À travers l’Apulie et la Lucanie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 591-626).
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A TRAVERS
L’APULIE ET LA LUCANIE

NOTES DE VOYAGE.

III.[1]
LA BASILICATE. — ACERENZA, PIETRAGALLA ET POTENZA.


Une heure ou deux après avoir quitté Venosa, le pays commence à prendre l’aspect caractéristique de la majeure partie de la Basilicate. C’est une contrée froide et rude de climat, que la neige envahit pendant l’hiver, un nœud de montagnes entrecoupées de vallées profondément creusées, qui forme, à l’endroit où l’Apennin s’infléchit directement vers le sud, le point de partage entre les bassins de l’Adriatique, de la mer Ionienne et de la mer Tyrrhénienne. L’aspect de ces montagnes est sévère, triste et sauvage. Elles n’offrent pas à l’œil de rochers escarpés et pittoresques, excepté sur les bords de quelques vallées, mais à leurs sommets des plateaux et sur leurs flancs des pentes plus ou moins rapides où alternent des bois de hêtres et de châtaigniers et des champs grisâtres, les uns labourés, les autres en guérets, parsemés partout de grands chênes qui s’y dressent isolés ou par groupes de deux et de trois. C’est le chêne rouvre de nos forêts qui est par excellence l’arbre de la Basilicate, celui qui donne sa physionomie propre à cette contrée, bien qu’on y rencontre aussi, comme dans les sierras de l’Espagne, le chêne à glands comestibles ; il y est d’un port magnifique, droit et vigoureux de tronc, bien branché, de haute venue, mais nulle part ailleurs je n’ai vu cet arbre épars ainsi dans les champs à la façon des pommiers en Normandie. Ses glands servent à nourrir les porcs, qui sont le principal objet d’élève de la contrée et dont elle exporte la viande sous forme de salaisons. A demi sauvages, les cochons de la Basilicate sont noirs, vêtus de soies épaisses et hérissées ; ils ont presque l’air de sangliers. Mais si cette race indigène n’arrive jamais qu’à un engraissement imparfait par comparaison à celle des casertini à la peau grisâtre et sans poils, que certains propriétaires essaient d’y substituer comme plus avantageuse pour l’éleveur, sa chair passe dans tout le Napolitain pour avoir des qualités de goût exceptionnelles, une saveur sans rivale. Le fumet se rapproche de celui du sanglier sans être aussi accentué. Pour maintenir ce fumet recherché dans la race sans que la domesticité arrive à l’effacer avec le temps, on s’étudie à la renouveler le plus souvent possible par une infusion fréquemment répétée de sang sauvage. Les sangliers sont en grand nombre dans les bois de la Basilicate. Lorsqu’un paysan est parvenu à capturer un marcassin, il l’élève, et cet animal, parvenu à l’âge adulte, sert de reproducteur ; on lui amène toutes les truies du voisinage.

Chaque famille de paysan, vers la Noël, saigne un porc pour sa consommation personnelle et, suivant le nombre des personnes qui la composent, en sale la totalité ou la moitié, qu’elle garde pour manger aux jours de fête. C’est là tout ce qu’en une année elle consomme de viande, avec la chair malsaine de quelques bêtes mortes de maladie qu’on débite dans le village au lieu de les enterrer, comme on devrait le faire hygiéniquement. Autrement la nourriture du contadino de la Basilicate consiste d’une manière exclusive en fromage grossier, frais ou sec, en châtaignes, qui forment dans ce pays comme dans le Limousin le fond de l’alimentation, en glands doux, en légumes secs, pois et fèves, et en quelques légumes frais, tels que choux et tomates. C’est là un régime bien peu fortifiant ; mais l’absence de viande est compensée dans une certaine mesure en ce que le paysan boit du vin assez abondamment. En effet, la vigne réussit sur les pentes bien exposées et y donne des produits de bonne qualité. Les vins de la Basilicate sont moins chargés en alcool que ceux des autres parties de l’Italie méridionale ; bien traités, car la vinification est encore ici dans l’enfance, ils se rapprocheraient davantage de ceux de certaines provinces de France. En revanche, l’olivier ne pousse pas dans toute la contrée élevée ; l’huile qu’on y consomme est tirée des faînes qu’on recueille dans les bois. On s’en aperçoit à son goût acre et prononcé.

La veste, le gilet et la culotte ne dépassant pas le genou, qui, avec le grand manteau, remplacé quelquefois par une peau de bique, composent le vêtement du paysan de la Basilicate, sont faits d’une grosse étoffe de laine qui se fabrique dans le pays. On porte ces vêtemens jusqu’à ce qu’ils tombent en lambeaux ; aussi durent-ils une bonne partie de la vie. C’est dans les villages que l’on confectionne, avec la laine et le lin qu’elles ont elles-mêmes filés, les étoffes du costume des femmes, leur jupe de laine bleu foncé, leur corsage noir, leur tablier à rayures, le voile rouge qu’elles posent carrément sur leur tête. Pour la confection de ce voile et de la chemise de l’un ou de l’autre sexe, la grosse toile de lin, plante fort cultivée dans le pays, paraît souvent trop luxueuse et trop chère pour d’aussi pauvres gens. Ils en font une bien plus grossière, qui doit être sur la peau comme un vrai cilice et auprès de laquelle la toile à voile serait une sorte de batiste, avec les fibres du genêt-sparte, qu’ils vont cueillir dans les bois, où il pousse à l’état sauvage. Je ne sais s’il est d’autres parties de l’Europe où l’on fasse encore usage de linge de sparte ; mais je sais que des découvertes positives ont montré que c’était celui dont usaient les hommes du début de l’âge du bronze en Espagne et en Italie.

Le paysan de la Basilicate n’est, dans la grande majorité des cas, qu’un simple ouvrier agricole plongé dans la plus dure pauvreté, vivant misérablement au jour le jour sans qu’un salaire trop minime lui permette d’espérer même d’améliorer sa condition par l’épargne. Ou bien, par le fait, attaché à la glèbe, ou bien allant louer ses bras au loin et habitué ainsi à une vie nomade qui exerce sur lui une influence démoralisante, c’est à peine s’il possède ses instrumens de travail, et pour ainsi dire jamais il n’est propriétaire de la demeure insalubre et insuffisante qu’il occupe dans les bouges infects où la longue insécurité du pays l’a condamné à s’entasser. Car ici, comme en général dans toutes les provinces méridionales de l’Italie, le village tel qu’il existe chez nous est inconnu et, avec le village, le bien-être que donne au paysan. la (vie dans la maisonnette qu’accompagne un petit potager. Les contadini habitent, à la façon de l’Orient, par bourgs de plusieurs milliers d âmes, dont l’agglomération assurait dans une certaine mesure une protection réciproque contre les brigands. Ces bourgs et ces villes, dans une vue de défense, se sont généralement établis dans des lieux difficiles d’accès et que sépare d’ordinaire une journée de marche pour un piéton. A part quelques maisons bourgeoises, le bourg est possédé tout entier par un grand propriétaire, en général celui dont les paysans cultivent les domaines. A son égard, ils sont des tenanciers sans bail fixe, sans garantie d’aucune sorte, que la simple volonté du propriétaire ou de son intendant peut, du jour au lendemain, expulser de leur demeure et jeter dehors sans travail et sans ressource.

J’ai parlé ailleurs[2] avec détail de la misère agricole dans l’ancien royaume de Naples, que signalaient en même temps les voix autorisées de M. E. de Laveleye et de M. Adert, de Genève. J’ai tracé des souffrances et de la condition du paysan dans ces provinces que la nature a faites si fécondes et qui devraient être un véritable éden, un tableau dont quelques personnes de ce côté des Alpes ont pu croire les couleurs trop chargées. En Italie, on n’en a pas jugé ainsi ; personne n’a contesté les faits que j’avais articulés. Les journaux ont reproduit ce que j’en avais écrit ; on l’a traduit en brochure, et le retentissement en a été suffisant pour qu’en certains endroits, dans le dernier voyage que je viens de faire, des délégations des sociétés populaires soient venues me remercier d’avoir mis la plaie à nu avec autant de franchise. Je ne recommencerai pas ce lamentable tableau, et l’on me permettra d’y renvoyer le lecteur. Il me suffira de dire que les misères que j’y ai décrites sont peut-être plus aiguës, plus poignantes dans la Basilicate que dans aucune autre province. En effet, il n’en est pas qui soit plus exclusivement livrée au régime des latifundia, avec tous les faits déplorables qui le constituent, le petit nombre des propriétaires, l’immensité exagérée de leurs domaines, l’absence de la petite et de la moyenne propriété. Nulle part on ne souffre plus de l’absentéisme général de l’aristocratie territoriale, qui vit dans les grandes villes, à Naples ou à Rome, où elle possède des palais imposans, des villas somptueuses avec toutes les recherches du luxe le plus raffiné, mais qui, au lieu de s’occuper de ses vastes propriétés rurales, évite de les visiter et en laisse le soin à des intendans. Dans ces conditions, en effet, l’unique souci du grand propriétaire est de tirer un revenu fixe de ses domaines sans avoir à s’en occuper autrement que pour en toucher la rente que souvent son luxe besogneux lui fait chercher à anticiper pour soutenir une vie de dépenses au-delà de ses ressources réelles. Surtout il tient à n’avoir aucune avance coûteuse à faire pour l’amélioration de propriétés auxquelles il ne s’intéresse aucunement. C’est là ce qui le fait s’en tenir à un système d’exploitation qui donne la prédominance au pâturage sur la culture, qui laisse la plus grande partie de la terre en friche et, s’il a pu être commandé par le manque de bras, perpétue la dépopulation des campagnes et s’oppose à toute espèce de progrès. C’est de cette manière qu’un sol qui serait éminemment propre à la culture des céréales et pourrait fournir sous ce rapport les élémens d’une exportation considérable demeure improductif dans la plus grande partie de sa superficie.

Et si les causes de la misère des campagnes exercent leur action dans la Basilicate plus qu’ailleurs, la rudesse du climat y rend cette misère plus pénible. Il est vrai que l’air y est sain, grâce à l’altitude générale, et qu’à part quelques vallées ou les parties basses voisines de la mer, la malaria n’y règne pas. Mais les privations et la pauvreté sont plus faciles à supporter sous un climat chaud que sous un climat froid : le travailleur n’y a pas besoin d’une alimentation aussi substantielle ; on ne souffre pas d’être mal vêtu et déguenillé sous une température ardente. Peu importe de n’avoir pour gîte qu’une tanière à celui qui peut toute l’année dormir à la belle étoile sous un ciel constamment clément. Il n’en est pas de même pour celui que le froid et la neige obligent à s’enfermer plusieurs mois dans sa demeure. On s’est étonné de la force de résistance qu’ont déployée les soldats napolitains de Murât dans la retraite de Russie. C’est qu’on a l’habitude de se représenter l’ancien royaume d’après ses côtes, et surtout d’après les énervantes délices du golfe de Naples. On oublie que les anciens pays des Samnites, des Lucaniens et des Bruttiens ont de tout temps nourri des populations trempées par les contrastes d’un climat toujours excessif, et aussi rudes que leurs montagnes. Les soldats recrutés dans les Abruzzes, dans la Basilicate, dans la Sila et dans l’Aspromonte étaient habitués dès leur enfance à marcher sans chaussures dans la neige glacée et à braver en haillons les rigueurs de l’hiver.

Après ce que je viens de dire, on ne sera pas surpris de me voir ajouter que l’ancienne Lucanie est, de toutes les contrées de l’Italie, celle où l’émigration vers l’Amérique se développe sur la plus grande échelle. Elle tend chaque jour davantage à y prendre des proportions effrayantes. Nulle part la nécessité d’une loi agraire bien conçue n’éclate aux yeux d’une façon plus manifeste, nulle part il n’est plus nécessaire de pousser à l’adresse du gouvernement italien le cri Caveant consules ! car le péril public est ici flagrant. Malgré les efforts louables que l’on fait pour le doter d’une meilleure viabilité qui facilite l’écoulement de ses produits agricoles, le pays continue à se dépeupler, parce que la misère de ses habitans ruraux est intolérable. Dans le Val di Tegiano nous rencontrons des bourgs qui ont vu depuis dix ans le tiers de leur population virile partir pour La Plata. Certes, ce n’est pas chose facile que de porter remède à une pareille souffrance du paysan, découlant de conditions sociales mauvaises, sans ébranler dans ses bases le principe de la propriété ; mais le mal est tel qu’il faut résolument se mettre à l’œuvre pour chercher les moyens de le guérir, sous peine d’avoir un jour affaire à une révolution agraire ou de voir certaines provinces se convertir en désert. Depuis longtemps déjà le problème devrait être à l’ordre du jour pour tous les hommes d’état de l’Italie.

