris par la main et traîné dans tous les milieux. Il l’a promené dans tous les bouges. Il l’a fait patauger dans tous les cloaques. Il s’est roulé avec lui dans tous les ruisseaux. Ils sont descendus ensemble, bras dessus, bras dessous, jusque dans les derniers bas-fonds de la société, sans remarquer que souvent plus on descend, plus on s’enfonce. Certes, il n’y a pas d’œuvre belle et durable sans quelque chose d’humain ; certes l’écrivain doit avant tout observer l’homme et la vie ; certes l’ambition de M. Émile Zola : « Tout voir, tout savoir, tout dire… Coucher l’humanité entière sur une page blanche » est une noble et louable ambition, mais pourquoi n’insiste-t-on pas aussi bien sur ce qu’il y a de bon en nous que sur ce qu’il y a de mauvais ? À force de ne nous montrer jamais que des gens vicieux et des vices, on finira par nous rendre encore pires que nous ne sommes si c’est possible. L’homme n’est pas tellement grand qu’on puisse impunément le rabaisser sans cesse dans sa propre estime.

Un jour, à l’Académie française, M. Édouard Pailleron parlait de la vertu : « Messieurs, disait-il, c’est un singulier peuple que le nôtre ! Il est aussi richement doué que pas un au monde. Comme le prince de ces contes charmants au récit desquels La Fontaine prenait un plaisir extrême, il semble que toutes les fées aient été conviées à son baptême et que toutes l’aient comblé de leurs dons.

« Eh bien, Messieurs, il faut qu’on en ait oublié une, comme d’habitude, car tout ce que ces marraines ont fait pour leur filleul tourne contre lui. Il y a une fée qui n’a pas été invitée, tenez-le pour certain. Elle a voulu se venger de cette injure, et, la cérémonie terminée, elle est apparue grotesque et redoutable, puis, s’avançant vers le berceau, elle a dit à l’enfant : « Je suis la fée Ridicule, et, parce que les autres n’ont pas pensé à moi, tu y penseras toujours, tu cacheras soigneusement les qualités que tu as, pour montrer les défauts que tu n’as pas. Tu es doux, et l’idée d’avoir l’air soumis fera de toi un révolté ; gai, et dans la crainte de paraître léger, tu deviendras lourd ; fin, et l’ambition d’être fort te rendra grossier ; tu aimes ce qui est beau et tu seras impressionniste ; tu aimes ce qui est délicat et tu seras naturaliste ; tu aimes ce qui est honnête et tu feras de la politique. Tu appelleras ta sensibilité névrose et ta fierté patriotique chauvinisme. Pour ne pas être dupe des sentiments, tu le seras des mots. Croyant, tu joueras le sceptique et tu resteras crédule ; tu trouveras au-dessous de ta raison d’adorer le Dieu qui t’a fait, parce que tu ne le vois pas, et tu adoreras des hommes que tu verras trop et dont tu feras des dieux, quitte à les défaire pour en refaire d’autres à leur place.

« Aimant, tu nieras l’amour ; tout haut, tu le traiteras de nécessité physiologique ; tout bas, tu l’honoreras et le serviras dans ton cœur, car l’amour sera la vraie religion de la majorité des Français avec plus de pratiquants que de croyants peut-être. Enfin, tu donneras chez toi à la femme une place qu’elle n’aura chez aucun autre peuple ; tu aimeras les enfants plus qu’aucune les aime ; tu paieras les impôts mieux qu’aucun ne les paie, — tu en paieras même davantage, et tu regarderas comme une insulte qu’on t’appelle bon citoyen et bon père, fût-ce sur ta tombe. »

Sous son apparence paradoxale, cette tirade contient des vérités qui, pour être agréablement dites, n’en sont pas moins dures. En nous caressant de la main, M. Édouard Pailleron nous égratigne quelque peu. C’est bien fait pour nous. Enclins à l’honnêteté par nature, nous voulons être pervers par vanité et aussi fous qu’Argan, nous crions sur les toits comme lui : « Je ne suis pas bon et je suis méchant quand je veux. » Sur nos vilains penchants, qui nous flatte a toujours raison. La littérature contemporaine le sait bien et ne s’en fait pas faute, elle qui ne veut voir — à de rares exceptions près — dans l’homme qu’un mâle ; dans la femme qu’une femelle ; dans l’enfant qu’un petit, et dans la société qu’un troupeau… mettons de moutons, pour être corrects.

