À propos du cinquantième anniversaire de la mort de Schopenhauer

REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS DU CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE
DE LA MORT DE SCHOPENHAUER


Schopenhauer’s Leben, par Wilhelm von Gwinner, 3e édition, entièrement revue et augmentée d’un grand nombre de documens nouveaux, un vol. in-8o, Leipzig, 1910. — Schopenhauer’s Gespræche und Selbstgespræche, par Eduard Grisebach, un vol. in-18, Berlin, 1898. — Schopenhauer. Neue Beitræge zur Geschichte seines Leben, par Eduard Grisebach, un vol. in-18, Berlin, 1905.


« Schopenhauer me donna rendez-vous pour le soir à l’hôtel d’Angleterre, où il prenait ses repas. J’arrivai vers la fin de son dîner, et je le trouvai assis à table d’hôte, à côté de plusieurs officiers. Je remarquai devant lui, près de son assiette, un louis d’or qu’il prit en se levant et qu’il mit dans sa poche. « Voilà vingt francs, me dit-il, que je mets là depuis un mois, avec la résolution de les donner aux pauvres le jour où ces messieurs de la table d’hôte auront parlé d’autre chose, pendant le dîner, que d’avancement, de chevaux, et de femmes ! Je les ai encore. »

Racontée jadis au public français par Challemel-Lacour, cette anecdote a peut-être plus efficacement contribué que toutes les traductions et tous les commentaires de l’œuvre philosophique de Schopenhauer à entretenir chez nous la réputation du dernier grand métaphysicien de l’école allemande. Qui de nous, à force de la lire ou de l’entendre, ne s’est pas accoutumé à reconnaître en elle comme un résumé symbolique de la personne et de la vie tout entière du célèbre misanthrope de Francfort, imperturbablement dédaigneux et amer, avec une continuelle ironie que son relief accusé et sa verve un peu sèche rattachaient en droite ligne aux paradoxes « cruels » d’un Chamfort ou d’un Rivarol ? Hélas ! il ne manque à l’anecdote que d’être vraie, ou plutôt, d’avoir eu pour véritable héros l’auteur des Parerga et Paralipomena. Dès l’année 1816, un demi-siècle avant la visite de Challemel-Lacour à Schopenhauer, l’écrivain allemand Frédéric Matthisson, au cinquième volume de ses Mémoires, rapportait la même aventure exactement de la même façon, en l’attribuant à un vieil « excentrique » anglais qu’il avait rencontré durant ses voyages ; et il n’est nullement impossible que déjà Matthisson, au lieu de puiser l’histoire dans les souvenirs de sa propre vie, se soit borné à la transcrire de quelque vieux recueil d’ana, allemand ou anglais. Mais en tout cas Schopenhauer, lui, malgré son désir très probable d’étonner à la fois et de séduire son jeune visiteur français, ne s’est sûrement pas abaissé jusqu’à lui offrir comme étant de son cru une boutade qu’il aurait trouvée dans le livre d’un autre[1].

Aussi bien l’étude consacrée par Challemel-Lacour à Schopenhauer contient-elle en assez grand nombre d’autres propos parfaitement authentiques pour que nous n’ayons pas à déplorer trop vivement la nécessité pour nous, désormais, d’oublier l’anecdote du louis d’or de l’hôtel d’Angleterre ; et encore ces propos eux-mêmes ne forment-ils qu’une petite partie de la longue et importante série d’ « entretiens mémorables » de Schopenhauer que nous possédons. Un érudit allemand qui s’est toujours occupé avec un soin tout particulier de la vie et de l’œuvre du philosophe pessimiste, le regretté Edouard Grisebach, a précisément publié naguère un petit volume contenant la reproduction à peu près complète de tous les récits de conversations échangées avec le vieux misanthrope de Francfort par toute sorte d’admirateurs ou de simples curieux. La doctrine entière du plus « amusant » des métaphysiciens se trouve concentrée dans les cent vingt pages de ce précieux volume, et sans cesse nous y apparaît également, derrière l’exposé de cette doctrine, la vivante et originale figure de son auteur : soit que nous voyions Schopenhauer s’intéresser, avec une sollicitude toute paternelle, aux progrès et à la renommée de tel jeune peintre qu’il a daigné autoriser à faire son portrait, ou bien que nous assistions à l’une de ces promenades quotidiennes pendant lesquelles le vieillard s’interdisait de répondre même aux questions de ses compagnons, par crainte de ne point procurer à sa machine organique une ration suffisante du bon air des champs. Peu de livres mériteraient autant que celui-là de nous être traduits, en manière d’appendice ou peut-être de préface à l’examen de l’œuvre écrite d’un philosophe qui, parmi tous ses titres à notre respect, plaçait volontiers au premier rang sa qualité d’oligographe, et le très petit nombre d’ouvrages sortis de sa plume. Qu’on lise, par exemple, les deux passages suivans, dont l’un est tiré de l’abondante suite des entretiens de Schopenhauer avec son disciple attitré Julius Frauenstædt, tandis que l’autre nous est rapporté par un jeune étudiant qui, à deux reprises, en 1856 et en 1858, a eu le rare privilège d’être affectueusement accueilli dans la fameuse chambre, toute proche du Main, où chaque jour la pieuse servante du vieux philosophe renouvelait ingénument son hommage de fleurs fraîches autour d’une antique et somnolente statuette de Bouddha :


