À propos de la guerre hispano-américaine/Prélude


PRÉLUDE


Bien que la presse canadienne semble avoir, durant la guerre actuelle, plus de sympathie pour les Américains que pour les Espagnols, je suis parfaitement certain que les pages qu’on va lire sont les fidèles interprètes des sentiments qui animent mes compatriotes envers les descendants du Cid. Oui, elles sont le reflet — bien pâle, il est vrai — de l’opinion publique dans la province de Québec relativement à l’invasion de Cuba, et j’ose affirmer que sur mille Canadiens-français il n’y en a peut-être pas vingt qui se réjouissent des succès militaires des Yankees. Et comment le contraire pourrait-il arriver ? Les Espagnols sont, pour ainsi dire, nos frères, ils sentent, comme nous, couler dans leurs veines le sang inaltérable de la race latine, leur langue ressemble à la nôtre comme le paros ressemble au carrare, et leur foi catholique est l’étoile qui guide la barque portant nos destinées religieuses et nationales, et qui fit accomplir à la vieille Gaule et à l’antique Ibérie les faits les plus admirables dont l’humanité s’honore et devra s’honorer à jamais.

Non, nous ne sympathisons pas aujourd’hui avec les Américains. Non, nous ne nous réjouissons pas de leurs victoires. Bien au contraire ; leurs triomphes nous affligent profondément, et, tandis que les Saxons y applaudissent de tout cœur, nous nous surprenons à mépriser nos voisins avec tout le dédain indigné dont sont capables les seuls peuples latins. Nous méprisons les Yankees d’avoir déclaré sans raison la guerre à l’Espagne. Cette guerre est ignominieuse, et ce qui nous la fait trouver plus criminelle encore, c’est la déclaration hypocrite des Américains qui prétendent ne vouloir répandre le sang que pour servir l’humanité. Ah ! nous connaissons l’amour des enfants de l’oncle Sam pour l’humanité ; nous savons comment ils ont traité et comment ils traitent encore la race noire sous le drapeau semé d’étoiles ; nous avons encore devant les yeux l’exemple abominable qu’ils ont donné au monde civilisé en souffrant dans l’Utah la polygamie, en laissant Brigham Young abaisser des milliers de chrétiens policés au niveau de véritables bêtes humaines perdues dans les ténèbres de l’ignorance et de la perversité.

L’amour des Américains pour l’humanité ! Il n’y a pas un homme qui ignore qu’aux États-Unis le premier venu peut divorcer en se soumettant à une formalité aussi courte qu’anodine. L’amour des Américains pour l’humanité ! Tout le monde sait que les trois quarts des Jingos limitent chez eux le nombre des naissances de la manière qui leur plaît le mieux.

Je le répète, nous avons en ce moment du mépris pour les Américains. Nous les méprisons, parce que, à part l’iniquité de leur intervention armée à Cuba, où ils n’avaient absolument rien à voir, leurs récentes victoires rouvrent chez nous des plaies toujours saignantes, parce qu’elles nous rappellent le triomphe des Teutons sur notre vieille mère patrie écrasée par le nombre en 1870, parce qu’elles nous font songer qu’au moment où le France râlait sous le genou de ses vainqueurs, les États-Unis, oubliant qu’ils lui devaient leur indépendance, la firent outrager par le président Grant dans un message où celui-ci avait versé tout le fiel que peut épancher un peuple nourrissant la plus noire des ingratitudes.

À propos du message injurieux de Grant, voici quelques vers de Victor Hugo, qui ont bien leur place ici :


Toi dont le gibet jette au monde qui commence,
Comme au monde qui va finir, une ombre immense,
John Brown, …………………………………………
Spectre, défais le nœud de ton cou, viens, ô juste,

Viens, et fouette cet homme avec ta corde auguste !
C’est grâce à lui qu’un jour l’Histoire en deuil dira :
— La France secourut l’Amérique, et tira
L’épée, et prodigua tout pour sa délivrance,
Et, peuples, l’Amérique a poignardé la France ! —


Albert Delpit n’a pas flagellé avec moins de vigueur et d’indignation le peuple américain applaudissant à l’écrasement de la France :