Que, dominé par sa nature, l’homme doive écouter pour satisfaire son corps certains besoins tout matériels, qu’il est convenu de ne pas trouver très nobles, et s’abandonner à certains actes comme manger, boire, dormir et le reste, c’est un fait. Mais ne sommes-nous que matière ? N’y a-t-il que le corps ? Et faut-il toujours laisser dans l’oubli ce Dieu dont parle le poète, ce Dieu tombé qui se souvient des cieux et qui ne demande qu’à y remonter de temps en temps ?

À côté de l’homme matériel, il y a l’homme moral, et dans cet homme, à côté des sentiments et des passions qui aboutissent à des désirs physiques et qui trouvent leur contentement dans des réalités, il y a des enthousiasmes latents, des aspirations secrètes, des élans mystérieux, des tendresses indicibles, des fraîcheurs qui ne se flétrissent pas et pour tout dire enfin une voix inconnue que nous entendons chanter en nous à certaines heures. À côté de l’homme qui vit, il y a l’homme qui rêve. À côté du malheureux qui marche péniblement, rivé à la terre, les pieds dans la poussière ou la boue, préoccupé du pain quotidien, accablé par les soucis, tourmenté par les maladies, laissant un peu de lui-même à tous les buissons de la route aride et défoncée où il chemine ; à côté de ce condamné à mort qui gravit douloureusement son Golgotha, entouré d’ennemis, la croix aux épaules, tombant à chaque station et un peu plus rudement à chaque chute sans rencontrer jamais ni Simon pour l’aider à traîner son gibet, ni Véronique pour essuyer la sueur de son visage ; à côté de ce forçat de la souffrance, de ce damné de la vie, il y a le rêveur qui sur les ailes de son rêve s’en va comme un petit oiseau, loin, très loin des réalités matérielles, dans un monde où les lèvres ne se désunissent pas, où les mains tendues le sont pour donner et non pour prendre, où les cœurs ne sont pas éternellement seuls ; monde charmant, monde délicieux, monde idéal où l’on ignore l’adieu, où les roses n’ont point d’épines et les médailles point de revers, où les amours durent toute la vie, où les amitiés ne finissent pas, où il n’y a que des printemps et jamais d’automnes !

Qui s’occupe de cet homme aujourd’hui ? Qui songe à l’étranger sublime dont parle M. Sully Prudhomme ? Qui saisit au passage les chansons fugitives et éphémères qu’il fredonne lorsque l’autre, son frère, ne hurle pas dans la douleur et l’angoisse ? Personne, hors les poètes. Seuls, ils savent encore reconnaître dans le charivari de la vie moderne les mélodies du cœur humain ; seuls, ils savent les noter et s’en inspirer pour bercer dans ses intimités et ses au-delà ce cœur inassouvi. Aussi, est-ce toujours à eux qu’on revient. Romanciers, auteurs dramatiques, philosophes, les autres se font admirer ; eux, on les aime. Leur part est la meilleure. N’est-ce pas vers la poésie qu’on se tourne quand l’âme souffre ? N’est-ce pas elle qui le mieux nous comprend et le mieux nous apaise, car elle répercute toute la mélancolie de la terre et les douleurs profondes ont moins besoin d’être consolées que d’être plaintes ! Elle naquit d’une larme et d’un sourire, et la joie et la peine nous ramènent inévitablement à elle. Si l’homme, dans sa hâte stupide et son activité inutile, l’oublie ou la dédaigne parfois, elle peut attendre sans impatience et sans colère le retour de l’enfant prodigue. La vie et ses désillusions le lui garantissent. L’avenir est à elle et, comme la mer qui creuse le rocher,

Elle épargne la force, ayant l’éternité[1].


