À travers la vie/L’Aventure de M. G. Ohnet

À Travers la Vie (notes de littérature)
Texte établi par préface de Eugène LedrainAlphonse Lemerre, éditeur (p. 237-245).

L’Aventure de M. G. Ohnet





Depuis quelques années, les livres de M. G. Ohnet, au fur et à mesure qu’ils paraissent, provoquent de moins en moins de bruit dans le monde. Je le constate avec plaisir, n’aimant pas M. G. Ohnet — comme écrivain s’entend, non comme homme, car jamais les hasards de la vie ne m’ont mis en sa présence. Sa personnalité artistique me paraît si mince que je la regarderais comme négligeable si je ne trouvais dans l’aventure littéraire de M. G. Ohnet un cas des plus curieux à étudier et plein d’enseignements.

Pendant des années, M. G. Ohnet a écrit sans grand succès. Il n’avait ni l’oreille des directeurs de théâtre, ni celle des éditeurs, n’ayant pas celle du public. Ses pièces n’avaient pas de tour de faveur ; ses livres ne connaissaient que vaguement les honneurs de l’étalage. Un jour, moins peut-être pour lui être agréable, à lui personnellement, que pour être désagréable à d’autres, la critique signala M. G. Ohnet au public et l’improvisa grand homme. Il fallait opposer quelqu’un à certains romanciers dont les succès devenaient inquiétants pour certains esprits et on choisit M. G. Ohnet. Le choix n’était pas maladroit. M. G. Ohnet devait plaire à ce temps que M. François Coppée a appelé assez dédaigneusement et non sans raison, hélas ! un

… temps d’opéra bouffe et de drame bourgeois.

Ses livres pouvaient se lire facilement, au coin du feu, après le dîner. Ils ne demandaient pour être compris ni beaucoup de savoir, ni beaucoup de réflexion, ni une attention bien soutenue. On était sûr de n’y rencontrer rien de ce qui vous secoue, rien de ce qui vous tord le cœur ou vous serre les tempes. L’auteur peu soucieux de mettre à nu les plaies de l’humanité en analysant par le menu des personnalités malheureuses, maladives ou coupables, avait ce mérite que M. Sarcey regarde comme le premier des mérites : de ne pas inquiéter la digestion du lecteur et de ne pas agiter son sommeil. Tout chez lui était décent, convenable, raisonnable, pondéré ; tout y était correct, sauf la langue ; tout y était coulé dans de vieux moules, conçu et exécuté suivant de vieilles formules, de façon à ne pas effaroucher le public, à ne pas le déranger dans ses habitudes tout en le flattant dans ses manies. Cela fut compris en haut lieu et c’est pour cela qu’on voulut avec les productions de M. G. Ohnet barrer la route où les lettres modernes marchaient.

Alors, un incident se produisit qui stupéfia les inventeurs du nouveau grand homme, ceux qui à son égard jouaient le rôle de montreurs d’ours. Le succès qu’on avait voulu lui ménager dépassait brusquement et brutalement les prévisions, sans crier gare et sans demander de permission.

Sermonné et préparé comme il faut, soumis à un entraînement vigoureux, le public, séduit par leurs qualités négatives, se précipitait sur les livres de M. G. Ohnet comme les Hébreux dans le désert ont dû se précipiter sur la manne. Ses romans atteignirent tout à coup à des tirages fantastiques, cent, cent cinquante, deux cents éditions ; ses pièces tinrent l’affiche pendant des mois et des mois.

On trouva cela abusif et indélicat. Les apôtres les plus ardents et les plus convaincus songèrent à l’apostasie. Ce M. Ohnet était vraiment bien osé de profiter si impertinemment de la réclame qu’on lui avait faite, du rayon de soleil qu’on avait jeté dans sa nuit, par charité, par bonté d’âme ! Il accaparait tout ! Il n’y en avait que pour lui ! Il se prenait au sérieux ! Et patati et patata !…

Des rancunes et des jalousies naquirent et s’amassèrent contre lui. Ceux qui avaient souhaité son succès, espérant que ce succès tuerait la littérature nouvelle et ramènerait la vogue à leurs livres de plus en plus délaissés, ne lui pardonnèrent pas l’échec de leurs calculs, l’égoïsme de ses triomphes.

Sur ces entrefaites, un des esprits les plus aiguisés et les plus démolisseurs de ce siècle, un petit-fils de Chamfort, s’avisa de donner, pour se distraire, des chiquenaudes sur le nez de la statue du nouveau dieu ; à la première, elle trembla de la base au faîte ; à la deuxième, elle chancela ; à la troisième, elle culbuta. Sa dégringolade fut le signal d’une épouvantable curée. Dès qu’elle fut par terre, tous se ruèrent sur l’idole renversée.

On la mit en morceaux, on mit ses morceaux en poussière. Le dieu tombé fut traité par ses grands-prêtres et ses courtisans d’hier comme le pire des malfaiteurs. On le qualifia couramment de faussaire de la littérature, de détrousseur de gloire, de voleur d’applaudissements. Chacun, pris d’un beau zèle, voulut lui jeter de la boue au visage, lui décocher le coup de pied de l’âne. Le grand homme improvisé avait été exécuté, et magistralement exécuté par un vrai lettré que sa popularité de mauvais aloi agaçait ; après l’exécution, les faux lettrés frappèrent son cadavre à coups de bâton ou de stylet et s’acharnèrent sur lui comme ces corbeaux et ces loups qui, les soirs de bataille, viennent dans les ténèbres manger les morts.

