À travers la vie/Le Paradoxe, par M. Frédéric Loliée
Le Paradoxe
par M. Frédéric Loliée[1]
e viens de relire encore une fois, mon cher Loliée, le livre que tu as dédié à tes frères : « À tous les dilettantes des choses de l’Esprit » et, puisque la pluie qui bat furieusement mes vitres m’engage à rester au logis, je veux me distraire en causant avec toi.
Depuis que j’ai l’âge de raison, ou plutôt l’âge d’homme, car l’âge de raison ne commence que le lendemain de la mort, et il me semble que je suis encore vivant, — j’ai assisté à bon nombre de discussions, de controverses, de disputes, et j’ai été étonné d’entendre dans presque toutes, surgissant tout à coup comme un argument décisif et sans réplique, ce mot sonore : « C’est un paradoxe ! »
Lorsque je me suis aperçu que les mêmes choses et les mêmes idées étaient, selon le cas et suivant le besoin, vérités ou erreurs, mes étonnements se sont changés en ahurissements.
Anxieux, je me suis demandé : « Qu’est-ce que la vérité ? — Qu’est-ce que le paradoxe ? »
Ayant constaté que je ne le savais point, je l’ai demandé à Littré.
Dans son dictionnaire, Littré m’a répondu (tome III, page 937) :Et je me suis plongé dans la méditation…
Et, après avoir médité, je me suis retrouvé Gros-Jean comme devant.
Alors, je me lançai en furieux à la poursuite d’une réponse nette, à la recherche d’une notion précise et claire, interrogeant les mœurs, questionnant les livres, dévorant les philosophes, escaladant les systèmes, engloutissant des doctrines, consommant des théories, traversant dans ma course échevelée, parcourant dans mon impétueux élan, les sciences, les lettres, les religions, les usages, et ne trouvant partout que conventions, distinctions, contradictions et superstitions.
Alors, je fermai mes bibliothèques et regardai passer les gens.
De temps à autre, remué par l’ancien désir, je criais encore à pleine voix : « Ohé ! Vérité ! où es-tu ? »
Et une trompette de tramway me répondait : « Coin-coin ! »
Extravagance, folie, déraison !
Ô Vérité ! ô sainte et inféconde femelle, béatifiée par notre sottise ! Déesse dont le culte a donné plus de fous à l’humanité qu’il n’y a de gouttes d’eau dans la mer ou d’étoiles dans le ciel ! Monstre plus gracieux que Psyché, plus séduisant que Vénus, plus sanguinaire que le Minotaure, plus redoutable que la Chimère ! Tête de Méduse, cent fois plus puissante que l’autre, si belle qu’on l’adore à genoux, et qui change les hommes, non en pierre par l’horreur qu’elle inspire, mais en bûches par l’extase qu’elle provoque !
Ô Paradoxe ! ô mâle vigoureux et prolifique, foudroyé par notre sagesse ! Ange déchu, dont la chute prouve qu’il y a moins de Catons parmi les hommes que de cheveux sur une bille de billard ! Source fraîche et bienfaisante dont l’eau joyeuse et limpide a fécondé le monde en le sillonnant de tous les côtés par les ingénieux détours de tes ruisseaux ! Mets plus substantiel, plus nourrissant que la manne des Hébreux et que le kouskous des Arabes ! Drogue suprême, que le vulgaire traite de poison, et qui est l’universel orviétan !
Ô Vérité ! ô Paradoxe ! soyez bénis, soyez aimés, soyez adorés, soyez vénérés, je vous le souhaite de tout mon cœur. Oui, que l’univers entier vous bénisse pour toutes les absurdités que vous nous avez fait dire, comme je vous bénis pour tout le temps que j’ai perdu à vous chercher l’un et l’autre. Car enfin, si je ne vous ai pas trouvés ; si, chaque fois que sur ma route j’ai cru atteindre l’un de vous, je me suis affalé tout de mon long par terre, du moins, dans la longue promenade que j’ai grâce à vous accomplie à travers les idées, ai-je acquis cette certitude que ce qui est vrai aujourd’hui sera faux demain et que par conséquent, toi Vérité, et toi Paradoxe, vous n’existez ni l’un ni l’autre !