Je dis à Schopenhauer : « Puisque, d’après votre doctrine, la souffrance est salutaire, puisqu’elle conduit à la résignation et au reniement de la volonté, et puisque, d’autre part, maintes inventions ou découvertes nouvelles, — comme celle des procédés d’anesthésie dans les amputations, — ont pour effet d’atténuer la douleur, ou même de nous rendre tout à fait insensibles à son endroit, n’en résulte-t-il pas que l’on détruit par-là cette action salutaire de la douleur, et que par conséquent, d’une manière générale, notre devoir serait de ne jamais tâcher à adoucir la souffrance d’autrui, afin de ne pas entraver en même temps sa résignation ?

— Oh ! me répondit Schopenhauer, tous les adoucissemens que l’on pourra apporter à la souffrance ne feront jamais qu’il ne règne pas dans le monde encore bien assez de misère et de douleur pour que les hommes aient de quoi apprendre la résignation ! Oui, vous pouvez être sûr que, malgré les inventions les plus magnifiques, toujours encore je conserverai amplement le droit d’affirmer qu’il serait infiniment préférable pour ce monde de ne pas exister !


Et voici maintenant en quels termes passionnés le vieillard révélait à son jeune ami, l’étudiant Karl Bæhr, les noms des véritables maîtres dont s’était inspirée sa doctrine morale :


Schopenhauer m’a signalé, comme un fait digne de remarque, le bon accueil que sa philosophie a, plus d’une fois, rencontré dans des milieux catholiques. C’est ainsi que, notamment, un professeur de l’université de Tubingue, Staudinger, l’a recommandée à ses auditeurs. En ce moment même, un privat-docent catholique fait des conférences sur elle à l’université de Bonn. Et la chose s’explique si l’on songe que sa philosophie rend justice au catholicisme beaucoup plus qu’aucune autre depuis le temps des scolastiques, qui eux-mêmes, d’ailleurs, n’étaient qu’à demi des philosophes, et des théologiens pour l’autre moitié. La doctrine du Rédempteur tient, dans le catholicisme, une place bien plus importante et plus essentielle que la notion du Jéhovah hébreu. Jésus et Marie sont proprement les deux seules figures que l’on vénère, tandis que le Dieu créateur reste simplement assis là-haut dans son ciel, tranquille et inoccupé, sans exercer d’influence directe sur les choses d’ici-bas. Mais aussi le catholicisme est-il, sans doute, destiné à durer beaucoup plus longtemps que les religions protestantes, dont la décadence n’est dès à présent que trop manifeste… « Ma philosophie, a-t-il ajouté, est la première qui ait rendu ses droits à la vie ascétique. » Ce que disant, il a pris en main un petit livre qui était sur son bureau, et puis il a continué, d’un ton très animé :

— Tenez, il faut que je vous montre tout de suite quelque chose qui se rapproche absolument de mes idées !

Je croyais, naturellement, qu’il s’agissait là d’une publication théologique toute récente, car j’avais lu, en tête du livre, les mots Théologie allemande.

— Connaissez-vous ce livre ? — Non !