Je n’aime pas M. G. Ohnet, et je ne veux pas le défendre. Il n’a ni fond, ni forme. Ses idées sont vulgaires ; son style est commun. Ses écrits sont d’une banalité désespérante. À tous égards, il méritait la sévérité avec laquelle M. Jules Lemaître a fait justice de lui et même la rigueur avec laquelle d’autres critiques, moins écrivains et moins autorisés par conséquent, l’ont malmené.

Mais cette rigueur, après la sévérité de M. Lemaître, après surtout les indulgences qui l’avaient précédée, venait bien tard, il faut le reconnaître. Et puis, pourquoi, en bonne conscience, se montrer tout à coup impitoyable pour M. G. Ohnet lorsqu’on se montre encore et journellement si bienveillant et si complaisant pour tant d’autres écrivassiers ! En quoi, je vous prie, est-il plus vide que M. Po ? plus encombrant que M. Li ? plus plat que M. Chi ? plus incolore que M. Nelle ? Si tous lui sont supérieurs par quelque côté : l’un par son affabilité proverbiale, l’autre par sa chance éternelle ; celui-ci par l’universalité de sa médiocrité ; celui-là par sa désinvolture de conscience, il leur est supérieur, lui, à tous, sauf à un ou deux peut-être, par son habileté de metteur en scène.

Bien mettre en œuvre, M. G. Ohnet n’a, je crois, que cette qualité, mais il l’a bien. Il sait charpenter avec infiniment d’adresse et même de puissance un livre ou une pièce. Il sait préparer, amener, conduire et dénouer la scène à faire. Il ne cherche que l’effet, soit ; et il le cherche par n’importe quel moyen, d’accord ; le ronronnement des phrases creuses, l’abus des vieilles ficelles, tout l’attirail romanesque et bourgeois des mélodrames et des feuilletons, tout lui est bon et il se sert de cour, c’est vrai, mais, en dépit des pataquès dont il pare son style et des allures grotesques de ses personnages en carton, il obtient l’effet qu’il cherche.

Un mandarin, un lettré sourira ; un bon bonhomme de la foule se laissera empoigner. Il n’est pas artiste, il n’est pas littéraire et il agace les nerfs des délicats, mais il est habile et agit sur ceux du vulgaire.

C’est un plat marchand de copie, un faiseur qui débite de la littérature au mètre et au kilomètre, mais il a toujours été cela et n’a jamais été que cela, il y a dix ans comme aujourd’hui, et parmi les hommes de lettres contemporains il n’est pas le seul à n’être que cela. Pourquoi donc avoir deux poids et deux mesures ? Pourquoi avoir d’abord fait un grand homme de M. Ohnet pour le traiter ensuite en brebis galeuse, en bête malfaisante ? Pourquoi surtout être si intransigeant avec lui lorsqu’on se montre si accommodant avec d’autres qui ne valent pas mieux que lui ? Parce que, — et c’est ici que l’aventure littéraire de M. G. Ohnet cesse d’être curieuse pour devenir instructive, — parce que son succès a été trop franc, trop bruyant, et qu’il y a toujours un peu de vice au fond des accès de vertu d’une certaine cririque, un peu de jalousie au fond de son prétendu amour des lettres. À mon humble avis, l’envie a été pour beaucoup dans les éreintements dont on l’a gratifié, et je suis persuadé que si ses livres s’en étaient tenus à une vente de quinze ou vingt éditions, on aurait traité leur auteur de façon toute différente.

J’ai peut-être l’esprit mal fait, mais il ne me déplaît pas d’examiner à quels mobiles obéissent souvent nos puritains littéraires lorsqu’ils font étalage de leur puritanisme et j’éprouve une certaine joie chaque fois qu’il m’est donné de les prendre en flagrant délit de mensonge et de bassesse, de contradiction et de cabotinage.

C’est toujours amusant de voir que ceux qui s’érigent en défenseurs du bon goût et du reste, en juges, méritent de passer de leur chaise curule sur le banc des prévenus. Don Juan prêchant la morale, Cartouche flétrissant le vol et l’assassinat sont à mes yeux ce que l’humanité peut produire de plus bouffon, et de toutes les pièces de théâtre, celle que je préfère c’est Tartufe.

J’ignore ce que la postérité fera des livres de M. G. Ohnet. Je ne prévois rien de bon pour eux, car je ne vois pas ce qui pourrait les sauver de l’oubli, d’un juste oubli. Comme écrivain, M. Ohnet ne mérite que de rentrer dans l’ombre d’où il n’aurait pas dû sortir, mais il mérite de rester pour l’éducation des races à venir, comme ayant donné lieu à un des plus beaux accès de fausse vertu de cette fin de siècle.

Son exemple pourrait apprendre aux hommes le peu de cas qu’ils doivent faire de la popularité, de la gloire et aussi des appréciations de la presse. S’il m’était même permis d’émettre un vœu, je souhaiterais qu’on collectionnât les louanges et les injures adressées à M. G. Ohnet par les mêmes plumes. Cette collection serait féconde en rapprochements édifiants. Elle constituerait, j’en suis sûr, un des spectacles les plus drôles qui se puissent concevoir et, à cette heure où l’avenir paraît sombre, il ne saurait être mauvais d’emmagasiner des sujets de rire.

1895.