Nous oublions trop vite. Un peuple triomphant
Nous devait tout : c’était à moitié notre enfant.
……………………………………………………
Eh bien ! ce peuple fort, riche, heureux et puissant,
Aurait pu, dédaigneux de sa dette de sang,
À la France vaincue et roulant de son trône
Envoyer sa pitié, du moins, comme une aumône !
Car nous ne demandions ni troupes ni vaisseaux.
Le Yankee aurait pu, sans rompre les faisceaux
De ses fusils, aider la France moribonde
Avec un mot jeté de l’autre bout du monde.
C’était trop, paraît-il. Le Yankee a fait mieux,
Et de l’immensité des vagues et des cieux,
Nous vîmes, un matin, échouer au rivage
L’ignominieux cri de sa haine sauvage.


Non, l’aigle américain n’a pas aujourd’hui notre sympathie, encore moins notre amour. Notre amour ! nous le donnons à l’Espagne. Nous l’aimons, parce qu’elle a sucé l’héroisme et la passion du beau et de la liberté à la mamelle qui versa son lait pur et fécond aux lèvres de la vieille France ; nous l’aimons comme nous aimons la sœur de notre mère ; nous la vénérons pour sa beauté et pour sa grandeur.

La beauté de l’Espagne est merveilleuse, et nul pays ne possède un ciel plus serein, un sol plus verdoyant, des ondes plus limpides, des montagnes plus altières, des monuments plus fastueux, des femmes plus séduisantes.

L’Espagne a toujours exercé un charme fascinateur sur l’esprit des écrivains, et Corneille, Byron, Hugo, Musset, Gautier, Longfellow et Taine y ont puisé des inspirations vraiment dignes de ses plages enchanteresses. Non, aucune contrée n’est captivante comme l’Espagne avec ses légendes, ses romanceros, ses sérénades, ses patios, ses alcazars, ses escurials et ses alhambras, que la Poésie semble avoir dorés des rayons de ses ailes éblouissantes.

La grandeur de la vieille Hispanie est incomparable aussi. Ses soldats dominent les guerriers de la plupart des autres peuples comme le Pic du Midi est au-dessus des monts qui l’environnent, et voici ce qu’un grand poète a écrit à propos du Cid, qu’il compare au sommet le plus élevé des Espagnes :


Quand le voyageur sort d’Oyarzun, il s’étonne,
Il regarde, il ne voit, sous le ciel noir qui tonne,
Que le mont d’Oyarzun, médiocre et pelé.
— Mais ce Pic du Midi, dont on m’avait parlé,
Où donc est-il ? Ce Pic, le plus haut des Espagnes,
N’existe point. S’il m’est caché par ces montagnes,
Il n’est pas grand. Un peu d’ombre l’anéantit. —
Cela dit, il s’en va, point fâché, lui petit,
Que ce mont qu’on disait si haut ne soit qu’un rêve.
Il marche, la nuit vient, puis l’aurore se lève.
Le voyageur repart, son bâton à la main,
Et songe, et va disant tout le long du chemin :
— Bah ! s’il existe un Pic du Midi, que je meure !
La montagne Oyarzun est belle, à la bonne heure ! —
Laissant derrière lui hameaux, clochers et tours,
Villes et bois, il marche un jour, deux jours, trois jours.
— Le genre humain dirait trois siècles : — il s’enfonce
Dans la lande, à travers la bruyère et la ronce.
Enfin, par hasard, las, inattentif, distrait,
Il se tourne, et, voici qu’à ses yeux reparaît
La plaine dont il sort et qu’il a traversée,
L’église et la forêt, le puits et le gazon.
Soudain, presque tremblant, là-bas, sur l’horizon,

Que le soir teint, de pourpre et le matin d’opale,
Dans un éloignement mystérieux et pâle,
Au delà de la ville et du fleuve, au-dessus
D’un tas de petits monts sous la brume aperçus,
Où se perd Oyarzun avec sa butte informe,
Il voit dans la nuée une figure énorme ;
Un mont blême et terrible emplit le fond des cieux ;
Un pignon de l’abîme, un bloc prodigieux
Se dresse, aux lieux profonds mêlant les lieux sublimes ;
Sombre apparition de gouffres et de cimes,
Il est là ; le regard croit, sous son porche obscur,
Voir le nœud monstrueux de l’ombre et de l’azur,
Et son faîte est un toit sans brouillard et sans voile
Où ne peut se poser d’autre oiseau que l’étoile ;
C’est le Pic du Midi.
L’Histoire voit le Cid.