Et le voilà qui se met à me raconter l’histoire suivante :

— Voyez-vous, là-bas à Sachsenhausen, de l’autre côté du Main, cette vieille maison grise où l’auteur de mon portrait, le peintre Luntenschütz, vient d’installer son atelier ? Dans cette maison demeurait au XIIIe siècle un chevalier qui, dès lors, enseignait le reniement de la Volonté. Son manuscrit, après avoir roulé çà et là, a fini par échouer dans un vieux couvent, où un moine, le voyant rédigé en langue allemande, a dédaigneusement écrit sur sa couverture : Théologie allemande, par un Francfortois. Plus tard, le petit livre a subi maintes traductions qui l’ont plus ou moins défiguré. J’avais moi-même à peu près votre âge lorsque je l’ai lu pour la première fois, dans une de ces « adaptations ; » et aussitôt celle-ci, malgré tous ses défauts, a produit sur moi une impression très profonde. Dans son texte original, l’ouvrage est difficile à comprendre pour ceux qui ne connaissent pas à fond, comme moi, la langue anglaise : car celle-ci est issue de la langue allemande des premiers siècles. L’édition que vous voyez la date de l’année 1851, et n’a été tirée qu’à 250 exemplaires… Oui, voilà quels sont mes frères intellectuels, ce Francfortois, et Eckhart et Tauler, avec cette différence que le Francfortois a résumé ses vues dans un petit livre, tandis que les deux autres ont écrit de gros volumes de sermons !

Après quoi, il m’a dit encore de quelle façon il avait fouillé chaque recoin et examiné chaque pierre, dans l’ancienne Maison allemande de Sachsenhausen, avec l’espoir d’y découvrir peut-être une épitaphe, une mention, une trace quelconque de son plus authentique maître et devancier ; mais toujours sans le moindre résultat. Et sa voix, en me parlant de ce sujet, était imprégnée d’une émotion très profonde, absolument comme s’il avait connu en personne le vénérable chevalier francfortois d’il y a cinq siècles.


Je pourrais aisément citer, dans le petit recueil d’Edouard Grisebach, vingt traits analogues où se montre à nous, de la même façon, un Schopenhauer bien différent de l’excentrique vieillard égoïste et sans cœur que nous ont décrit des interlocuteurs de rencontre ; et beaucoup plus significatifs encore nous apparaîtraient à ce point de vue, si je pouvais songer à les reproduire ici, les nombreux documens que nous apporte l’unique biographie complète et autorisée du philosophe pessimiste, — telle que vient de la réimprimer pour la troisième fois, avec nombre d’additions ou de modifications des plus importantes, le vénérable vieillard qui dans sa jeunesse, il y a tout juste un demi-siècle, a été choisi par Schopenhauer pour être le confident et exécuteur de ses dernières volontés. D’un bout à l’autre, le simple et véridique récit de M. Gwinner nous contraint à changer en une sympathie presque tendre le mélange d’admiration intellectuelle et d’intime aversion morale que nous avaient inspiré la plupart des descriptions antérieures de la froide et sarcastique vieillesse du métaphysicien. Non pas que celui-ci n’ait été, trop réellement, un « misanthrope, » ou plutôt, suivant sa propre expression, un cataphronanthrope, ou « éviteur d’hommes. » À « éviter les hommes » il mettait pour le moins autant de zèle que nous en mettons, d’ordinaire, à les rechercher : et cela non pas seulement durant sa vieillesse, mais de très bonne heure, presque dès son retour de ce second voyage d’Italie, en 1822, où il semble avoir décidément reconnu l’impossibilité pour lui de s’adapter aux conditions régulières de la vie sociale. Et cependant, lorsqu’en pénétrant dans la familiarité de sa solitude, nous le voyons garder, parmi elle, toute la chaleur et la naïveté d’un vrai cœur d’enfant, lorsque nous le voyons s’exalter de colère ou de compassion au spectacle d’injustices ou de misères dont sa doctrine lui a pourtant enseigné la nécessité, lorsque nous le voyons s’épancher affectueusement, dans ses lettres, sur la mort d’anciens amis, ou, mieux encore, se dévouer avec une bonté tout active au service de ses rares amis survivans, nous ne pouvons nous empêcher de concevoir désormais sa misanthropie autrement que comme l’effet naturel d’un égoïsme, instinctif ou acquis. Nous comprenons alors que sa mère et les compagnons de sa jeunesse, bien loin de le soupçonner d’égoïsme, se soient accordés à reconnaître en lui une âme trop ardente et trop passionnée, fatalement vouée au malheur par l’excès même du feu qui le dévorait. Et irrésistiblement, son image, à mesure que nous achevons de la découvrir sous les voiles dont lui-même souvent s’est plu à l’entourer, évoque à notre souvenir l’image fraternelle de l’un des hommes qu’il a d’ailleurs le plus admirés, d’un maître qui, comme lui, est devenu un « éviteur d’hommes, » mais sous l’influence cruelle des circonstances de sa vie, et bien moins par égoïsme que par impuissance à répandre au dehors le flot brûlant de passion qu’il portait dans son cœur.

