À soi-même : Journal (1867-1915)/Millet

Texte établi par Introduction de Jacques Morland, H. Floury, Éditeur (Notes sur la vie. L’Art et les Artistesp. 138-140).
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MILLET

La grande originalité de Millet consiste dans le bonheur qu’il eût de développer deux facultés rarement réunies chez le même homme et en apparence contradictoires : il fut peintre et penseur. J’entends peintre proprement dit à la manière des Espagnols, des Hollandais et de quelques artistes français contemporains ; de tous ceux, en un mot, qui sentent la nature directe et la rendent pleinement sensible aux autres par la palette, par le ton. Cette sensualité exquise est un don rare qui procure à l’observateur des phénomènes du dehors des jouissances infinies, mais qui, aussi, a le danger d’entraîner dans la contemplation pure et d’absorber, d’effacer pleinement l’être pensant qui s’y livrerait sans mesure. La prédominance de cette faculté fait le peintre. Velasquez, par exemple, en est la plus haute manifestation. C’est lui qui, par une habileté extrême, j’allais dire par virtuosité, s’est le plus complètement soumis à la reproduction immédiate de l’objet lui-même ; il semble avoir fait de l’artiste un être passif et irresponsable qui laisse à la nature le soin de parler. Il en est de même des Hollandais chez qui le désir de la reproduction simple a produit des ouvriers incomparables, dont les travaux sont des modèles du genre. Il en est de même aussi de quelques peintres contemporains qui s’intitulent après Courbet intransigeants ou impressionnistes et qui, dans la recherche du plein jour et dans le parti-pris de ne modeler qu’entre des valeurs extrêmes très rapprochées, ont trouvé dans la couleur des délicatesses imprévues et nouvelles.

Mais les plus beaux ouvrages de ces ouvriers ne vaudront jamais en qualité le moindre griffonnement d’Albert Durer qui nous a légué sa pensée même, la vie de son âme, tout ce qui n’est pas de la sensualité dont je parlais tout à l’heure, mais qui est cependant très humain, très vivant.

Michel-Ange non plus n’est pas un peintre dans le sens que nous indiquons ici ; Le Vinci pas davantage. Ces noms ne sont-ils pas parmi les premiers de l’art ! Rembrandt fut aussi admirablement doué pour donner par le clair-obscur la vie à son rêve. Et Millet tient de ce maître-là.

Comme en lui le poète ne fut jamais absorbé par le peintre, il eût sa vision. Il chercha et trouva dans le plein air un monde absolument nouveau. Il donna la vie morale aux nuées. Les arbres et toute la nature inanimée de la campagne vivent de la vie de l’homme. Il y a de lui un beau dessin qui donne pleinement une idée de son idéal : ce sont deux enfants près d’un tertre dont l’un tricote et l’autre regarde très haut dans le ciel lumineux je ne sais quel phénomène, peut-être le vol de quelque oiseau. Il y a dans cette page une poésie vraiment nouvelle.

Si l’on remarque maintenant que durant toute sa vie ce maître a représenté le paysan français, c’est-à-dire le Français dans le travail passif de la vie agricole, on ne saurait le considérer comme un penseur très conscient qui jugea toute sa vie. Il y a dans l’étude de son œuvre matière à beaucoup réfléchir.

(23 Avril 1878.)