Rendons, du reste, cette justice au gouvernement italien que, s’il a beaucoup trop tardé à s’occuper de la question des campagnes, peut-être par un certain effroi de toutes les complications qu’elle soulève, il n’a pas hésité à trancher dans le vif à propos d’une autre question, spéciale à la Basilicate, à propos d’abus révoltans qu’on pouvait inscrire parmi les résultats de la misère de ses habitans. C’est, en effet, de cette province, où la population se fait remarquer par ses dons musicaux naturels, où l’on rencontre à chaque pas des bergers qui, sans avoir appris leurs notes, exécutent sur un chalumeau grossier qu’ils ont fabriqué eux-mêmes des airs d’un charme étrange et mélancolique, c’est de cette province que sortait cette nuée de petits Italiens qu’on rencontrait dans toute l’Europe allant de ville en ville mendier en jouant des instrumens et en chantant. Une véritable traite des blancs s’était organisée en Basilicate avec la tolérance des agens de l’ancien gouvernement. D’odieux industriels parcouraient les campagnes pour y ramasser les enfans, les achetant pour un morceau de pain à la pauvreté de leurs parens ou bien souvent les enlevant à l’insu de ceux-ci, quand ils en trouvaient l’occasion. Ils les conduisaient ensuite à l’étranger et les y exploitaient sans vergogne, empochant l’argent que ces pauvres petits recevaient chaque jour du public, les rouant de coups et les faisant mourir de faim, souvent même les dressant au vol. Beaucoup des malheureux enfans ainsi traînés loin de leurs foyers mouraient des fatigues et de la misère de la vie qu’on leur faisait mener. Ceux qui y résistaient rentraient au bout de quelques années, incapables de se plier désormais à un travail régulier, corrompus jusqu’aux moelles par l’habitude de la mendicité vagabonde, et avec cela aussi pauvres qu’ils étaient partis, sans rapporter un sou de ce qu’ils avaient gagné, car tout avait été absorbé par leur exploitant. Quelques-uns de ces infâmes trafiquans de chair humaine allaient même jusqu’au crime quand ils rencontraient un enfant dont la voix annonçait des qualités exceptionnelles ; ils en faisaient un soprano, produit artificiel encore fort recherché de certains maîtres de chapelle et dont ils trouvaient à tirer bon parti. Sans doute, les lois du royaume de Naples, non plus que celles d’aucun pays chrétien, n’admettaient comme licite l’abominable opération qui enlève à un individu sa qualité d’homme pour lui assurer une voix d’une nature spéciale ; elle y attachait une peine criminelle. Mais on avait trouvé une ingénieuse formule qui permettait à la police de fermer les yeux en pareil cas, moyennant une forte bonne-main ; on lui faisait constater que c’était par la dent d’un porc que l’enfant avait été mutilé tandis qu’il dormait dans les champs. Les procureurs du roi ne se paient plus aujourd’hui de pareilles excuses. D’ailleurs le parlement italien a voté dans ces dernières années une loi sévère et rigoureusement mise en pratique depuis lors, pour arrêter, dans la mesure du possible, la traite des enfans dans la Basilicate. Les pratiques frauduleuses et coupables usitées parmi ceux qui se livreraient à ce trafic sont frappées de pénalités. Les contrats par lesquels les parens déléguaient la plénitude du pouvoir paternel aux entrepreneurs à qui ils vendaient leurs enfans n’étant plus reconnus pour valides, l’état prend la tutelle de ces petits malheureux ; ses agens les suivent attentivement dans le royaume et à l’étranger, les protègent contre les mauvais traitemens et l’avidité de leurs maîtres, au besoin les rapatrient et leur assurent un asile dans des établissemens de charité jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de gagner leur vie par l’exercice d’un métier. Il est facile de constater l’efficacité de cette loi par la diminution sensible du nombre des petits mendians italiens de ce côté des Alpes depuis qu’elle a été promulguée.

Quelques kilomètres au-delà de Banzi, l’arrivée au sommet d’une dernière montée découvre brusquement devant nos yeux un magnifique panorama. Directement au-dessous de nous, presque à pic, avec une profondeur de 1,000 pieds environ, se creuse un vaste cirque de montagnes. A l’ouest et au sud, de puissantes arêtes continues, d’un relief plus haut encore que celui du côté du nord, par où nous arrivons, forment la muraille du cirque et arrêtent la vue à une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau. L’arête de l’ouest est la prolongation du Monte-Acuto, qui sépare de Lagopesole et d’Avigliano, formant la crête de partage des eaux tributaires du golfe de Salerne, sur la mer Tyrrhénienne, et de celles qui descendent au golfe de Tarente, sur la mer Ionienne. Celle du sud est la barrière entre les vallées du Bradano et du Basiento, les deux fleuves qui, se rapprochant à la fin de leur cours, embrassent le site de l’antique Métaponte entre leurs embouchures. Potenza, qui domine le Basiento dans sa partie supérieure, est située derrière ces montagnes. Deux petites rivières coulent au fond du cirque que j’essaie de décrire et dont les pentes sont garnies de bois ou cultivées en champs parsemés de grands chênes ; ce sont le Bradano, qui sort à peine de sa source, et le Signone, autrement dit Fiumarella. Elles se réunissent vers l’extrémité est de l’enceinte, où s’ouvre la vallée du Bradano, qui reçoit bientôt de nombreux affluens et se dirige vers la mer. La pente de cette vallée est rapide, et les hauteurs fortement mamelonnées qui la bordent s’étagent en gradins descendant aussi loin que peut s’étendre le regard. Une sorte d’échine moins élevée que les montagnes du pourtour divise en deux parties le bassin presque circulaire qu’elles enferment ; c’est comme un isthme interposé entre les deux rivières pour relier à la chaîne de l’ouest la montagne conique en pain de sucre qui dominé leur confluent et se dresse au centre du cirque. Les Grecs n’auraient pas manqué de comparer cette disposition du terrain à celle d’une de ces coupes sans pieds ou phiales qu’ils appelaient mesomphaloi, parce que le fond s’en relevait par un gros bouton circulaire à sa partie centrale. Bien de plus curieux ni de plus frappant d’aspect que ce cône de plusieurs centaines de mètres d’élévation, aux flancs en pente rapide, couverts de cultures, principalement de vignes, du moins sur son côté méridional, qui surgit comme du fond d’un large et profond entonnoir de montagnes ouvert sur un seul point et qui porte à son sommet une ville perchée comme unie aire d’aigle, à 1,000 mètres d’altitude au-dessus du niveau de la mer.

Cette ville est Acerenza, Pour y parvenir, une fois descendu dans le fond de la vallée, il faut plus de deux heures d’ascension par une route dont les nombreux lacets semblent interminables. Elle est enveloppée encore de l’enceinte démantelée de ses anciens remparts da moyen âge, sur lesquels en plus d’un endroit on a construit des maisons plus modernes. Dans la majeure part de leur périmètre ces remparts ont pour soubassement des rochers escarpés ; aussi la ville n’est-elle accessible que du côté du sud : c’est là que s’ouvre son unique porte devant laquelle se réunissent toutes les routes, de quelque direction qu’elles viennent La cathédrale s’élève immédiatement au-dessus du rempart à l’extrémité orientale de la ville, qu’elle domine de sa masse imposante et sombre.

Acerenza est fameuse en Basilicate par son vin, dont la renommée ne m’a point paru usurpée. Située comme elle l’est sur un piton isolé, à découvert de tous les côtés, c’est vraiment le royaume du vent ; de quelque côté qu’il souffle, il y fait rage, à tel point que l’étranger qui y passe pour la première fois la nuit croit à toute minute que les fenêtres de sa chambre vont être enfoncées ou le toit de la maison emporté. Mais cette ventilation exagérée est parfaitement saine pour ceux qui en ont pris l’habitude, et l’on prétend qu’il n’est pas dans toute la province une ville qui compte plus de centenaires qu’Acerenza. Dans quelque direction que l’on prenne son point de vue, le paysage qu’on embrasse du haut de ses remparts est éminemment pittoresque et d’une originalité frappante, mais plutôt triste. La ceinture de montagnes grandioses et sévères que le regard rencontre partout a une solennité qui éloigne les idées riantes. Un poète qui y passerait sa vie puiserait certainement là des inspirations dont la mélancolie n’aurait pas beaucoup de peine à tourner à la désespérance de Leopardi.

Cette ville, qui compte 5,000 habitans, est du reste une de celles où les mœurs de la Basilicate ont gardé le plus leur caractère propre, leur saveur originale, leur rudesse native, telles que devaient être celles des anciens Lucaniens. On s’y sent tout à fait hors de la banalité qui envahit de plus en plus les portions de l’Italie habituellement fréquentées par les étrangers. Ses rues étroites et irrégulières, avec leurs maisons pour la plupart sordides qui n’observent aucun alignement leur pavé disjoint et couvert d’immondioes, vous reportent en plein moyen âge. Je ne sais où le Guide de Baedeker a puisé ce renseignement fallacieux qu’on y trouve une « bonne auberge ; » il est de la même valeur que celui qui ne compte entre Potenza et Acerenza que trois heures en diligence jusqu’à Piétragalla et une heure à pied depuis ce dernier point, tandis qu’en réalité une voiture met plus de quatre heures pour le premier trajet et deux heures et demie pour le second. La vérité est qu’il n’y a pas d’auberge à Acerenza, mais une simple locanda de paysans à faire reculer le voyageur le plus intrépide, et que je plaindrais celui qui arriverait dans cette ville sans s’être à l’avance muni de lettres de recommandation. C’est, en somme, un des lieux les plus sauvages de la plus sauvage peut-être des provinces du royaume italien. Aussi ai-je eu la plus charmante surprise en y trouvant, dans la maison du syndic M. Petruzzi, non-seulement une hospitalité telle qu’on ne la pratique que dans les pays qui ont gardé des mœurs patriarcales, mais des hommes bien élevés, instruits, à l’esprit cultivé, à la conversation intéressante, au courant des choses de l’extérieur, capables de causer avec une sérieuse compétence sur beaucoup de sujets. Giustiniani, à la fin du siècle dernier, signalait déjà le goût de la culture intellectuelle comme développé d’une manière spéciale chez les familles distinguées d’Acerenza. C’est une tradition qui ne s’est point perdue.

Naturellement dans la réunion des hommes instruits d’une petite ville de province, il y a plusieurs ecclésiastiques. Dans le Napolitain, le recrutement du clergé est fort différent de ce qu’il est chez nous. Les classes supérieures y fournissent encore un grand nombre de sujets. Je n’ai jamais pénétré dans une famille de la noblesse provinciale de l’ancien royaume, même chez celles du libéralisme le plus avancé, — et en général cette petite noblesse, qui tient la place de la bourgeoisie non encore formée, appartient par ses opinions à la gauche, — sans y rencontrer un ou plusieurs prêtres. Aussi les membres du clergé séculier sont-ils en général dans ces pays des gens de bonne compagnie, à l’esprit ouvert, dotés d’un fonds solide d’éducation libérale et littéraire telle que la comprenaient nos pères. C’est ce que l’on constaté du moins chez ces chanoines, dont presque chaque ville, même la moindre, renferme un chapitre, de même qu’elle possède un évêque. On prétend, il est vrai, que le clergé méridional n’a ni l’admirable régularité de mœurs du nôtre, ni son zèle pour les rudes labeurs du ministère. Je ne sais dans quelle mesure ces accusations, que j’ai entendu bien des fois formuler, sont justifiées ; mais ce que je lui reprocherais surtout, c’est de ne pas avoir assez de souci de spiritualiser la religion de ses ouailles populaires et d’éclairer l’ignorance naïve de leur foi, c’est de les laisser donner à leur dévotion quelque chose de si exclusivement matériel qu’elle est encore du paganisme plus qu’à demi. En tous cas, au point de vue de la distinction des manières et de la culture de l’esprit, ce clergé est dans le pays une véritable élite. Il rappelle d’assez près ce qu’était chez nous le clergé avant la révolution. Le sentiment national est très vif chez la plupart de ses membres ; on n’y rencontre aucun regret du régime déchu, aucun désir de sa restauration. Dans l’église de Saint-Nicolas de Bari, qui est un chapitre de patronat royal, j’ai remarqué, non sans une certaine surprise la première fois que je les y ai vus, deux portraits appendus en face l’un de l’autre des deux côtés de l’entrée de la nef, celui du souverain pontife Léon XIII et celui du roi Humbert. Cette association, qui étonne notre esprit français trop peu habitué par nature aux tempéramens et porté à n’envisager les questions que sous des points de vue tranchés et absolus, est dans la grande basilique de Bari l’expression sensible de sa condition officielle, mais on pourrait la prendre comme un emblème des sentimens intimes de la majorité des ecclésiastiques des provinces napolitaines. N’en déplaise à ceux qui croient les deux termes absolument antithétiques, ils sont à la fois très Italiens et très catholiques, suivant en cela l’exemple de deux des hommes dont le renom européen a fait leurs chefs naturels, dom Tosti, l’abbé du Mont-Cassin, et M. Pappalettere, le grand-prieur de Saint-Nicolas de Bari. Et comme en se mêlant activement à la vie publique il se trouverait forcément, dans l’état actuel des choses, embarrassé par un conflit entre ses convictions patriotiques et son dévoûment au saint-siège, le clergé méridional s’abstient avec une grande sagesse de toute immixtion dans la politique ; il reste prudemment en dehors de la mêlée des partis, s’attachant au rôle d’un observateur silencieux, fin, sagace et quelque peu narquois.