Oui, je ne saurais assez dire à quel point la révélation de l’existence et du caractère véritables de Schopenhauer m’a rappelé la tragique figure du musicien Beethoven, — lui aussi, en quelque sorte, rejeté par contrainte du commerce des hommes. De part et d’autre, chez ces deux « isolés, » la solitude finale a été le résultat douloureux d’une longue crise. Nés tous les deux avec une âme de poète, — et qui se manifeste à nous dans les premiers vers et les premières notes intimes du futur philosophe au moins autant que dans les premières compositions, toutes « galantes » et mondaines, du futur auteur de la Messe en ré, — un moment est venu où leurs âmes ont été violemment refoulées sur elles-mêmes ; et certes, l’enthousiasme ingénu avec lequel le vieux Schopenhauer s’est alors livré tout entier à la méditation poétique de son système des choses s’apparente de bien près à la manière dont le malheureux Beethoven avait, de son côté, concentré enfin toutes les énergies de son cœur d’éternel amoureux dans la création de sa dernière symphonie et de ses derniers quatuors. Mais tandis que la crise qui a bouleversé, — pour notre plus grand profit, — la destinée du musicien peut en somme, sans trop d’inexactitude, se résumer à nos yeux dans la seule catastrophe de sa surdité, c’est d’une série d’élémens beaucoup plus complexes que nous apparaît constituée la grande crise de la vie de Schopenhauer. Il y aurait à tenter, d’après les documens de toute espèce que vient de nous livrer M. Gwinner, une analyse biographique infiniment curieuse et touchante des diverses étapes successives qui, depuis la naissance de Schopenhauer jusqu’à son installation à Francfort, l’ont conduit à réprimer de plus en plus ses élans natifs de tendresse ou de compassion, pour les reporter enfin tout entiers sur le libre rêve de sa doctrine métaphysique ; et voici, très rapidement indiqués, quelques-uns des principaux faits qui devraient former, pour ainsi dire, le schéma d’une telle étude, ou en tout cas son point de départ :


Le premier de ces élémens de l’évolution personnelle du philosophe serait, à coup sûr, le caractère de cet original négociant et notable de Dantzig, Henri-Floris Schopenhauer, qui a tout ensemble dirigé très attentivement l’éducation de son jeune fils et lui a légué, sans partage, les grands traits distinctifs de son tempérament. Nous connaissons enfin, grâce au volume nouveau de M. Gwinner, un portrait authentique de cet homme singulier : une miniature dont Schopenhauer lui-même nous a attesté la ressemblance, et où se montre à nous quelque chose comme une figure d’honnête et élégant bouledogue, avec de gros yeux saillans sous un front dur et bas, annonçant une obstination maladive dans toute idée ou pratique une fois adoptée. La même obstination s’est transmise au fils, avec une intelligence mille fois supérieure ; et pareillement le père a légué à son fils son humeur trop caractérisée de « bourru bienfaisant, » accoutumé à ne point souffrir d’obstacles dans la franche expression de ses moindres avis. Tel est le personnage qui, dès l’abord, a instruit son fils à se faire de l’existence d’ici-bas une conception soi-disant positive et « commerciale, » mais déjà en réalité profondément « excentrique, » avec un amalgame bizarre d’enthousiasme et de retenue, jusqu’au jour où ce prétendu modèle de sage sang-froid et de régularité méthodique, trahissant tout à coup le fond véritable de son âme de poète manqué, s’est tué par désespoir de ne pouvoir pas se gagner l’amour de sa jeune femme.

