À propos de la guerre hispano-américaine/À sa Majesté Marie-Christine

À SA MAJESTÉ

MARIE-CHRISTINE

Reine Régente d’Espagne





Vous avez pris des mains d’un auguste mourant
— Qui vous avait choisie, un jour, pour sa compagne
Et qui de ses sujets fut le doux conquérant —
Le sceptre altier sous qui bat le cœur de l’Espagne.


Vous l’avez recueilli pour votre jeune enfant.
C’était un legs bien lourd, ô grande et noble veuve !
Aussi, devant la croix avez-vous bien souvent
Déposé ce fardeau, subi comme une épreuve.

Bien souvent, à genoux au pied du crucifix,
Dans votre Escurial que la gloire environne,
Vous demandiez au roi des rois que votre fils
Fût digne de porter le sceptre et la couronne.

Et pour lui vous faisiez maint rêve ambitieux ;
Vous le voyiez bientôt régner seul sur l’Empire,
Entouré du rayon qui ceint le front des dieux,
Et partout acclamé par un peuple en délire.


Mais, tandis que, les yeux fixés sur l’enfant-roi,
Vous caressiez, un jour, quelque rose chimère,
Ô reine, vous avez soudain frémi d’effroi,
Senti l’angoisse entrer dans votre cœur de mère.

À travers l’Océan une brise venait
De vous jeter des bruits dont l’écho nous désole :
Le vautour de la guerre à ce moment planait
Sur un coin isolé de la terre espagnole.

Vous avez tressailli d’un douloureux émoi,
Mais votre front n’a pas fléchi sous la couronne ;
Et, l’âme retrempée aux ondes de la foi,
Vous êtes demeurée aussi ferme que bonne.


En face des Cortès, humble et fîère à la fois,
Demandant au pays un nouveau sacrifice,
Vous avez fait parler bien haut par votre voix
La vérité, le droit, l’honneur et la justice !

À votre appel, les fils du Cid Campéador,
Qui fauchait de son fer les Maures comme une herbe,
Se sont groupés autour de la bannière d’or
Qui fit sous tous les cieux flotter son pli superbe.

Et ces vaillants déjà versent à flots leur sang
Pour défendre l’honneur de la vieille Ibérie,
Pour conserver intact le sol éblouissant
Dont l’immortel Colomb a doté leur patrie.


Et quel envahisseur combat ces cœurs d’acier ?
Un peuple adolescent, qui partout se déploie,
Un vautour qui se dit un aigle, — un carnassier
Qu’on voit depuis longtemps en quête d’une proie.

Les hommes contre qui l’Espagne doit lutter
Sont tout-puissants par l’or dont leur Trésor s’encombre,
D’autant plus dangereux et plus à redouter
Qu’à l’exemple des loups ils n’attaquent qu’en nombre.

Le dieu Dollar, voilà le dieu qu’ils vont prier,
Et des sacs tout gonflés d’écus sont leurs oracles.
Tous les jours dans le temple ils vont s’agenouiller,
Et l’idole accomplit tous les jours des miracles.


Ils rêvent d’égaler les vieux peuples guerriers.
Des choses de l’esprit ils méprisent l’étude,
Et cultivent le dol en guise des lauriers.
Mais rien ne croît chez eux comme l’ingratitude.

Des plus grands bienfaiteurs perdant le souvenir,
Ils ont vite oublié dans leur âme distraite
Qu’ils devaient à jamais proclamer et bénir
Le nom de Rochambeau, le nom de La Fayette.

Et quand la France, en proie aux Teutons triomphants,
Les yeux rougis de pleurs, voyait sombrer son astre,
Ils crachèrent l’outrage à ses nobles enfants,
Et battirent des mains devant un tel désastre.


Désirant, jurent-ils, servir l’humanité,
Contre des assiégés sans reproche et sans crainte
Ils arment des bandits, et cette lâcheté
Est faite, hélas ! au nom de la liberté sainte.

Et jadis, pour avoir une plus large part
De cette liberté qui leur était si chère,
Attaquant Albion, ces vainqueurs du hasard
Déchirèrent le sein pantelant de leur mère.

Et leurs boulets maudits meurtrissent le doux sol
D’une île sans rivale, à la plage fleurie,
Où reposent les os de ce grand Espagnol
Qui devait leur donner un monde pour patrie.


