Calmann Lévy, éditeur (p. 144-149).

XII

LA RÊVÉE.


À E. M…


Elle serait blonde ou brune
Pourvu qu’en son œil vainqueur
Pût se refléter chacune
Des tendresses de son cœur :

Elle aurait l’âme joyeuse
Comme l’aube à son réveil,
Ou serait sombre et rêveuse,
Préférant l’ombre au soleil,

Pourvu que triste ou bien gaie,
Sans faux dehors affecté,

Elle eût la tristesse vraie
Et sincère la gaîté !

Ah ! cette femme inconnue
Dont on rêve si souvent,
Le soir, suivant quelque rue,
Le nez et l’esprit au vent,

Qu’elle vienne ! brune ou blonde !
Du midi, du nord glacé !
De l’ancien, du nouveau monde !
Du présent ou du passé !

Romaine à la noble pose
Loin des regards importuns,
Dans le bain de marbre rose
Ruisselante de parfums ;

Jeune guerrière d’Irlande,
Beauté qu’Ossian chanta,

Hirondelle de la lande
Ou Minvane ou Malvina ;

Héroïne du vieux monde
Amante d’un ancien preux,
Yseult, Berthe ou Florimonde
La Sarrasine aux doux yeux ;

Damoiselle au fin corsage,
Lasse d’avoir trop prié,
Distraite, et fermant la page
Du missel armorié ;

Belle et fringante marquise,
Cheveux poudrés, grands paniers,
Amarinthe ou Cydalise,
Dans les larges escaliers,

Ou dans le parc, à Versailles,
Près d’un triton embourbé,

Sur quelque banc de rocailles
Sermonnant un jeune abbé ;

Espagnole de Grenade
De Séville ou de Puerto,
Rêveuse à la sérénade
Et fringante au fandango ;

Vénitienne brunie
Sous son éternel azur ;
Noble fille d’Ionie,
Au nez droit, au profil pur ;

Fellah, superbe et hautaine,
Dans le couchant empourpré,
Rapportant de la fontaine
Le large vase cuivré ;

Ou peut-être — je suppose
Que le plus près est le mieux —

Parisienne au teint rose,
Aux mains blanches, aux grands yeux,

Coquette et toute mignonne
Dans son coupé brun, passant
Par quelque beau soir d’automne
Au grand trot de son pur-sang…

Qu’elle vienne ! qu’elle vienne !
Pourvu qu’en son cœur naïf
N’ait jamais germé la graine
Du doute, poison hâtif !

Pourvu qu’en donnant son être
Quelque chose bas, bien bas,
Ne lui dise pas : « Peut-être
Un jour tu le reprendras ! »

Pourvu qu’on n’ait pas la rage
De sentir qu’on n’est plus seul

Dans son cœur, et qu’on partage
Jusqu’aux plis de son linceul !

Pourvu qu’enfin, l’âme unie
Par un lien éternel,
On glisse à travers la vie
Sans jamais quitter le ciel !

Mais cette femme fidèle
Qui pourrait aimer toujours,
Dont l’âme serait trop belle
Pour s’ouvrir à deux amours ;

Cette femme tant rêvée,
Faite d’espoirs, de regrets,
Ici-bas l’a-t-on trouvée ?
La trouvera-t-on jamais ?