À outrage secret, vengeance secrète

À OUTRAGE SECRET
VENGEANCE SECRÈTE

(A SECRETO AGRAVIO SECRETA VENGANZA.)



NOTICE.


En terminant ce drame, Calderon annonce qu’il est historique. On en retrouverait sans doute le fond dans quelqu’une de ces nombreuses chroniques qui furent publiées en Portugal et en Espagne vers la fin du seizième siècle ; mais, malgré nos recherches, nous n’avons pu découvrir cette tradition. Il nous est du moins facile, grâces à quelques détails du poète, de fixer d’une manière certaine l’époque et la date de l’action. Les deux premières journées du drame se passent dans le courant du mois de juin 1578, et la troisième journée dans la nuit du 23 au 24 de ce même mois, veille de l’embarquement du roi don Sébastien pour l’Afrique. — Ce que dit Calderon de l’empressement de la multitude à voir le départ de l’armée portugaise est conforme à l’histoire.

Il s’agit cette fois encore de la vengeance d’un mari outragé. Au seul titre de cette pièce on songe involontairement a Othello, et l’on est tenté au premier abord de comparer ensemble les œuvres des deux poètes. Bien que pour l’invention, le mouvement et la variété de l’intrigue, la comparaison ne dût pas être défavorable au poète méridional, nous protestons cependant contre le rapprochement de deux ouvrages qui procèdent d’idées tout-à-fait différentes.

Othello, c’est l’amour ardent et passionné, la jalousie crédule avec ses tourmens et ses fureurs. — A secreto agravio, c’est l’honneur, l’honneur espagnol ou portugais, susceptible, hautain, implacable.

L’avantage que Shakspeare aurait sur son rival consisterait principalement, selon nous, dans le choix plus heureux de son sujet.

Ce n’est pas que le sentiment de l’honneur repose sur des principes moins élevés, moins nobles, moins purs, que ceux desquels dérive le sentiment de l’amour et de la jalousie. L’homme étant destiné à vivre parmi ses semblables, il est beau à lui de vouloir obtenir leur estime. Mais comme l’opinion, qui distribue la louange ou le blâme, se modifie incessamment selon les temps et les pays, le sentiment de l’honneur, qu’elle dirige et domine, se modifie incessamment aussi d’après elle. Aujourd’hui il est juste et droit à son exemple ; le lendemain il s’égare et se corrompt, parce qu’elle s’est égarée et corrompue ; et alors, pour lui complaire, il s’emporte à des actes qui, approuvés dans une civilisation particulière, peuvent être avec raison condamnés dans une autre… Il suit de là que le poète qui s’est inspiré du mobile sentiment de l’honneur, s’expose tôt ou tard à n’être pas aussi universellement compris et goûté que celui qui a demandé ses inspirations aux sentimens naturels de l’amour et de la jalousie.

Après avoir fait la part du sujet, si maintenant on voulait poser le génie que les deux grands poètes ont dépensé dans leur ouvrage, même à nous en tenir aux principaux caractères de leurs drames, on verrait que le protagoniste de la pièce de Calderon a été conçu avec autant d’art, de force et de logique que le héros de l’admirable chef-d’œuvre de Shakspeare.

Deux mots seulement sur Othello. — Le fougueux Othello, aimé de Desdémone qu’il adore, l’enlève de la maison paternelle pour l’épouser. — Abusé par les suggestions d’Iago, la jalousie se réveille en son cœur et l’envahit peu à peu tout entier. — Puis, après son crime, quand il reconnaît qu’il a détruit « une perle d’innocence », désespéré, il se tue lui-même, comme pour punir un infâme assassin.

Le héros de Calderon, le Portugais don Lope d’Almeyda, est, lui aussi, un brave et vaillant soldat comme Othello, mais calme, posé, réfléchi. Il a combattu dans les Indes où, sans doute, il a commis sa part des cruautés de la conquête ; mais, à ses yeux, il a décoré d’une nouvelle gloire le nom illustre que lui ont légué ses ancêtres. Selon lui, ainsi qu’il le proclame au début de la pièce, nul homme ici-bas ne peut se dire heureux, si ce n’est celui qui maintient son honneur sain et sauf. — Don Lope, ainsi annoncé, se marie ; il épouse en Castille, par procuration, une femme qu’il ne connaît pas, mais dont on lui a vanté la beauté et le mérite. — Bientôt il s’aperçoit qu’un cavalier castillan rôde sans cesse dans sa rue, devant sa maison. Puis, ayant consulté sa femme sur ses projets guerriers, celle-ci lui a conseillé de suivre le roi, de partir. Puis, un soir, en rentrant chez lui, il trouve un étranger, le même étranger dont l’assiduité l’importune, caché dans sa chambre. Au lieu d’éclater, il le congédie gravement et poliment ; il dissimule ses soupçons afin de ne pas compromettre son honneur. — À quelque temps de là, des avis lui arrivent, adroitement donnés par un ami dont il est sûr, et il a lieu de penser que le roi et le public sont instruits de sa disgrâce… Que fera-t-il ? Il considère le monde, et il voit que ce monde inique flétrit les uns pour les fautes des autres, que l’inconduite de la femme déshonore le mari… Ah ! sans doute il y a là un préjugé barbare ; mais lui, seul et faible, il ne peut pas réformer la société ; il ne peut, il ne doit que lui obéir. Donc il vengera d’une manière éclatante son honneur outragé. — Mais un accident survient qui l’oblige à renoncer à ce dessein. Don Lope a un ami qui est insulté de nouveau à propos d’une offense qu’il a jadis châtiée publiquement. Apprenant par cet exemple que la publicité donnée à la vengeance ne sert qu’à confirmer l’affront, il résout dès lors une vengeance secrète et l’accomplit. — Et quand il a satisfait ainsi à son honneur, don Lope ne se tue pas, parce qu’il sait qu’il ne s’appartient pas ; il part, il va combattre les ennemis de la religion, il va mourir pour Dieu et l’honneur.

Il n’y a pas, malheureusement, dans A secreto agravio un Iago et une Desdémone ; mais les autres personnages de ce drame sont bien peints et groupés avec habileté autour du personnage principal. — Don Juan, si énergique et si délicat, et si soigneux de la réputation de son hôte, est bien l’ami qu’il fallait donner à don Lope. Don Louis de Benavidès, qui déteste en don Lope le Portugais et le possesseur de sa maîtresse, est plein de vérité. Doña Léonor la Castillane, qui aime toujours l’amant qu’elle croit mort, et qui le retrouvant n’a pas le pouvoir de lui résister, mérite encore, malgré sa faute, un certain intérêt. — Remarquons en passant que, chaque fois qu’il a traité un sujet analogue, dans le Médecin de son honneur (el Medico de su honra), et dans le Peintre de son déshonneur (el Pintor de su deshonra), comme dans A secreto agravio, Calderon a eu le bon esprit d’établir entre l’amant et l’épouse une liaison préexistante au mariage.

Quoique le caractère du roi don Sebastien ne soit ici qu’accessoire, Calderon l’a esquissé avec beaucoup de fidélité. C’est bien là le prince administrateur infatigable, le capitaine aventureux qui s’était proposé Alexandre pour modèle. Rien de plus conséquent que l’admiration qu’il donne à la conduite de don Lope : il appartenait à un prince qui, né avec des passions violentes, était demeuré chaste toute sa vie, d’applaudir à la vengeance d’un mari outragé.

On sera choqué probablement de la douleur que montre don Lope sur la perte de la femme qu’il vient d’assassiner. Mais d’abord, il nous semble à nous que cette douleur n’est pas complètement jouée. Ensuite le peuple auquel s’adressait notre poète devait aimer dans cette hypocrisie, tout sincère qu’il était, l’empire de la volonté sur le sentiment et une sorte d’hommage à l’honneur. Au reste, ce qu’il y a de curieux, c’est que dans la plupart de ses Autos Calderon prêche le mépris de cet honneur auquel il a consacré ses drames profanes ; et Lope de Vega, qui s’en était inspiré également, a écrit contre lui ces paroles éloquentes : « Honneur ! honneur ! maudit sois-tu. Détestable invention des hommes, tu renverses les lois de la nature ! Malheur sur celui qui t’inventa ! » Mais quand les deux grands poètes se révoltaient ainsi contre l’honneur, ils cessaient d’être Espagnols, ils étaient seulement chrétiens.



À OUTRAGE SECRET
VENGEANCE SECRÈTE

PERSONNAGES
le roi don sébastien.
don lope d’almeyda.
don juan de silva.
don louis de benavidès.
don bernard.
le duc de bragance.
doña léonor, dame.
syrène, suivante.
manrique, valet.
celio, autre valet.
un batelier.
deux soldats.
cortège.
La scène se passe à Lisbonne et dans les environs.