Si je le voulais, il me serait facile d’accoucher ici d’une dissertation dans laquelle, à grand renfort d’ergo et de distinguo, il serait prouvé d’une manière irréfutable — jusqu’à ce qu’elle soit réfutée — que la seule vérité vraie c’est que tout est paradoxe et que le seul paradoxe paradoxal c’est l’existence de la vérité.
Rassure-toi, mon cher, je ne t’infligerai pas ce chef-d’œuvre.
Mais enfin pourquoi, dès la première page de ton livre, traites-tu le paradoxe, le cher et bon paradoxe, d’excentricité ? Pourquoi dis-tu avoir réduit en quintessence pure l’histoire de l’éternel sophisme et de l’universelle déraison ?
Crois-m’en, il n’y a pas de sophisme, il n’y a pas de déraison. Tout est vrai et tout est faux. Tout est sagesse et tout est folie, et nous pataugeons, et nous pataugerons de divagations en calembredaines et de calembredaines en turlupinades, jusqu’au jour où l’humanité fera le grand pouf final !
Philosophes, penseurs, historiens, politiciens, mathématiciens, poètes, romanciers, chroniqueurs, sermonneurs, orateurs, inventeurs, novateurs, hommes de science, hommes de lettres, hommes d’érudition, vous tous qui depuis Homère jusqu’à M. Alexandre Dumas, fils du père, depuis Moïse jusqu’à Auguste Comte, depuis saint Paul jusqu’à M. Paul Bourget, avez émis une pensée quelconque, répondez ! Dites si vous avez signé une seule page, prononcé une seule parole, formulé une seule idée qui n’ait été saluée et acclamée par les uns au nom de la Vérité, bafouée et condamnée par les autres, toujours au nom de la Vérité ?
Franchement, sommes-nous bien sûrs de ne pas être tous fous et archi-fous ? Depuis des milliers d’années que nous nous en allons, grisés et éblouis par des mots, en quête de je ne sais combien de chimères, quelle preuve de saine raison avons-nous donnée ? Depuis des milliers d’années nous parlons de la Vérité sans la connaître, nous la cherchons toujours sans la rencontrer jamais, et cependant nous continuons de nous ruer sans relâche à la poursuite décevante de cet insaisissable fantôme !
Nous sommes tous fous, voilà mon avis.
— Pourquoi ?
— Parce que nous croyons à la Vérité, tout simplement. Errare humanum est, déclare le proverbe, l’erreur est humaine, l’homme est fait pour se tromper. Tant qu’il se trompe en riant, en se moquant de l’impuissance de sa pensée, de la stérilité de son effort, tout est bien. Il sait que ce qu’il dit n’a pas le sens commun et alors il a, lui, quelque apparence de bon sens. Mais regarde ce poussah qui se gonfle, qui s’étire, qui se hausse sur la pointe du pied pour paraître plus grand que les autres et qui gravement, sérieusement, enchaîne en longues kyrielles des mots et des mots pour démontrer que lui seul a raison et que tous ceux qui ne pensent pas selon sa mode ont tort, crois-tu qu’il n’ait pas celui-là, tout comme Trissotin, le timbre un peu fêlé ?
— Mais si ce qu’il affirme est la vérité ? S’il le prouve ?
— Comment le savoir ? Comment constater que ses démonstrations sont irréfutables et ses preuves certaines ? Par le raisonnement, par l’expérimentation ? Mais nos sens nous trompent et le raisonnement est le père de l’erreur. Avec lui on arrive à démontrer tout ce qu’on veut et même parfois tout ce qu’on ne veut pas. Par l’accord établi entre ton esprit et le sien ? Soit. Mais un troisième penseur — que nous n’avons aucune raison de supposer plus bête et plus aveugle que vous — ne sera pas exactement de votre opinion ; un quatrième soutiendra une proposition contraire à celle que vous soutenez. Comment oser dire alors : Voilà la vérité !