Tous les documens qui nous sont parvenus de la jeunesse de Schopenhauer, — sans en excepter une précieuse miniature nouvellement publiée, et tout imprégnée de vigoureuse et charmante beauté « romantique, » — nous font voir une nature foncièrement avide d’art et de vérité, un peu rugueuse d’écorce, peut-être, mais certes n’aspirant qu’à s’épancher autour de soi, avec la fraîcheur et l’éclat juvéniles de ses impressions. Pessimiste, Schopenhauer l’était à ce moment comme ses grands frères lord Byron et l’auteur de René, pénétré tout comme eux de la « douleur de vivre, » mais s’accommodant assez bien d’associer à cette douleur « poétique » un fiévreux besoin sentimental d’amitié et d’amour. Que nous lisions ses pathétiques poèmes ou l’abondante série de ses premières lettres, c’est à peine si quelques traces fugitives de l’humeur volontiers impérieuse et susceptible du père nous empêchent de tenir le jeune dilettante dantzigois pour le parfait émule spirituel d’un Schiller ou d’un Novalis, infatigable à rechercher par le monde d’autres cœurs qui méritent d’être admis à la confidence du sien. Le grand coup décisif qui, vers l’année 1843, est venu s’abattre sur lui et le réveiller de son illusion romantique ne peut sûrement lui avoir été infligé que par la conduite envers lui de sa propre mère, ou, plus exactement, par l’obligation d’un contact prolongé avec cette mère qu’il n’avait guère eu, jusqu’alors, l’occasion de connaître vraiment dans son intimité ; et il faut maintenant que j’essaie de résumer en deux mots le rôle capital qu’a joué le célèbre « bas bleu » de Weimar dans la douloureuse et tragique destinée de l’auteur du Monde comme Volonté et Représentation.

C’était, cette Johanna Schopenhauer, une femme d’intelligence assez médiocre, — quoi que nous en ait affirmé son fils, — et les meilleurs de ses nombreux romans ne s’élèvent guère au-dessus de ceux de Mme de Montolieu ou de Mme Cottin. Peut-être cependant y découvrirait-on, à défaut de toute émotion vivante, ce solide et spirituel bon sens qui se retrouve à chaque instant, chez son fils, sous la fantaisie du poète-métaphysicien. Mais le trait dominant de sa nature était un égoïsme absolu et profond, une incapacité foncière à se désintéresser de soi-même en faveur d’autrui, ou simplement à sup porter la moindre contrainte dans la jouissance des médiocres plaisirs qui remplissaient sa vie. Lorsque, durant l’automne de 1807, Schopenhauer lui exprima son projet de venir demeurer près d’elle à Weimar, la première lettre qu’elle lui écrivit en réponse traduisait déjà très suffisamment le peu de goût qu’elle éprouvait pour la fréquentation du jeune étudiant. Et comme celui-ci, cependant, n’avait pu résister au désir de se rapprocher d’elle, une seconde lettre lui apprit les étranges conditions qu’elle exigeait de lui pour consentir enfin à le tolérer dans son voisinage.


De tous les motifs qui t’ont décidé à choisir Weimar, — lui disait-elle, — le seul que je puisse prendre au sérieux est le plaisir que tu aurais à te trouver ici. Mais je dois te prévenir que, jusqu’à présent du moins, tu n’as pas à te figurer d’être chez toi à Weimar, non plus qu’ailleurs… Et quant à tes rapports avec moi, je crois préférable de te déclarer tout de suite, et sans détour, mes intentions à ce sujet. Sache donc qu’il est nécessaire à mon bonheur de te savoir heureux, mais nullement d’en être témoin… Je ne te le cacherai pas : aussi longtemps que tu resteras tel que tu es, je souffrirai volontiers tous les sacrifices plutôt que de me résigner à vivre avec toi. Non pas que je méconnaisse tes bonnes qualités ; et en vérité, ce qui m’écarte de toi ne réside nullement dans ton cœur, mais dans ton apparence extérieure, dans tes opinions et tes habitudes. Il n’y a pas jusqu’à ta tristesse qui ne pèse sur moi, et ne me gâte mon humeur joyeuse, sans que cela te profite en rien. Vois-tu, mon cher Arthur, à chacune de tes précédentes visites, je n’ai respiré librement que lorsque tu es reparti : et cela parce que ta présence, tes plaintes sur des choses inévitables, tes jugemens bizarres, parce que tout cela m’oppressait péniblement. J’ai maintenant le bonheur de mener une vie très calme, personne ne me contredit, et je ne contredis personne, aucune parole un peu haute ne s’élève dans mon ménage, tout y va de son train régulier, et l’existence coule sans que je m’en aperçoive. Telle est la vie qui me convient, et je continuerai à la vivre, si seulement tu prends à cœur le repos et la satisfaction de mes années futures.