JOURNÉE PREMIÈRE.


Scène I.

La place du palais.
Entrent LE ROI DON SÉBASTIEN, DON LOPE D’ALMEYDA, MANRIQUE, et le Cortège.
don lope.

Une autre fois déjà, grand roi et noble seigneur, je vous ai demandé cette autorisation, et vous avez eu pour bon mon mariage ; mais moi, qui vis toujours attentif à vous soumettre mon sort et mes pensées, je viens vous rendre compte de mon choix, et vous supplier que je puisse, avec votre agrément, suspendre enfin mes armes, renoncer aux travaux de Mars pour les loisirs de la paix, à la gloire pour l’amour. Je vous ai servi de mon mieux, sire, et je sollicite de vous cette faveur pour ma récompense dernière. Si votre bonté me l’accorde, j’irai aujourd’hui au-devant de mon épouse bien-aimée.

le roi.

Je désire tout ce qui peut vous être agréable ; je souhaite l’augmentation de votre bonheur, et me réjouis par conséquent de votre mariage. Si je n’étais absorbé par les soins qu’exige la guerre que je vais porter en Afrique, je vous aurais servi de parrain[1].

don lope.

Puisse le laurier divin qui couronne votre front durer éternellement !

le roi.

Comptez à jamais sur mon estime.

Le roi se retire suivi du cortège.
manrique.

Vous devez être content à cette heure ?

don lope.

Oui, rien n’égale mon bonheur et ma joie. — Que ne puis-je voler !

manrique.

Comme le vent, n’est-il pas vrai ?

don lope.

Non, l’air est un élément paresseux et tardif ; ce ne sont pas ses ailes que j’envie, je voudrais avoir les ailes, les ailes de feu de l’Amour.

manrique.

Afin que je n’en ignore, dites-moi donc le motif d’un pareil empressement.

don lope.

Tu le sais, mon mariage.

manrique.

Quoi ! seigneur, ne considérez-vous pas qu’il y a là de quoi effrayer le monde, qu’un homme ait tant hâte d’aller se marier ? Si aujourd’hui, parce que vous voulez vous marier, vous vous plaignez même du vent, que ferez-vous donc quand vous voudrez devenir veuf ?


Entre DON JUAN DE SILVA, pauvrement vêtu.
don juan, à part.

En quel état différent je me flattais de revenir vers toi, ô ma chère patrie, en ce malheureux jour où je te fis mes adieux !… Je regrette maintenant d’avoir porté mes pas sur ton sol ; car il est toujours mieux pour un infortuné de vivre en un pays où il n’est pas connu… Il y a du monde ici. Il ne convient pas qu’on me voie en ce misérable équipage.

Il s’éloigne.
don lope, à part.

En croirai-je mes yeux ? est-ce la vérité ou bien une illusion ? (Appelant.) Attendez ! don Juan !

don juan.

Don Lope !

don lope, courant vers don Juan.

Je doutais d’un si grand bonheur, et j’ai suspendu mon embrassade.

don juan.

De grâce, arrêtez !… Je dois me défendre de vos caresses… mon ami ! ô don Lope ! un homme aussi pauvre que moi n’a pas le droit d’appuyer sa poitrine contre le sein d’un homme aussi riche.

don lope.

Il est mal à vous, don Juan, de parler de la sorte ; car si la fortune donne les biens d’ici-bas, le ciel seul peut donner un ami tel que vous… Et qu’est-ce que la fortune en comparaison du ciel ?

don juan.

Quoique vos généreuses paroles me raniment, je suis accablé de tant de maux !… Hélas ! il faut que mes malheurs soient bien grands pour surpasser encore ma pauvreté… Afin que mes chagrins obtiennent quelque adoucissement, — s’il est possible qu’il y ait de l’adoucissement pour de pareils chagrins, — écoutez-moi, don Lope, avec attention. — À la fameuse conquête de ces Indes qui sont à la fois le tombeau de la nuit et le berceau du soleil, nous sommes partis ensemble liés par une telle amitié que c’était en deux corps un seul cœur et une seule âme. L’ambition de la gloire, bien plutôt qu’un vain désir d’acquérir des richesses, nous inspira l’audace d’aborder ce pays lointain, à l’existence duquel on n’avait pas cru jusqu’à nos jours. La noblesse portugaise, se confiant à la fortune, entreprit une navigation qui sera dans l’avenir bien autrement célèbre que la navigation fabuleuse de Jason. Mais je laisse le soin de cet éloge à une voix plus capable que la mienne de conter les hauts faits de cette héroïque nation. Le grand Louis de Camoëns a écrit avec la plume ce qu’il avait accompli avec l’épée, et il a montré autant de génie dans son poème qu’il avait montré de valeur dans ses exploits. — Lorsque la mort de votre père vous rappela ici, vaillant don Lope, je demeurai là-bas. Vous savez de quelle estime je jouissais alors auprès de mes amis… que j’ai perdus aujourd’hui. Cette idée ajoute à ma peine ; mais non, elle est la seule consolation qui me reste… Voyez si je suis malheureux et si le sort me persécute injustement, puisque je ne lui en ai donné aucun sujet, aucun prétexte. — Il y avait à Goa une dame, laquelle était fille d’un homme qui avait amassé de grands biens dans le commerce. Quoique d’ordinaire la beauté et l’esprit ne se rencontrent pas réunis, elle était belle et spirituelle. Je lui rendis des soins et j’eus la joie d’être par elle distingué. Mais qui gagne au jeu en commençant qui ne finisse par perdre à la fin ? qui a d’abord été si heureux qu’il n’ait pas décliné ensuite ? Et n’en est-il pas de l’amour comme du bonheur et du jeu ?… Don Manuel de Souza, le fils du gouverneur Manuel de Souza, homme d’ailleurs plein de courage, de mérite et de talent (car si je lui ai ôté la vie, ce n’est pas une raison pour que je lui ôte aussi l’honneur), don Manuel s’était épris de la même dame et passait publiquement à Goa pour mon rival. Sa prétention m’inquiétait peu ; au contraire, favorisé comme je l’étais, le dédain qu’on lui témoignait me faisait mieux sentir mon bonheur. Un jour que le soleil s’était levé à l’orient encore plus beau que de coutume, Violante, — ainsi se nommait cette dame, — sortit de chez elle… Plût à Dieu que ce soleil eût été enseveli dans une nuit profonde, ou que Violante n’eût pas quitté sa maison ! mais il suffisait que j’eusse désiré que l’un ou l’autre ne sortît pas, pour qu’ils sortissent tous les deux !… Entourée de ses valets, elle se rendit vers le port, où l’arrivée d’un vaisseau avait attiré une foule nombreuse… Ce fut la cause de mes disgrâces… Nous étions, mon rival et moi, dans un attroupement composé de militaires et de nos amis communs, lorsqu’elle passa devant nous. Elle allait si gracieuse, que sa vue lui gagna tous les cœurs ; sa démarche légère enchanta et charma tous ceux qui la regardaient. Un capitaine dit : « Quelle belle femme ! » — À quoi don Manuel répondit : « Et le caractère est à l’avenant. — Est-ce qu’elle serait cruelle ? demanda l’autre. — Ce n’est pas pour cela que je le dis, répliqua-t-il ; mais parce qu’en sa qualité de belle elle a choisi le pire. » — Alors moi je dis : « Personne n’a obtenu ses faveurs, parce qu’il n’y a personne qui les mérite ; et s’il y a quelqu’un qui les mérite, c’est moi ! — Vous mentez ! dit-il… » — Je ne puis achever ; ma voix se trouble, ma langue se glace, un froid mortel parcourt mon corps et me saisit au cœur ; ma vive douleur se réveille qui me rappelle et me répète cette injure… Ô tyrannique préjugé !… Ô vile et méprisable loi du monde !… Pourquoi faut-il que quelques paroles insensées puissent souiller l’honneur le mieux acquis, — acquis à si grand’peine ? Pourquoi un seul mot jeté en l’air peut-il atteindre et détruire la réputation d’un homme honorable ?… Comment, puisque l’honneur est un diamant, un souffle peut-il le consumer ? Comment, lorsque son éclat est plus pur que celui du soleil, un souffle peut-il le ternir, de même que le soleil est terni par un nuage ?… Mais, entraîné par la passion, je m’écarte de mon récit ; pardonnez, j’y reviens. — À peine don Manuel eut-il prononcé ce démenti, que mon épée rapide passa du fourreau dans sa poitrine. On n’eut pas le temps de m’arrêter ; le châtiment suivit l’insulte comme la foudre suit le tonnerre. Il tomba à terre sanglant et mort. Moi aussitôt je me réfugiai dans une église qui avait été fondée en ce pays par des religieux de l’ordre de saint François. Comme le père de don Manuel était le gouverneur de la ville, je fus obligé de m’y cacher. Je demeurai trois jours, rempli de crainte et de terreur, enseveli vivant dans ce sépulcre. Au bout de ces trois jours, le capitaine du navire qui était venu à Goa et qui devait retourner à Lisbonne, ayant daigné m’offrir de me recevoir dans son vaisseau, je parvins à m’échapper à la faveur des ombres de la nuit. Je suis resté au fond de ce vaisseau tout le temps de la traversée… — Ah ! don Lope, pourquoi l’opinion publique note-t-elle d’infamie l’homme qui souffre un affront ? ou pourquoi du moins ne l’excuse-t-elle pas quand il s’en venge ? N’y a-t-il pas une folle contradiction à le punir en même temps et de l’outrage qu’il endure et de la vengeance qu’il en tire ?… — Je suis arrivé aujourd’hui à Lisbonne ; mais si mal vêtu, si pauvre, que je n’osais y entrer… — Telles sont mes aventures. Je cesse de m’en plaindre désormais ; je suis même tenté de m’en réjouir, puisque je leur dois de vous revoir… Je vous serre dans mes bras mille et mille fois et bien tendrement, si un homme aussi infortuné est digne encore, illustre don Lope d’Almeyda, de cette grâce, de cet honneur !