De cette sage attitude du clergé résulte dans le midi de la Péninsule une grande pacification religieuse. Avec la façon dont l’ancien gouvernement avait prétendu se faire l’évêque du dehors et colorer son absolutisme du prétexte de la défense des sains principes sociaux et religieux, réprimant toute indépendance de pensée, toute velléité de libéralisme au nom de l’orthodoxie, imposant à quiconque le servait la pratique extérieure des sacremens de l’église, donnant des sanctions pénales à des préceptes qui ne doivent intéresser que la conscience individuelle et s’efforçant, en retour de ces marques d’un zèle affecté, de mettre le clergé aux gages de sa police tracassière, on pouvait craindre que la ruine de cet édifice d’oppression et d’obscurantisme, qui avait si longtemps pesé sur le pays, n’amenât un déchaînement de passions antireligieuses, une guerre ouverte au catholicisme et à tout ce qui y tient, quelque chose dans le genre de la furieuse campagne anticléricale que nos radicaux poursuivent avec un acharnement si aveugle. Le danger devait paraître grand surtout dans un pays dont le gouvernement, sur le terrain politique, était par la fatalité de ses origines en lutte ouverte avec la papauté et devait longtemps encore y rester dans l’avenir. Mais ici sont heureusement intervenus ce bon sens et cette modération pratique qui appartiennent au caractère italien et ont empêché les hommes d’état de ce pays de compliquer d’une guerre au pouvoir spirituel la question, bien assez épineuse déjà par elle-même, du pouvoir temporel. De part et d’autre, on a été prudent. Le clergé du royaume de Naples, au lendemain des événemens de 1860, s’il avait voulu prendre parti pour le gouvernement tombé et prêcher la croisade comme en 1799, était en mesure de déchaîner sur le pays une guerre civile terrible, et les excitations de l’étranger ne lui faisaient pas faute à cet égard ; son patriotisme ne l’a pas voulu. En revanche, le nouveau gouvernement a évité avec soin de lui témoigner une hostilité systématique ; il s’est borné à le soumettre aux lois générales du royaume, en apportant d’ailleurs à leur application tous les tempéramens qui ne contredisaient pas les termes de ces lois. Qu’en est-il résulté ? Que le clergé, dans toutes les provinces méridionales, sous le régime de l’Italie nouvelle, a gardé intacte son ancienne puissance morale sur la masse populaire, et que le gouvernement, qui ne rencontrait pas chez lui une opposition déclarée, lui a fait largement sa part dans l’organisation de l’instruction publique. Dans toute cette région, il n’existe pour ainsi dire pas un lycée de l’état ou un collège communal, un institut technique gouvernemental ou municipal qui ne compte quelque prêtre comme proviseur, directeur des études, censeur ou professeur. Je pourrais citer tel lycée où le proviseur, qui est un des mille de Garibaldi, vit en parfaite intelligence avec l’ecclésiastique qu’il a pour directeur des études. Sans doute, il y avait à cette manière d’agir une nécessité absolue dans l’état du pays. Il eût été matériellement impossible de constituer un personnel suffisant d’enseignement secondaire sans faire appel au concours des membres du clergé. Mais c’est déjà quelque chose que d’avoir su comprendre cette nécessité et de s’y être conformé de bonne grâce. Il est de par le monde des chambres des députés et des conseils municipaux qui, tout en faisant un pompeux étalage de leur zèle pour l’instruction, tout en dépensant sans compter l’argent des contribuables pour la construction des écoles, à condition qu’elles soient laïques, n’hésiteraient pas à laisser péricliter l’enseignement plutôt que d’admettre un prêtre comme professeur dans un lycée de l’état.

C’est généralement des rangs du clergé que sortent les dotti provinciaux dont il est bien rare qu’on ne rencontre pas au moins un dans chaque localité. Le dotto de petite ville est un des types originaux de l’Italie. Ce n’est pas un gladiateur de lettres, qui cherche querelle à tout venant ; c’est un homme d’un caractère prudent et un peu craintif, de vie paisible et plutôt cachée, de mœurs douces et affables, dont la pédanterie a quelque chose de naïf et de bon enfant. Formé exclusivement au régime de ce qu’on nommait autrefois les humanités, il est presque toujours bon latiniste, capable de rédiger une page d’une tournure assez cicéronienne et trouvant un plaisir délicat à relire les grands écrivains de Rome ; mais pour la langue hellénique, il pourrait employer en parlant de ses monumens le vieux dicton : Grœcum est, non legitur. Amoureux de beau langage et de petits vers, il tourne facilement le sonnet, en y mettant une certaine pointe d’esprit et une grâce câline. En général, c’est d’archéologie qu’il s’occupe, et le couronnement de sa vie sera la publication d’une histoire de sa cité natale, depuis l’arrivée d’Aschkenaz, petit-fils de Noé, que les païens adorèrent sous le nom de Neptune, jusqu’au temps présent, livre dont aucun libraire n’aura le dépôt, dont le retentissement n’ira pas plus loin que l’ombre du clocher, et dont l’édition finira par pourrir presque en entier dans son grenier, à moins qu’après sa mort ses neveux n’en utilisent le papier pour faire des sacs à raisins. Pour lui la science est restée exactement au point où elle en était au XVIe et au XVIIe siècle. La grande œuvre de critique des textes et des monumens réalisée depuis cent ans est non avenue. Il n’en a aucune idée ; les livres où il pourrait apprendre à la connaître ne sont pas à sa portée ; il en ignore jusqu’aux titres., et c’est à peine s’il a vaguement entendu parler de la renommée européenne de leurs auteurs. Il croit fermement à l’autorité de Barrio ou d’Antonini en matière de topographie antique, comme à celle de Pirro Ligosio et de Pratilli en matière d’inscriptions ; il cite sans aucun soupçon, sur la foi de leurs éditions imprimées, la chronique apocryphe de Calabre et la chronique interpolée de La Cava. N’essayez point de lui dire que ce sont là des sources dont il n’est plus permis de se servir non plus que de réfuter quelqu’un de ses dadas favoris. Il est, trop poli pour vous contredire et il protestera de sa déférence pour un avis plus autorisé que le sien ; mais vous n’aurez fait aucune impression sur son esprit, et à part lui il se dira que les savans étrangers ont des idées bien bizarres.

Malgré tout cela, ces dotti de province sont des gens éminemment méritans et que l’on aurait grand tort de tourner en dérision, de traiter avec dédain. Je collige soigneusement leurs livres pour ma bibliothèque toutes les fois que je peux me les procurer et je les lis sans m’arrêter aux choses qui me donnent envie de sourire. Jusqu’ici il ne m’est pas arrivé d’en rencontrer un où je n’aie trouvé quelque chose à apprendre. Ils ont eu l’occasion de voir des monumens qui ont disparu presque aussitôt après leur découverte ou qui échappent à l’attention des voyageurs de passage ; ils ont fureté dans des documens qui ne nous sont pas accessibles, dépouillé patiemment des recueils ecclésiastiques qui n’intéressent que le clergé du pays ; et où nous n’aurions pas l’idée d’aller faire des recherches, sans compter que nous ne les trouverions guère dans les bibliothèques de ce côté des monts. Surtout ils rendent de vrais services en recueillant attentivement toutes les antiquités qui se découvrent autour de leur ville et en en formant des collections. Là encore leur critique n’est pas le plus souvent à la hauteur de leur bonne volonté, De malins industriels les prennent plus d’une fois pour dupes. Ils rassemblent pêle-mêle le bon et le mauvais, l’authentique et le faux, qu’ils ne sont pas suffisamment en état de discerner. Mais ils sauvent de la destruction une inanité de monumens intéressans, et la visite de leurs cabinets, qu’ils ouvrent avec empressement au voyageur, fournit à l’archéologue qui explore le pays bien des occasions d’étude et d’instruction.

Précisément Acerenza renferme une collection de ce genre, celle de M. Vosa, formée d’objets de toutes les époques, depuis l’âge de la pierre jusqu’à la renaissance. Il faudrait en écarter une bonne moitié, fabrications toutes récentes de la main trop féconde d’un orfèvre de la ville, dont on me dit le nom et qui s’est fait faussaire d’antiquités. Aucune de ses œuvres ne pourrait tromper un œil quelque peu exercé. Le reste de la collection donne une idée des petits monumens. de toute nature qui se découvrent en remuant la terre à Acerenza et dans les environs, médailles, poteries, terres-cuites, bronzes, etc. Il n’y a là rien de hors ligne, rien qui tenterait un de nos grands amateurs ; mais dans la tendance actuelle de l’archéologie, toute collection de ce genre est d’un grand prix scientifique, même quand, elle n’offre que des pièces secondaires.

Autrefois, il n’y a pas encore bien longtemps, c’est isolément et en eux-mêmes que l’on étudiait les monumens antiques ; on ne s’occupait que de leur mérite intrinsèque sous le rapport de l’art ou de l’érudition. Pour attirer l’attention de l’antiquaire, il fallait qu’un objet fût d’une grande beauté ou représentât un sujet intéressant, que l’on pût expliquer et commenter avec science. Tout ce qui n’offrait pas l’un ou l’autre de ces genres de mérites n’obtenait même pas un regard ; on le rejetait sans en tenir compte, et même en ce qui est des morceaux d’un ordre supérieur, on s’inquiétait peu de leur provenance précise. Par une réaction qui ne pouvait manquer de se produire, l’interprétation des monumens figurés, principale étude des archéologues des générations qui nous ont précédés, est trop négligée de ceux d’aujourd’hui ; beaucoup en ignorent les règles les plus élémentaires. Aucun pays de l’Europe ne pourrait actuellement sous ce rapport citer un nom d’antiquaire vivant à placer sur le rang de ceux d’Ennio-Quirino Visconti, de Gerhard, de Panofka, de Charles Lenormant, d’Otto Jahn. Pour ce qui est de la beauté plastique absolue des objets, au contraire, nous en sommes aussi amoureux que nos pères, et nous connaissons mieux l’histoire de l’art. Jamais les œuvres antiques vraiment belles en elles-mêmes n’ont été plus recherchées des amateurs et des musées, ne se sont payées à des prix plus élevés. Mais on a fini par comprendre que l’antiquité n’est pas un être de raison qu’il faille envisager dans son unité, à la façon des savans de la renaissance, et qu’il ne suffit même pas d’y introduire les grandes divisions du grec, de l’étrusque, du romain. Le tableau des phases du développement de l’art chez ces différens peuples ne saurait être reconstitué d’une manière exacte sans y introduire, à côté des classemens d’époques, une foule de délicates distinctions de provinces, de localités, d’écoles, de fabriques, étude où la question des provenances devient une chose capitale. On s’est également aperçu que les objets les plus vulgaires et les plus insignifians ne sont pas à dédaigner, qu’il y a intérêt à les observer et qu’ils prennent une valeur toute particulière quand on les envisage au milieu de l’ensemble de ce qui se trouve habituellement dans telle ou telle province, sur le territoire de telle ou telle ancienne ville. Car les ensembles de ce genre, avec ce qui y appartient évidemment à la fabrication locale et ce qui y offre les caractères d’une importation étrangère, fournissent à l’observateur autant de chapitres tout faits de l’histoire de l’industrie et du commerce dans les siècles de l’antiquité.

