À tire-d’aile (P. Banet-Rivet)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir À tire-d’aile.
A TIRE-D'AILE.




Certes, parmi nos lecteurs, il s’en trouvera quelques-uns pour s’étonner du titre de cette courte étude. « A tire-d’aile » est une formule uniquement applicable à un oiseau qui vole en agitant ses ailes sans relâche. Or les appareils volans actuels ont bien des ailes, mais jamais ces ailes ne sont agitées. Que si, tout de même, après réflexion, n’en trouvant pas de mieux approprié, nous avons maintenu notre en-tête, c’est qu’il nous a paru nécessaire de faire précéder ce travail, où sont exposées à grands traits les règles qui doivent présider à l’éducation d’un futur aviateur et à ses vols, d’un aperçu des principales étapes de la véritable épopée dont l’aboutissement a rendu l’homme souverain maître dans un empire où, jusqu’alors, les grands rapaces seuls avaient fait la loi.

Peut-être, aussi, quelques-uns nous adresseront-ils le reproche de trop multiplier, dans cette Revue, nos articles sur l’Aviation. Nous répondrons en rappelant cette réflexion si juste d’un maître éminent, M. P. Painlevé, que « le Français, on peut le dire, est un aviateur-né, car le hasard seul ne saurait expliquer qu’avant d’être le berceau de l’Aviation, la France ait créé successivement la montgolfière, le sphérique et le dirigeable, » et que par conséquent tout ce qui concerne cette science si nouvelle ne peut qu’éveiller et exciter sa compréhensible, légitime et louable curiosité.

I

Nombre de ceux qui ont assisté, en 1908, aux vols du Mans ont, encore aujourd’hui, une certaine propension à faire dater de cette époque les premiers triomphes du plus lourd que l’air. Rien de plus erroné : les Wright, à Dayton, en 1904-et 1905, avaient tenu l’air pendant 4, puis 38 minutes ; H. Farman, le 6 juillet 1908, s’était propulsé dans l’espace pendant 19 minutes, gagnant ainsi le prix J. Armengaud, et, un peu auparavant, L. Delagrange, à Rome et à Milan, avait réussi des envolées de 15 et 16 minutes. La vérité est que, dans l’automne de l’année 1908, les aviateurs durent baisser pavillon devant l’incomparable supériorité, comme pilotes, des frères Wright et qu’à la fin de cette même année Wilbur Wright détenait, seul, les trois grands records, d’abord de la distance et de la durée (99 kilomètres en 1 h. 34), puis de la hauteur (vol à plus de 100 mètres), et que ces records, au moins pendant les premiers mois de l’année qui suivit, on désespérait, par momens, de les lui ravir.

L’apparition et l’emploi de moteurs donnant le cheval à 3 ou 4 kilogrammes, alors que celui des Wright ne le fournissait qu’à 6 kilogrammes, devait changer et changea rapidement la situation : le 25 juillet 1909, L. Blériot traversait la Manche, ce que, six mois auparavant, les Wright n’auraient pas osé faire et, le 31 décembre, à Mourmelon, H. Farman s’adjugeait le record mondial de la distance et de la durée en couvrant 234 kilomètres environ en 4 h. 17 minutes. Quant au record de la hauteur, il était largement battu, le 18 octobre, par le comte de Lambert qui, huit ans jour pour jour après le raid fameux de Santos-Dumont, monté sur un biplan Wright et partant de Juvisy, arrivait droit sur la tour Eiffel, la dominait d’à peu près 100 mètres, puis, retournant à son point de départ, trouvait le moyen d’atterrir sans le moindre accroc, sans la moindre avarie. Un mois après, d’ailleurs, Latham, sur son monoplan Antoinette, prenant sa revanche de ses insuccès du mois de juillet, battait, à son tour, le record de Lambert en s’élevant à 410 mètres au-dessus du sol (19 novembre 1909), record mondial qu’il devait détenir jusqu’à la fin de l’année.

Enfin, alors que W. Wright, au camp d’Auvours, ne coupait l’allumage, pour descendre en vol plané, qu’à 20 ou 25 mètres de hauteur au plus, son frère Orville, à Potsdam, le 30 octobre, battant tous les records de ce genre, donnait à ses admirateurs le spectacle impressionnant d’un aviateur arrêtant son moteur à 300 mètres d’altitude et atterrissant doucement ensuite comme un oiseau.

En somme, l’année 1909 se montrait digne de son aînée et si, dans l’histoire, malgré le raid inoubliable de L. Blériot, elle semblera toujours un peu pâle à côté de sa cadette, c’est que cette dernière, au quadruple point de vue sportif, militaire, industriel et scientifique, a dépassé tellement les prévisions les plus optimistes, que nos descendans, quoi qu’il advienne, la regarderont sans doute toujours comme l’année par excellence de l’Aviation triomphante.

En France, un formidable mouvement d’opinion, dû à des causes diverses, auquel l’armée adhérait avec ardeur et que M. d’Estournelles de Constant a su diriger et canaliser, a déterminé la création, grâce à des dons généreux, d’une chaire d’aviation à la Sorbonne, de laboratoires de recherches et, enfin, de la toute jeune et déjà célèbre Ecole supérieure d’Aéronautique. Des écoles de pilotes se sont ouvertes un peu partout, les concours se sont multipliés, des fabriques d’aéroplanes ont surgi de toutes parts et nombre de nations étrangères n’ont pas tardé à nous imiter, impatientes de nous égaler et de nous surpasser. Ce que cette création spontanée d’une science, d’un art et d’une industrie nouveaux devait amener, nous allons le voir.

La vitesse propre d’un aéroplane constitue, on le sait, sa caractéristique la plus importante : pas de vitesse, pas de vol ; faible vitesse, équilibre difficile ; grande vitesse, équilibre facile, vol aisé, l’appareil devenant mieux maniable ; un aérobus, c’est-à-dire un aéroplane faisant 150, 200 mètres à la seconde, serait, à un certain point de vue, l’idéal, car tout organe de stabilisation lui serait inutile. Or, tandis qu’en 1908, les vitesses acquises s’étaient maintenues à 16 mètres environ, que, l’année suivante, Curtiss sur son biplan, Blériot et Latham sur leurs monoplans, n’avaient guère dépassé 21 à 22 mètres, c’est à 30 mètres par seconde qu’en 1910, Morane, Leblanc, Graham White, etc., ont fendu l’air sur leurs monoplans. Le 29 octobre de cette année, le jour où se disputait à New-York la coupe Gordon-Bennett, Leblanc qui, par instans, faisait jusqu’à 31 mètres à la seconde, eût certainement battu Graham White si un accident stupide n’eût arrêté sa course.