don lope.

J’ai écouté votre histoire avec l’attention qu’elle mérite, don Juan de Silva, et tout bien considéré, j’estime qu’il n’y a pas une âme qui vive, quelque délicate et subtile qu’elle soit, qui puisse trouver en vous la moindre chose à reprendre. Quoi homme n’est pas soumis, dès sa naissance, à l’inclémence du temps et aux rigueurs de la fortune ? quel homme est libre d’empêcher qu’une langue ennemie ne lance sur lui son venin ?… Non, personne ici-bas ne peut s’appeler heureux, si ce n’est celui qui sort d’affaire ainsi que vous, après avoir châtié un insolent et en conservant son honneur sain et sauf. Donc, mon cher don Juan, ne vous affligez plus ; que ces noires pensées et ces sombres souvenirs cessent enfin d’obscurcir le lustre de votre antique honneur, et qu’on voie aujourd’hui en notre amitié la vertu de ces plantes qui, chacune séparément, sont un poison funeste ; mais qui, mêlées ensemble, se corrigent et se neutralisent de telle sorte qu’elles deviennent alors un breuvage salutaire. Vous avez du chagrin… moi j’ai de la joie ; mettons en commun nos sentimens, tempérons votre tristesse par mon contentement, mon plaisir par votre peine ; arrangeons-nous si bien que le chagrin ou la joie ne puisse tuer aucun de nous[2]… Je me suis marié en Castille par procuration, je dirais avec la femme la plus belle, si la beauté n’était pas la moindre qualité que l’on doive chercher en celle que l’on prend pour épouse ; mais avec la femme la plus noble, la plus riche, la plus sage et la plus vertueuse ; vous ne sauriez rien imaginer d’aussi accompli ; elle se nomme doña Léonor de Mendoza. Mon oncle, don Bernard, doit arriver aujourd’hui avec elle au village qu’on appelle Aldea-Gallega, où j’irai moi-même à sa rencontre, habillé comme pour une fête, ainsi que vous voyez. Elle est attendue là par une jolie barque galamment pavoisée, et qui sans doute accuse de lenteur les ailes légères du temps. Ce qui augmente mon bonheur, c’est de vous voir de retour, mon cher don Juan. Ne vous tourmentez pas, ne vous inquiétez pas d’être pauvre, je suis riche ; ma maison, ma table, mes chevaux, mes valets, ma vie, mon honneur, tout est à vous, mon ami. Consolez-vous, puisque la fortune vous laisse un ami véritable, puisqu’elle a été sans force contre vous, puisqu’elle ne vous a pas enlevé cette valeur qui vous soutient, ni cette âme qui vous anime, ni ce bras qui vous défend… Ne me répondez pas ; laissons là des complimens qui ne signifient rien entre amis. Venez, parlons ; je veux que vous soyez témoin de mon bonheur. Mon épouse doit entrer aujourd’hui à Lisbonne, elle est sans doute de l’autre côté. Nous ferons ces trois lieues de mer avec elle.

don juan.

Mais songez, don Lope, que mon équipement ne permet pas que je vous accompagne. Le monde ne juge pas les hommes sur leurs sentimens, il les juge sur leurs habits.

don lope.

Tant pis pour le monde qui ne considère pas que les broderies ne parent que le corps, que la parure de l’âme, c’est la noblesse, et qu’une âme noble vaut mieux qu’un corps couvert de broderies !… Venez avec moi, vous dis-je. — Et que mes soupirs enflent les voiles de notre vaisseau, si les soupirs de l’amour sont assez puissans pour cela !

Don Lope et don Juan sortent.
manrique.

Je vais prendre les devants avec une de ces barques qu’on nomme muletes, et j’irai plus vite qu’avec toutes les mules du monde[3]. J’annoncerai à ma nouvelle maîtresse l’arrivée de son mari, et j’en aurai sûrement une bonne étrenne ; car le premier jour des noces une femme ne refuse rien, par la raison qu’elle devient dame et qu’elle cesse d’être demoiselle[4].

Il sort.

Scène II.

Un terrain au pied d’une montagne.
Entrent DON BERNARD, DOÑA LÉONOR et SYRÈNE.
don bernard.

Reposez-vous, belle Léonor, au pied de cette montagne couronnée de fleurs, où le printemps a convoqué sa cour ; reposez-vous là quelques instans en attendant l’arrivée de don Lope, votre heureux époux, — et chassez loin de vous cette affliction. Je la conçois bien d’ailleurs, la vue du Portugal vous fait ressouvenir que vous avez quitté la Castille.

léonor.

Illustre don Bernard d’Almeyda, mon affliction, soyez-en persuadé, ne procède pas d’ingratitude… Je sens aussi vivement que je le dois l’honneur que mon sort m’a procuré… mais, vous le savez… il y a souvent des larmes qui viennent de la joie.

don bernard.

Vous vous excusez, madame, d’une manière si flatteuse, que, ne serait-ce que pour cette excuse, je vous serais reconnaissant de votre faute, si c’en est une de pleurer… Je vous laisse un moment, afin que vous soyez plus libre de vous distraire de cette mélancolie. Asseyez-vous là, vous serez à l’abri de cet ardent soleil. Que le ciel vous garde !

Il sort.
léonor.

Il s’en est allé, Syrène ?

syrène.

Oui, madame.

léonor.

Personne ne nous écoute ?

syrène.

Nous sommes seules.

léonor.

Alors que ma douleur s’échappe en liberté hors de mon sein ; que mes peines cruelles s’exhalent de mon âme qu’elles tuent, et que mes larmes éteignent, s’il est possible, le feu dévorant qui me consume.

syrène.

Que dites-vous là, madame ?

léonor.

Laisse-moi, Syrène.

syrène.

Songez au péril, à l’honneur.

léonor.

Comment ! toi qui connais mon chagrin, c’est toi qui me réprimandes de la sorte, c’est toi qui me reproches mes pleurs, c’est toi qui me conseilles de me taire !

syrène.

J’écoute votre inutile plainte, et…

léonor.

Ah ! Syrène, quand donc une plainte est-elle inutile ? Lorsqu’un oiseau timide, enlevé de son nid par une main impitoyable, a été renfermé dans la cage qui doit lui servir de prison, il se plaint en des chansons mélodieuses, et par là il allège l’ennui de sa captivité. De même ma plainte à moi me soulage.

syrène.

Fort bien ; mais qu’en espérez-vous ? que prétendez-vous désormais ? Don Louis est mort, et vous, vous voilà mariée !

léonor.

Ah ! Syrène, hélas ! dis plutôt, dis que je suis morte avec don Louis ; car si le destin m’a contrainte à ce mariage, tu m’y verras sans plaisir, sans joie, toujours triste, toujours sombre, et, pour ainsi dire, plutôt morte que mariée. Ce que j’ai aimé une fois, je puis le perdre ; mais l’oublier, je ne puis. Eh quoi ! l’oubli pourrait venir là où l’on a vu l’amour ! Non, non… une femme au cœur noble n’oubliera jamais ce qu’elle a aimé, ou elle n’a pas aimé, si elle oublie. Rappelle-toi tout ce que j’éprouvai quand je reçus la nouvelle de sa mort. Si depuis je me suis mariée, tu sais à quelles considérations, à quels ordres j’ai cédé… — Mais il faut, ma fierté me le commande, il faut que je prenne ici congé de mon amour… Ô mon amour ! séparons-nous ; vous m’avez accompagné un assez long espace, et vous ne pouvez me suivre jusqu’aux autels de l’honneur.