Quoi ! en conscience, tu t’étonnes que des hommes aient consacré leurs veilles à chercher la solution de problèmes dans le genre de ceux-ci :Un fils doit-il dénoncer son père, voleur des deniers publics ?
Peut-on donner en paiement de la fausse monnaie qu’on a reçue soi-même ?Est-il possible, juste ciel ! — comme on s’écrie dans les tragédies, — de traiter de ridicules sujets de si intéressantes questions ? Ne sont-elles pas aussi dignes d’attention que la plupart des problèmes prétendus sérieux, et quelle différence peut-on faire raisonnablement entre le fou qui cherche si la poule a vécu avant l’œuf ou inversement, et le sage qui s’enorgueillit d’établir que l’aire d’un polygone convexe est égale au produit de son périmètre par la moitié de son apothème ?
Qu’elle est fine et subtile cette distinction qui entre deux points d’interrogation déclare l’un important et l’autre enfantin, qui entre deux réponses proclame celle-ci juste et celle-là fausse ! Car enfin, il faut le reconnaître, la science n’est qu’un mot, une amusette composée de mots, reposant sur des mots. Tout entière, elle se base et s’appuie sur l’observation et l’explication de faits que chacun voit et interprète à sa manière. Et on affirmerait que dans les conclusions de notre entendement humain si imparfait, si faible, si changeant, au milieu de tant de contradictions, ceci est le vrai et cela l’erroné ? Quel critérium avons-nous pour nous permettre l’audace de cette affirmation ? Dans quelle éprouvette ferons-nous l’essai de ces vérités-ci et de ces vérités-là, devant lesquelles, en moutons de Panurge, vous vous inclinez tous sans jamais parvenir à vous mettre d’accord entre vous, même sur une seule, même pour un jour ?
— Ainsi, tu nies la vérité ?
— Parfaitement, car nous ignorons la vérité absolue et éternelle, et en matière de vérité plus encore qu’en toute autre, ce qui n’est que relatif et éphémère ne vaut pas qu’on s’y arrête.
— Mais nier la vérité c’est immoral !
— Paradoxe, mon cher ami. D’ailleurs, la morale, c’est la plus plaisante peut-être de toutes les plaisanteries inventées par les hommes. Quel livre on écrirait là-dessus ! que d’arguments on y pourrait aligner !
Parcours un peu certains pays de l’Orient et tu verras que leurs habitants ont des habitudes — très admises là-bas — qui, en France, conduiraient plus loin qu’en police correctionnelle !
Passons.
Chez nous, un homme ne doit et ne peut légalement, légitimement avoir qu’une femme, — ce qui, soit dit sans malice, lui paraît souvent assez et quelquefois même trop. Chez d’autres, qui sont à leurs yeux tout aussi sages et tout aussi vertueux que nous le sommes aux nôtres, un homme a autant de femmes qu’il en désire et que ses moyens lui en permettent. Il les change quand il veut, sans se cacher, au su et au vu de tous, et personne n’y trouve à redire.
Passons encore.