La collection de M. Vosa, à Acerenza, me fournira trois exemples bien caractérisés de la nature des renseignemens que l’on peut tirer de cette sorte d’observations. J’y remarque, et après quelques pourparlers je parviens à me faire céder pour le Louvre une petite statuette en bronze d’une femme entièrement drapée, qui formait originairement poignée sur le couvercle d’un vase de même métal. L’exécution est grossière, le costume de la femme tout particulier. C’est une œuvre lucanienne indigène, d’un caractère nouveau pour la science. Grâce à sa provenance certaine, elle servira dans nos musées à classer des objets de même travail, arrivés sans certificat d’origine par la voie du commerce de Naples. Parmi les médailles, je constate avec un certain étonnement la présence de plusieurs tétradrachmes athéniens de la première émission, de celle qui eut lieu sous les auspices de Solon. Ce sont des témoignages matériels d’un commerce d’Athènes avec l’Italie méridionale et les populations œnotriennes, qui occupaient alors le pays, beaucoup plus ancien qu’on n’était porté à l’admettre jusqu’à cette heure. Le fait ainsi constaté donne une valeur inattendue aux traditions assez vagues sur les comptoirs que les Athéniens auraient eus, longtemps avant les guerres médiques, dans la Siris ionienne et à Scyllétion. De Siris par les deux routes naturelles que fournissaient la vallée du fleuve homonyme (le Sinno d’aujourd’hui) et celle de l’Aciris (l’Agri), traficans et marchandises pénétraient facilement, en quelques journées de marche, au cœur du pays qui fut plus tard la Lucarne. Voici enfin le fond d’un petit vase en poterie romaine lustrée, d’un rouge corail in, où se voit l’estampille bien connue d’un fabricant d’Arretium en Étrurie, Samia, affranchi de L. Tettius. Cette estampille, je l’ai retrouvée quelques jours après au musée provincial de Catanzaro sur deux fragmens découverts à Nicotera, vers l’extrémité de la Calabre, et à Strongoli, l’ancienne Petelia. On l’a signalée sur des vases trouvés en France, en Angleterre et dans les Provinces rhénanes. Ceci permet de mesurer la vaste étendue de l’aire géographique où rayonnaient, au commencement de l’empire, les beaux produits des manufactures arrétines, bientôt imités d’une manière si brillante par les céramistes gallo-romains.


II

Acerenza se nommait Acherontia dans l’antiquité. C’est une ville extrêmement ancienne. Sans remonter aux temps préhistoriques, à l’âge de la pierre polie, où une station humaine existait déjà sur sa montagne, il est incontestable qu’il y avait là une ville bien avant l’époque où les Lucaniens d’origine sabellique vinrent s’établir dans le pays et en firent la conquête. Cet événement, il est vrai, ne remonte pas plus haut que le milieu du Ve siècle avant l’ère chrétienne. Le pays, presque jusqu’au détroit de Messine, était auparavant occupé par les Pélasges OEnotriens, qui avaient, semble-t-il, passé d’Épire ou d’Illyrie dans le midi de la péninsule italique, et qui s’étaient soumis avec une remarquable facilité à la suprématie des villes grecques, fondées au Ve et VIe siècle tout le long de leurs côtes. Dans la portion de l’Italie que tenaient ces OEnotriens, nous retrouvons deux autres villes d’Acherontia, devenues aujourd’hui l’une Cerenzia et l’autre Acri, chacune sur un versant du massif de la Sila, dans la Calabre actuelle, et chacune à côté d’une rivière Achéron. Une ville ainsi nommée suppose, en effet, d’une façon nécessaire, un Achéron sur lequel elle aura été bâtie, et l’on peut affirmer avec certitude que, des deux cours d’eau qui enveloppent Acerenza, celui dont on ignore l’appellation antique, le Signone, devait avoir reçu cette désignation. L’Achéron, comme chacun sait, est un fleuve des enfers. Sa localisation superterrestre est un fait en rapport direct avec le culte des divinités chtoniennes, dispensatrices de la fécondité du sol, qui reçoivent les morts dans leur empire ténébreux et souterrain, culte particulièrement cher aux peuples pélasgiques et qui remonte jusqu’à eux partout où, dans le monde grec, on le trouve établi. Il y avait un fleuve Achéron dans l’Épire, point probable de l’origine des OEnotriens ; c’était même le plus fameux parmi ceux du monde des vivans. Par un curieux hasard, j’ai eu l’occasion de visiter dans mes voyages tous les Achérons terrestres que connaît la géographie classique, en Italie et en Épire. Tous sont situés au milieu de paysages sévères et tristes, qui conviennent bien à leur nom infernal.

Malgré la force extraordinaire de sa position, qui devait lui assurer une grande importance stratégique, Achérontia ne se trouve pas mentionnée dans les guerres des Romains contre les Samnites et les Lucaniens, non plus que dans leurs campagnes contre Hannibal. Les inscriptions nous apprennent qu’à la fin de la république et sous l’empire la ville avait rang de municipe. Elle prétend avoir été dans la contrée celle où la foi chrétienne pénétra le plus tôt, dès le Xe siècle, au dire de ses diptyques. En tous cas, dès le IIIe, sous le pontificat de saint Marcellin, elle posséda un siège épiscopal, dont le premier titulaire s’appela Romanus. C’est peut-être à la vivacité particulière qu’y eut la lutte entre l’ancienne et la nouvelle religion qu’il faut attribuer l’enthousiasme exceptionnel que l’ordo ou sénat municipal d’Achérontia paraît avoir témoigné pour Julien l’Apostat. Non-seulement l’inscription, depuis longtemps connue, d’un piédestal de statue, employé comme pierre de taille dans la construction de la façade de la cathédrale, présente une dédicace « au réparateur du monde romain, à notre seigneur Julien Auguste, prince éternel, » mais j’ai trouvé, servant de seuil à une des chapelles, le fragment d’une seconde inscription, bien plus monumentale, en l’honneur du même empereur, et au sommet du pignon de la cathédrale, là où l’on chercherait la figure d’un saint protecteurs l’architecte du XIe siècle a placé le buste jusqu’à mi-corps d’une statue en marbre de Julien, de proportion colossale. Cette statue est d’un très bon travail pour l’époque, exactement comme notre célèbre Julien trouvé à Paris. Seulement, des deux hommes qui étaient en cet empereur, c’est le philosophe qu’a voulu représenter le sculpteur du marbre de Lutèce, tandis que celui du marbre d’Achérontia s’est attaché au soldat. Son front est ceint de lauriers ; il porte le costume militaire appelé paludamentum. Son menton est enfin garni de cette barbé qu’il se crut obligé de défendre dans un pamphlet contre les railleries des habitans d’Antioche. Certainement Acerenza est le seul lieu du monde où celui qui tenta de restaurer le paganisme expirant, l’apostat flétri des malédictions des pères, figuré triomphalement à la façade d’une église. Le hasard se plaît souvent à de semblables ironies, et le plus curieux est que, suivant toutes les probabilités, on l’a mis à cette place d’honneur parce qu’à l’époque où l’on a construit la cathédrale, on a cru que sa statue était celle d’un saint. Voici comment. Le patron de l’église est saint Canio, évêque de Juliana, en Afrique, dont on prétend que le corps fut apporté dans la Lucanie à l’époque où les fidèles africains fuyaient devant l’invasion musulmane. Le rapport des proportions respectives semble indiquer que le fragment d’inscription en l’honneur de Julien, qui fait, comme je viens de le dire, le seuil d’une des chapelles de la cathédrale, provient du piédestal de la statue. Or ce fragment présente uniquement les lettres IVLIAN. Si, comme il est probable, les deux débris ont été extraits du sol en même temps, les clercs d’Acerenza, entre 1090 et 1100, plus préoccupés, de saint Canio que de l’empereur Julien, auront complété l’inscription mutilée en Julianensis episcopus, et l’apostat aurait été ainsi transformé en martyr et protecteur céleste.

Aux temps barbares et dans le premier moyen âge, nous voyons Achérontia ou Acerenza jouer pendant quelques siècles un rôle d’une haute importance. C’était alors la ville la plus forte du pays entre la mer Tyrrhénienne et la mer Ionienne, la clé de la Lucanie et l’entrée de la Calabre par le nord. Quand l’intrépide Totila, surgissant dans le midi de l’Italie, releva, pour un moment la monarchie des Ostrogoths plus qu’à demi détruite sous les coups de Bélisaire et balança la fortune des armes byzantines, un de ses premiers soins fut de s’emparer d’Achérontia, de la mettre en état de défense et d’y installer une forte garnison. Jusqu’à la fin de la lutte, cette place resta le pivot de la défense des armées gothiques dans la région. Peu après, les Lombards en devenaient maîtres et en faisaient le siège d’un de leurs castaldi ou chefs de districts, dépendant du duché de Bénévent. Comme la cité ducale dont elle relevait, Acerenza resta aux mains des Lombards, même après la destruction de leur royaume par les Francs. En 787, quand Charlemagne reconnut à Grimoald, fils d’Arichis, la principauté de Bénévent, que son père avait su rendre indépendante à la chute du roi Didier, il lui imposa comme condition d’abattre les murailles d’Acerenza, de Salerne et de Conza, regardées comme ses principales forteresses. Mais comme le grand empereur ne se souciait pas d’engager si loin ses armées, la condition ne fut jamais exécutée.

La collection de M. Vosa renferme quelques beaux bijoux de travail longobardique, trouvés dans le voisinage immédiat d’Acerenza et pareils à ceux qui ont été découverts sur différens points du nord et du centre de l’Italie. Ils rentrent dans la donnée générale de la joaillerie des peuples germaniques établis sur le sol romain, Francs, Burgondes, Ostrogoths et Visigoths, que caractérisent l’emploi presque exclusif du grenat, vrai ou imité, serti dans l’or, et certaines formes d’ornementation d’une élégance barbare ; mais ils y constituent un type particulier, inférieur comme goût et comme travail aux œuvres des Burgondes et des Goths. On sent à les voir que les Lombards étaient de tous les envahisseurs germaniques les plus arriérés dans la barbarie à l’époque où ils franchirent les Alpes et aussi les moins aptes à s’assimiler la civilisation de leurs vaincus. Dans la même collection, ce que l’on peut appeler historiquement la seconde période lombarde dans le midi de l’Italie, est représenté par un petit trésor de pièces d’or des premiers princes indépendans de Bénévent, et le temps des guerres gothiques, avec ses dévastations et ses terreurs, par une cachette de monnaies d’or de Justinien.

Sicon, qui assassina Grimoald II en 817 et se fit à sa place prince de Bénévent, était castaldus d’Acerenza. Un siècle et demi plus tard, quand l’ancienne principauté fondée par Arichis fut divisée en deux, celle de Bénévent et celle de Salerne, par Radelgis et Siconulfe, chacun de ces princes prit pour lui une part du territoire qui avait dépendu jusque-là d’Acerenza. Mais nous n’en voyons pas moins ensuite cette ville garder des comtes lombards, Herimann en 923, Grégoire en 932, Humbert en 1012. Ce n’est, en effet, que vers 1020 qu’Acerenza fut conquise par les Grecs, sous le catapanat de Boyoannis, le seul grand homme que l’empire byzantin ait su employer dans le gouvernement de ses possessions d’Italie. Elle tomba tardivement en leur pouvoir et n’y resta guère plus de vingt ans ; aussi son évêché, qui relevait de l’archevêque de Salerne, ne passa pas au rite grec et ne fut jamais rattaché à l’obédience du patriarche de Constantinople.

Acerenza fut une des premières villes occupées par les Normands ; dans le partage de 1043 nous la voyons attribuée au comte Asclitin. Mais cette possession fut d’abord précaire et soumise à beaucoup de vicissitudes, car nous trouvons ensuite Acerenza comptée parmi les villes qui se soumirent à payer tribut à Humfroi, après la bataille de Civitate, en 1053, et les chroniqueurs enregistrent en 1061 sa prise d’assaut par Robert Guiscard. Cette fois, Acerenza était définitivement conquise et si bien incorporée à la monarchie normande, comme à celles qui lui succédèrent, qu’elle ne fait plus parler d’elle dans l’histoire. Son nom n’y reparaît qu’une seule fois encore, sous le règne de Roger, lequel la prit en 1133 sur Tancrède, comte de Conversano, spoliateur de son seigneur légitime. C’est, paraît-il, Robert Guiscard qui avait réuni au diocèse d’Acerenza celui de Matera, lequel avait ses évêques propres au Xe siècle et au commencement du XIe. En 1203, le pape Innocent III en éleva le siège à la dignité d’archevêché, dont il fit dépendre les cinq évêchés de Venosa, Potenza, Anglona et Tursi, Tricarico, Gravina, organisation qui s’est maintenue jusqu’à nos jours.