Entre MANRIQUE.
manrique.

Trois fois heureux, moi qui arrive ! vingt fois heureux, moi qui accours ! cent fois heureux, moi qui débarque le premier pour être le premier à baiser l’empreinte de ce pied sous lequel naissent des fleurs, comme s’il était le printemps de l’été. Et puisque me voilà, je baise de nouveau tout ce qu’il m’est permis de baiser sans offenser mon Dieu.

léonor.

Qui êtes-vous ?

manrique.

Le moindre des valets de mon maître, le seigneur don Lope, mais non pas le moindre parleur ; et je l’ai devancé pour vous annoncer qu’il venait.

léonor.

Il ne montre guère d’empressement… (Elle lui donne quelques pièces de monnaie.) Voilà pour votre peine… Et en quelle qualité servez-vous don Lope ?

manrique.

Est-ce qu’un homme qui a un caractère aussi gentil pourrait être autre chose que gentilhomme ?

léonor.

Vous, gentilhomme !

manrique.

Oui, madame, — de la gaieté. — Je suis le valet par excellence, le prototype des valets, propre à tout, bon à tout[5] : quand je garde la maison de mon maître, son majordome ; quand j’attends de lui quelque habit, son chambellan ; son maître d’hôtel, quand je prends pour moi le meilleur morceau ; son secrétaire peu discret, quand je confie ses secrets à nos voisins ; son écuyer intrépide, lorsque, pour ne pas aller à pied, je sors sur le cheval sous prétexte de le mener promener ; son intendant, quand je lui compte quelque chose ; son caissier, en même temps, quand je compte aux autres quelque chose de sa part[6] ; son chef d’office, quand je détourne par hasard une pièce d’argenterie ; son pourvoyeur, quand je fais danser l’anse du panier ; et enfin son cocher, quand je le conduis à ses amours. Et après, madame, permettez que je vous dise que je remplis toutes ces charges sans me plaindre, et que je me contente de murmurer pour chacune séparément.

léonor.

C’est bien.

Sur un geste de Léonor, Manrique s’éloigne. — Léonor et Syrène causent bas à l’écart.


Entrent DON BERNARD, DON LOUIS et CELIO.
don louis, à don Bernard.

Je suis marchand, et les diamans sont ma partie… On dit que les diamans sont des grains bruts que le soleil durcit, perfectionne et embellit de ses rayons au fond de la mine embrasée… Je passe de Lisbonne en Castille. J’ai aperçu dans le village voisin la merveille du ciel sous les traits d’une dame que vous accompagnez. Le bruit public m’a appris aussitôt que c’est une nouvelle mariée ou qu’elle va pour se marier. Comme ma marchandise n’est jamais mal venue des dames, et que tous les mariages commencent par des présens de parures et de joyaux, je voudrais vous montrer quelques-uns des miens, qui sont en vérité aussi brillans que des étoiles… pour voir si l’occasion elle désir me procureront quelque bénéfice, chemin faisant.

don bernard.

Vous avez eu là une bonne idée et vous êtes venu à propos. Cette dame est fort triste ; j’ai envie de lui offrir un bijou pour essayer de l’égayer un peu. Attendez-moi là, je vais d’abord la prévenir.

don louis.

Eh bien ! seigneur, en ce cas, veuillez, je vous prie, lui porter, comme une preuve de ma sincérité, ce diamant. Dès qu’elle l’aura vu. Je ne doute pas, seigneur, qu’elle ne vous permette de m’amener à ses pieds.

don bernard.

C’est une pierre rare… quelle belle eau ! quel éclat ! quels feux ! — Attendez, je reviens… (Il s’approche de Léonor.) Il arrive ici, divine Léonor, un marchand entre les mains duquel vous verrez des bijoux de prix et fort beaux. Je voudrais, si cela peut vous être agréable, vous en offrir quelques-uns, à votre choix. Voici un diamant qu’il m’a demandé de mettre sous vos yeux comme échantillon. Tenez, regardez-le.

Il lui donne le diamant.
léonor, à part.

Que vois-je ? Ciel !

don bernard.

Eh bien !

léonor, à part.

Je n’ose le croire.

don bernard.

Désirez-vous que je vous l’amène ?

léonor, à part.

Hélas ! ce diamant est le même que.. (À Syrène.) Dis-lui de venir, Syrène.

don bernard.

C’est moi qui irai, madame.

Il s’éloigne.
léonor.

Oh ! que l’amour me délivre de ce charme ! Ce diamant que tu vois, Syrène, est le même que je donnai autrefois à don Louis de Benavidès. Oui, ou mes larmes m’aveuglent, ou c’est le même. Il faut que je sache aujourd’hui par quelle suite d’accidens il est revenu en mes mains.

syrène.

Prenez garde, madame ; calmez-vous… les voici qui arrivent.

Don Louis devance don Bernard.
don bernard, à part.

Ce marchand est bien pressé de vendre. Ils sont tous les mêmes.

don louis, à Léonor.

C’est moi, madame…

léonor.

Âme de ma douleur ! réalisation de mes rêves !

syrène.

Prenez garde, madame, et taisez-vous. Je vois maintenant le motif de votre surprise.

Don Bernard s’approche.
don louis.

C’est moi, madame, qui profite de l’occasion que me présente la destinée, et qui espère trouver un placement que j’ai désiré si long-temps. Je porte avec moi les bijoux les plus beaux, les plus curieux. J’apporte entre autres une constance[7] dont vous serez contente, si je ne me trompe, car il me semble qu’elle ferait bien sur votre cœur… J’apporte aussi un amour en diamans. On dit ordinairement que l’amour est fragile ; j’ai composé celui-ci des pierres précieuses les plus dures, afin que le mien ne fût pas comme les autres… J’apporte de plus un cœur dans lequel il n’y a rien de faux ; et parmi ces bagues, il en est une de celles que l’on appelle souvenir… J’avais aussi un joyau formé d’une émeraude et d’un saphir ; mais on m’a volé en chemin l’émeraude, et l’on ne m’a laissé que le saphir, malheureusement. Et c’est pourquoi je me suis écrié dans mon chagrin : « Comment m’a-t-on enlevé l’espérance, et ne m’a-t-on laissé que la jalousie[8] ! » Si votre beauté y consent, je m’estimerai heureux de vous montrer ma constance, mon souvenir, mon cœur et mon amour.

don bernard.

Ce marchand a de l’esprit ; il joue sur le nom de ses bijoux afin d’engager à les voir.

léonor, à don Louis.

Bien que je ne doute pas que vos bijoux ne soient aussi curieux que vous le dites, vous êtes arrivé mal à propos pour me les montrer… J’aurais eu du plaisir à les voir, je l’avoue, si vous étiez venu plus tôt ; mais vous êtes venu trop tard… Que penserait-on de moi, si, lorsque je suis mariée et que j’attends mon noble époux, j’occupais ici, non pas ma tristesse, mais mon esprit, à contempler ce cœur, cet amour et cette constance ?… Je ne veux pas les voir, parce qu’il ne convient pas que j’aie l’air de déprécier vos joyaux à cause que vous me les avez montrés en un mauvais moment… Et reprenez votre diamant, quoique, je ne l’ignore pas, son éclat et sa pureté égalent l’éclat et la pureté du soleil… Ne m’accusez pas d’humeur ou de caprice ; n’accusez que vous-même, qui vous êtes présenté à moi si à contre-temps.

On entend du bruit dans l’éloignement.
manrique.

Voilà là-bas le seigneur don Lope, mon maître !

don louis, à part.

Hélas ! y a-t-il une disgrâce pareille à ma disgrâce, une douleur pareille a ma douleur ?

léonor, à part.

Ô sort funeste !… que ne puis-je me soustraire à une entrevue aussi cruelle !

manrique.

Mon maître s’approche.

don bernard.

Je vais à sa rencontre.

manrique.

Que chacun ici se taise. Je veux écouter de mes deux oreilles la première sottise qu’il dira ; car un prétendu à qui sa dame plaît et qui la voit face à face ne doit pas manquer de lui dire des sottises[9].

Il sort.
don louis, à Léonor.