Ces aspirations douces, ces tendresses vagues qui sont en nous, le théâtre contemporain les ignore. Les poètes eux-mêmes, lorsqu’ils se hasardent à écrire quelque pièce, s’appliquent beaucoup plus à faire œuvre de dramaturges qu’œuvre de poètes et les laissent de côté pour aller chercher dans l’histoire ou la légende un sujet propice aux situations empoignantes et aux vers sonores. M. Coppée lui-même, François Coppée, l’auteur du Passant, le fidèle défenseur de la poésie au théâtre, se plaît surtout depuis ces dernières années à ranimer de son souffle puissant des héros épiques qu’on croyait morts à jamais.

On a déjà discuté souvent et longuement sur les avantages et les inconvénients du théâtre en vers. Je ne reprendrai pas les arguments invoqués pour ou contre lui ; on me permettra seulement de dire que les vers ne sont pas la poésie, mais simplement son costume le plus habituel, et qu’à côté du drame historique aux tirades superbes, de la comédie de mœurs aux alexandrins malicieux, j’entrevois un autre théâtre plus doux, où la rêverie tiendrait plus de place et dans lequel le poète, restant poète avant tout, donnerait moins d’importance à « la scène à faire » et mettrait plus de poésie. Bref, à côté des pièces en vers, je voudrais des pièces poétiques.

Qu’est-ce que c’est qu’une pièce poétique ?

En toute matière, une bonne définition — juste, complète, courte, précise et claire — est toujours difficile à trouver. En la nôtre, elle est impossible, car pour donner la formule du théâtre poétique, il faudrait connaître avant toute celle du théâtre et celle de la poésie.

Or, si d’une part le théâtre est en quelque sorte un livre en relief, en action ; il est d’autre part multiple et changeant. Chacun le comprend à sa façon, s’en sert suivant son tempérament propre et ses goûts particuliers. Nous avons le théâtre de Racine et le théâtre de Victor Hugo, le théâtre de Molière et le théâtre de Beaumarchais, le théâtre de Dumas père et celui de Dumas fils, le théâtre de M. Victorien Sardou et celui de M. Henry Becque, etc… On peut préférer celui-ci à celui-là, mettre le Cid au-dessus d’Hernani et le Misanthrope au-dessus de Rabagas, mais ce n’est là qu’une affaire de sympathies personnelles qui n’empêche pas Rabagas d’être du théâtre et le Misanthrope d’en être aussi. Il n’y a pas ici de lois inéluctables. La forme dramatique n’est pas un moule déterminé, obligatoire et inflexible dans lequel l’écrivain doit quand même et malgré tout couler sa pensée. Elle n’est qu’une étoffe dont cet écrivain se sert pour vêtir son idée, et dans cette étoffe il peut couper et tailler à sa guise, sous sa responsabilité, le vêtement qui lui plaît, en tenant ou en ne tenant pas compte des modes d’hier et d’aujourd’hui. Le théâtre est un genre comme le roman, aussi variable et aussi varié, car une pièce de Scribe ne ressemble pas plus à une pièce de Musset qu’un roman de M. Paul Bourget à un roman d’Eugène Sue. C’est un genre qui accueille les œuvres les plus diverses, des conceptions qui différent du tout au tout ; un genre qui se transforme sans cesse, où chacun apporte et impose sa personnalité. J’ai beau écarquiller les yeux, je vois des théâtres, je ne vois pas le théâtre.

Il en est de même pour la poésie. Elle n’est nulle part et il y a de la poésie en tout, en tous, partout. Elle n’est ni ceci ni cela, mais elle est un peu ceci et un peu cela et un peu autre chose encore. Ce mot poésie a des centaines de significations relatives et pas un sens absolu. L’idée qu’il veut exprimer nous échappe, parce qu’elle est trop vaste pour nous. Nous ne le concevons pas dans son ensemble, nous ne le comprenons pas tout entier. Au cours de cette promenade qui a nom la vie, nous sentons de la poésie en nous, nous en devinons dans l’air qui nous entoure, mais où est la poésie ? Quelle est-elle ? Quelle est son essence ? En a-t-elle une ? Quel est son but ? En a-t-elle un ? Autant de mystères que nous ne pouvons pas pénétrer. Les poètes passent. Chacun d’eux dit sa chanson qui ne ressemble point à celle de son voisin parce que chacun d’eux a son tempérament, son âme ; mais la poésie, la poésie absolue, qui s’en est jamais fait une idée ?

