À travers la vie/Auguste Vacquerie
Auguste Vacquerie
i Auguste Vacquerie avait eu l’esprit de décéder il y a vingt-cinq ou trente ans, son corbillard aurait disparu sous les couronnes de lauriers et de myrtes ; les journaux auraient chanté ses louanges à qui mieux mieux ; le monde littéraire tout entier aurait pris le deuil — sérieusement et non officiellement, par conviction et non par convenance. On l’aurait proclamé, en vers et en prose, grand poète, grand critique, grand auteur dramatique, grand historien, grand politique et le reste.
Il vient de mourir et nous n’avons rien entendu de pareil parce que, littérairement parlant, il a eu la maladresse de vivre trop longtemps. Oui, il a eu la mauvaise chance et, peut-être aussi, qui sait ? la secrète douleur de survivre à ses compagnons d’armes, à ceux qui avaient combattu sous le même et pour le même drapeau que lui. Quand la mort l’a pris, il était le dernier représentant des Romantiques, peut-être même tout ce qui restait encore de vivant de l’École romantique. Il devait se sentir singulièrement dépaysé au milieu des écrivains contemporains, car la littérature du dernier quart de ce siècle était vraisemblablement lettre close à ses yeux.
Il avait pris part aux plus furieuses batailles livrées par le Romantisme. Il avait vu triompher des formules d’art chères à son cœur. Puis le vent du succès avait tourné. D’autres écrivains étaient venus qui avaient pris, eux aussi, pour règle de conduite le fameux mot : « Ôte-toi de là que je m’y mette ». La foule avait ri — la foule inconstante comme la femme et trompeuse comme la mer — de voir les assaillants et les vainqueurs d’hier assaillis et vaincus à leur tour. Auguste Vacquerie avait entendu traiter de vieilles ferrailles et d’oripeaux les armures moyenâgeuses et les manteaux espagnols qui lui avaient paru le nec plus ultra de la littérature dramatique ; il avait vu évoluer les lettres françaises tout entières, — la poésie, le théâtre, le roman, l’histoire, la critique, etc… (et de quelle évolution, grand Dieu !) ; il avait vu renaître de leurs cendres et sortir de leurs tombeaux ceux que lui et ses amis avaient condamnés à mort et exécutés au nom des formules nouvelles, — Racine, par exemple ; grandir et triompher à leur tour ceux qu’ils avaient eu la prétention de condamner aux rôles de comparses — comme Musset et Balzac ; il avait vu dégringoler des piédestaux où il avait lui-même, et plus que quiconque, contribué à les hisser, les dieux de la veille devenus les magots du lendemain ; il avait vu bien des choses encore et j’imagine que d’avoir vu passer tant d’hommes et se ternir tant de gloires, il avait gardé par devers lui une secrète mélancolie. Il survivait à ceux de sa famille, ce qui est une douleur ; il survivait à sa foi, ce qui en est une autre et il survivait à son œuvre, ce qui en est encore une autre et, pour un écrivain, la pire de toutes. Religieusement il restait fidèle à son drapeau en dépit de tout, et c’est cette fidélité qui lui donnait parmi les hommes de lettres contemporains, l’air d’un inconnu, de quelqu’un d’un autre âge. Pour moi, jamais en ces dernières années, je n’ai pu voir Auguste Vacquerie, sans songer tout bas à ces revenants qu’on rencontre dans les drames romantiques et qui se promènent le front fatal et l’œil morne au milieu des autres personnages qui se raillent d’eux en se demandant réciproquement : « Qui est-ce ? »
Son grand malheur, ce fut d’avoir rencontré, lorsqu’il était jeune encore, à l’âge où l’on subit les influences ambiantes, le rhéteur le mieux doué pour éblouir la jeunesse que la terre ait jamais connu. « Auguste Vacquerie fut à la fois le singe et le porte-cotons de Victor Hugo, » me disait un jour un homme qui ne l’aimait pas à coup sûr, mais qui, en dépit de son peu de sympathie pour l’auteur de Tragaldabas, ne manquait pas de bon sens. Pour être sévère et présenté avec une malveillance évidente et systématique, son appréciation au fond ne manquait pas de justesse. Auguste Vacquerie, la première fois qu’il vit Victor Hugo, resta bouche bée d’admiration. Un dieu malin le pétrifia dans cette attitude fâcheuse et il la conserva pendant toute son existence.