On devine aisément que c’est à l’apparition de moteurs extralégers, tels que le Gnome, fournissant le cheval à 1 kilogramme et demi, à l’emploi de propulseurs de tout premier ordre, tels que l’hélice Chauvière, que sont dus ces chiffres inespérés. Des vitesses propres de 25 à 26 mètres sont regardées, aujourd’hui, comme des vitesses courantes. On est même en droit, désormais, de les exiger de n’importe quel aéroplane, monoplan ou biplan, puisque des biplans répondant à ces conditions, le L. Bréguet, par exemple, existent déjà.

Mais la vitesse n’est pas tout : l’endurance, la robustesse d’un moteur, d’une hélice, sont des caractéristiques presque aussi importantes que leur légèreté. À ce point de vue, moteurs et propulseurs, pendant toute la durée de l’année 1910, n’ont, pour ainsi dire, rien laissé à désirer.

A Etampes, le 30 décembre, M. Tabuteau, sur un biplan M. Farman, couvre, d’une seule traite, 584 kilomètres en 7 h. 42 ; E. Dubonnet, sur un monoplan Tellier, traverse Paris, le 23 avril, dans sa plus grande largeur ; l’infortuné Rolls, le 2 juin, parti de Douvres sur un Wright, traverse le détroit, vient voler au-dessus de Sangatte et, sans arrêt, reprend contact avec la terre natale, à Douvres même. Les grands voyages de ville à ville, réclamés avec tant d’âpreté par certains contempteurs du nouveau mode de locomotion aérienne, se multiplient : le 27 et le 28 avril, L. Paulhan, sur un biplan H. Farman, va de Londres à Manchester (298 kilomètres) avec un seul arrêt, à Lichfield ; du 1er au 3 septembre, sur un biplan Voisin, Biélovuccie fait le voyage de Paris à Bordeaux (540 kilomètres), avec arrêts à Orléans et à Angoulême. Puis, alors qu’au Mans W. Wright embarquait, souvent avec peine, un voyageur au plus, qu’en embarquer deux était, l’année suivante, regardé comme un véritable succès, L. Bréguet, à Douai, le 22 août 1910, en prend cinq à son bord. Le circuit de l’Est, enfin, ce circuit de 800 kilomètres (Paris-Nancy-Mézières-Lille-Paris), couru du 8 au 17 août, à des dates fixées à l’avance, prouve au monde entier l’endurance de nos aviateurs civils, la solidité de leurs appareils (des monoplans Blériot), tandis qu’en même temps (7 août-17 août) le raid de 825 kilomètres (Mourmelon-Nancy-Moncel-Mézières-Bazeilles-Amiens-Paris) du lieutenant Camerman, sur un biplan H. Farman, démontre non seulement que nos aviateurs militaires valent les civils, mais encore que l’aéroplane est un engin de guerre destiné, tôt ou tard, à supplanter le dirigeable. Arrêtons cette nomenclature, car l’année 1910 possède à son actif des actions d’éclat encore plus éblouissantes que celles que nous venons de rappeler.

Un certain nombre de techniciens avaient estimé jusqu’alors impossible, sauf dans un avenir lointain, très lointain, d’arriver et de voler, avec les appareils actuels, aux environs de 1 500 à 2000 mètres d’altitude. C’était interdire à nos aéroplanes de franchir les cimes élevées, laisser, sur ce point, aux dirigeables une incontestable supériorité. L’expérience devait montrer l’inanité de ces prévisions pessimistes.

Le vol à 1 380 mètres de L. Paulhan, sur son biplan, à Los Angeles (13 janvier 1910), leur avait déjà porté un premier coup. Drexel, sur un monoplan Blériot, en s’élevant à 2 270 mètres le 11 avril suivant, devait les anéantir. Le 3 septembre, Morane, encore sur un Blériot, atteignait 2 547 mètres ; le 1er octobre, Vinjmalen, sur un biplan Farman, le dépassait, atteignait 2 780 mètres, hauteur d’où il était forcé de descendre moteur arrêté, le froid ayant figé son huile et congelé le carburateur. D’autres montaient encore plus haut : le 9 décembre, à Pau, Legagneux, toujours avec un Blériot, arrivait à 3 200 mètres et, enfin, dans cette course vertigineuse in mirandam altitudinem, le malheureux Hoxsey devenait, le 26 décembre, le champion mondial de la hauteur en dépassant, sur son Wright, à Los Angeles, 3 470 mètres d’altitude.

Dès le 23 septembre, d’ailleurs, un raid, le plus éblouissant de l’année, mais tristement terminé, celui de Geo Chavez franchissant les Alpes par-dessus le Simplon, avait démontré l’utilité réelle, incontestable, de tous ces vols en hauteur.

G. Chavez s’était déjà signalé à l’attention publique en battant de 40 mètres, cinq jours après, le record d’altitude détenu momentanément par Morane. Quoique nouveau dans la pratique du vol (ses débuts remontant à quelques mois à peine), le jeune Américain était donc tout indiqué pour cette » course à l’abîme, » provoquée par les organisateurs du circuit de Milan. Fallait-il, dans l’état actuel de nos oiseaux mécaniques, la courir ? Elle a été qualifiée de « défi insensé porté aux Alpes » par Franz Reichel et Emile Gautier, deux hommes dont on ne peut pas dire qu’ils ont froid aux yeux, par Spelterini, un autre vainqueur des Alpes, le plus audacieux, le plus téméraire de tous les aéronautes, après, cependant, notre compatriote L. Gapazza. Tout de même, quand Spelterini, pour soutenir sa thèse, objecte qu’il manque encore à nos aviateurs, pour triompher du vent et de ses embûches, « les nerfs, l’œil et le sang-froid des oiseaux, » il est permis de lui faire observer que les grimpeurs d’Alpes n’ont ni les nerfs, ni l’œil ni le sang-froid des chamois, et qu’ils grimpent. Puis, Spelterini lui-même et ses compagnons de route, E. Gautier et Fr. Reichel entre autres, ne les ont-ils pas, parfois, follement bravées, ces Alpes, en atterrissant, avec leur sphérique, au beau milieu d’un glacier ou à l’extrême pointe d’une crête aiguë ? Le commandant Renard, dont on ne saurait nier la compétence et la pondération, accorde que l’expérience tentée était peut-être imprudente, mais, en tout cas, « utile. » Il est tout naturel, a-t-il écrit, que l’homme, qui a tant de peine à gagner les régions élevées du globe au-dessus desquelles les aigles et les vautours évoluent avec tant d’aisance, cherche à s’affranchir, dans ce cas, du joug de la pesanteur ; il est certain que c’est dans les pays de montagnes que le privilège des oiseaux lui a toujours semblé le plus enviable. Il était donc tout indiqué, ajoute-t-il, du moment que Morane et Chavez lui-même avaient démontré la possibilité, pour les aéroplanes, de s’élever à des hauteurs suffisantes, de penser à faire de l’aviation dans les Alpes pour les franchir. Nous sommes pleinement de son avis.