Chez certains peuples que nous regardons comme très en retard et qui sont peut-être en avance sur nos civilisations factices, une jeune fille n’est nullement dépréciée pour avoir effeuillé des marguerites avec un beau garçon. On ne lui fait pas un crime d’avoir un cœur et un corps, de se servir de l’un et de l’autre. On lui reconnaît ce droit à l’amour qu’en Europe l’égoïsme des hommes réserve pour eux seuls, ce droit que ce grand moqueur d’Eugène Labiche appelait plaisamment « le droit à la faridondaine ». Elle peut aimer à son gré et les gens ne s’offusquent point de la voir vivre naturellement, conformément à sa nature. Ici, au contraire, toutes les maisons dites honnêtes fermeront leurs portes à la jeune fille qui aura eu un amant. La femme chez nous n’a pas la permission de faire l’amour sans y avoir été préalablement autorisée par M. le Maire et M. le Curé. Il est vrai que munie de cette autorisation et appareillée à un mâle quelconque, elle peut lever la jambe aussi haut qu’il lui plaît et même rester les deux jambes en l’air si tel est son bon plaisir. Elle a le droit d’aimer à la guise, quand elle voudra, comme elle voudra et où elle voudra, sauf dans les rues et les jardins publics… et encore ! Elle est honnête et chaste de par la loi, même lorsqu’en pension, pour tromper ses curiosités inassouvies, elle a fait avec ses bonnes amies quelques excursions à Lesbos en attendant l’heure du voyage à Cythère ; même lorsque, épouse, elle fait son époux cocu avec son domestique. Chez nous, la femme mariée est sainte et pudique, c’est entendu. Mariée ou non cependant, il a invariablement fallu pour qu’elle passât de l’état de vierge à l’état de femme un fait qui, tous les maires et tous les curés du monde s’en fussent-ils mêlés ! n’en demeurerait pas moins le même. Or le mariage n’y fait rien, car le mariage n’est qu’une formalité, une convention, un usage, un préjugé, et si une jeune fille qui se laisse faire ce que tu sais est une fille méprisable et sans pudeur, elle le sera toujours, quelques cérémonies civiles et religieuses qui aient préludé au sacrifice final. Il faut une bonne dose d’absurdité pour admettre que l’honnêteté d’une femme et la dignité de l’amour dépendent de dix lignes de mauvais français et de dix lignes de mauvais latin marmottées par deux gaillards que l’on paie pour les dire.
— Sans doute, tu m’objecteras que l’épouse n’appartient, est du moins censée n’appartenir qu’à son mari, tandis que l’autre est presque fatalement destinée à appartenir à plusieurs et que l’honnêteté pour une femme ne consiste pas seulement à ne s’abandonner qu’en certaines conditions déterminées, mais aussi à ne s’abandonner qu’à un seul !
— Paradoxe encore ! paradoxe tout pur ! si l’honnêteté pour une femme consiste : 1o à ne perdre sa virginité qu’après avoir annoncé cet événement extraordinaire à tout ce qu’elle connaît de gens urbi et orbi, ce qui a, quoi qu’on en dise, quelque chose de choquant, d’obscène ; 2o à n’appartenir qu’à un homme, un seul, un préposé spécial, que diras-tu d’une veuve qui se remarie ? Elle a appartenu au moins à deux mâles, donc…
— Oui, mais pas à la fois ou du moins pas en même temps…
— Farceur ! est-ce qu’on souffle jamais deux à la fois dans la même clarinette ? Utopies, tout cela !
— Mais…
— Tais-toi. Je sais d’avance ce que tu vas m’objecter : l’intérêt social, n’est-ce pas ? Les lois en vigueur ? Les mœurs reçues ? La question des enfants ? Le célèbre axiome pater is est quem nuptiæ demonstrant qui fait légitimes les enfants de l’une et naturels les enfants de l’autre ! Ah ! le bon billet qu’à La Châtre ! Avec ça que tous les enfants ne sont pas naturels ! Comme dit la duchesse de Réville[2].
Il n’y a rien d’absolu, je te le répète, et il n’est pas de vérité qui dans un rayon de quelques centaines de lieues ne devienne une erreur, pas d’usage dont l’excellence ne soit démentie par un usage contraire. Rappelle-toi Pascal et les Pyrénées. En matière de mœurs comme en matière de science et de religion, tout est relatif et particulier. Ce qui est bon ici est mauvais là ; ce que vous trouvez bienséant et raisonnable, d’autres le trouvent malséant et ridicule.
Chez certains peuples de l’Asie centrale, lorsque le gouvernement veut récompenser, honorer un homme qui lui a rendu quelques services exceptionnels, il l’autorise à endosser de nouveaux vêtements par-dessus ceux qu’il porte déjà. Les vingt-quatre gilets de Jodelet sont le comble de l’élévation, le suprême honneur. Plus on a de mérite, plus on superpose d’habits et l’importance des gens se mesure à leur obésité… — Gigantesque, n’est-ce pas ? Gigantesque, soit, mais pas plus bête après tout que de passer dans une boutonnière un morceau de ruban ou une rosette.