Si on prenait des miroirs et qu’on les disposât sur une montagne par exemple, les uns dans un sens, les autres dans un autre, aucun d’eux ne reproduirait l’image de la nature entière et cependant chacun d’eux réfléchirait un peu de la nature. Il en est ainsi des poètes. Tous nous donnent de la poésie, nul n’a personnifié en soi la poésie et c’est là ce qui fait l’originalité, la raison d’être de leurs livres. Si la poésie n’était pas variée à l’infini, si elle était d’une façon déterminée et spéciale, si on connaissait ses éléments constitutifs, il n’y aurait eu qu’un poète, un seul. Ce poète aurait fait une œuvre et cette œuvre aurait été la Poésie. Alors, on aurait pu la définir ; mais puisque, comme Protée, la poésie se métamorphose sans cesse sans jamais cesser d’être, puisqu’elle se modifie continuellement et ne demeure jamais semblable à elle-même, comment pourrait-on l’emprisonner dans une définition qui serait fatalement ou trop précise ou trop vague ? Au reste, qu’on ne puisse analyser la poésie, ni la spécifier, qu’elle soit ceci ou cela, qu’elle ait une formule ou non, l’important n’est pas qu’elle soit telle ou telle, qu’on puisse la définir, — c’est qu’elle soit.

Je ne me flatte donc pas de dire exactement ce que c’est que le théâtre poétique, puisque le caractère principal de ce théâtre est justement de ne pas avoir de caractères, de n’avoir que des tendances. Plus humain avec Musset, plus sémillant avec Banville, plus intime avec M. Coppée, il deviendra plus sentimental avec M. Dorchain et M. Louis Legendre, plus souriant avec le premier, plus mélancolique avec le second.

Tout à l’heure, en parlant des vagues tendresses et des aspirations intimes qui sont au fond de tout cœur humain, j’ai dit à demi-mots, indiqué à grands traits ce que je voudrais voir mettre à la scène par les poètes : l’âme humaine dans ce qu’elle a de tendre, d’azuré, de jeune, de délicat, nos rêves dans ce qu’ils ont d’inassouvi. Qu’on ne m’objecte pas l’inutilité ou l’impossibilité d’un pareil théâtre. Rien ne mérite plus qu’on l’étudie et n’est plus intéressant à étudier que l’âme humaine, non seulement dans ce qu’elle est, mais dans ce qu’elle voudrait être ; non seulement dans les sentiments et les passions qu’elle a, mais encore dans les délicatesses et les bontés qu’elle voudrait avoir.

Ainsi entendu, le théâtre poétique ne serait pas un théâtre sans humanité. À coup sûr, la réalité matérielle, la réalité des faits se déroulant comme dans la vie lui ferait défaut, mais non la vérité morale, la vérité psychologique. Il nous transporterait dans des Édens inconnus, il ferait passer sous nos yeux des hommes et des femmes meilleurs que nature ; mais, pour idéaliser et embellir, il n’en répondrait pas moins à quelque chose d’humain, car, si ses personnages n’étaient pas conçus à notre ressemblance, son monde conçu à l’image du nôtre, nous n’en reconnaîtrions pas moins dans ce monde la patrie merveilleuse où nous serions heureux de vivre, dans ces personnages des sentiments que nous voudrions avoir. Ce théâtre ne manquerait pas d’humanité. Il serait la mise en œuvre et la réalisation des aspirations de l’homme, des chimères qui le hantent.

Malheureusement, pour écrire comme il convient des pièces poétiques, il faut des qualités dont les littérateurs contemporains se piquent assez peu. D’abord, il faut mettre l’art au-dessus de l’argent et ne pas avoir un comptoir pour table de travail. Ensuite, il faut posséder une finesse d’observation et une sensibilité extrêmes. Découvrir dans l’homme ce que chacun y connaît, c’est aussi facile que de marcher sur ses pieds ou de parler avec sa bouche. Tout le monde aujourd’hui peut aller en Amérique. Mais surprendre notre âme dans ce qu’elle a de supérieur à elle-même, c’est ce que peuvent seuls les délicats, les raffinés, les poètes, et encore, parmi ceux-ci, en est-il peu dont le cœur soit assez actif pour deviner et la plume assez habile pour exprimer des choses presque inexprimables.