Que l’on imagine l’effet produit sur l’âme brûlante du jeune enthousiaste non pas uniquement par la lecture de cette lettre, mais par le spectacle prolongé du monstrueux égoïsme que nous révèle assez chacune de ces lignes ! Et que l’on se représente, surtout, l’indignation douloureuse qu’a dû ressentir le cœur passionnément droit et loyal du fils lorsque, quelque temps après, en 1813, il a vu cette mère qui ne voulait pas de lui dans sa maison y accueillir tendrement un misérable pied-plat du nom de Gerstenberg, plus jeune qu’elle de dix ou douze ans, et destiné depuis lors à devenir, tout ensemble, son amant, son conseiller littéraire, et l’humble exécuteur de ses commissions ! Se sentant de plus en plus haï et méprisé à mesure qu’il s’efforçait de témoigner à sa mère le besoin profond qu’il aurait eu de son affection, impitoyablement raillé sur toutes ses idées comme sur tous ses actes, comment aurait-il pu s’empêcher de subir là un coup d’une violence et d’une gravité extrêmes, — ce coup que son propre témoignage nous apprend, en effet, qu’il a subi, et dont le retentissement désespéré dans une âme comme la sienne a dû égaler, pour le moins, le choc infligé à l’âme débordante de Beethoven par l’angoisse tragique de la surdité ?

Et cependant la biographie du philosophe nous révèle que, même après cette crise de Weimar, son cœur a gardé encore une soif insatiable de tendre confiance et d’amour partagé. Sans cesse, durant les années suivantes et jusqu’au retour de son second voyage d’Italie, nous entrevoyons à l’horizon de sa vie des figures diverses de belles jeunes femmes dont chacune semble bien l’avoir, tour à tour, captivé et conquis. À la fois ses propres aveux et tous les témoignages de ses premiers compagnons s’accordent à nous le montrer, jusqu’à ses deux séjours à Venise, éperdument épris de grâce féminine ; et le mystère qui continue d’envelopper pour nous le récit des deux voyages susdits, en particulier, ne nous empêche pas de deviner qu’il y a eu lu, dans sa vie, une tragédie amoureuse d’une intensité et d’une portée singulières. Hélas ! un concours fâcheux de circonstances, probablement rendu plus funeste encore par l’âpreté et la franchise brutale de son caractère, ne lui a point permis d’abandonner définitivement son cœur à aucune de ces femmes qui l’avaient possédé ; et nous voyons également, par la lecture des longues et verbeuses lettres de sa sœur Adèle, que celle-là non plus, malgré son naïf attachement pour lui n’avait guère de quoi entretenir en lui le haut idéal qu’il s’était fait d’abord des qualités d’esprit et de cœur de la femme. « Une petite oie, » écrivait d’elle un voyageur contemporain qui l’avait rencontrée ; et force était à son frère, « pour ennuyé qu’il en fût, » de confirmer l’exactitude de ce jugement.