Veux-tu encore un exemple, d’un ordre plus intime, de la versatilité de la mode ? En France, tout mari bien éduqué doit se fâcher tout rouge et pousser des cris de paon en colère lorsqu’un indiscret s’avise de boire en son verre. En Laponie, mon cher, la première chose qu’un hôte bien élevé offre au voyageur qui franchit le seuil de sa porte, c’est sa femme, oui, sa femme, et si vous ne vous en servez pas, vous faites une grossière injure, un sanglant affront à votre amphitryon, ce qui implique que les Lapons n’ont pas de l’amour la même conception que nous et qu’ils ignorent la jalousie. Heureux peuple !
Tu me répondras que tu es libre, qu’à l’instar de Sganarelle, tu peux prêter ta femme si tu le veux et ne la point prêter si tu ne le veux pas !
Détrompe-toi. Tu n’as aucune liberté. Enfant, tu subis ta famille. Homme, tu subis la société. Si tu affranchis ton esprit des idées reçues, si tu vois clair dans les mots, tu ne parviendras pas à affranchir ton corps des conventions établies. Tout en méprisant les préjugés sociaux, tu seras contraint de te conduire comme si tu les respectais, ne fût-ce que parce que tu auras près de toi des gens que tu aimeras, qui respecteront ces préjugés et auxquels tu ne voudras pas déplaire. Émancipe ta pensée et tu resteras esclave de ton cœur. Tu n’oseras pas arranger ton existence selon tes vœux et tes convictions, parce qu’en dépit de ton égoïsme, — à cause peut-être de ton égoïsme, — tu auras peur de souffrir en faisant souffrir les autres. Le bruit que font en tombant les larmes qui coulent par notre faute se répercute douloureusement dans notre âme. Sois bâti de façon à pouvoir ne rien aimer, ni rien, ni personne, ou résigne-toi si tu n’es pas prisonnier de tes idées à l’être de tes sentiments. Au reste, quand tu réussirais à t’élever au-dessus des superstitions humaines et des affections terrestres, de ces affections dont M. Paul Bourget a dit avec tant de tristesse et si justement que nous ne devons rien en attendre que misère et désolation, tu n’en serais pas plus libre, ton corps n’en serait pas moins obligé de subir la vie telle que la cupidité et la bêtise l’ont faite, cette vie stupide et inutile que tes parents t’ont infligée par hasard, après un bon repas, un soir qu’il faisait chaud et dans un moment où ils ne songeaient guère à toi, tu peux en être sûr. Oui, tu subiras la vie telle qu’elle est, ou la vie te brisera, car elle est impitoyable et elle fait des hommes ce que l’homme fait des animaux : doux et obéissants, il les enchaîne ; fiers et révoltés, il les tue. En dépit de tes convictions, en dépit de tes aspirations, en dépit de tes goûts et malgré toi-même, tu devras traîner prosaïquement, sagement, bêtement tes jours comme un bourgeois ventripotent, et si tu veux du bonheur, tu devras te contenter d’un bonheur réglementaire, d’un bonheur d’uniforme, car la société procède dans l’ordre moral comme on voit procéder les tailleurs dans les régiments. Elle taille toutes les destinées sur le même patron et le capitaine d’habillement — qu’on l’appelle Dieu ou le hasard, peu importe ! — les distribue à l’aveuglette. Tant mieux pour ceux à qui ça va, tant pis pour les autres ! Il faut, mon bonhomme, endosser la livrée, de gré ou de force ? Si tu es trop gros, tu te serreras ; trop maigre, tu te rembourreras ; trop grand, tu te rentreras les jambes dans le ventre ; trop petit, tu te feras étirer les membres, et si tu as des ailes, on te les coupera, — ça te gênerait pour porter le sac ! La liberté ! mais c’est avec la franchise ce que nos sociétés détestent le plus ! Tu es si peu libre que tu n’as pas le droit d’avoir un domicile sans que l’État ne vienne en compter les portes et les fenêtres, et que si tu n’en as pas, il te fourrera en prison, gratis, c’est vrai, cet État bienfaisant et paternel ! Si peu libre que tu n’as pas la permission d’arroser tes fleurs sur ton balcon, ou d’avoir, sans payer l’impôt, un billard, un chien dans ce fameux chez toi où nul pourtant ne doit pénétrer, sauf le fisc sans doute ! Tu es si peu libre que tu n’as pas le droit de jouer du cor de chasse dans la rue ou à ta fenêtre ; si peu libre, qu’à chaque étape que tu franchis dans la vie, une loi, une coutume t’agrippe au passage pour te forcer de faire l’opposé de ce que tu souhaites, qu’à chaque pas que tu hasardes sur la voie publique, tu rencontres des sergents de ville.