Ô femme légère, oublieuse et changeante ! ô femme la plus femme des femmes ! que me répondrez-vous qui puisse justifier votre changement et votre oubli ?

léonor.

Que j’ai cru à votre mort, que j’ai pleuré sur vous, et qu’on m’a livrée à un autre. Mais je ne vous ai pas oublié pour cela. Et à présent que je vous retrouve, si je n’étais mariée, s’il m’était permis de disposer encore de moi, vous verriez si je suis si légère et si changeante !… je ne le connais pas, cet homme ; je l’ai épousé par procuration.

don louis.

À merveille !… mais ce n’est pas par procuration que vous avez désolé mon avenir, que vous m’avez enlevé l’âme, que vous m’avez donné la mort… Vous aviez raison de dire que vous m’avez cru mort ; j’étais absent, cela revient au même ! Bien souvent, lorsqu’un amant n’est plus là, près de la femme qu’il aime, c’est comme s’il n’était plus de ce monde.

léonor.

Je ne puis, je ne puis, hélas ! vous répondre. Voici mon époux, mon ennemi. Puisque vous m’accusez d’infidélité, en parlant à lui, c’est à vous que je parlerai.

Don Louis se retire vers l’extrémité de la scène


Entrent DON LOPE, DON BERNARD et MANRIQUE.
don lope, à Léonor.

Lorsque la renommée vantait chez nous votre rare beauté, ô Léonor ! je vous aimais de confiance, je vous consacrais sur sa foi toute l’idolâtrie de mon cœur. Lorsque ce cœur qui vous aimait et vous adorait ainsi, vous contemple avec ravissement, il dédaigne la vaine image qu’il s’était formée de vous ; car la réalité dépasse mille fois ce qu’il imaginait. Vous seule pouviez faire dignement votre éloge. Heureux celui qui parvient à vous obtenir, et plus heureux encore s’il réussit à vous apprécier ! Mais comment pourrait-il être coupable d’un oubli ? comment celui qui vous aimait avant de vous avoir vue pourrait-il vous oublier ?

léonor.

J’ai contracté cet engagement avant que de vous voir ; vivant ou mort, j’appartenais à vous seul… je n’aimais que votre ombre ; mais c’était votre ombre, et cela me suffisait… Heureuse mille fois si je pouvais vous aimer ainsi que mon cœur s’en était flatté ! ma vie eût acquitté par là notre dette commune, malgré tous les périls… Mais lorsque, craintive et tremblante, je vous regarde, si je ne récompense pas un amour si généreux, voici mon excuse : — Il faut vous plaindre de vous et non de moi ; car, bien que je vous aie choisi depuis long-temps pour époux, il est impossible que je vous aime autant que je le dois[10].

don lope, à don Bernard.

À cette heure, mon oncle et seigneur, permettez que je vous presse dans mes bras.

don bernard, embrassant don Lope.

Ce seront des liens éternels de parenté et d’amitié. — Ne tardons pas davantage. J’ai hâte pour vous d’arriver à Lisbonne ; allons nous embarquer.

don lope, à Léonor.

La mer va être orgueilleuse aujourd’hui de porter sur ses flots une seconde Vénus.

manrique, au parterre.

Et puisque voilà le galant et la dame glorieusement mariés, pardonnez, noble assemblée ; l’histoire finit ici[11].

Don Lope, don Bernard, doña Léonor et Manrique sortent. — Don Louis et Celio demeurent seuls.
celio.

Maintenant, seigneur, que vous savez ce qui en est, ne pensez plus à elle, revenez à vous, soignez votre santé, votre vie. — Il n’y a plus de remède maintenant.

don louis.

Si fait, Celio, il y en a un.

celio.

Lequel ?

don louis.

La mort.

celio.

Eh ! seigneur…

don louis.

Oui, la mort, puisque Léonor s’est jouée de mon amour, puisque Léonor s’est mariée à un autre ! Et cependant il me reste encore au fond du cœur je ne sais quelle vague espérance. En parlant à son époux, elle s’excusait auprès de moi de son changement, de son oubli.

celio.

Quelles folies dites-vous là, seigneur ?… elle s’excusait avec vous ?

don louis.

Oui, il me semble l’entendre encore. Je n’ai pas perdu un seul mot. Écoute, et tu verras si ses paroles s’adressaient à moi. — « J’ai contracté cet engagement avant que de vous voir. Vivant ou mort, j’appartenais à vous seul. Je n’aimais que votre ombre ; mais c’était votre ombre, et cela me suffisait. Heureuse mille fois si je pouvais vous aimer ainsi que mon cœur s’en était flatté ! ma vie eût acquitté par là notre dette commune, malgré tous les périls. Mais lorsque, craintive et tremblante, je vous regarde, si je ne récompense pas un amour si généreux, voici mon excuse : — « Il faut vous plaindre de vous et non de moi ; car, bien que je vous aie choisi depuis longtemps pour époux, il est impossible que je vous aime autant que je le dois. » Oui, Celio, c’était à moi, à moi seul que ces paroles s’adressaient. Et puisqu’elle s’est excusée ainsi sur son inconstance, quand même ma folle espérance ne serait qu’un poison ou un poignard doré, peu m’importe !… Vive Dieu ! j’aime mieux que le plaisir me tue que la douleur, et au lieu de mourir de jalousie, j’aime mieux mourir d’amour… Que ma destinée s’accomplisse ! le but auquel j’aspire m’enhardit et m’enflamme ! Dût-il m’en coûter la vie, j’aimerai Léonor !



JOURNÉE DEUXIÈME.


Scène I.

Une chambre dans la maison de don Lope.
Entrent MANRIQUE et SYRÈNE.
manrique.

Syrène de mes entrailles, qui es, pour mon malheur, une vraie syrène, puisque tu charmes et tu abuses, reviens enfin de cette rigueur avec laquelle tu traites mes hommages ; car un modeste valet n’est pas à l’abri des flèches de l’amour. Accorde-moi de ta main une faveur.

syrène.

Que puis-je te donner ?

manrique.

Tu pourrais me donner bien des choses, si tu voulais ; mais je demande seulement de ta bonté, cette faveur de couleur verte qui fait de toi la dame de la Rosette ou l’écureuse de la Toison[12].

syrène.

Tu demandes un ruban ?

manrique.

Oui.

syrène.

Mais le temps est passé où un galant se contentait d’un ruban.

manrique.

Il est vrai ; mais si j’obtenais celui que j’implore, tu verrais comme je serais par lui inspiré ; les bons mots, les reparties, les plaisanteries couleraient de mon esprit comme de source, et je composerais aujourd’hui même mille cent et un sonnets en ton honneur.

syrène.

Pour me voir à ce point ensonnettée je te le donne[13]. — Mais va-t’en, voici ma maîtresse.

Manriqne sort.


LÉONOR entre.
léonor.

J’y suis résolue, Syrène. Il faut enfin que je me déclare ; car je ne m’appartiens plus désormais, j’appartiens à mon époux. Va trouver don Louis, et dis-lui qu’une femme… — Tu n’as pas besoin de prononcer le nom de Léonor ; il suffit à un homme noble que ce soit une femme. — Dis-lui qu’une femme, comptant sur la loyauté à laquelle il est doublement obligé en qualité de militaire et d’Espagnol, le supplie de renoncer à son amour ; que l’on s’étonne de sa présence continuelle dans la rue, et que l’on ne souffre pas en Portugal la galanterie castillane… que je le prie de nouveau avec instance et larmes de s’en retourner en Castille, de ne pas me mettre mal avec mon mari ; que sa conduite me peine et m’offense, et que s’il persiste, il pourrait nous en coûter la vie à tous deux.

syrène.

Je le lui dirai ainsi, si je puis le voir et lui parler.

léonor.

Il ne sort pas de la rue. Mais ce n’est pas là qu’il faut lui parler ; tâche de le rencontrer en son logis.

syrène.

Vous vous exposez beaucoup, madame.

Elle sort.
léonor.

Il vaut mieux me risquer à cela que d’être compromise davantage. Il m’obéira, il m’écoutera sans doute.


Entrent DON LOPE, DON JUAN et MANRIQUE.
don lope.

Hélas ! honneur, quel sacrifice je te fais !

don juan.

L’armée d’expédition ne tardera pas à se mettre en marche.

don lope.

Il ne restera pas à Lisbonne un gentilhomme, un cavalier. Chacun s’empresse de se ranger sous les drapeaux… chacun veut être le premier à mériter par sa mort une louange éternelle.

manrique.

Ils ont certes raison ; mais je ne suis pas de leur avis, et je ne tiens pas à mériter par ma mort ni louanges, ni comédies, ni intermèdes[14].

don lope.