Pour plaire au maître, il lui emprunta sa manière de penser et ses façons d’écrire ; il adopta ses théories, ses doctrines, ses ficelles, ses partis pris ; il partagea ses admirations ; il épousa ses aveuglements et ses haines. Il tomba à bras raccourcis sur tous ceux, petits ou grands, qui, comme Émile Augier par exemple, ne tenaient pas pour saint et sacré le nouvel évangile ; il cogna à poings fermés sur Musset ; il fit même mieux : il passa au crible de ses sarcasmes le divin Racine. Ébloui une fois par Victor Hugo, il ne vit et ne voulut plus voir que lui, et il perdit tout ce qui lui restait de jours à graviter autour du maître. Ce fut là le grand malheur d’Auguste Vacquerie, et si la constance de son admiration pour Hugo peut servir d’excuse à ce que son attitude pour d’autres écrivains eut d’injuste, de ridicule ou d’odieux, elle ne peut pas empêcher une fleur de regret de s’ouvrir dans le cœur de tous ceux qui ont étudié son œuvre et qui savent quel écrivain il eût été s’il avait pu, ou su, ou voulu être lui. Hugo lui a porté malheur, comme à beaucoup d’autres d’ailleurs, et le malheur est plus grand qu’il ne semble, car Hugo c’est le Romantisme et le Romantisme ne fut qu’un accident dans nos lettres.
Lorsqu’on suit d’un peu près les évolutions de l’esprit français à travers les siècles, on s’aperçoit très nettement que les Romantiques ne furent pas plus dans la tradition de cet esprit que les Décadents et les Symbolistes n’y sont aujourd’hui. En effet, la littérature française n’est point faite de pièces et de morceaux ; elle ressemble à une grande famille et non à une réunion hétérogène d’individus quelconques groupés par le hasard. Eh bien ! les Romantiques eurent très peu de sang français dans les veines. Ils y eurent du sang anglais, du sang allemand, du sang espagnol, du sang de tous les pays, et ils s’en vantèrent. Oui, ils se félicitèrent, ces aveugles et ces imprévoyants, d’avoir rompu avec les traditions de notre race ; d’avoir fabriqué, inventé leur littérature et de ne point avoir de pères légitimes. Ils eurent tort, car l’esprit français ne leur accorda point de fils, à ces orgueilleux qui se flattaient de ne pas avoir de pères ; il leur permit à peine d’avoir des neveux, et encore s’arrangeat-il de façon à ce que ces neveux soient bâtards et métis. Ce fut sa vengeance, et cette vengeance est terrible, car en moins d’un demi-siècle, à une heure où ses derniers représentants viennent à peine de disparaître, l’École romantique n’exerce plus sur la pensée française qu’une influence très vague et très lointaine. Elle est morte, et si les œuvres qui l’ont illustrée lui survivent, elles sont impuissantes à lui conserver la suprématie qu’elle croyait s’être à tout jamais assurée.
Les jeunes gens d’aujourd’hui lisent encore Victor Hugo, mais s’ils le lisent ils ne s’inspirent plus de lui. Ils ne le prennent plus pour modèle, ni pour maître. Ils l’admirent, soit ; mais ils ne l’adorent point et bon nombre d’entre eux ne se piquent même pas à son égard d’un respect à toute épreuve. Si les jeunes gens se détournent, les uns tout à fait, les autres aux trois quarts, du chef, à plus forte raison se détournent-ils de ses lieutenants, de ceux qui ne firent guère que lui emboîter le pas et obéir à ses mots d’ordre. En dépit des articles de journaux que l’on a, par convenance, accordés à l’écrivain et à l’homme, la mort d’Auguste Vacquerie n’a provoqué qu’une émotion très relative ! Les jeunes gens n’ont pas senti disparaître en lui un père ou un frère aîné, un maître ou un ami, et plus d’un peut-être, sans être pour cela bien ignorant, s’est dit en apprenant son décès : « Tiens, il vivait donc encore ! » Tout vivant qu’il paraissait, Auguste Vacquerie en effet était mort depuis longtemps. Il n’exerçait plus aucune action sur la marche des esprits, et les très rares amateurs de littérature qui, depuis nombre d’années déjà, feuilletaient encore ses livres à théories, par curiosité plus que par sympathie, ne se gênaient guère pour rire de l’outrecuidance de ses jugements, de l’extravagance de ses opinions, pour se moquer de la pompe et des allures prophétiques de son style sonore, mais souvent vide.
En art, c’est toujours une sottise de se mettre à la remorque de quelqu’un, et le rôle de satellite est aussi dangereux qu’ingrat. De plus, il est extrêmement imprudent de se rapetisser l’intelligence, de s’inféoder à une école et de se figurer qu’il suffit d’être l’homme d’une heure pour être un homme de tous les temps.
Auguste Vacquerie manqua d’originalité. Il fut le reflet d’Hugo, il ne fut pas une lumière ; et il manqua d’éclectisme, car il n’a jamais, en littérature, compris que Victor Hugo, qui passe cependant pour ne pas s’être toujours compris lui-même. Sa devise était ce vers de Molière, qui pourrait servir de profession de foi à tous les sectaires :
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
1895.