Ces difficultés ne sont pas les seules, hélas ! Voici l’œuvre édifiée. Le poète a trouvé un sujet, un cadre, des personnages. Sa pièce est remplie de vers délicieux ; la poésie y coule à flots. Il lui faut maintenant la faire représenter et trouver un théâtre.

La chose est malaisée. Les directeurs d’aujourd’hui parlent volontiers de la littérature et de l’art littéraire, mais au demeurant, en dépit de leurs belles et platoniques protestations, ils s’en soucient comme le mont Blanc se soucie du cap de Bonne-Espérance.

Montrez-leur des chefs-d’œuvre, offrez-leur des merveilles,
Pour aller à la Bourse, ils vous tournent le dos.


Parmi tous ceux qu’on a appelés plaisamment des « entrepreneurs de spectacle », il s’agit donc de découvrir un homme assez artiste et assez fou pour s’engager financièrement dans une tentative qui, même en admettant un très honnête succès, ne sera jamais qu’une spéculation pécuniaire médiocre puisqu’elle échouera infailliblement auprès de la foule. Le théâtre poétique aura pour lui les délicats, les lettrés, quelques gens du monde par goût, beaucoup d’autres par genre, il n’aura jamais le peuple. En art en effet, le peuple n’existe pas. Il ne comprend que ce qui est ordinaire et brutal, bruyant et médiocre. Aussi ses suffrages ne donnent-ils pas la gloire, mais la popularité, — le mot a été forgé pour la chose, — qui en est l’opposé à peu près comme la réclame est l’opposé du talent.

Eh bien ! ce directeur, c’est la perle rare qu’il faut dénicher. Et, on le sait de reste, dans certaines circonstances, lorsqu’il s’agit par exemple de mettre sa richesse à l’abri, le mollusque le plus impotent trouve soudain des jambes ou même des ailes. On peut tout prendre à un homme civilisé, sa réputation, ses amis, sa femme ; il ne faut pas toucher à sa caisse.

Le poète touche immédiatement à la caisse. Pour représenter une pièce poétique, il faut en soigner avec un soin jaloux la mise en scène. Il faut des décors, des costumes, des accessoires aussi beaux que possible. Il faut, dans cette œuvre de séduction, que le spectateur soit pris et grisé par les yeux comme par les oreilles. Il faut que l’ensemble soit excellent. La moindre chose qui détonne suffit pour rompre le charme et alors tout est perdu, car le Français, lorsqu’il n’est pas ému, passe son temps à se moquer des émotions qu’on a voulu lui causer et qu’il ne ressent pas.

Voilà certes bien des difficultés à surmonter et on comprend que les plus entreprenants hésitent à tenter le sort. Nous sommes cependant à une heure où les poètes trouvent pour les soutenir de nombreuses sympathies. Bavardages politiques et tripotages financiers, syncopes de la foi et faillites de la science, étude de l’homme et observation de la société, tout s’est uni pour nous désenchanter, pour nous écœurer, pour nous décourager de vivre.

Le siècle est las, à bout de forces et d’espérance, fatigué de tout et dégoûté de lui-même. « Autre chose ! Autre chose ! » Ce cri s’échappe de toutes les poitrines et toutes les lèvres répètent le vœu de M. François Coppée :

Des vers ! Des vers encor ! Dites-nous de beaux vers !


Que les poètes secouent donc leur torpeur et le public sortira de son indifférence, plus apparente que réelle. À côté du théâtre qui nous représente tels que nature, ou même pires, nous aurons, le jour où ils le voudront bien, un théâtre où ce qu’il y a de noble et de beau en nous sera mis en lumière. Nous serons embellis, tant mieux ; nous serons idéalisés, c’est parfait ! Peut-être qu’à nous croire excellents, nous deviendrons bons, et peut-être qu’à vivre pendant quelques heures de temps et temps au pays bleu de la fiction, nous parviendrons à nous consoler des mesquineries de l’humanité et à trouver plus supportable un monde qui n’est pas une fiction, lui, et qui n’en est pas meilleur.

1895.

  1. Louis Legendre, Beaucoup de bruit pour rien.