Tu n’es donc pas décidé, toi, à partir pour l’Afrique ?

manrique.

Il pourra se faire que j’y aille ; mais ce sera pour voir seulement, et seulement pour avoir par-devers moi de quoi conter. Quant à tuer, je ne veux pas enfreindre la loi dans laquelle je suis né et dans laquelle je vis. Car enfin cette loi ne dit pas : « Tu ne tueras ni Maure ni chrétien, » elle dit : « Tu ne tueras pas » en général ; et je m’y soumettrai fidèlement. Ce n’est pas à moi d’interpréter les commandemens de Dieu.

don lope.

Ma Léonor !

léonor.

Vous êtes bien long-temps sans me voir, mon cher seigneur. L’amour se plaint des instans que vous lui dérobez,

don lope.

Que vous êtes une vraie Castillane !… Trêve de vains complimens et de gracieuses flatteries. Nous autres Portugais, nous préférons au sentiment le langage de la raison, parce que celui qui aime comme il le dit, ôte du prix à sa manière de sentir. Si l’amour est aveugle chez vous, ma Léonor, il est muet chez moi.

manrique.

Et chez moi, enragé comme un démon.

don lope.

Il me semble, Manrique, que toujours, selon que je suis triste, toi tu es content et joyeux.

manrique.

Dites-moi, je vous prie, monseigneur, lequel vaut mieux de la tristesse ou de la joie ?

don lope.

La joie, cela est clair.

manrique.

Eh bien ! pourquoi voudriez-vous que je laisse le meilleur pour le pire ? Vous qui êtes triste, ce qui n’est pas bon, c’est vous qui devez changer et devenir joyeux. Il est bien plus raisonnable que vous passiez, vous, de la tristesse à la joie, que moi de la joie à la tristesse.

Il sort.
léonor.

Vous êtes triste, seigneur ? — Mon cœur a donc à se plaindre ou j’ai à me plaindre de mon cœur, puisqu’il ne partage pas votre chagrin ?

don lope.

Des devoirs que mes ancêtres m’ont transmis avec le sang, et auxquels m’obligent les lois divines et humaines, m’appellent et me troublent dans cette douce paix où je laisse reposer aujourd’hui mes lauriers héréditaires. Le fameux don Sébastien, notre roi, — que puisse t-il vivre de longs siècles a l’imitation du phénix — se prépare à porter la guerre en Afrique. Il n’y a pas un cavalier qui demeure en Portugal ; tous se sont réveillés à l’appel de la gloire. J’aurais désiré l’accompagner à cette expédition ; mais me voyant marié, je n’ai pas voulu m’offrir avant d’en avoir obtenu la permission de votre bouche, ma Léonor. Ce sera un plaisir et un honneur que je vous devrai.

léonor.

Ayant à me confier un tel projet, il était nécessaire que vous me donnassiez par vos paroles la force et l’énergie qui me manquent… Vous conseiller de partir, mon cher seigneur, ce serait prononcer moi-même mon arrêt de mort. Allez sans que ma bouche vous le dise, car la volonté ne saurait vous refuser ce que le dévouement vous accorde… Mais non ; afin que vous voyiez si j’estime votre inclination guerrière, je ne veux plus que ce soit l’amour, mais le courage qui m’inspire. Donc, ainsi que vous le devez, servez dès aujourd’hui don Sébastien, — de qui le ciel prolonge les jours ! — car le sang des nobles est le patrimoine des rois. Je ne veux pas qu’il soit dit que les femmes sont craintives et qu’elles affaiblissent la vaillance des hommes, lorsqu’elles devraient au contraire l’exciter… Voilà ce que mon cœur vous conseille, quoiqu’il vous aime tendrement ; mais il vous parle comme si vous étiez un autre, et il ne sent que trop que c’est à vous qu’il parle ainsi.

Elle sort.
don lope.

Avez-vous jamais vu une pareille valeur ?

don juan.

En vérité, elle est digne que la renommée la célèbre au loin.

don lope.

Et vous, que me conseillez-vous ?

don juan.

Moi, don Lope, je vous conseillerais autrement.

don lope.

Parlez.

don juan.

Celui qui vit dans les loisirs de la paix, heureux et tranquille, après avoir déposé ses armes glorieuses, à quoi bon nettoierait-il la poussière qui les couvre ?… Il eût été juste que je me fusse offert pour cette expédition, moi, don Lope, si mes malheurs ne me condamnaient à la retraite ; mais je suis forcé de me tenir à l’écart, parce qu’il ne sied pas à un coupable de se présenter aux yeux de son roi… Si telle est mon excuse, la vôtre, — c’est vos anciens services… La réputation que vous avez acquise vous suffit… Ne partez pas, mon ami, non, ne partez pas ; croyez-m’en, quoiqu’un homme vous retienne et qu’une femme vous encourage.

Il sort.
don lope.

Dieu me protège !… Puissé-je me donner moi-même un conseil prudent, si, dans des circonstances aussi délicates, un homme peut se conseiller !… — Que ne puis-je me partager en deux parties pour trouver, d’un côté du moins, le repos qui me fuit !… — Mais non : que ne puis-je plutôt séparer mon être physique de mon être moral et sensible, afin que d’une part ma bouche pût se plaindre à loisir sans que mon cœur le sût, ou que mon cœur pût se rassasier à son gré de sa douleur, sans que ma bouche la révélât !… Ne puis-je, sans assister à ce débat cruel, m’accuser seul avec moi-même, et seul avec moi-même me défendre !… — Devenu lâche aujourd’hui autant que j’étais jadis intrépide, j’ai honte et je rougis de moi… — Eh quoi ! est-ce bien moi qui pense et parle de la sorte ?… Ah ! faut-il que l’honneur ait cent yeux pour voir et cent oreilles pour entendre ce qui le blesse, et qu’il n’ait qu’une langue pour se plaindre de ce qu’il a vu et entendu ?… Que n’est-il aveugle et sourd, au contraire, et plus puissant à s’exprimer, s’il est vrai que souvent un cœur infortuné, fatigué par un si rude assaut, se brise et éclate comme une mine en fureur ?… — Plaignons-nous donc maintenant, plaignons-nous. — Mais je ne sais par où commencer… Moi qui ai toujours vécu irréprochable dans la guerre et dans la paix, je ne m’attendais pas à être jamais offensé, et j’ignore le langage de la plainte. Il ne prend pas de précautions celui qui croit n’avoir rien à craindre… — Ma langue oserait-elle dire ce que j’ai ?… Ah ! qu’elle se retienne ; qu’elle ne prononce pas, qu’elle n’articule pas mon affront, car elle serait bientôt châtiée par ma mort. Étant moi-même l’offenseur et l’offensé, je vengerais moi-même mon injure… — Qu’elle ne dise donc pas que j’ai de la jalousie… — Le mot m’est échappé ; je n’ai pu le retenir, et je ne puis le renvoyer au fond de mon sein d’où il est parti, ce mot fatal qui, comme un poison mortel, me consume et me dévore… Jamais serpent n’a péri dans son propre venin, et c’est ma bouche, à moi, qui a distillé le venin qui me tue… — Moi, jaloux, ai-je dit !… Que Dieu me soit en aide ! Quel est ce cavalier castillan qui, planté devant ma porte et cloué devant ma fenêtre, se montre à moi incessamment comme une vivante statue ?… Il la suit partout, dans la rue, à la promenade, à l’église, toujours tourné vers elle, de même que l’héliotrope vers le soleil, comme s’il voulait aspirer et boire les rayons de mon honneur… Pourquoi, — Dieu me soit en aide ! — pourquoi Léonor m’a-t elle accordé si aisément la permission de m’éloigner ? et d’où vient que non seulement elle m’a accordé cette permission, mais que, d’un visage joyeux, elle m’a tenu des discours tels qu’ils m’obligeraient à partir, alors même que je n’en aurais pas eu le dessein ?… — Et pourquoi enfin, — Dieu me soit en aide ! — pourquoi don Juan de Silva m’a-t-il dit, lui, de ne pas partir, de rester ?… N’eût-il pas été plus convenable, plus conforme à la raison, que mon ami et mon épouse eussent exprimé chacun l’avis contraire ? N’eût-il pas mieux valu qu’ils eussent changé de rôle, que don Juan m’eût excité et que Léonor m’eût retenu ?… Oh ! oui, cela eût été beaucoup mieux, mille fois mieux ! — Voilà les charges ; — voyons la justification… ; car si l’honneur veut condamner justement, il ne doit pas se décider sur des motifs aussi frivoles… N’est-il pas possible, après tout, que Léonor m’ait donné ce conseil parce qu’elle est prudente et noble, parce qu’elle a le cœur haut et bien placé, parce que, moi restant ici, ma renommée en souffrirait ?… Oui, cela est possible, puisqu’elle dit qu’elle est affligée du conseil qu’elle me donne… N’est-il pas possible également que don Juan m’ait conseillé de demeurer dans la seule pensée que rien ne me force à partir et que mon départ déplairait à Léonor ? Oui, cela encore est possible… Et n’est-il pas possible aussi que ce galant ait arrêté ses vues d’un autre côté ?… Et même, en mettant la chose au pis, en supposant que ce soit elle qu’il sert, elle qu’il attend, qu’il regarde, qu’il aime, en quoi donc ces prétentions m’outragent-elles ? Léonor est celle qu’elle est, et moi je suis celui que je suis, et personne n’a le pouvoir de ternir sa réputation ou ma renommée… Mais si fait, hélas !… je m’abuse… Le nuage qui passe devant le soleil ne l’éclipse pas pour cela ; mais il le tache, il le trouble, et à la fin, — à la fin l’obscurcit… — Eh bien ! honneur, as-tu d’autres subtilités à m’opposer encore ? as-tu d’autres peines pour me tourmenter, d’autres frayeurs pour m’entourer, d’autres soupçons pour me tuer ? — Non. — Eh bien ! tu ne me tueras pas, si la s’arrête ton pouvoir ; car je saurai procéder en secret, sagement, prudemment, avec attention et vigilance, jusqu’à ce que je touche à ces circonstances solennelles qui décideront de ma vie ou de ma mort. Mais en attendant qu’elles arrivent, secourez-moi, grand Dieu ! secourez-moi !