La veille de cette inoubliable traversée, le 22 septembre, on désespérait de la réussite ; ceux qui, lit-on dans le Figaro, connaissent le chaos monstrueux des Alpes et leurs effroyables abîmes entre Brieg et Domo d’Ossola, ne pouvaient croire que l’homme ait déjà des ailes assez puissantes pour dominer leurs cimes, assez sûres pour planer au-dessus de leurs précipices, ni un cœur assez vaillant pour ne pas reculer devant tant de périls accumulés ; puis, le mauvais temps s’en mêlait. Mais, le lendemain, contrairement à toutes prévisions, le temps s’était levé magnifique, les nuages étaient très haut, le Simplon apparaissait complètement dégagé.

De Domo d’Ossola les nouvelles étaient excellentes aussi. On signalait pourtant, du Simplon-Kulm, un vent assez violent dans les gorges et jusqu’à Furken, le passage le plus difficile de la traversée. Néanmoins, l’occasion paraissait si favorable que Chavez, en excellent pilote qu’il était, décidait d’aller en automobile se rendre compte par lui-même de l’état de l’atmosphère. A midi, il était de retour, résolu à tenter le voyage aussitôt que possible.

Il devait être, dans le départ, devancé par Weymann, son concurrent, qui, à 1 h. 10, faisait un premier et inutile essai. Mais, à 1 h. 29, Chavez, coiffé de son casque de motocycliste, s’enlevait à bord de son monoplan, un monoplan Blériot, et, après avoir décrit quelques spires au-dessus du champ d’aviation montant avec une rapidité inouïe, piquait sur le Simplon-Kulm. Les curieux qui l’attendaient à ce point virent apparaître le monoplan au-dessus des profondeurs effroyables des gorges du Salquina. Il se rapprocha rapidement, longeant toujours la montagne et passa à droite et au-dessus du Simplon-Kulm, le dominant d’assez haut. Il était 1 h. 48 : dans une escalade endiablée, Chavez était donc, en 19 minutes, monté de 879 mètres, altitude de Brieg, à une hauteur très supérieure à 2010 mètres, altitude du Kulm. Les conditions météorologiques, en cet endroit, étaient d’ailleurs excellentes : léger vent du Nord, soufflant à 3 ou 4 mètres par seconde, température, à l’ombre, de 6 degrés. L’hospice franchi, Chavez parut hésiter sur le chemin qu’il prendrait pour gagner la plaine de Domo d’Ossola, qui n’est qu’à 280 mètres d’altitude : il avait le choix entre le col de Monscera et le défilé de Gondo. Il se décida pour le second itinéraire, terrifiant de gorges étroites et de précipices insondables. Peut-être, à ce moment, eût-il mieux fait de garder son altitude jusqu’à la petite ville italienne et de descendre alors en spirales les 2 000 mètres nécessaires, s’il jugeait l’atterrissage inévitable. Il faut savoir reconnaître que le hasard, d’ailleurs, favorisa sa route : l’air était à peu près calme dans ces gorges de Gondo, dont il suivit toutes les sinuosités. Vers 2 h. 10, les personnes qui l’attendaient à Domo d’Ossola virent l’aéroplane très haut, à 1 500 mètres environ, venant de la direction de Gondo. Chavez connaissait parfaitement les lieux Il fit sa descente en vol plané, avec une vitesse de 100 kilomètres à l’heure à peu près, ayant le vent arrière. Il se dirigeait nettement vers le terrain préparé pour le recevoir et, deux fois, d’après le Figaro, avait ralenti sa vitesse par de petits bonds, preuve évidente qu’il n’avait rien perdu de son sang-froid et de sa lucidité. Dans le voisinage du sol, les spectateurs entendirent distinctement son moteur, dont il venait de remettre les pleins gaz (preuve évidente que ce moteur, lui aussi, n’était pas à bout de souffle). A quelques mètres environ au-dessus du sol, il cabrait son appareil pour assurer sa descente, lorsque, tout d’un coup, on vit les ailes céder, se replier le long du fuselage et, dans un bruit affreux, le monoplan tomber sur le sol : il était 2 h. 44. L’aviateur, pris sous le moteur, grièvement blessé aux jambes, succombait quelques jours après.

Ce qui s’est passé à ce moment tragique, il est facile de le concevoir : en cabrant son appareil, G. Chavez a freiné trop brusquement, et les ailes, que les vols d’essais des journées précédentes avaient dû fatiguer, ont cédé à la pression de l’air. L’aviateur, au moment d’aborder, a donc, il semble, manqué de doigté ; mais l’accident, en lui-même, est banal, il eût pu se produire aussi bien à Issy-les-Moulineaux qu’à Domo d’Ossola : la montagne n’y est pour rien.

Passons.

L’Alpe, défiée si l’on veut, mais, en tout cas, vaincue, tel est l’événement, la prouesse qui restera toujours le titre de gloire de l’année qui vient de finir, et, satisfaits d’avoir pu le mettre en lumière, à sa vraie place, nous arrêterions ici ce sommaire exposé des grandes étapes de l’Aviation, si le souci de la vérité ne nous faisait un devoir de rappeler à tous ce que la nouvelle science doit à l’accueil enthousiaste qu’elle a trouvé chez toutes les femmes, les femmes de France, particulièrement. Comment oublier que c’est une Française, Mme de Laroche, qui a été la première des aviatrices ? que c’est une autre Française, Mme Lazare Weiller, qui, la première, au camp d’Auvours, a osé confier sa vie au frêle esquif de Wilbur Wright ?