La cathédrale est le seul monument d’Acerenza ; mais il est intéressant. La construction en a été commencée en 1080 par l’évêque Arnaud, api es qu’il eut découvert les ossemens de saint Canio, déposés dans l’église antérieure qu’avait bâtie en 799 l’évêque Léon. L’incendie accidentel qui consuma la ville en 1090 n’arrêta pas les travaux ; ils étaient achevés avec la fin du siècle. La cathédrale d’Acerenza est un édifice d’une simplicité grandiose et sévère, mais un peu nu, car ni les chapiteaux ni les modillons de l’extérieur ne sont égayés par des sculptures soit de feuillages, soit de figures. C’est en même temps le monument le plus normand, au sens propre du mot, de tout le midi de l’Italie ; on se croirait vraiment une église des environs de Caen ou de Rouen, du temps de Guillaume le Conquérant. Le plan est pareil à celui de l’église inachevée de l’abbaye de la Trinité de Venosa, c’est-à-dire absolument français et « n dehors des habitudes italiennes. Nous y retrouvons également la circulation autour du chœur et les chapelles absidales.

Extérieurement, la cathédrale était fortifiée ; on s’était arrangé pour que, dans un cas de nécessité suprême, elle pût fournir aux défenseurs de la ville un réduit à l’extrémité orientale de l’enceinte. Des créneaux, dont il ne subsiste plus aujourd’hui qu’un petit nombre de vestiges, mais bien reconnaissantes, couronnaient le sommet de ses murs, et des tourelles s’élevaient aux angles saillans des bras du transept. La façade présente un pignon aigu d’une grande élévation, au sommet duquel on a placé le buste de la statue de l’empereur Julien ; deux tours carrées, formant clochers, l’accompagnaient des deux côtés. Elles ont été renversées par des tremblemens de terre, car le pays est fort sujet à ce genre de fléau. L’une, celle dû l’ouest, n’a jamais été rebâtie ; il n’en subsiste que la base. L’autre a été réédifiée dans le style de la renaissance en 1555, par le cardinal Michelangelo Saraceno, archevêque d’Acerenza. La rose de la façade a été refaite à la même époque. Le portail, au contraire, formant porche en saillie et richement sculpté, est toujours celui du XIIe siècle. Ses deux colonnes de marbre de couleur, empruntées aux ruines. de quelque édifice antique, reposent à leur base sur deux groupes d’une incroyable obscénité, l’un d’un grand singe et d’une femme, l’autre d’un homme et d’une guenon. Le regretté A. de Longpérier a fait remarquer que, grâce à leurs relations avec les Arabes, les artistes de l’Italie normande connaissaient assez bien les éléphans, animaux qui servent de supports au siège de marbre de l’archevêque Ursone dans la cathédrale de Canosa. Les groupes du portail de la cathédrale d’Acerenza montrent qu’ils avaient aussi par la même voie des notions sur les grands singes anthropomorphes de l’archipel Indien, lesquels jouent un rôle dans les aventures de Sindbad le marin. Ces groupes ont du reste dans les derniers temps donné lieu à un petit conflit. En prenant possession de la cathédrale l’archevêque actuel les avait fait enlever par pudeur ; le chapitre, par amour de l’archéologie, s’est un à la municipalité pour en imposer la remise en place.

À l’intérieur, l’aspect a été fort dénaturé par l’exécution de voûtes de maçonnerie, que l’on a substituées il y a une quarantaine d’années à la charpente apparente de la couverture. L’idée n’était pas plus heureuse au point de vue de la beauté que de la solidité de l’édifice. Les voûtes ont été lézardées dans tous les sens par le tremblement terre de 1857 ; elles menacent ruine, et on est obligé maintenant de les reprendre en sous-œuvre. Ce qu’on aurait de mieux à faire serait de les démolir pour remettre l’église dans son état primitif. Le chœur est élevé d’environ deux mètres au-dessus du pavé du reste de l’édifice et même du bas-côté qui l’entoure. Par-dessous règne une crypte qu’ont fait refaire et décorer en 1523 Giacomo Alfonso Ferrillo, comte de Muro, et sa femme Marie de Baux. C’est une œuvre exquise comme architecture et comme sculpture. Les ornemens en grotteschi couvrant les voûtes et les pilastres, les chapiteaux des colonnes et surtout le beau bas-relief de bronze placé au-dessus de l’autel, ont la grâce pleine de morbidesse, la suavité charmante et la souple élégance des œuvres de Giovanni da Nola. Enfin, chose infiniment rare dans les provinces de l’extrême midi de la péninsule, la cathédrale d’Acerenza possède deux bons tableaux sur les autels majeurs des deux transepts. L’un, celui du transept de droite, m’a paru de Polydore de Caravage ; l’autre est de quelque peintre napolitain que je n’ai pas su déterminer, lequel procédait de l’école de Raphaël, mais par l’intermédiaire de Jules Romain, dont il a imité la dureté de dessin et le coloris briqueté dans les chairs.

On voit par ces brèves indications quel degré d’intérêt présente la cathédrale d’Acerenza. Elle mériterait d’être soigneusement relevée par un architecte, car elle est un des monumens les plus précieux pour la chronologie de l’art dans les domaines des princes normands. Schulz, dans ses remarquables études sur les édifices du moyen âge dans l’Italie méridionale, s’est complètement mépris sur la date des rares églises d’un roman tout français telles que celles-ci. Il pense qu’elles appartiennent à une époque avancée déjà dans l’existence de la monarchie fondée par les fils de Tancrède de Hauteville. C’est le contraire qui est vrai. Les monumens de ce type sont en réalité du premier demi-siècle de l’établissement des Normands. Il n’existe aucune raison de contester les dates traditionnelles du commencement des travaux des deux plus importantes de ces églises, 1065 pour celle de Venosa, 1080 pour celle d’Acerenza. Je dirai plus, ce n’est qu’en les acceptant pour exactes que l’on peut arriver à une reconstruction satisfaisante de l’histoire de l’architecture aux XIe et XIIe siècles dans les Pouilles et la Basilicate. Lorsque les Normands se rendirent maîtres du pays, ils y trouvèrent déjà florissant un système architectural qui s’était formé avant eux sous la domination grecque, un style procédant à la fois du byzantin et de l’arabe et en combinant les élémens, dont la cathédrale de Canosa et celle de Siponto peuvent être tenus pour les types les plus caractéristiques et les plus achevés. Ce style, pendant toute la seconde moitié du XIe siècle, fut encore employé sans modifications dans une partie de leurs édifices, dans ceux pour lesquels ils s’adressèrent aux maîtres constructeurs indigènes. Il semble même que, dans les domaines de Bohémond, il se soit conservé plus tard qu’ailleurs, jusque vers 1115, comme si une influence syrienne l’y avait entretenu et renouvelé ; Antioche et Tarente, soumises au même prince, se seraient ainsi donné la main sur le terrain de l’art. Mais, à côté de ce style byzantino-arabe, la venue des nouveaux dominateurs en avait introduit un autre, le roman de notre pays. Robert Guiscard, dont il faut faire intervenir ici l’influence personnelle puisque la Trinité de Venosa était son œuvre, Robert Guiscard voulait avoir dans ses nouveaux états des églises pareilles à celles que, tout jeune, il avait admirées et vu construire dans sa Normandie. Il faisait donc venir de là-bas des architectes comme ceux qui ont travaillé à Venosa et à Acerenza, et ceux-ci transportaient sur le sol italien toutes leurs traditions d’école. La coexistence des deux styles rivaux est ainsi le fait qui se produisit le premier, au lendemain de la conquête, et c’est seulement alors qu’on peut l’admettre, l’expliquer historiquement. Plus tard, au contraire, dans le XIIe siècle, il se produisit une fusion de ces deux systèmes ; les maîtres étrangers eurent des élèves indigènes ; les données des écoles, d’abord en antagonisme, se combinèrent en une harmonieuse synthèse. C’est ainsi qu’on vit naître et régner, de 1100 à 1200, dans les provinces gouvernées par les descendans de la maison de Hauteville, un style d’architecture original et nouveau, le véritable style italo-normand, où les influences normande et bourguignonne se marient avec les traditions byzantines, où la décoration des églises est en grande partie puisée de l’autre côté des Alpes, mais où leurs plans sont franchement italiens, n’admettant, par exemple, jamais cette circulation autour du chœur que nous venons d’observer encore une fois à Acerenza.


III

Lorsque, des remparts d’Acerenza, on regarde du côté du sud-ouest, on voit un peu en avant du sommet de l’échine de montagnes qui sépare de Potenza et de la vallée du Basiento, presque à la crête de ces montagnes, le bourg de Pietragalla, gros village encore plutôt que bourg malgré ses quatre mille habitans, car ceux-ci ne sont guère que des paysans. On croirait presque qu’on va le toucher de la main et on s’imagine qu’il suffira de bien peu de temps pour y arriver. Mais comme il faut descendre du pic d’Acerenza dans le fond de la vallée du Bradano, puis remonter jusqu’à la même hauteur par une interminable côte, on y met au moins deux heures et demie.

Rien de plus pauvre ni de plus sauvage que Pietragalla. Je n’ai pas pu y trouver à prendre une tasse de café autre que ce qu’on décorait du nom de caffé di paese, décoction amère de glands de chêne grillés. Jusqu’au XVe siècle, ce n’était qu’un hameau dépendant de Casalaspro, fief assez important du comté de Muro sous les Angevins, qui avait fini par être érigé en duché à l’époque où les Aragonais multiplièrent si incroyablement les titres de ducs et de princes dans le royaume de Naples. Il y a encore aujourd’hui un duc de Casalaspro, qui est en même temps baron de Pietragalla ; mais depuis longtemps Casalaspro n’existe plus. Un tremblement de terre l’ayant renversé en 1456, la plupart des habitans se retirèrent à Pietragalla ; un autre tremblement de terre, celui qui dévasta toutes les localités de la Basilicate le 8 septembre 1694, acheva de faire abandonner Casalaspro et renversa les quatre tours qui restaient debout du château. À l’endroit qu’occupait jadis cette seigneurie, dont le principal éclat fut au XIVe siècle, on ne rencontre plus que des décombres informes.

Le misérable bourg de Pietragalla ne mériterait pas une mention s’il n’avait pas eu, il y a vingt et un ans maintenant, sa page d’histoire. C’est là que se passa l’épisode le plus considérable de ce brigandage politique des premières années de l’établissement du régime de l’unité italienne dans le royaume napolitain, dont le souvenir est toujours si vivant dans le pays. Partout où je passe on me raconte les histoires tournant en légende de cette époque terrible où l’on ne pouvait plus aller sans danger d’une localité à l’autre ; à l’accent avec lequel ou me dépeint les cruautés des chefs de bandes, on sent quelles terreurs et quelles colères leurs noms seuls suffisent encore à réveiller. Mon compagnon de voyage, M. Michèle La Cava, qui avait alors vingt et un ans, a vu rapporter un soir le corps sanglant de son père, signalé comme libéral et patriote, et comme tel assassiné par la bande de Crocco tandis qu’il allait visiter une de ses propriétés.

Je le répète, c’est Pietragalla qui vit l’épisode décisif de cette sorte de chouannerie. C’est devant cette bicoque que vint échouer définitivement Borges et avec lui tout espoir de soulever contre la révolution nationale une Vendée napolitaine ou plutôt, — car ce nom de Vendée est trop noble et trop pur pour qu’on puisse l’appliquer aux hordes qui avaient servi la cause royale en 1799, — quelque chose de semblable à l’armée de la Sainte-Foi que le cardinal Ruffo conduisit victorieusement du fond de la Calabre jusqu’à Naples en marquant son passage par un fleuve de sang.