Il sort.



Scène II.

Une rue.
Entre SYRÈNE, le visage recouvert de sa mante ; MANRIQUE la suit.
syrène, à part.

Je n’ai pu m’échapper de Manrique pour entrer dans la maison. Il m’a suivie tout le chemin… Que faire ?

manrique.

Holà ! femme voilée, femme de malheur, qui cheminez en regardant et vous taisant, qui déroutez si bien l’ennemi par vos manœuvres ; la femme à robe de soie blanche et noire[15], qui volez le vent en poupe avec la mante bien conditionnée et des pantoufles de serge d’escot ! — Allons, parlez ou découvrez vous, que je sache enfin à quoi s’en tenir sur votre compte ; car votre silence et votre voile me donnent mauvaise opinion de vous, et je suis tENTé de croire que vous êtes sotte et laide.

syrène.

Eh bien ! vous en restez là ?… Continuez donc.

manrique.

Je n’en sais pas davantage.

syrène.

Et à combien de femmes avez-vous dit cela ?

manrique.

C’est qu’au contraire je suis fort sage et me suis amendé ; je n’ai parlé, sur ma foi ! dans toute la journée d’aujourd’hui qu’à cinq femmes.

syrène.

Grâces au ciel, je trouve enfin un homme constant et fidèle ! Je suis de même, moi ; je n’ai en tout et pour tout que neuf galans.

manrique.

Je vous crois ; et afin que vous m’en croyiez pareillement, il faut que je vous montre de chacune d’elles une faveur, gage de sa tendresse. (Il tire de sa poche une natte en cheveux.) Tenez, voici d’abord une natte. Cette natte a joué son rôle autrefois ; et bien qu’elle fût postiche, elle n’en a pas moins attrapé bien des cœurs. Elle est à présent un peu vieille et roussie, mais c’est égal… — (Il montre un busc de baleine.) Cette petite baguette que vous voyez, elle est de la barbe de la baleine. On l’ôta d’un corps de jupe pour me la donner, avec autant de peine que si l’on se fût ôté une côte. C’est une baguette d’une rare vertu ; elle redresse les poitrines et soumet les épaules les plus rebelles ; car aujourd’hui toutes les tailles mentent… par la barbe de la baleine. — Il montre un soulier.) Le petit soulier que vous voyez en mes mains à cette heure, — vous saurez qu’il a été jadis une maison en miniature dans laquelle deux nains ont vécu alternativement, un jour l’un et un jour l’autre, sans jamais se rencontrer… — (Il montre un gant.) Quant à ceci, c’est un gant qui a été long-temps en mue comme un rossignol ; car il exhale encore une légère odeur de graisse de chevreau… — (Il montre un ruban vert.) Pour ce ruban, il me vient d’une dame de haut parage…

syrène, à part.

Le menteur !… c’est le mien.

manrique.

Mais je ne l’aime pas.

syrène.

Pourquoi donc ?

manrique.

Parce que je sais qu’elle raffole de moi. N’est-ce pas un motif suffisant ?

syrène.

Il est vrai.

manrique.

La femme qui voudra que je lui rende amour pour amour, il faut qu’elle me mente, qu’elle me trompe, qu’elle se moque de moi, qu’elle excite ma jalousie, qu’elle me maltraite, me chasse, et qu’en somme elle me désire ; car je suis très-sensible à tout cela ; et puisque tel est l’usage des femmes, je veux, moi, me faire un piaisir de ce dont les autres se font un chagrin.

syrène.

Et — est-elle belle, cette dame ?

manrique.

Mon Dieu ! non ; elle est si malpropre !

syrène, à part.

Le misérable ! (Haut.) A-t-elle de l’esprit au moins ?

manrique.

Mon Dieu ! non ; elle est si sotte !

syrène, à part.

L’infâme ! (Haut.) Est-ce qu’au moins elle n’a pas de beaux yeux.

manrique.

Mon Dieu ! non ; quand elle pleure, au lieu de larmes il en sort de la chassie.

syrène, à part.

Oh ! le monstre ! (Haut.) Pour vous prouver que je suis toute disposée à vous aimer à votre gré, je ne vous demande que ce ruban.

manrique.

Bien volontiers ; le voilà.

Il lui donne le ruban.
syrène, feignant la terreur.

Ah ! seigneur ! hélas !…

manrique.

Qu’avez-vous ?

syrène.

C’est mon mari qui vient !… Éloignez-vous au plus tôt ! Mon mari est un diable ! Tournez vite cette rue. Tandis qu’il passera je vous attendrai dans cette maison.

manrique.

Vous ne pouviez choisir un meilleur asile : j’y demeure et je retiens vous y chercher.

Manrique s’enfuit. Syrène entre dans la maison.

Scène III.

Une chambre dans la maison de don Lope.
Entre SYRÈNE.
syrène.

À un trompeur, une rusée. Je me suis bien jouée de lui ; mais il s’est encore mieux joué de moi avec ses injures que j’étais obligée de dévorer… — Qu’il eût dit que j’étais laide, passe encore, cela ne me touchait pas… que j’étais sotte, malpropre, pas davantage… mais dire que mes yeux pleurent la… quelle horreur ! Il me le payera cher, le scélérat !


Entre LÉONOR.
léonor.

Ah ! Syrène !

syrène.

Madame ?

léonor.

Que ton absence m’a inquiétée ! — L’as-tu vu ?

syrène.

Oui, madame, et il vous envoie sa réponse dans cette lettre. Il m’a dit en outre de vive voix que si vous lui permettiez de vous voir une seule fois, après il vous laisserait tranquille et s’en irait.

léonor.

Que la légèreté m’afflige ! — Pourquoi donc as-tu pris cette lettre ?

syrène.

J’ai pris cette lettre, madame, pour vous la donner.

léonor, à part.

Ah ! pensée cruelle ! que tu t’insinues facilement dans mon cœur !

syrène.

Qu’importe maintenant que vous la lisiez ?

léonor.

Tu as de moi une jolie opinion ! Tais-toi, Syrène… Il faut la brûler… la déchirer. (À part) Elle ne me comprend pas, cette vilaine sotte ! Ne devrait-elle pas me presser, me prier de lire ?

syrène.

Quelle faute, madame, a commise cette lettre, qui est venue ici sans s’en douter, pour que vous la punissiez de votre colère ?

léonor.

Eh bien ! si je la prends, tu le verras, que c’est pour la déchirer.

syrène.

Ne la déchirez, du moins, qu’après l’avoir lue.

léonor.

Il faudrait que tu m’en suppliasses bien fort.

syrène.

Alors je vous en supplie pour ce pauvre jeune seigneur.

léonor.

Donne. — Cela le chagrine, il me semble. C’est pour toi seule que je brise le cachet[16] ; c’est pour toi seule que je la lis, entends-tu, Syrène ?

syrène.

Je le vois bien. — Ouvrez-la donc.

léonor, à part.