Mais arrivons à la pratique du vol, le sujet principal de cette courte étude.


II

Un chat, maintenu le ventre en l’air au-dessus du sol, ne retombe sur ses pattes que si on le lâche d’une hauteur de deux mètres environ ; lâché à quelques décimètres, il retombe sur le dos, le temps lui manquant pour se retourner, pour réagir, au sens physiologique du mot. Si on laisse tomber de 15 à 20 centimètres un morceau de sucre destiné à un chien, le morceau tombera à terre, l’animal n’ayant pas le temps de réagir pour l’attraper au vol. Ces temps de réaction, chez les animaux supérieurs, chez l’homme, peuvent être raccourcis par une éducation prolongée, sans cependant pouvoir jamais être moindres qu’un dixième de seconde. Or, si le vol en aéroplane ne saurait être comparé à l’acte de la marche, par exemple, qui, après un apprentissage assez court, finit par devenir automatique ; si, très souvent, ce vol exige de ceux qui s’y livrent beaucoup de discernement et de décision, on ne saurait nier que la rapidité dans l’exécution ne doive être considérée comme une qualité physique des plus précieuses. Les personnes à réactions rapides sont donc les plus indiquées pour se livrer à l’Aviation, surtout si elles sont appelées à monter des appareils à période maniable très courte, susceptibles, par conséquent, de prendre rapidement, en deux ou trois dixièmes de seconde, des inclinaisons dangereuses sous les coups du vent. Sauf quelques rares exceptions, ceux-là seuls qui, de bonne heure, ont appris à dominer et à perfectionner leur système nervo-musculaire, des hommes de sport, des marins, sont donc aptes à se risquer dans les airs. La jeunesse, en pareil cas, est aussi une qualité précieuse : les quadragénaires se montreront prudens en faisant du plus lourd que l’air à terre et les sexagénaires dans leur cabinet de travail. Il ne faudrait, cependant, rien exagérer : il saute aux yeux, en effet, que les aptitudes physiques les plus remarquables ne serviront que médiocrement un futur aviateur s’il n’y joint les vertus morales qu’exige, au plus haut degré, l’art difficile, épuisant et périlleux auquel il entend se vouer.

Mais notre futur aviateur supposé, au préalable, doué de toutes les qualités et vertus nécessaires, reste à décider quel est le type d’appareil auquel il doit faire appel pour son apprentissage et ses premiers vols.

Sur ce point, il n’y a guère d’hésitation possible. D’abord, quoique les règles que nous allons donner plus loin puissent, à la rigueur, permettre au candidat aviateur de faire lui-même son apprentissage, comme les leçons d’un maître n’en sont pas moins d’une utilité incontestable au point de vue sécurité, temps et argent, l’appareil doit être à deux places. Par suite, les commandes devront en être établies de façon que le professeur et l’élève puissent, à tour de rôle, être pilote et passager. Puis l’appareil doit être à empennages, un appareil qui en est dépourvu, comme l’ancien Wright, manquant de stabilité, qualité indispensable, on l’avouera, surtout pour un débutant. Enfin comme un biplan est plus robuste qu’un monoplan, qu’il est, moins que celui-ci, sensible aux attaques du vent, qu’il présente, par conséquent, de plus sérieuses garanties au point de vue sécurité, c’est un biplan du type classique (G. Voisin, H. Farman, Sommer, Calderara-Goupy, etc.), et un grand biplan, qui doit être choisi.

« Se hâter lentement, » telle est la règle inflexible à laquelle tout débutant doit aveuglément se soumettre. Les maîtres dans l’art du vol, Wilbur et Orville Wright, de Lambert, Blériot, Leblanc, Paulhan, Latham, Tabuteau, etc., sont, sur ce point, en parfait accord. Certes, le comte de Lambert nous dit que c’est à peine si le total des heures de vol durant lesquelles W. Wright le fit profiter de son enseignement atteignit trois heures au plus. Mais il a soin de nous faire savoir que, livré à ses forces, il poursuivit son entraînement avec méthode, sans hâte inutile, s’efforçant, à chaque nouvelle envolée, de corriger les fautes qu’il avait pu faire antérieurement, car « il faut le reconnaître, a-t-il écrit, la machine commet bien peu de fautes, mais le pilote… ! »

Leblanc, le vainqueur du circuit de l’Est, est très sévère sur les conditions préalables que doit remplir le futur aviateur, sur la façon dont il doit entendre son métier.

Il va de soi, dit-il, dans le Matin, que la première des connaissances indispensables est celle de l’air : l’école du ballon libre s’impose. A tous ceux qui rêvent de monter en aéroplane, il donne ce conseil : « Ne vous hâtez pas ; vous perdriez du temps. Faites d’abord vos classes en ballon. » Et, en effet, une des plus graves difficultés auxquelles se heurte l’aviateur en plein vol, c’est l’orientation. Or, le voyage en ballon libre, c’est la leçon de géographie sur un plan en relief, non plus le plan de carton gaufré du collège, mais la terre elle-même, avec ses fleuves, ses forêts, ses vallées, ses villes. La lecture de cette sorte de carte vivante est, pour un aviateur, quelque chose comme l’anatomie pour un médecin. D’un autre côté, si le marin a certes besoin de connaître le vent, les courans, combien plus que lui l’aviateur qui, avec sa machine, n’est guère qu’un fétu que le moindre vent peut balayer ! Or l’homme qui monte le ballon libre n’a pas d’autre moteur que le vent : il est donc obligé de l’étudier dans ses causes et dans ses effets. Sans doute le vent demeurera toujours une boîte à surprises. Mais dans le ballon libre, on a tout le loisir de regarder ce qu’il y a au fond de cette boîte, tandis qu’eu aéroplane, le temps manque absolument pour discuter avec le vent et avec soi-même. Il faut avoir pris d’avance l’habitude de se résoudre. Il faut s’être débarrassé une fois pour toutes de la crainte. Si, par exemple, on est roulé dans un remous, il faut savoir que ce n’est qu’un remous et qu’on en sortira sûrement si l’appareil est robuste et la vitesse suffisante. Il faut avoir appris, et s’en souvenir à propos, que selon l’altitude le vent varie de vitesse et de direction et que, par conséquent, on doit le « tâter » avant de se dépiter ou de décider qu’on a contre soi la mauvaise chance. Puis, après l’étude de l’air, vient la connaissance totale de l’instrument dont on se sert. Il ne s’agit pas, dit toujours Leblanc, d’être le jockey heureux d’un cheval qu’on vous a mis tout sellé entre les genoux. Il est nécessaire de se faire l’éleveur et l’entraîneur de sa monture. Il faut savoir démonter, réparer, régler aussi bien la partie planeur que la partie moteur ; il faut savoir faire tout par soi-même. L’aviateur doit arriver à ce qu’à l’œil et à l’oreille, il puisse se rendre compte par lui-même de la condition générale de sa monture et, on pourrait presque dire, de la disposition particulière où elle se trouve le jour où on veut lui demander un effort suprême. Enfin, ajoute encore Leblanc, le cavalier qui connaît bien sa bête lui parle en route, la rassure, devine à un mouvement d’oreilles l’écart qui s’annonce et, par une pression de jambe, le prévient. De même, l’aviateur qui fait corps avec son outil est averti par un bruit, par un frémissement, de la faute qui se prépare. Il l’a déjà corrigée ou rectifiée quand elle se produit. Rien, en définitive, ne remplacera jamais cette persévérante étude de l’instrument, de son organisme, de ses fonctions, étude qu’il faut avoir le courage de recommencer chaque fois qu’on change de monture.

