À travers l’Europe/Volume 1/La boussole

P.-G. Delisle (1p. 23-25).

IV

LA BOUSSOLE.



LE monde physique est un véritable miroir, qui réfléchit le monde moral, et quand on l’observe avec attention, on y trouve toujours des images saisissantes de ce qui se passe dans l’ordre spirituel.

La nuit était calme, la mer paisible ; mais de lourds nuages roulaient silencieusement sur nos têtes. La lune qui semblait hâter sa course vint bientôt s’y blottir comme une biche effrayée. À de rares intervalles ce couvercle sombre se déchirait, et laissait apercevoir quelques étoiles craintives qui s’enfuyaient et se cachaient dans les profondeurs du firmament, comme on voit de blanches colombes s’envoler à tire-d’aile dans les profondeurs des forêts.

Nous longions les côtes d’Irlande, dont les sombres falaises apparaissaient au loin comme une ligne plus noire qui se détachait de la mer et du ciel. Mais peu après la nuit s’assombrit encore, et nous ne vîmes plus rien. Le ciel et la mer se confondirent dans une obscurité profonde d’où s’élevait lugubre et solennelle la grande voix des flots.

C’étaient les ténèbres, épaisses, insondables, que la lumière des astres ne pouvait plus traverser ; et ces mystérieux flambeaux, suspendus par Dieu à la voûte céleste pour indiquer au pilote la route qu’il doit suivre, semblaient éteints.

Mais à l’avant du navire, sur les côtes lointaines, quelques phares tournants venaient d’apparaître. De temps en temps leurs lumières variées se montraient, grandissaient, diminuaient et s’éteignaient pour renaître, resplendir et mourir encore. C’étaient les flambeaux de la terre qui suppléaient à ceux du ciel et nous traçaient la route.

Tout-à-coup des brumes épaisses s’élevèrent de l’océan, enveloppèrent les phares tournants, s’étendirent sur nos têtes, et nous replongèrent dans une nuit plus sombre.

Comment donc, pensais-je, le pilote pourra-t-il connaître son chemin, quand les lumières du ciel et de la terre lui font défaut ? Mais la boussole lui restait encore, et ce prodigieux instrument lui suffisait.

Et ma pensée se promenant sur le monde moral y observa le même spectacle.

Les astres que Dieu a donnés à l’homme pour le conduire dans cette nuit de la vie que nous traversons, ce sont la conscience, la raison, les vérités primordiales qui s’y trouvent gravées, celles que Dieu même lui a révélées dès le commencement, et qui se sont transmises dans l’humanité de génération en génération.

Mais sur ce fond étoilé, bien souvent les nuages de la nature corrompue s’amoncellent, et plongent l’âme humaine dans la nuit. Alors elle consulte les phares tournants, c’est-à-dire les grands génies, les savants que Dieu envoie de siècle en siècle, que nous voyons naître, briller, grandir, puis disparaître, plusieurs dans la nuit de l’erreur, tous dans la nuit de la mort !

Qui donc guidera l’humanité dans ces époques ténébreuses où le doute universel se répand sur le monde ? C’est alors qu’il lui faudra comme au navire une boussole invariable qui lui indique le vrai chemin ; et cette boussole, ce sera l’Église que Jésus-Christ lui-même, le Divin Pilote, est venu établir dans le monde pour le conduire au port, à travers les obscurités et les écueils.

Car ne l’oublions pas, la vie humaine, c’est la nuit. Aucun homme, excepté celui qui était Dieu, n’a vu ni ne verra en ce monde la vérité toute entière.

Nous sommes misérablement condamnés à marcher en tâtonnant vers le but suprême, éclairés par quelques pâles rayons de la lumière divine ; et ce n’est qu’après la mort que la vérité nous dévoilera toutes ses splendeurs.