« Oui, à l’époque où la jeunesse de ma fantaisie peuplait encore pour moi le monde entier d’êtres de ma sorte, j’ai eu une disposition très réelle à la sociabilité ; et lorsque, après une absence de plusieurs années, au retour de mon second voyage d’Italie, je suis revenu à Dresde et à Berlin, tous ceux qui m’avaient connu m’ont trouvé merveilleusement changé, quelque grande qu’eût été jusqu’alors ma mélancolie : mais c’est que, jusqu’à cette date, le penchant naturel à la confidence, le désir de m’ouvrir à autrui et de le voir s’ouvrir à moi, faisaient exactement équilibre, dans mon cœur, à mon antipathie pour l’espèce humaine. » Pour rompre enfin cet « équilibre, » dont il nous apprend encore que la rupture lui a été d’abord infiniment douloureuse, il a fallu que la destinée accumulât sur lui une longue succession de heurts et de catastrophes. D’année en année, c’est comme si une série incessante de coups de ciseaux avaient impitoyablement tranché, autour de lui, les lions qui le rattachaient à la société des autres hommes, — fût-ce même simplement à la société de cette « sixième portion » de l’ensemble des hommes dont il allait reconnaître, jusqu’au bout, qu’il n’avait pas le droit de la mépriser ni de la haïr. Et quant à la manière dont, vers 1823, l’ « équilibre » intérieur dont il nous parle a achevé de se rompre, je ne serais point surpris que cette catastrophe suprême fût venue au philosophe de sa propre doctrine, qu’une conviction de plus en plus exaltée l’obligeait désormais à admettre jusque dans les moindres détails de ses suites pratiques. Car on ne saurait imaginer ce qu’était devenue peu à peu, pour Schopenhauer, cette métaphysique dont l’ensemble lui était apparu dès avant qu’il eût atteint sa trentième année. Jamais à coup sûr aucun autre philosophe n’a été, je ne dirai pas convaincu, mais imprégné et comme possédé à ce point par un système abstrait de son invention. « Même dans ma première jeunesse, — écrivait-il un- demi-siècle plus tard, — j’avais été frappé d’observer que, à la différence des autres, il m’était impossible de lutter pour l’acquisition des biens extérieurs, et cela parce que je portais en moi-même un trésor infiniment plus précieux que tous ces biens extérieurs. La conscience de ce trésor, au début sourde et obscure, m’est devenue plus claire d’année en année ;… et j’ai dû enfin enlever au service de la nature et des autres hommes toutes les forces vives de mon être, afin de les consacrer au service général et permanent de l’humanité. »

Sans cesse maintenue et renforcée en lui par l’étrange esprit d’obstination qu’il avait hérité de son père, cette « conscience de porter en soi un trésor » a complété l’œuvre d’isolement qui, depuis longtemps déjà, se poursuivait autour de la personne et du génie créateur de Schopenhauer. Que l’on se représente un poète arrivant peu à peu à se persuader, avec une certitude, évidente et lumineuse, de l’existence d’un piège au fond de tous les penchans et de toutes les aspirations de son cœur ! Aussi expressément que les saints du moyen âge sentaient autour de soi la présence divine, cet ascète d’un genre nouveau sent et voit qu’un élément mauvais se cache sous toutes les apparences de ses perceptions comme de ses instincts ; et non moins expressément il sait que l’unique remède à ce mal trop certain est d’anéantir en soi toute âme individuelle, de façon à sauver aussi les autres hommes, ses frères, en leur montrant son exemple. Comment se serait-il refusé à ce devoir sacré, surtout depuis le jour où les derniers liens qui t’attachaient au monde de l’ « apparence » se sont trouvés brisés définitivement ? Vingt passages de ses notes autobiographiques et de ses entretiens nous affirment, en effet, que telle a bien été son aventure, essentiellement généreuse d’intention, ainsi qu’on pouvait l’attendre d’un aussi grand cœur, et sans le moindre rapport avec la misanthropie égoïste et glacée que nous feraient supposer quelques-uns des jugemens qu’on a portés sur lui. Tout de même que son frère en douleur le musicien, Beethoven, tout de même que les Eckart et les Tauler, ces vieux mystiques allemands dont il aimait à se proclamer le continuateur, c’est « pour les consacrer plus efficacement au service de l’humanité » que Schopenhauer a retiré du commerce des hommes et pieusement concentré dans sa solitude des « forces vives » dont les hommes, d’ailleurs, s’étaient précédemment refusés à tirer parti pour leur vie sociale. Illusion extravagante et comique, dira-t-on. Mais il n’en demeure pas moins que cette victime d’une vaine chimère nous a offert le spectacle bienfaisant d’un effort moral tout désintéressé ; et par-là surtout s’explique, je crois bien, l’invincible mouvement qui aujourd’hui encore porte ses compatriotes à célébrer sa mémoire, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, avec une respectueuse et cordiale sympathie que n’exciterait certainement chez eux le souvenir d’aucun autre de leurs philosophes, si ce n’est peut-être celui de ce non moins excentrique « éviteur d’hommes, » l’auteur de la Critique de la raison pure, dont lui-même s’est toujours modestement proclamé le continuateur.


T. de Wyzewa.
  1. Tout au plus pouvons-nous supposer qu’il l’ait citée, à table, et sans en indiquer la source première.