Ces conseils d’un maître peuvent paraître d’une sagesse un peu déprimante. Mais, à l’heure actuelle, surtout, on ne saurait trop les écouter, car, on nous l’accordera, si l’on veut voir se clore la liste des victimes de l’Aviation, le mieux n’est-il pas, d’abord, de chercher à clore celle de ses héros ? Mais transportons-nous sur l’aérodrome.

L’appareil mis au point par le constructeur, le futur aviateur, avant de songer à tout essai de vol, doit, juché sur la machine, commencer par rouler sur la terre ferme un certain nombre de fois, en s’efforçant d’aller constamment en ligne droite. Ces courses, dont les premières devront se faire dans une atmosphère parfaitement calme, auront pour effet de l’habituer à sa position sur un appareil jusqu’alors étranger, au bruit du moteur, lui permettront de se rendre maître de la manœuvre des différentes commandes relatives à ce dernier et à ses annexes, en même temps qu’elles lui rendront familière la manœuvre, très importante, de l’équilibreur (gouvernail horizontal, gouvernail de profondeur). On comprend facilement, en effet, que dès que l’aéroplane a acquis une certaine vitesse, l’arrière tend à se relever et que, pour ramener l’appareil dans sa position première, il faut agir et savoir agir sur l’équilibreur.

Ce résultat acquis, les courses précédentes pourront, sans danger, avoir lieu par du vent, pourvu que ce vent soit léger et que l’on prenne soin de partir vent debout, quitte à s’arrêter immédiatement, de crainte d’avarie ou d’accident, si le vent vient à tourner. D’ailleurs, dans tous ces exercices préliminaires, l’élève trouvera un secours précieux dans l’emploi d’un dispositif aussi simple que peu coûteux, dispositif dont il est prudent de ne jamais se séparer, même lors des grands vols : un simple ruban fixé sur l’appareil à l’abri des remous d’air dus à l’hélice et à la voilure. Le débutant doit toujours avoir sous les yeux cette faveur qui, avec le vent debout, se déploie parallèlement à l’axe longitudinal de sa machine, mais qu’il voit dévier à gauche, si le vent qui frappe l’aéroplane vient à tourner à droite, dévier à droite, si le vent vient à tourner à gauche. Il devra se rappeler que le ruban ne donne jamais, bien entendu, que la direction du vent relatif qui frappe l’appareil, vent qui, en direction et en vitesse, est la résultante du vent réel et de celui qu’engendre la marche de l’aéroplane.

La même méthode d’entraînement, méthode que la présence d’un maître ne peut que rendre plus rapidement efficace, devra être suivie pour les premières envolées, qu’on aura soin de faire brèves, mais fréquentes. On les effectuera en ligne droite, d’abord par un air calme, puis par vent debout. Si, par suite d’un mouvement de conversion du vent, mouvement toujours à prévoir et que le ruban indique toujours un peu à l’avance, l’appareil venait à s’incliner, « à prendre de la bande, » on devra, en agissant immédiatement sur le gouvernail de direction (gouvernail vertical), ramener l’aéroplane dans le fil du vent. Cependant, comme cette façon de manœuvrer pour rétablir l’équilibre présente le défaut de « sacrifier la route, » le futur aviateur, dès qu’il se sentira parfaitement maître de la manœuvre du gouvernail de direction, devra chercher à rétablir l’équilibre (cette autre façon de procéder est la meilleure en cas de remous brusques) par le seul moyen des ailerons ou du gauchissement des surfaces, exercice auquel il devra se livrer sans relâche jusqu’à ce qu’il lui soit complètement familier.

Le moment sera alors venu d’effectuer, par temps calme d’abord, par du vent ensuite, quelques petits vols en ligne droite d’un bout à l’autre du champ de manœuvres, vols après lesquels il sera permis de s’attaquer à quelques virages, très larges pour commencer, naturellement.

Dans le premier cas, c’est-à-dire l’aéroplane volant en ligne droite, le débutant ne tardera pas à s’apercevoir que si l’appareil, par suite d’un mouvement de conversion du vent, vient à s’incliner latéralement, le ruban, après un certain laps de temps, se dirige vers l’aile la plus haute, en raison de ce fait que tout aéroplane qui s’incline tend forcément à glisser du côté où il penche. L’horizontalité se rétablira en faisant appel soit aux organes d’équilibre transversal (ailerons, gauchissement), soit au gouvernail de direction, à l’aide duquel on pourra amorcer un mouvement de virage du côté où l’appareil glisse, mouvement dont la force centrifuge s’opposera au glissement. Mais il va de soi que rien n’empêche de faire appel, à la fois, et aux organes d’équilibre transversal et au gouvernail de direction.