On était dans l’automne de 1861 ; il y avait un au seulement que Garibaldi était entré à Naples, six mois que François II avait dû quitter Gaëte après cette défense qui avait fait à la monarchie des Bourbons des funérailles dignes de ses ancêtres français. Le pays était encore dans un état de profonde confusion ; tous les élémens de désordre que déchaîne inévitablement une révolution s’y donnaient carrière. Les rouages de l’ancienne machine gouvernementale, étaient détruits, ceux de la nouvelle commençaient à peine à s’organiser. Rien qu’il se fût affaissé d’une manière irrémédiable sous le poids de ses propres fautes et de la corruption de ses agens, quoique l’immense majorité du pays l’eût irrévocablement condamné, le régime déchu de la veille conservait encore des partisans actifs qui cherchaient à le restaurer par tous les moyens. Au milieu du désordre général, en profitant de la désorganisation passagère des élémens de répression, le brigandage avait pris un développement effrayant dans les provinces où il était depuis longtemps à l’état endémique. La dispersion de l’ancienne armée royale, qui dans les Calabres et la Basilicate avait fondu sans combattre, avait fourni de nombreuses recrues aux bandes des malfaiteurs. Bientôt certains chefs qui antérieurement avait déjà fait leurs preuves dans le brigandage, comme Chiavone sur la frontière des états pontificaux, Mittica dans l’Aspromonte, les frères La Gala dans la Sila, Crocco dans le Vulture. d’autres dans les Abruzzes, avaient vu se grouper autour d’eux de vraies petites armées et terrifiaient le pays ; ils étaient devenus des personnages importans, dont le nom remplissait les journaux et occupait la politique européenne. Le métier était bon. Suivant l’exemple mémorable et classique que Fra Diavolo et Mammone, devenus colonels de l’armée royale par la grâce du cardinal Ruffo, avaient légué à leurs successeurs, tous se masquaient en fidèles du roi détrôné. Jamais, dans le royaume de Naples, on n’a vu le brigandage arborer une bannière politique autre que celle de la réaction, contre la république en 1799, contre Joseph Bonaparte et Murât de 1806 à 1814, contre la royauté constitutionnelle de la maison de Savoie après 1860. Mais pour quiconque connaît les conditions du pays, il est facile de comprendre comment, du moment qu’on se faisait brigand, l’avantage professionnel était de se déclarer bourbonien, et non pas libéral. Dans les provinces tous les gens éclairés, la noblesse en général, c’est-à-dire la majorité des propriétaires, des gens riches, appartenaient an parti libéral, avaient embrassé avec ardeur la cause de l’unité italienne. C’étaient ceux dont les fermes étaient bonnes à piller, les personnes à entraîner dans les montagnes pour ne les relâcher que contre une grosse rançon. Ce n’est pas à dire que, lorsque les bandits mettaient la main sur un homme connu par sa fortune et qui ne se mêlait pas de politique, ils se fissent faute de l’enlever, de lui couper le nez ou les oreilles pour stimuler le zèle de sa famille quand la rançon se faisait trop attendre, enfin de l’égorger, si elle ne venait pas. Tout en ayant ainsi les bénéfices du métier, les brigands touchaient, à titre d’insurgés, les subsides des comités légitimistes de l’étranger, qui persistaient à les regarder comme des chevaliers du droit calomniés par la presse piémontaise.

Ces comités étaient de bonne foi ; on l’était aussi dans l’entourage de François II retiré à Rome, quand on croyait aux protestations de fidélité des chefs de bandes, et on comptait sur une prompte restauration due à leur vaillance. Cependant on commençait à trouver que cette restauration tardait plus qu’on n’avait cru, que les bandes n’arrivaient à aucun résultat qui en valût la peine. On jugea indispensable de grouper leurs efforts ; on crut le moment venu de frapper un grand coup. Les intrigans affluaient au palais Farnèse, affirmant que la population de l’ancien royaume napolitain tout entière frémissait sous le joug étranger, et qu’indubitablement la levée de la première conscription ordonnée par le gouvernement de Turin donnerait le signal d’une insurrection générale. Mais il fallait quelqu’un pour prendre en main le commandement de cette insurrection, quelqu’un dont le royalisme fût assez sûr, la bravoure et la capacité militaire à la hauteur de la tâche. François II ne trouva point cet homme parmi les anciens officiers de son armée ; il le chercha dans José Borgès.

C’était un Catalan qui avait été l’un des plus brillans chefs du carlisme espagnol. Ame ardente et pleine de foi, caractère chevaleresque, il avait dévoué sa vie à la cause de la légitimité. Nul n’était plus brave sur le champ de bataille, plus hardi dans ses entreprises et ne connaissait mieux tes conditions de la guerre de partisans. Nul surtout, chose rare parmi les cabecillas, n’était plus loyal et plus désintéressé ; nul n’avait les mains plus pures. Jamais, dans un genre de guerre où le pillage est si facile, il n’avait cherché à tirer parti des aubaines de la maraude. Exilé de son pays, il vivait pauvre et dans la retraite. C’est là que vinrent le chercher les envoyés du roi de Naples. Un roi détrôné, parent de celui dont il avait porté la cocarde, réclamait ses services. Il n’hésita pas un instant à répondre à cet appel et, sans rien demander de plus, il partit. Le 14 septembre 1861, Borgès, ayant pour lieutenant un Français, Auguste. Langlois, ancien capitaine aux zouaves pontificaux, débarquait à Brancaleone, près de Reggio, suivi de cent Espagnols, vétérans du carlisme.

Il venait faire en soldat une guerre loyale et régulière, résolu à ne pactiser avec aucune pratique honteuse, avec aucun excès qui pût entacher l’honneur de son drapeau. C’est ce qu’il annonçait dans la proclamation qu’il lançait en débarquant pour appeler les populations aux armes et dans une lettre d’un ton singulièrement chevaleresque qu’il adressait en même temps aux commandans des troupes italiennes comme le cartel d’un paladin de l’école des Amadis. Il traversa plusieurs bourgs sans que personne répondit à son cri d’insurrection, vînt se joindre à sa petite troupe. Le pays ne montrait aucune disposition à cette révolte universelle qu’on lui avait promise ; Il dut en toute hâte se jeter dans l’Aspromonte, où l’attendait la bande de Mittica. Dès la première entrevue, Borges comprit à qui il avait affaire. Quant à Mittica, cet étranger qui venait lui parler d’honneur et de dévoûment, qui prétendait lui commander, ordonnait de se battre et défendait de voler, lui parut suspect ou tout au moins gênant. Il le mit en état d’arrestation et le fit désarmer avec ses compagnons. Le rusé Calabrais faisait d’eux des otages bons à tenir en réserve pour quelque négociation future où il pourrait, en les livrant aux Italiens, s’assurer d’être reçu à composition si la chance tournait trop mal pour lui.

Les événemens déjouèrent son calcul. Quelques jours après, une colonne de plusieurs bataillons de bersaglieri attaquait à l’improviste les brigands de l’Aspromonte. Comme les choses devenaient sérieuses, les fusils furent rendus aux Espagnols. Après un engagement très vif, mais court, les bandits se dispersèrent ; Mittica lui-même se rendit prisonnier. Borges avec ses compagnons, imposant aux ennemis par leur fière contenance, opérèrent leur retraite en bon ordre, suivis de quelques individus de la bande qui montraient plus de cœur que les autres. Ils se mirent en marche vers le nord en suivant les parties les plus inaccessibles des montagnes. Le 9 octobre, ils tentaient de surprendre Catanzaro, mais ils y étaient si vigoureusement reçus que tous se débandaient. Borgès lui-même, abandonné, dut prendre la fuite avec sept compagnons seulement et se jeta dans les forêts de la Sila. Pendant plus d’un mois, on y perdit sa trace et l’on n’entendit plus parler de lui.

À ce moment, le massif de la Sila était tout entier au pouvoir de Cipriano La Gala, qui disposait de plusieurs milliers d’hommes, cantonnés dans les bois immenses de la haute montagne. Il adressait au général commandant à Cosenza et au préfet des lettres où il les traitait d’égal à égal. Évidemment, en choisissant la Calabre pour lieu de débarquement, Borgès avait compté trouver dans les forces de La Gala une division tout organisée de sa future armée. Mais le roi de la Sila ne se soucia pas de se soumettre à l’autorité régulière du chef qu’on avait voulu lui donner. De son côté, Borges recula devant l’idée d’une association avec cet homme couvert de crimes, dont le procès, deux ans plus tard, a révélé tant d’atrocités révoltantes, de vols qu’aucune passion politique ne pouvait excuser. Il erra donc au travers des forêts, menacé de tous côtés des plus grands dangers, obligé de se cacher des prétendus insurgés autant que des lieutenans du général La Marmora.

Cependant il lui fallait tenter quelque chose. Les renseignemens qu’on lui fournit sur Donatello Crocco, qui avait rassemblé une troupe assez nombreuse dans les bois du Vulture, lui firent espérer de trouver dans ce chef, sinon un pillard moins avide du bien d’autrui que les autres, du moins un homme plus brave, qui se prêterait à des opérations militaires. Borgès résolut donc de le rejoindre pour entreprendre une campagne dans la Basilicate. Le choix seul de cette province montre à quel point on l’avait mal renseigné sur le pays. Il n’en était pas une où il dût rencontrer plus de difficultés pour ses projets. Depuis plus d’un demi-siècle, la Basilicate se distinguait par l’ardeur de libéralisme de la population de ses villes. Dans aucune autre le cardinal Ruffo n’avait trouvé une plus opiniâtre résistance ni Murat plus de dévoûment. L’année précédente encore, toutes les villes de la province s’étaient soulevées et avaient chassé les troupes royales à la seule nouvelle du débarquement de Garibaldi à Melito, et c’est cette diversion inattendue sur les derrières de l’armée opposée en Calabre au dictateur révolutionnaire qui avait désorganisé tous les plans de résistance des généraux de François II. Une entreprise bourbonnienne était donc sûre d’échouer en Basilicate encore plus que partout ailleurs.

Borgès, toujours en se cachant, avait gagné le Lagonogrese, puis les montagnes boisées des environs de Saponara. De là il s’était mis en rapport avec Crocco et l’avait appelé à lui. Le 3 novembre, les bandes descendues du Vulture, après avoir été rejointes par le général sous les ordres duquel elles allaient se placer, occupaient le bourg de Trivigno, dont la position inexpugnable commande la vallée du Basiento. Les troupes italiennes étaient peu nombreuses dans la province ; elles demandèrent des renforts à Naples, et, en attendant, ne se sentirent pas en mesure d’aller déloger de leurs cantonnement les forces commandées par Borgès. Celui-ci resta près de quinze jours à Trivigno sans être inquiété, s’occupant à organiser sa petite année, qui s’accroissait à vue d’œil. Il avait, en effet, dû reconnaître que la cause du monarque légitime était, au fond, parfaitement indifférente à ceux qui prétendaient avoir pris les armes pour elle, que l’appât du butin les faisait seul agir et que ce n’était que par cet appât qu’il pourrait recruter des soldats. Surmontant donc les répugnances de son honneur, il avait promis à ceux qui voudraient le suivre le pillage des villes dont ils s’empareraient de vive force. A dater de ce jour, les recrues commencèrent à lui arriver et les bandes qui avaient répondu à son appel montrèrent plus d’ardeur, plus de disposition à la lutte.

Bientôt on s’enhardit à exécuter quelques pointes autour de Trivigno. Un détachement de bersaglieri, surpris en marche, fut détruit. Ce petit succès donna confiance, et Borgès crut le moment venu d’entamer des opérations sérieuses. Le 16 novembre, il emportait le bourg de Vaglio, dans le voisinage de Potenza. Conformément à sa promesse ce bourg fut mis à sac, et de tels excès y furent commis que le lendemain l’évêque de Potenza, qui pourtant sympathisait de cœur avec la cause bourbonienne, publia un mandement pour déclarer à ses diocésains que la conscience ne permettait pas à un chrétien de s’associer à des crimes de ce genre. Le 18, Borgès, évitant Potenza bien gardée, conduisait les mêmes bandes devant Pietragalla, d’où il espérait, par la forêt de Banzi, donner la main à celles de la Pouille et de la Capitanate.

Pas un soldat ne se trouvait dans le canton. La garnison la plus voisine était celle de Potenza, trop insuffisante pour oser s’aventurer hors de la ville. Les habitans de Pietragalla n’avaient donc aucun espoir d’être efficacement secourus ; ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes et peut-être sur les gardes nationales voisines. Plus de deux nulle hommes les cernaient. Ils ne prirent pas moins la résolution de résister jusqu’à l’écrasement plutôt que d’accueillir les brigands. Les rues du bourg furent barricadées à la hâte, les maisons crénelées, et l’on répondit par des coups de fusil aux sommations du cabecilla venu d’Espagne. La lutte se prolongea plusieurs heures malgré la disproportion des deux partis. Somme toute, en dépit des efforts de Borges, l’attaque était molle ; on ne parvenait pas à empêcher les assaillans, aussitôt qu’une maison était prise, de se mettre à la piller au lieu de continuer à combattre. La défense, au contraire, était d’une rare énergie. Les gens de Pietragalla disputaient aux brigands maison après maison avec un tel acharnement qu’ils leur tuèrent ou blessèrent plus de cent hommes. Mais leurs munitions commençaient à s’épuiser ; ils avaient, de leur côté, bien des morts et des blessés. Déjà la moitié du bourg avait été conquise, pillée et livrée aux flammes. Ses défenseurs allaient succomber sous le nombre, quand tout à coup ils entendirent des sonneries de clairon dans la campagne. À ce bruit ils virent leurs assaillans hésiter, se troubler, puis bientôt se disperser dans toutes les directions comme une volée d’oiseaux pillards sans attendre l’intervention de la troupe qui s’annonçait par ces fanfares.