Ce que le grand poète dit du Cid, on peut le dire d’une foule de héros espagnols, qui dominent les fronts les plus altiers, et, quand on compare ce que les Américains appellent leurs grands hommes avec les gloires nationales de la vieille Hispanie, l’on ne peut réprimer chez soi un sourire de pitié.

Aussi, l’Espagne a mis dans ses annales artistiques et guerrières des noms qui verseront éternellement sur le monde un éclat incomparable. Elle a eu les plus grands poètes, les plus grands musiciens, les plus grands peintres, les plus grands architectes, les plus grands guerriers, les plus grands découvreurs, et Cervantes, Caldéron, Velasquez, Zurbaran, Murillo, Ribéra, Goya, Herrera, Ruy Diaz de Bivar, Pélage, Colomb, Cortez et Pizarre sont dans la forêt des hommes des cimes qu’aucun arbre n’a jamais surpassés en hauteur et en fécondité.

Les Espagnols sont véritablement un peuple de héros, et rien ne peut être comparé à la noble fierté qui rayonne à leur front. Parlant de cette fierté, un grand écrivain italien, Edmundo de Amicis, a dit :

Il ne peut y avoir eu au monde un peuple plus fier de son histoire que le peuple espagnol. C’est incroyable : le gamin qui cire vos chaussures, le portefaix qui se charge de votre valise, le mendiant qui vous demande l’aumône, lèvent la tête et ont des éclairs dans les yeux aux noms de Charles-Quint, de Philippe II, de Fernand Cortez, de Don Juan d’Autriche, comme si c’étaient des héros de leurs temps et qu’il les eussent vus la veille entrer en triomphe dans la ville. On prononce, à Madrid, le mot Espana du même ton dont les Romains devaient prononcer Roma aux temps les plus glorieux de la République.

Et le même écrivain, après avoir apprécié les grands génies artistiques de l’Espagne, a écrit :

C’est un concours de miracles d’art, au milieu duquel votre âme vacille comme une flamme agitée par mille souffles, et votre cœur se gonfle d’orgueil pour la puissance du génie humain.

Le peuple espagnol n’a nullement dégénéré ; ce qu’il était il y a trois cents ans, il l’est encore, et la civilisation de nos jours, avec ses agiotages et ses raffinements de toute sorte, ne l’a énervé en aucune façon. Il est toujours robuste, toujours vaillant, toujours chevaleresque. Passionné pour les choses qui l’emportent vers l’idéal, il a gardé ses traditions et ses croyances avec une fermeté dont l’Histoire n’a jamais donné un plus imposant exemple.

Les descendants du Cid n’ont absolument rien perdu de leur valeur guerrière, et le spectacle qu’ils donnent au monde d’un peuple de quinze millions luttant contre une nation qui en compte soixante et dix frappe même leurs adversaires d’une admiration sans bornes. Malheureusement, les Espagnols, comptant trop sur leur bravoure, ont négligé de se renseigner sur les perfectionnements que la science des massacreurs d’hommes a apportés récemment chez les autres grandes puissances. La résultante de cette négligence sera indubitablement la victoire des champions du matérialisme américain ; mais la défaite des Espagnols n’amoindrira aucunement le prestige dont ils ont toujours joui comme guerriers, et elle laissera à l’horizon du siècle expirant des rayons dont rien ne pourra ternir le fulgurant éclat.

En attendant que la douce voix de la paix remplace les bruits terrifiants de la guerre, nous formons les vœux les plus ardents pour la noble sœur de la France, et nous faisons retentir, sur les bords du Saint-Laurent, ce cri, où vibre tout notre cœur : Viva Espana !

Québec, juin 1898.