Et puis, ne reculant devant aucune horreur,
Peut-être oseront-ils raser le mausolée
Sous lequel dort en paix l’immortel découvreur
Des bords où flotte au vent la bannière étoilée.

Oh ! quelle différence entre ces assaillants
Et les vrais Espagnols défendant leur bannière !
Ceux-ci, toujours loyaux, généreux et vaillants,
Sont l’incarnation de la gloire guerrière !

Leur œil est quelquefois hautain, jamais moqueur ;
D’une fierté sans nom leur âme est toute pleine ;
La brise Liberté leur souffle dans le cœur,
Comme le vent de mai dans les fleurs de la plaine.


Grandis sous un soleil toujours resplendissant,
Ils sont les fils des monts, avoisinant les nues,
Où César a laissé pour toujours, en passant,
L’ombre des plis sanglants de ses aigles vaincues.

Ils sont les descendants de ces conquistadors
Qui, le cœur débordant d’une ardeur inouïe,
Assoiffés d’inconnu, cherchant de nouveaux bords,
Léguaient des continents à leur reine éblouie !

Leurs pères guerroyaient sous les drapeaux du Cid,
Et Vergara, Givrez, Mondragon-les-Tours-Noires,
Salinas, Zamora, Tortose, Almonacid,
Entre mille succès, rappellent leurs victoires !


Sept cents ans on les vit combattre sans repos
Des Maures triomphants les hordes forcenées ;
Aucun malheur ne put abattre ces héros,
Sereins, altiers et forts comme les Pyrénées !

Pour l’Église ils ont fait des travaux immortels,
Et sur ce même sol que le canon laboure
Souvent ils ont versé leur sang pour les autels,
Leur foi n’étant pas moins grande que leur bravoure !

Fougueux dans les combats, calmes dans les revers,
Nul ne les vit trembler, et César, Charlemagne,
Ces guerriers devant qui frissonnait l’univers,
Durent demander grâce aux soldats de l’Espagne.


Ils aimaient leur pays d’un amour effréné.
Nul n’a conquis leurs monts dressant au ciel leurs cimes ;
Et le grand Bonaparte, invincible obstiné,
Vainement terrassa ces insensés sublimes.

Au sein de la mêlée ils rugissaient parfois,
Et, comme les lions, ils avaient des repaires.
Aujourd’hui l’on entend encor tonner leur voix,
Car dans les fils toujours ont survécu les pères.

Oui, les guerriers anciens vivent dans les nouveaux,
Qui sentent qu’un sang pur a gonflé leur artère ;
Et tenter d’asservir ce peuple de héros,
Ce serait essayer de dompter le tonnerre.


Et, quel que soit le sort qui plane sur le front
Des braves défendant aujourd’hui leur domaine,
Les fils de Ruy Diaz toujours apparaîtront
Plus nobles et plus grands que les vengeurs du Maine.

Mais à quoi bon vouloir comparer ces soldats
Avec les combattants que l’Amérique enfante ?
À quoi bon rappeler leurs glorieux combats ?
L’Amérique a Bull Run, et l’Espagne, Lépante.

Et quand même l’argent remplacerait l’honneur,
Que les lourds millions tiendraient lieu de génie,
Que le nombre serait tôt ou tard le vainqueur,
L’Hispanie à jamais restera l’Hispanie !


Non, rien n’abaissera l’étendard espagnol,
Qui bien souvent sortit plus brillant d’un naufrage,
Et qui sur le ciel semble au poète un long vol
De dévoûment, de foi, d’audace et de courage !

Et puis, ceux qui comptaient qu’en ravissant Cuba
Ils allaient ajouter — illusion étrange —
Une étoile au drapeau sous qui Lincoln tomba,
Auront souillé ses plis d’une tache de fange.

Cette fange l’aura pour toujours maculé ;
Et, tandis qu’on verra sous la tache profonde
Pâlir les astres d’or dont il est constellé,
Les couleurs de l’Espagne éblouiront le monde.


Et bien haut, au-dessus des noirs événements,
Au-dessus des combats, au-dessus des armées,
Au-dessus des remparts et des flots écumants
Enveloppés encor de sinistres fumées,

Au-dessus des obus et des mares de sang,
Au-dessus des clameurs farouches de la haine,
Brillera pour toujours un nom resplendissant,
Et ce sera le vôtre, auguste souveraine !



Québec, 1er juillet 1898.

Imp. L. BROUSSEAU