Cette troupe n’avait pourtant rien de formidable. La population d’Acerenza, du haut de sa montagne, avait pu suivre avec une poignante émotion les péripéties de l’attaque de Pietragalla. La garde nationale s’était rassemblée. Elle ne disposait que d’une centaine d’hommes pour tenter une expédition au secours de ses voisins. Une aussi petite poignée de combattans, en se risquant contre des bandes vingt fois plus nombreuses, n’avait guère d’autre chance que de se faire écraser inutilement. Mais c’étaient des gens de cœur, et coûte que coûte ils avaient résolu de faire leur devoir. Au moment du départ une idée lumineuse traversa l’esprit de leur capitaine. On n’avait que bien peu d’hommes à mettre en ligne ; mais par un heureux hasard il se trouvait à la mairie six vieux clairons. L’officier les fit prendre et chercha des hommes qui sussent en sonner tant bien que mal. Arrivé au fond de la vallée, après avoir descendu en se dissimulant dans les vignes, il divisa sa petite troupe en deux détachemens auxquels il fit prendre des chemins creux qui pussent cacher leur nombre véritable. Et il ordonna, pendant toute l’ascension de la montagne, de faire aller les trompettes à pleins poumons en faisant le plus de tapage possible. Cette ruse de Peau-Rouge était bien naïve ; pourtant elle réussit. Les brigands, au milieu de leur assaut, entendirent derrière eux, dans deux directions, des clairons qui semblaient annoncer l’arrivée de plusieurs compagnies d’infanterie. Ils furent pris de panique. Au lieu de s’exposer en continuant la lutte, ils ne pensèrent plus qu’à mettre en sûreté ce qu’ils avaient déjà pillé, et d’un commun élan ils s’enfuirent à toutes jambes avec leur butin vers les bois de Monticchio et de Lagopesole. Borgès essaya vainement de les ramener au combat ; désespéré, la mort dans l’âme, il fut entraîné dans le torrent de leur fuite, dont Crocco en personne avait donné le signal. C’est ainsi que la garde nationale d’Acerenza délivra ses voisins de Pretragalla sans avoir eu à brûler une amorce. Depuis le siège de Jéricho, de biblique mémoire, jamais sonneries de trompettes n’avaient produit à la guerre un effet aussi merveilleux.

Les jours suivans des troupes arrivèrent de Naples et se joignirent aux gardes nationales de la contrée. On cerna les bois où s’étaient réfugiées les bandes, réduites désormais à cinq ou six cents hommes, et on se prépara à les fouiller minutieusement. Cependant la discorde était complète entre ceux qui avaient conduit l’entreprise. Crocco et les autres chefs de bandes reprochaient à Borgès de les avoir menés à leur perte. Le vaillant Espagnol les traitait de voleurs et de couards ; il désespérait d’une cause qui ne trouvait que de pareils défenseurs. Pourtant, dans la situation sans issue où l’on se voyait, il parvint à les entraîner à une suprême tentative sur Pescopagano. Elle eut lieu le 28 novembre et fut encore plus désastreuse que celle de Pietragalla. Il n’y eut même pas à proprement parler de combat ; dès les premiers coups de fusil la déroute des brigands fut complète ; ils coururent au plus vite se cacher de nouveau dans les bois.

Le soir même une idée infernale surgit dans l’esprit de Donatello Crocco. Puisque tout espoir de succès était perdu, puisqu’il n’y avait plus moyen de piller les libéraux de la Basilicate, avant de chercher à regagner en se coulant sous bois ses repaires du Vulture, il y avait du moins un bon coup à faire en dévalisant les étrangers que le roi avait envoyés pour les commander. Borgès et ses compagnons étaient porteurs de sommes assez fortes en or dont on les avait munis en les faisant partir pour subvenir aux premières dépenses ! de l’expédition. Ils les avaient ménagées autant qu’ils avaient pu et les bandits dont ils avaient dû faire leurs soldats savaient qu’une bonne part en restait intacte. Brisés de fatigue, les quelques aventuriers carlistes dormaient. On se jeta sur eux pendant leur sommeil, on les dépouilla de leur argent, de leurs effets et de leurs armes, et on les chassa devant soi sans ressources dans un pays dont ils parlaient à peine la langue et où ils étaient partout traqués. Crocco espérait qu’en se mettant à leur poursuite les troupes le laisseraient plus facilement échapper.

Borgès n’eut plus dès lors qu’une seule pensée, gagner Rome et s’y présenter devant François II ; une fois là dire enfin toute la vérité à ce roi dont il n’avait pu servir efficacement la cause d’une autre manière, lui montrer à quel point on le trompait, et le détourner d’envoyer après lui d’autres braves gens chercher la mort dans une entreprise impossible. Avec trois compagnons fidèles, déguisés en paysans, il se mit en route vers les montagnes des Abruzzes par où il espérait gagner plus facilement la frontière pontificale. On marchait de nuit, autant que possible par les forêts ou la crête de l’Apennin, dormant en plein champ, évitant les lieux habités excepté quand la faim contraignait à se présenter à quelque masseria isolée pour s’y procurer du pain, dépistant les patrouilles qui parcouraient le pays. Ce que Borges déploya d’habileté de sauvage, de hardiesse, de ruse et de fertilité d’inventions dans cette longue et périlleuse fuite est quelque chose d’inouï. Il croyait enfin toucher au but, le lendemain il allait franchir la frontière et se trouvera l’abri des poursuites, quand il fut arrêté dans les environs de Carsoli. Prisonnier, il se nomma fièrement. On le conduisit à Tagliacozzo, où on le fusilla le 15 décembre. Sa contenance devant la mort fut intrépide et sans forfanterie ; il mourut comme il avait vécu, en soldat convaincu d’une idée.

On avait trouvé sur lui divers papiers importans, entre autres le mémoire, écrit dans les étapes de sa dernière odyssée, qu’il voulait remettre à François II en arrivant à Rome. Le gouvernement italien le fit aussitôt publier, et l’effet en fut très grand en Europe. Rien ne contribua plus à éclairer l’opinion sur le véritable caractère du brigandage napolitain. Je viens de le relire et je ne connais rien d’une éloquence plus navrante dans sa simplicité que ce cri suprême d’un honnête homme abusé, qui s’est dévoué à commander des Vendéens et n’a trouvé à la place que du gibier de galères, et qui, pour laver son honneur jusque-là sans tache, repousse toute solidarité avec les bandits auxquels on l’a momentanément associé. Il dit à son roi la vérité du ton grave et triste d’un homme qui n’est pas sûr de le détromper, qui s’attend au contraire à être méconnu, mais qui fait son devoir et décharge sa conscience.

L’exécution de Borges reste une tache sanglante pour le gouvernement italien. Celui-ci a eu beau invoquer la nécessité de faire un exemple, le vaillant capitaine d’aventure espagnol n’était pas un brigand ; il avait loyalement combattu en soldat et il devait être traité en prisonnier de guerre. C’était un de ces adversaires qu’on s’honore en respectant, et il y avait une suprême injustice à confondre ce champion de la légitimité mourante avec les malfaiteurs dont il fallait à tout prix réprimer les crimes. Sa mort ne servait de rien à l’Italie ; sa vie épargnée eût eu du prix pour elle. Au lieu de le tuer, il fallait le renvoyer à l’étranger pour y raconter ses déceptions et ses misères. Mais pour lui, le sort qu’on lui a fait était ce qui valait le mieux. Vivant après la déconvenue de son expédition, il n’eût été qu’un aventurier battu et sans prestige ; on lui a donné l’auréole de ceux qui meurent martyrs de leur foi.

Je me suis arrêté quelque temps sur ces souvenirs oubliés maintenant en dehors du pays, bien qu’ils aient, il y a vingt, ans, passionné toute l’Europe, et spécialement notre pays, où l’on prenait parti suivant ses opinions, avec une ardeur dont il me souvient encore, pour ou contre le brigandage napolitain. Mais en présence des lieux qui en furent témoins, toutes les réminiscences de ces événemens sont revenues à mon esprit avec une singulière vivacité. Elles m’ont pour ainsi dire absorbé pendant les quatre heures que j’ai mises à parcourir, en partie de nuit et sans plus pouvoir observer le paysage, la route de Pietragalla à Potenza.


IV

Cette ville est un chef-lieu de province, qui compte dix-neuf mille habitans. Elle est située à 1,200 mètres d’altitude, sur le sommet d’un mamelon haut et escarpé, que dominent à peu de distance de tous les côtés des montagnes plus élevées. Au sud, là où la ville surplombe la vallée supérieure du Basiento, dans le fond de laquelle est située la station du chemin de fer, la vue est pittoresque et frappante, mais d’un caractère triste et sauvage. Le fleuve, qui se jette dans la mer à Métaponte, est ici tout près de sa source ; car il sort du mont Arioso, quelques kilomètres seulement-au-dessus de Potenza. Ce mont Arioso, situé au sud de la ville, appartient au massif des Monti della Maddalena, le groupe culminant de l’Apennin lucanien ; il reste couronné de neiges jusqu’au milieu du mois de mai.

La ville n’a rien de monumental. On n’y rencontre pas un seul édifice qui frappe l’attention. Devant la préfecture, il y a une place d’une certaine étendue, mais la principale artère est une longue rue tortueuse où deux voitures auraient peine à passer de front. Les maisons qui la bordent, toutes blanchies à la chaux, sont peu élevées, avec leur façade garnie de balcons ventrus à l’espagnole en fer forgé dont quelques-uns sont de remarquables échantillons de l’art du serrurier au XVIIe siècle. Cette rue est le forum de Potenza. Toute la journée on la voit remplie de groupes qui stationnent, laissant aller leur vie à la flânerie ou bien causant de leurs affaires et discutant avec animation la politique du jour. A la curiosité qu’un étranger éveille en y passant, il est facile de voir qu’il n’en vient guère en ces lieux.

Pour un voyageur qui arriverait de Naples, il est évident que Potenza paraîtrait un trou de province, arriéré, vulgaire et mort. Pour celui qui vient de passer plusieurs jours à parcourir les petites localités de la Basilicate et ses campagnes désertes, l’impression est toute différente. Il lui semble retrouver la vie et la civilisation. A revoir l’éclairage au gaz, un grand théâtre, des cafés brillans de lumières, des magasins assez bien approvisionnés, et dont cinq ou six ont des devantures à la moderne, entre autres celui d’une modiste française, il croit rentrer dans une autre partie du monde que celle d’où il sort. Pour ma part, dussé-je passer pour dominé par des préoccupations bien matérielles, le plus vif souvenir que m’ait laissé cette ville a été celui de la satisfaction d’y rencontrer une véritable auberge avec de bons lits et des chambres propres, et surtout une trattoria tenue par un Milanais, où l’on vous sert la fine cuisine du nord de l’Italie. Je ne voudrais pas me donner l’air d’un gourmand en m’appesantissant sur « les choses de gueule, » comme disaient nos pères. Pourtant la question de nourriture, dans certaines conditions de voyage, finit par devenir une préoccupation qui s’impose, et elle tient sa place importante dans les mœurs d’un pays. Celui qui est délicat sur ce chapitre ne doit pas s’aventurer dans les provinces de l’extrémité méridionale de l’Italie, en Basilicate ou en Calabre ; il aurait trop à en souffrir. Jamais, pour ainsi dire, en dehors de quelques villes d’une certaine importance, on n’y trouve de viande de boucherie, et quand par hasard on en rencontre, elle est immangeable. En fait de nourriture animale, on est condamné au poulet à perpétuité. Et quels poulets ! D’affreux oiseaux à l’aspect misérable et souffreteux, juchés sur de grandes pattes jaunes, auxquels jamais on n’a donné une seule poignée de grains et qui cherchent leur vie comme ils peuvent parmi les ordures. Qu’on juge après cela de leur maigreur, sans compter la vermine qui les dévore à tel point que souvent leurs plumes se recroquevillent comme s’ils étaient atteints d’une maladie de la peau. En général, on ne les tue qu’au moment de les faire cuire, de telle façon que leur chair est aussi coriace qu’ils sont maigres. Quant aux manières de les accommoder, elles feraient dresser les cheveux sur la tête à un gastronome. Voici par exemple une des plus usitées dans la Basilicate. La bête une fois saignée, on la vide et on la dépèce ; puis on prend sa ventraille, on la hache avec des oignons et des tomates et on fait frire le tout dans la poêle, où on met ensuite à sauter les membres du poulet.