Dans le second cas, c’est-à-dire lors d’un virage complet, le ruban, à l’origine, se dirige vers l’intérieur de la courbe décrite, et l’appareil s’incline du même côté. Mais si cette inclinaison est nécessaire à l’équilibre de l’appareil, toutefois, avec les aéroplanes actuels, il y a toujours lieu de craindre que, devenant trop forte, elle n’aboutisse à « faire tomber l’aviateur dans le cône, » c’est-à-dire à le faire glisser à l’intérieur de la courbe de virage, glissement qu’il lui est facile, d’ailleurs, de constater de visu dès son origine, avant que le ruban ait eu le temps de se porter vers l’aile la plus haute, Il faut alors, pour parer à tout danger, et c’est en pareil cas que le temps de réaction d’un pilote n’est jamais trop court : 1° accentuer le virage en diminuant son rayon et, à cet effet, avoir recours au gouvernail de direction ; 2° en même temps, redresser l’appareil en s’adressant aux organes d’équilibre transversal. Comme la chute dans le cône est toujours très dangereuse, le débutant ne saurait trop veiller à l’éviter. Mieux vaut pour lui, lors des premiers virages, manœuvrer de façon à « dévirer » légèrement, c’est-à-dire de façon que l’aéroplane ait une tendance accentuée à glisser en dehors de la courbe décrite. Peu à peu cependant, en modérant de plus en plus le dévirage, il arrivera à effectuer des virages corrects, ce dont il s’apercevra à ce que le ruban fera, pendant toute la durée du virage, un angle constant avec l’axe de l’appareil. Quand les virages seront non seulement corrects, mais parfaits, le ruban demeurera parallèle à l’axe. Ce sera le moment, pour l’aviateur, de s’essayer à virer, désormais, au plus court.

Ici finit l’apprentissage, qui doit être mené, comme nous l’avons déjà dit, lentement, patiemment, méthodiquement, qui, pour chaque nouvel appareil, doit être recommencé, que l’on doit même recommencer, au moins en partie, pour toute modification un peu sérieuse apportée à un appareil que l’on a déjà dans la main. Maintenant, le futur Icare peut se lancer dans l’espace, faire de véritables vols, et, tout d’abord, car il faut toujours être prudent, essayer de faire plusieurs fois le tour du champ d’entraînement.

Quoiqu’il soit presque aussi dangereux de tomber de 40 mètres que de 1 000, encore vaut-il mieux tomber de 4 ou 5 mètres que de 40. Par conséquent, à l’origine, ces vols devront avoir lieu, en temps calme d’abord, à très faible hauteur, quitte à s’élever à 8 ou 10 mètres au moment de virer, tout virage provoquant un mouvement de descente qu’on peut, il est vrai, enrayer avec l’équilibreur. On devra, dans ces vols, éviter de se faire prendre dans le sillage d’un appareil voisin et en profiter : 1° pour apprendre à maintenir son altitude aussi constante que possible ; 2° pour arriver à se rendre compte, à tout moment, de sa position par rapport aux différens points du champ d’entraînement ; acquérir, en un mot, la faculté de s’orienter ou, comme on dit encore, la faculté de se repérer. Tant que ces deux résultats, la constance de l’altitude et la faculté de se repérer, ne sont pas obtenus d’une façon parfaite, il est inutile de s’essayer à voler plus haut, surtout si le vent se fait sentir.

L’action d’une large et profonde masse d’air, animée tout entière du même mouvement de translation, produit, en effet, le plus souvent, une dérive latérale qui, si l’on veut aller en ligne droite d’un point à un autre, force l’aviateur à orienter l’aéroplane de façon que celui-ci fasse avec la route à parcourir, dans un sens opposé à celui du vent, un certain angle, dit angle de dérive, bien connu de tous ceux qui ont navigué. L’évaluation de cet angle, évaluation facile quand on connaît, au moment du départ, la direction et la vitesse du vent, est toujours très utile. Mais le vent étant ce qu’il y a de plus capricieux au monde, au moins dans nos pays, seule, en définitive, la faculté de s’orienter, de se repérer permet à l’aviateur de ne jamais perdre de vue le but à atteindre ou tout au moins de le retrouver, le cas échéant. Par suite, seule, cette faculté, une fois parfaitement acquise, peut le mettre à même d’obvier constamment à la dérive, ou, si l’on veut, de « corriger sa route, » à chaque instant, au-dessus du champ de manœuvres, ce qui lui permettra, plus tard, de la corriger avec facilité au-dessus des villes et des campagnes qu’il dominera.

Quant à la façon la plus directe d’arriver au but, c’est celle qu’a préconisée, un des premiers, l’aviateur Calderara, celle que l’on emploie dans la marine, quand la chose est faisable, aux abords des côtes, par exemple, celle avec laquelle le débutant doit se familiariser autant que possible : manœuvrer de telle sorte que le point que l’on veut atteindre soit constamment vu dans le prolongement d’une droite déterminée : 1° par l’œil de l’aviateur ; 2° par un point de repère convenablement choisi sur le terrain, à l’instant où le vol commence. La méthode qui consiste à mettre le cap sur le but visé, correcte quand il n’y a pas de vent, admissible si le vent est debout ou arrière et le trajet assez court, présente le défaut de sacrifier la route, c’est-à-dire de faire décrire à l’aviateur, par vent latéral, au lieu d’une ligne droite, la fameuse courbe du chien qui traverse la rivière pour rejoindre son maître qui l’attend.

L’éducation de l’élève aviateur est maintenant terminée. Désormais, il est aviateur lui-même, n’a plus guère besoin d’un guide ; il peut voler de ses propres ailes et aborder peu à peu les grands vols. Dans ces vols, les vols en rase campagne, toutes les règles, exposées dans les pages qui précèdent, doivent, cela va de soi, être constamment appliquées. Seulement, afin d’échapper aux courans ascendans ou descendans, aux remous, tourbillons, etc. qu’engendrent les inégalités du sol, il sera prudent de se maintenir toujours à une grande hauteur au-dessus de la terre ferme : 500 mètres environ, 300 mètres au minimum. En cas d’alerte, on ne devra pas hésiter, si le moteur le permet, à monter plus haut. Autant que possible, les grands vols devront être soigneusement préparés à l’avance. Par exemple, avant de se risquer à aller de Paris à Lille d’une seule traite, on commencera par étudier la route en automobile : on s’apercevra facilement qu’il y a avantage à passer par Amiens, Arras et Douai, ces agglomérations constituant des but temporaires qu’il est aisé de voir et de reconnaître de loin ; puis, entre ces différentes villes, on cherchera des points de repère, faciles aussi à reconnaître, qui ne devront pas être à plus de 15 ou 20 kilomètres les uns des autres et serviront, eux aussi, de buts temporaires. La carte sera toujours d’une grande utilité ; elle est indispensable si l’on n’a pu jalonner la route à l’avance. Dans ce cas, les clochers, les gares, les croisemens de voies ferrées, les rivières, les points culminans, etc., seront pour l’aviateur autant de points de repère ou de buts temporaires qui faciliteront le voyage.

