Calmann Lévy, éditeur (p. 97-105).

II

LE TOMBEAU.


Nil æternum.


Comme le fruit trop mûr qu’un vent d’hiver arrache
De la branche où jadis le suspendit l’été,
Tel mon ancien amour de mon cœur se détache
Sous le souffle mortel de la satiété.

Quoi ! je ne l’aime plus ! ô douleur ! ô surprise !
C’est donc vrai qu’un amour qu’on croyait éternel,
Nous vivant, peut mourir ! et que le dieu se brise

Sans entraîner l’autel ?


Quoi ! ce corps tant aimé, source d’étranges fièvres,
Ce regard chaud et doux, étincelant foyer,
Ces cheveux ondoyants, cette main, et ces lèvres
Dont le moindre baiser m’aspirait tout entier,

Tout cela n’est plus rien à mes yeux, à mon âme !
Rien ! la sincérité d’un amour convaincu !
Rien ! ce dont j’ai souffert aux genoux d’une femme !

Rien ! ce dont j’ai vécu !


J’ai voulu, me grisant d’une audace dernière,
Calme, la lampe en main, ainsi que le mineur
Qui dans le puits profond cherche l’or ou la pierre,
Chercher l’ancien amour dans le fond de mon cœur.

Horreur ! je n’ai trouvé sous une voûte immense
Où mon pas s’avançait doucement et sans bruit,
Que l’odeur du sépulcre, et son profond silence,

Et sa profonde nuit.


S’animant aux reflets de ma torche sanglante,
La muraille semblait glisser à mon côté :
Je marchais… Enfin las de ma course accablante,
N’osant aller plus loin, je me suis arrêté.

Et seul dans cette nuit éternelle et profonde,
J’ai jeté, tout tremblant, et le cœur éperdu
Son nom — le nom de tout ce que j’aimais au monde :

Rien ne m’a répondu.


Alors j’ai voulu fuir, regagner la lumière,
Mais un vent glacial éteignant mon flambeau,
Mon pied vint s’arrêter contre une froide pierre,
Et mon front se heurter à l’angle d’un tombeau.

Au suprême rayon de la flamme tremblante,
Je vis briller un nom dans le marbre enchâssé…
C’était le sien, le sien ! par la mousse insolente

Déjà presque effacé.


Oh ! non tu n’es pas mort, amour de ma jeunesse,
Ô mon amour chéri dont j’étais enflammé !
C’est quelque songe affreux, n’est-ce pas, qui m’oppresse,
Et qui grava son nom sur ce tombeau fermé ?

Souviens-t’en ! hier encor je ne vivais que d’elle,
Elle était tout pour moi, mon désir et ma foi…
Va ! c’est un autre amour que ce marbre recèle,

Ce ne peut être toi !


D’ailleurs, si tout est vrai, si ce n’est point un songe,
Si c’est bien toi qui dors immobile et glacé,
Si quelque instant d’oubli, quelque fatal mensonge,
Ont pu me faire croire à la mort du passé,

Ô mon amour chéri, ne crains rien, car sans peine
Je saurai t’arracher à ce tombeau moqueur !
Debout ! debout ! reprends ta place souveraine

Dans le fond de mon cœur !


Et la main appuyée à l’angle de la pierre,
J’ai cru la soulever dans un effort puissant :
Mais son immense poids la retenait en terre
Et je me relevai les mains pleines de sang.

Dix fois, à corps perdu, la pensée haletante,
J’ai tâché d’ébranler ce marbre humide et noir…
Dix fois je suis tombé, demi-fou d’épouvante,

Ivre de désespoir.


Alors des profondeurs de la tombe obstinée,
Une voix s’éleva qui me dit doucement :
« Enfant, pourquoi vouloir contre la destinée
Par amour du passé lutter obstinément ?

« Va, crois-m’en ! je suis mort ! tu le sens bien toi-même !
Tu fais pour me sauver de généreux efforts :
Nul ne pourrait rouvrir après l’instant suprême,

Cette tombe où je dors.


« Ne te désole pas ! Rien en moi ne t’accuse !
Mon dernier souvenir est sans pleurs et sans fiel :
Ne blasphème pas Dieu parce qu’il te refuse
L’éternelle douleur et l’amour éternel.

« N’épuise pas ta force à vouloir rendre vie
À ton amour d’hier qui repose en ce lieu,
Et t’envoie aujourd’hui, sa carrière finie,

Un solennel adieu ! »


À ce mot, qui vibra sous la voûte sonore
Long et désespéré comme un De profundis,
J’abandonnai la pierre où s’appuyaient encore
Mon front brûlant de fièvre et mes poignets roidis,

Et tout tremblant, debout, près de la tombe nue
Dont le profil aigu me faisait froid au cœur :
« Soit ! ai-je répondu, puisque voilà venue

Ma première douleur ;


« Puisque vide est ma vie, et vide aussi mon âme
Du seul amour profond qui l’occupa jamais :
Puisque dans ce tombeau gravé d’un nom de femme,
Sans espoir de réveil, dort tout ce que j’aimais ;

« Puisqu’en son cours borné notre tendresse humaine
Faite d’inconséquence et d’instabilité,
Ne vit qu’au jour le jour et peut comprendre à peine

Le mot : Éternité ;


« Puisque le cœur humain peut s’éteindre et renaître
Ainsi que la nature au contact des saisons,
Et quand il semble mort et desséché, connaître
L’épanouissement de brusques floraisons ;

« Puisque enfin tu l’as dit et je le sens moi-même,
C’est tout mon passé mort qui repose en ce lieu,
J’accepte, ô mon amour, ta parole suprême

Et ton suprême adieu.


« Non ! je ne viendrai point par ma plainte inutile
Troubler la majesté de ton sommeil profond !
C’est la dernière fois que cette main débile
Tente de soulever ton sépulcre sans fond.

« Ô mon amour, adieu ! Puisque tout doit renaître
Et que rien d’éternel ne nous lie ici-bas,
Je pourrai te haïr, te remplacer peut-être…

Mais t’oublier, non pas !


« Pour que de toi mon cœur ne garde pas la trace
Par toi j’ai trop souffert, mes flancs sont trop meurtris ;
Il est un souvenir qui jamais ne s’efface :
Celui des premiers pleurs que l’amour nous a pris.

« Leur trace pour toujours en notre âme est visible :
Tel le vase où dormit longtemps un premier vin,
Garde un parfum subtil que de rendre insensible

On essaîrait en vain.


« Je remonte au soleil dont la clarté me tente,
Plus fort de ton adieu, loin d’en être affaibli :
Te laissant reposer sous ta tombe récente,
Dans la nuit du passé, mais non pas de l’oubli.

« Dors, dors en paix au sein de ce profond silence !
En mourant tu m’as pris quelque chose de moi :
Mais j’ai, pour aborder la vie où je m’élance,

Encore assez de foi ! »