C’est pis encore quand on veut vous bien recevoir et vous offrir une chère raffinée. Il faut que les gens de ces pays aient le palais et l’estomac autrement faits que les nôtres. Ils se délectent à des combinaisons de goûts que des Allemands ne réprouveraient, peut-être pas, mais qui nous paraissent aussi barbares que répugnantes. Au point de vue de l’archéologie, cette cuisine est fort curieuse. C’est celle que cultivaient les anciens. Les recettes d’Apicius, si on les appliquait, donneraient exactement ce genre de produits, ces associations de saveurs qui pour nous hurlent de se trouver ensemble. Un certain soir, dans une maison où j’avais reçu la plus gracieuse hospitalité, où l’on s’empressait à me faire fête, je vois sur la table un magnifique gâteau dont la surface était couverte d’une glaçure de sucre sur laquelle, en l’honneur de l’hôte étranger, on avait dessiné, en nonpareille de couleurs variées, son chiffre entre un drapeau français et un drapeau italien. J’en prends un morceau, mais à peine y ai-je porté la dent je recule, et il me faut un effort héroïque de politesse pour en manger deux ou trois bouchées sans trop de grimaces. C’était un pâté de jambon, d’œufs durs, d’amandes, de cornichons au vinaigre et de fruits confits, le tout assaisonné au sucre et au fromage fort. Je pourrais énumérer ainsi, pour l’instruction des ménagères, un certain nombre de recettes de même caractère, à inscrire également dans le livre de la cuisine qu’il ne faut pas faire. J’y donnerais une place d’honneur au lièvre à la mousse de chocolat avec des petits dés de jambon et des amandes de pin pignon, à la soupe où l’on met dans le bouillon des biscuits sucrés, enfin à la sauce faite de vinaigre, de moutarde, de sucre, de menthe et de baume pour accompagner le poulet rôti. Quand on vient de passer plusieurs journées au régime exclusif de cette cuisine trop pleine de couleur locale, on éprouve un véritable soulagement à trouver celle de la trattoria de Potenza.

En circulant dans les rues de cette ville, on ne peut manquer de remarquer le nombre des mutilés, c’est le résultat du tremblement de terre du 16 décembre 1857, le plus récent et le plus effroyable que l’on ait vu depuis plusieurs siècles dans cette province où le fléau revient presque périodiquement. Dans la seule ville de Potenza, les chirurgiens durent à la suite du désastre opérer quatre mille amputations, plus qu’on n’en fait après une grande bataille. Ce tremblement de terre, qui donna trois secousses circulaires successives (la seconde fut la plus violente), répandit sur la majeure partie de la Basilicate des ravages égaux à ceux du tremblement de terre de 1783 en Calabre. il y périt sur le moment même trente-deux mille personnes écrasées sous les ruines sans compter celles que moissonnèrent ensuite les conséquences des blessures, la faim et le froid. Ce que fut le nombre de ces dernières, on en pourra juger par les chiffres officiels relatifs à l’arrondissement de Sala. Les victimes de la secousse y avaient été de treize mille deux cent trente ; celles des suites de la catastrophe pendant les trois mois après montèrent à vingt-sept mille cent cinquante. Une ligne droite tirée du Vulture au Stromboli détermine exactement celle de la plus terrible intensité du phénomène. C’est en effet sur son trajet que se trouvent, outre Potenza, Saponara et Sapri, qui souffrirent horriblement, les petites villes du Val di Tegiano, Auletta, Atena, Sala, Padula, qui furent toutes renversées de fond en comble, où pas une maison ne resta debout. A droite et à gauche de cette ligne, la secousse fut beaucoup moins sensible et alla en s’atténuant à mesure que l’on s’éloignait du trajet central. Elle fut cependant plus ressentie à l’ouest qu’à l’est, particulièrement dans la région du Vésuve. Avec celui de 1694, le tremblement de terre de 1857 est le plus violent dont la Basilicate ait gardé le souvenir depuis celui de 1273, sur lequel on trouve des renseignemens précieux dans les Regesta de Charles d’Anjou. Mais l’histoire de Potenza se compose en grande partie de catastrophes plus ou moins graves de même nature. On s’étonne vraiment que les hommes continuent à habiter une ville située dans ces conditions et si souvent ruinée. En revanche, on doit s’attendre par avance à n’y trouver aucun monument ancien. C’est ce qui est en effet, et comme édifices comptant plusieurs siècles d’existence, on ne saurait citer à Potenza que le municipe, qui est une construction de l’époque angevine fort défigurée, et la petite église de San-Michèle. Celle-ci n’est signalée ni par Schulz ni par aucun de ceux qui ont jusqu’ici parlé des monumens du midi de l’Italie. C’est un édifice du XIe siècle, d’une simplicité rustique. Sa nef principale est garnie de piliers carrés en maçonnerie, que surmontent des chapiteaux prismatiques. Malgré sa nudité et son peu de mérite d’art, cette église a une véritable importance pour l’histoire locale.

Potenza est la Potentia des anciens. On n’a aucune trace de son existence aux temps où la Lucanie était indépendante, et il y a d’assez grandes probabilités qu’elle ne datait que de la période romaine, où une ville se serait naturellement formée de l’intersection des deux voies importantes qui menaient, l’une de l’Apulie dans le Bruttium, l’autre de Salerne à Tarente, autrement dit de la Campanie dans ce qui s’appelait alors la Calabre, traversant mutes les deux la Lucanie d’outre en outre dans deux directions qui se coupent à angle droit. Potentia n’est d’ailleurs mentionnée qu’en passant dans les énumérations géographiques. Les textes littéraires ne nous apprennent rien à son sujet ; ce sont les inscriptions seules qui ont montré que sous l’empire c’était un municipe très important, la plus considérable et la plus florissante avec Gumentum (auprès de Saponara) parmi les villes de l’intérieur de la Lucanie. Mais la Potentia romaine n’occupait pas le site de la Potenza d’aujourd’hui. Elle était dans le fond de la vallée du Rasiento, au lieu appelé La Murata, tout auprès de la station du chemin de fer et de l’autre côté de la rivière. L’emplacement en a été depuis longtemps reconnu. On n’y voit au-dessus du sol que quelques informes lambeaux de maçonneries romaines ; mais toutes les fois qu’on y creuse la terre on met au jour des débris antiques. C’est de là que proviennent toutes les inscriptions latines qui se voient dans la Potenza moderne et y ont été portées à diverses époques.

Quand s’est opéré le déplacement de la population, le transport de la ville de la vallée sur la montagne ? On ne possède à cet égard aucun document positif ni même aucune tradition précise. Mais sauf Antonini, qui cette fois a raison par extraordinaire, tous les écrivains napolitains depuis la Renaissance veulent que le fait ne se soit produit qu’au XIIIe siècle. Seulement ils ne s’accordent pas sur la date. On sait par des témoignages contemporains qu’en 1250 Potenza lut dévastée par Frédéric II après une révolte, qu’en 1268 Charles d’Anjou rasa ses murailles pour la châtier d’avoir pris le parti de Conradin, enfin qu’en 1273 elle souffrit d’un tel tremblement de terre que les habitans furent quelque temps obligés de camper en plein champ. On a supposé que c’était à la suite de l’un ou de l’autre de ces événemens que l’ancienne ville avait été entièrement détruite et que l’on avait bâti une nouvelle sur un autre emplacement ; mais les écrivains qui ont préconisé cette théorie n’ont pu se mettre d’accord, entre les circonstances que je viens d’indiquer, sur celle qui avait amené le transfert de la cité. Il semble pourtant que, si telle chose s’était produite au milieu du XIIIe siècle, on le saurait formellement, on en trouverait la trace quelque part. Mais du moment que Potenza possède parmi ses églises un édifice du XIe siècle, la thèse doit changer. La ville était dès lors sur la montagne et avait quitté la vallée. Le déplacement de Potenza rentre dans l’ensemble des déplacemens de villes qui eurent lieu dans toute la région à l’époque des incursions barbares et plus encore aux IXe et Xe siècles, dans la période des incursions des Sarrasins, lesquels, débarquant à l’embouchure des rivières, en remontaient les vallées et y mettaient tout à feu et à sang. À ce moment la population des lieux situés dans les terrains bas, exposés aux coups des envahisseurs et de trop imparfaite défense, se réfugia sur les hauteurs de difficile accès, où elle trouvait plus de sécurité. On ferait une longue liste des localités où les choses se passèrent de cette manière, et Potenza doit être inscrite sur cette liste.

C’est donc dans la ville déjà située sur la hauteur, là où elle est aujourd’hui, que le pape Innocent II et l’empereur Lothaire firent en 1133 un séjour d’un mois dans leur expédition contre Roger, roi de Sicile, et qu’en 1149, le même Roger reçut Louis VII, roi de France, débarqué en Calabre au retour de sa désastreuse croisade. Ce passage de Louis le Jeune par les provinces napolitaines a laissé des souvenirs vivaces dans un certain nombre de localités, à Brindisi, par exemple, tant un roi de France était un grand personnage, de nature à frapper les imaginations. Mais la tradition populaire a commis ici une de ces confusions qui lui sont habituelles ; Louis VII est devenu Louis IX, bien autrement illustre. Les villes où ces souvenirs se sont conservées se targuent à tort d’avoir possédé dans leurs murs au retour de sa première croisade saint Louis, qui n’a jamais mis les pieds dans la contrée. J’ai parlé tout à l’heure des rudes châtimens que Potenza par ses insurrections s’attira au XIIIe siècle de la part de Frédéric II et de celle de Charles d’Anjou. En 1399, le roi Ladislas assiégea et prit cette ville. En 1502, le duc de Nemours et Gonsalve de Cordoue y eurent une conférence pour essayer de régler les points en litige dans la division du royaume de Naples entre Français et Espagnols. Car le traité de partage entre Louis XII et Ferdinand le Catholique avait oublié de définir à qui serait la Basilicate, sur laquelle chacun des copartageans voulait mettre la main. La conférence de Potenza entre les généraux des deux armées d’occupation ne conduisit à aucune entente, et quelques mois après, le litige pour la possession de la Basilicate devenait le point de départ de la guerre entre les deux souverains complices, qui s’étaient entendus pour dépouiller contre tout droit la maison d’Aragon de la couronne napolitaine.

Après avoir été d’abord une ville royale, Potenza devint un fief de la grande famille de Sanseverino. La ville fut ensuite donnée par la reine Jeanne II au condottiere Giacomuzzo Attendolo Sforza, dont elle avait fait son grand-connétable. Mais le fils de celui-ci, Francesco Sforza, celui qui finit par devenir duc de Milan, ayant à la mort de la reine pris parti contre Alphonse d’Aragon, le nouveau roi le dépouilla de son fief, dont il gratifia Inigo de Guevara. Ferdinand le Catholique érigea Potenza en comté pour Antonio de Guevara, grand-sénéchal du royaume de Naples. Un peu plus tard, Porzia de Guevara apportait en mariage le comté de Potenza à Philippe de Lannoy, petit-fils du vainqueur de Pavie. Comme on le voit, les grands noms historiques ne manquent pas dans la série des seigneurs de cette ville ; mais depuis le XVIe siècle elle n’a plus à enregistrer de saillant dans ses annales que les ravages de ses tremblemens de terre. C’est le centre d’une certaine culture littéraire ; on y rencontre des gens instruits. Pourtant il n’y a pas jusqu’à présent de musée, bien qu’on ait organisé là, comme dans tous les chefs-lieux de province, une commission des monumens et antiquités. Un premier noyau de collection épigraphique a été cependant rassemblé au séminaire. Parmi les inscriptions qui s’y conservent on remarque plusieurs dédicaces à la déesse Mephitis, celle qui présidait aux exhalaisons paludéennes. C’était une de ces divinités que l’on honorait pour IFS fléchir et se mettre à l’abri de leurs coups. Il résulte de là que la Potentia romaine, dans la vallée, n’était pas aussi salubre que la Potenza moderne, qui sur sa hauteur ne connaît pas la malaria.


FRANÇOIS LENORMANT.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 mars.
  2. La Grande-Grèce, t. I, p. 172-185.