Toutefois, pour assurer le succès et pour une raison majeure qui sera donnée tout à l’heure, il est absolument indispensable que l’aviateur, une fois en plein vol, puisse, à chaque instant, savoir s’il a vent debout, vent arrière ou vent de côté. Pour cet objet, le ruban ne peut être d’aucune utilité, car lorsqu’un aéroplane se meut à la hauteur indiquée tout à l’heure, au sein d’une immense masse d’air dont le mouvement d’ensemble est à peu près régulier, il a constamment vent debout et, par suite, le ruban reste sans cesse parallèle à l’axe de la machine qui, sous l’action de la masse d’air qui la noie, peut très bien dériver sans que l’aviateur puisse le soupçonner. Le ruban, lui, ne changerait momentanément de direction que si le vent sautait, si l’on abordait un virage. Quant à la boussole, dont l’utilité est incontestable, la dérive, non plus, ne saurait l’affecter.

Le seul moyen de se rendre compte de la dérive, quand on vole au-dessus du sol, est de regarder au-dessous de soi. Si on voit le sol fuir parallèlement à l’axe de l’aéroplane, c’est que la marche de celui-ci est parallèle à la direction du vent. Dès lors) comme l’aviateur qui connaît bien son appareil a facilement la sensation de sa vitesse par rapport au sol, il lui sera facile de reconnaître s’il marche contre le vent ou dans le même sens, la vitesse du vent, dans le premier cas, se retranchant de celle de l’aéroplane, tandis que dans le second elle s’y ajoute. Le sol fuit-il à gauche de l’aviateur ? c’est que l’aéroplane est en dérive à droite ; fuit-il à droite ? c’est qu’il y a dérive à gauche. Pourvu donc que rien ne gêne ou n’intercepte la vue, le pilote est toujours à même de corriger sa route et de prendre, un peu avant l’arrivée, toutes les mesures nécessaires pour bien atterrir.

Dans les vols en hauteur, certaines précautions sont indispensables : les vêtemens doivent être encore plus chauds que dans les vols ordinaires, la tête, les avant-bras, les mains soigneusement protégés contre le froid, car le refroidissement des organes allonge les temps de réaction. Il faut se rappeler qu’un peu au-dessus de 2 000 mètres, les effets de la décompression atmosphérique peuvent intervenir : à 2 500 mètres, Vinjmalen sentait le sang couler de ses ongles dans ses gants fourrés ; des perles rouges venaient mouiller ses lèvres.

Après chaque grand vol, toutes les parties de l’aéroplane, jusqu’au dernier tirant, doivent être sérieusement vérifiées. W. Wright a donné, sur cette façon prudente d’opérer, des exemples et des conseils trop souvent oubliés, quelquefois même sottement raillés.

Le départ, si l’on prend soin de se placer de façon à avoir vent debout, ce qui permet à l’aéroplane de s’enlever pour une vitesse de roulement égale à la différence entre sa vitesse en vol normal et celle du vent, est une opération assez facile. Vent arrière, l’opération est plus difficile, dangereuse même, car la vitesse de l’appareil roulant sur le sol doit être égale à la somme de sa vitesse en vol normal et de celle du vent. Dans l’un ou l’autre cas, dès qu’on a la sensation que l’appareil, complètement allégé, va perdre contact avec la terre, un coup d’équilibreur, en le relevant, lui permet de s’enlever ; mais il va de soi qu’à ce moment le moteur doit pouvoir fournir le surcroît de force nécessaire pour vaincre la résistance qu’oppose la pesanteur au mouvement d’ascension de la machine. À l’heure actuelle, avec des moteurs qui, le plus souvent, sont réglés à l’avance, de façon à fonctionner presque immédiatement à pleins gaz, les angles de montée varient de 3 à 6 degrés ; un moteur très puissant permet d’atteindre 12 degrés, mais cette manière de procéder n’est pas à recommander. Si les accidens des terrains avoisinant le champ d’entraînement peuvent gêner l’aviateur, il sera prudent de s’élever tout de suite, par des spires savamment décrites, à 300 mètres au moins au-dessus du sol (on a dit pourquoi tout à l’heure).

L’atterrissage est la manœuvre périlleuse par excellence, l’appareil étant un peu, à cet instant suprême, dans la situation d’un navire qui, lancé à toute vapeur avec une vitesse de 80 à 100 kilomètres à l’heure contre une côte rocheuse, aurait pour mission de l’aborder et de s’y amarrer.

Quoique cette manœuvre ultime puisse présenter, exécutée avec vent arrière, certains avantages, il est préférable, en général, d’atterrir vont debout, condition qu’il est presque toujours possible de remplir en manœuvrant de façon que le sol paraisse fuir parallèlement à l’axe de l’appareil, mais avec le minimum de vitesse. Que si le vent est de côté, il faut manœuvrer de façon à rentrer dans le fil du vent, le vent de côté étant le plus grand ennemi de l’aviateur à l’atterrissage, et même au départ.

Trois procédés, une fois l’appareil convenablement orienté, peuvent être employés : atterrissage avec moteur à pleins gaz, atterrissage avec moteur affaibli, atterrissage avec moteur arrêté.

Dans le premier, l’action de la pesanteur s’ajoutant à celle de l’hélice fait augmenter la vitesse. Il faut, dès lors, agir sur l’équilibreur de façon à suivre quand même une pente très douce et attendre que l’appareil ait repris sa vitesse de marche normale, ce qui a lieu après quelques vingtaines de mètres de parcours au ras du sol. À ce moment, on peut prendre contact avec le terrain d’atterrissage dont, il est presque inutile de le dire, la surface doit être aussi unie que possible.