— Mais ce sont les sergents de ville qui nous font libres !… la liberté n’est pas la licence !… il faut respecter les lois !
— Pourquoi ? D’où viennent-elles tes lois pour être si respectables ? Des hommes, sujets à l’erreur par nature, enclins à la duplicité par éducation. Quel est leur fondement ? La morale, qui change d’époque à époque, de peuple à peuple, de ville à ville, de maison à maison. — Quelle est leur sanction ? Voilà des siècles qu’on la cherche sans la trouver, — non qu’elle soit introuvable mais parce qu’elle est systématiquement réprouvée comme indigne par les jurisconsultes, les législateurs, les philosophes et toute la clique des grands penseurs officiels. Elle existe cependant, elle existe si bien qu’elle est à la fois la justification de nos incroyables codes et l’explication du respect phénoménal que nous avons pour eux, car c’est en elle, et en elle seule, que nos lois puisent leur force. Si tu veux la connaître, ouvre les yeux, regarde, et tu la verras partout, triomphante et superbe, car cette sanction c’est l’imbécillité des hommes.
— Ainsi la vérité, la science, la morale, la pudeur, la vertu, les usages, la liberté, les lois, tout n’est que paradoxes, conventions, utopies, préjugés, grands mots ?
— Parfaitement ! Et on pourrait allonger indéfiniment cette énumératîon déjà longue, sans parler pourtant ni de la fortune, qui est toute relative, car la misère de l’un serait la richesse pour l’autre ; ni de la gloire qui consiste, non pas à être connu, mais à être moins inconnu, et se résume à être traité de grand homme par deux et de ganache par cent ; ni de la beauté sur laquelle on n’a jamais su s’entendre, car Paul ne donnerait pas deux louis de la femme à laquelle Pierre sacrifie sa position, son honneur, sa vie. Laissons de côté les femmes qui très souvent nous prennent, moins par la beauté proprement dite que par un ensemble de séductions indéfinissables et qui parfois, laides en théorie, sont, dans la pratique, d’irrésistibles sirènes. Plaçons-nous au seul point de vue esthétique. Considérons la beauté pure, idéale, in abstracto. Nous ne nous accorderons pas davantage ! Vois ce qui s’est produit pour la Vénus de Milo : tel critique d’art l’exalte, tel poète la chante :
Ô Vénus de Milo, fille de Praxitèle,
Malgré l’outrage affreux de tes bras emportés,
Pour l’artiste affamé d’idéales beautés
Tu restes la Divine et la grande Immortelle[3]…
et un jour M. Alexandre Dumas fils la traite de la belle façon, lui déclarant, sans pitié ni respect, qu’elle a « la tête trop petite, la gorge trop bas, le cou trop fort, les jambes trop longues ». — L’Apollon du Belvédère a subi la même mésaventure, à peu près. Que penser de l’Esthétique après cela ?
Mais ton front se courrouce… je te scandalise… un mot de plus et tu vas te fâcher… Hélas ! j’avais encore beaucoup de choses à te dire. Tant pis ! je me tais. Comme tu as tort pourtant de t’impatienter ! Si mes opinions te paraissent trop risquées, trop violentes, trop révolutionnaires… eh bien ! amuse-t’en et ris de ces…
— Comment ! aussi ?
— Eh ! oui, parbleu ! de ces paradoxes. Ici comme partout, partout comme toujours, paradoxe des paradoxes, souvenons-nous-en donc une fois, tout n’est que paradoxe !1892.