Dans le second, la pente que l’on descend est plus faible, la descente plus longue, mais on a plus de temps et d’espace devant soi, ce qui permet, si besoin est, de choisir plus facilement le point d’atterrissage. En même temps, on a l’avantage, en cas d’une traîtrise quelconque du vent, de pouvoir redonner aisément toute sa puissance au moteur, et, alors, on atterrit comme dans le premier cas.

Il semble que l’atterrissage moteur arrêté, en vol plané, comme on dit encore, ne devrait présenter aucune difficulté. Si l’air est parfaitement calme, le calcul et l’expérience montrent, en effet, qu’après un plongeon, une « abatée » de une à deux secondes, l’aéroplane descend en ligne droite sous une pente qui, actuellement, ne dépasse pas 7 à 9 degrés, et cela d’un mouvement uniforme dont la vitesse est égale à la vitesse propre du vol normal. Le tout est de ne pas arrêter le moteur à moins de 50 mètres au-dessus du sol, car il faut laisser à l’abatée tout le temps de se produire. Si l’on a vent debout, le contact avec le sol n’en est que plus facile, la vitesse du vent se retranchant de celle de l’appareil. Ce n’est que si l’on a vent arrière que des précautions sont à prendre, sa vitesse s’ajoutant à celle de l’appareil : il devient indispensable d’agir énergiquement sur l’équilibreur pour retarder le mouvement. En somme, au premier abord, aucun danger sérieux à craindre dans ce vol plané. Mais il faut toujours compter avec les caprices du vent qui, en diminuant la vitesse, peuvent rendre, à un moment donné, très périlleux l’atterrissage ainsi pratiqué, et, pour lutter contre ces traîtrises, il n’y a qu’un moyen : conserver de la vitesse, beaucoup de vitesse. De plus, on accordera qu’être forcé d’atterrir sous un angle de 8 degrés en moyenne quand on se trouve, par exemple, à 300 mètres au-dessus du sol, c’est, véritablement, fixer le contact avec la terre un peu trop loin, 2 200 mètres environ, c’est, en quelque sorte, obliger l’aviateur à faire un « saut dans l’inconnu, » lui interdire presque, en tout cas, d’atterrir en un point fixé à l’avance. Il est vrai que l’aviateur a la ressource d’arriver juste au-dessus du point fixé et de descendre alors, en décrivant de larges spires, procédé applicable, d’ailleurs, aux modes d’atterrissage précédens. Mais si, moteur arrêté, on opère ainsi, les caprices de l’air n’en sont peut-être que plus à craindre, que plus difficiles à déjouer. Aussi, à l’heure actuelle, la descente en vol plané s’effectue-t-elle, presque toujours, par le procédé suivant, attribué à L. Paulhan :

Comme l’aigle qui fond sur sa proie (on a vu, à ce jeu, des aigles se tuer), l’aviateur, à l’aide de l’équilibreur, fait « piquer du nez » à l’appareil, sous un angle assez grand, de façon à lui faire acquérir une grande vitesse ; puis, un peu au-dessus du sol, à 15 ou 20 mètres environ, un coup d’équilibreur, qu’il faut, dans ces conditions, savoir donner avec une grande précision, redresse l’appareil qui peut, dès lors, aborder dans des conditions normales. Les dangers de cette façon d’opérer, qui impose des efforts considérables à l’équilibreur et à la voilure, sont évidens. Si, aujourd’hui, beaucoup d’aviateurs sont franchement partisans de cette méthode, il en est d’autres, et non des moindres, qui lui préfèrent la méthode classique, « sans piquer. » Mais comme, en définitive, une panne de moteur, pour une raison ou une autre, est toujours à craindre, l’aviateur doit absolument apprendre à descendre en vol plané, de n’importe quelle hauteur, et, s’il est avisé, de n’importe quelle façon. Seulement, ce mode d’atterrissage, sous ses deux formes, doit, bien entendu, être étudié lentement, prudemment, progressivement, sur le champ d’entraînement lui-même et pour chaque type d’appareil.

Ajoutons, pour ne trop rien laisser de côté en ce qui concerne l’atterrissage : 1° que, quel que soit le procédé employé, l’aviateur doit toujours, au moment précis où la machine va toucher terre, donner un léger coup d’équilibreur pour diminuer la vitesse, que les roues et les patins (dont sont pourvus, à l’heure actuelle, les aéroplanes de n’importe quel type, se chargent ensuite de complètement annuler ; 2° que les appareils, tels que le Wright et le Curtiss, dont les surfaces portantes sont très voisines du sol, présentent sur les autres l’avantage d’emprisonner, à l’atterrissage, un matelas d’air qui, faisant, pour ainsi dire, office de train amortisseur, atténue considérablement le choc final.

D’ailleurs, surtout en ce qui concerne l’atterrissage, des règles précises sont impossibles à édicter. Il y a là, avant toute théorie, une question de doigté, doigté qui dépend, pour une grande part, des qualités personnelles du pilote. Ce qui n’est malheureusement que trop certain, c’est que la descente en vol plané et, plus généralement, l’atterrissage, opéré de quelque façon que ce soit, dans des conditions de sécurité convenables, est, à l’heure actuelle, pour tous ceux qui s’intéressent à l’Aviation, un problème des plus obsédans, des plus ardus, qui domine la nouvelle science et dont la solution est digne de tenter tous les chercheurs. Il pourrait, maintenant, paraître désirable, pour compléter cette courte étude, de dire quelques mots des progrès dont ont bénéficié, depuis un an, un an et demi, les appareils volans à l’aide desquels ont été réalisées les prouesses qui nous ont occupé dans la première partie de notre travail. Mais la médiocrité relative des perfectionnemens apportés, dans ces derniers mois, à la construction de la partie planeur de nos oiseaux mécaniques, ne mérite guère, en vérité, d’arrêter sérieusement l’attention.

Nous attendrons donc pour en parler le jour, prochain, espérons-le, où la stabilité vraiment automatique des aéroplanes sera une réalité, le jour où les organes qui concourent à l’atterrissage, les procédés employés pour opérer cette manœuvre dernière donneront toutes les garanties désirables ; le jour, en un mot, où la locomotion aérienne par le plus lourd que l’air pourra se faire dans des conditions convenables, nous ne dirons pas de durée, c’est fait, mais de sécurité.


P. BANET-RIVET.