Que peut-il avoir à me dire ? — (Elle lit.) « Léonor, s’il m’était possible de vous obéir en vous oubliant, je pourrais vivre ; et après tous les ennuis, tous les chagrins que ce fatal amour m’a causés, ce serait de ma part être généreux envers moi seul que de renoncer à vous aimer… Plût à Dieu que cela fût en mon pouvoir ! mais voilà longtemps déjà que j’essaye de réussir, et je ne le puis. Mon cœur s’obstine à vous aimer malgré mon malheur et vos ordres… Moi vous oublier, moi renoncer à vous ! Non, cet avantage n’est pas donné à un amant dédaigné. Mais vous, aimez-moi, accordez-moi une seule faveur, une seule grâce que j’implore, et ensuite, Léonor, je tâcherai de vous oublier si je puis. »

syrène.

Vous pleurez en lisant cette lettre ? Qu’est donc devenu cet orgueil si… féroce ?

léonor.

Je pleure sur de tristes souvenirs que ces lignes me rappellent.

syrène.

Qui bien aime, tard oublie.

léonor.

En présence de celui qui a porté un coup si funeste à mon cœur, ma blessure se rouvre et saigne de nouveau. — Je t’en avertis, Syrène, avec ses poursuites insensées cet homme finira par me perdre ; oui, il me tuera et me perdra s’il ne s’éloigne pas d’ici.

syrène.

Cela ne dépend que de vous.

léonor.

Que veux-tu dire ?

syrène.

Vous n’avez qu’à l’entendre. Il dit que si vous consentez à l’entendre une seule fois, il quittera Lisbonne aussitôt.

léonor.

En réponds-tu, Syrène ?

syrène.

Oui, madame.

léonor.

Je ferais l’impossible, je l’avoue, pour obtenir de lui qu’il partît. Mais comment, comment viendrait-il ?

syrène.

Rien de plus aisé ; prêtez-moi votre attention. Nous sommes à l’entrée de la nuit ; ce moment est le plus favorable. Il ne fait plus assez de jour pour que l’on reconnaisse un homme, et il n’est pas assez tard pour craindre que les voisins s’en étonnent. Monseigneur, ainsi que vous avez dû le remarquer vous-même, ne rentre jamais d’aussi bonne heure… Quant à don Louis, je ne doute pas qu’il ne soit dans la rue. Je l’irais chercher et l’amènerais dans cette salle, où vous pourrez causer avec lui et le réprimander à votre aise. Entendez-le un instant, et abandonnez le reste à la fortune.

léonor.

Tu me fais voir tant de facilités, que tu enlèves toute délibération et toute crainte à mon honneur. Va donc ; hâte-toi de l’amener.

syrène.

Je cours et reviens.

Syrène sort.
léonor.

Quelque dangereuse que soit celle entrevue, je suis celle que je suis, et je saurai me vaincre… Si ma force faiblissait… l’honneur, qui m’a obligée de braver ce péril, me défendra… Je tremble… À chaque pas que j’entends il me semble que c’est don Lope ; et même le souffle de l’air, je me figure que c’est lui, — Peut-être qu’il m’écoute par là ? — Vaine imagination produite par la crainte ! — Faut-il qu’une femme noble s’expose à courir de tels risques !


Entrent DON LOUIS et SYRÈNE. Ils marchent comme à tatons.
syrène.

Voici ma maîtresse.

don louis, à part.

Hélas ! combien de fois j’ai souhaité ardemment cette occasion ! Et maintenant je suis presque effrayé… Un sinistre pressentiment me saisit le cœur.

léonor, à part.

Il ne parle pas, et pourtant il importe qu’il se retire au plus tôt.

don louis.

Leonor ?

léonor.

Seigneur don Louis ?

don louis.

Ah ! Léonor !

léonor.

Seigneur don Louis, vous voilà dans ma maison… Je vous ai accorde l’entrevue demandée par vous… expliquez-vous sans retard. afin que vous vous en retourniez… (À part.) Épouvantée de moi-même, je puis à peine me soutenir, et mon cœur se serre comme s’il se sentait pressé par un poignard.

don louis.

Vous savez, belle Léonor, si tant est que vous n’ayez pas oublié les joies passées, depuis quel temps je vous aime. La première fois que je vous vis, que j’eus le bonheur de vous voir, ce fut dans la campagne qui est aux environs de Tolède, votre patrie et la mienne. Vous étiez là avec plusieurs de vos compagnes, occupée à cueillir des fleurs qui, certes, n’étaient pas aussi fraîches et aussi brillantes que vous. Vous savez aussi que…

léonor.

Laissez-moi parler, je serai plus brève. Je sais que, durant plusieurs semaines de suite, vous n’avez cessé de parcourir ma rue, de passer et repasser sous mon balcon, et que, sans vous décourager de mon dédain, vous m’avez témoigné un amour ferme et constant jusqu’au moment où je vous distinguai. Alors, à la faveur des ombres de la nuit, au moyen de ces billets que nous échangions l’un avec l’autre par la fenêtre, suivant l’usage des amans[17], nous formions des projets de nous marier ensemble, quand on vous donna une compagnie et que vous fûtes forcé d’aller servir le roi. Vous partîtes pour la Flandre…

don louis.

Ceci, c’est à moi de le dire. J’allai en Flandre ; là, nous donnâmes un assaut auquel périt bravement un cavalier aragonnais appelé don Juan de Benavidès. La ressemblance de mon nom avec le sien fut cause que le bruit de ma mort se répandit en Espagne. La nouvelle en arriva à Tolède…

léonor.

Elle fut affreuse pour moi, et je pleurai amèrement. Mais je dois me taire ici, quoiqu’il me fût aisé d’invoquer pour mon excuse ma tristesse, mon chagrin, ma douleur. Ah ! que de larmes j’ai versées sur votre sort, sur le sort de notre amour !… Que vous dirai-je ? à la fin, les instances de mes proches ont obtenu que je me sois mariée par procuration.

don louis.

Je l’ai appris en chemin. Je me flattais de pouvoir rompre encore ce mariage ; et je courus à votre poursuite, jusqu’au moment où je vous rejoignis et vous parlai sous les habits d’un marchand.

léonor.

J’étais mariée déjà ; et puisque je vous ai détrompé, pourquoi êtes-vous venu ici ?

don louis.

Je suis venu seulement pour voir si j’ai lieu de me plaindre de vous. Si, dans cette conversation, j’acquiers la conviction que vous avez manqué à votre foi, je partirai aussitôt pour la Flandre, où j’espère qu’une balle donnera la mort, non plus à don Juan de Benavidès, mais à don Louis de Benavidès.

léonor.

Quoi ! don Louis, vous voulez mourir ?

don louis.

Oui, Léonor, si en sortant d’auprès de vous…

syrène.

Voilà quelqu’un qui monte l’escalier.

léonor.

Ah ! ciel !

don louis.

Grand Dieu !

léonor.

Que faire ? Cette salle est obscure ; demeurez-y afin qu’on vous y trouve seul. Quand on sera entré, vous vous en irez. Mais ne partez pas pour la Flandre : j’ai besoin d’achever cette explication. — Viens avec moi, Syrène.

syrène.

Je vous suis.

Léonor et Syrène se retirent par la porte qui est à gauche.
don louis.

Y a-t-il un malheur égal au mien ? Léonor et Syrène m’ont laissé seul, incertain et troublé… Comment m’échapper au milieu des ténèbres qui m’environnent ?… Je ne connais pas la maison et je ne trouve pas la porte.


Entre DON JUAN par la porte du fond.
don juan, à part.

Cela est singulier qu’on n’ait pas encore allumé à cette heure !

don louis, à part.

C’est le pas d’un homme.

don juan, à part.

Quelqu’un marche. (Appelant.) Holà ! un flambeau ! — (À don Louis.) Qui va là ? qui est-ce ? répondez !

don louis, se heurtant contre don Juan.

Ah !

Ils tirent chacun leur épée et se battent.
don juan.

Répondez donc ! répondez du moins à mon épée qui vous interroge !

don louis, à part.

Voici une porte, je suis sauvé !

Il se retire par la même porte que Léonor et Syrène.
don juan.

Où est-il donc ?


Entrent DON LOPE et MANRIQUE par la porte du fond.
don lope, à part.

3’ai entendu par ici un cliquetis d’épées, et l’on n’a pas encore iclairé l’appartement ! (À Manrique.) Va chercher un flambeau.

Manrique sort.
don juan.

Je vous ai demandé votre nom.

don lope.

Qui veut savoir mon nom ici ?

don juan.

Un flambeau !

don lope.

Un flambeau !


Entre MANRIQUE, un flambeau à la main.
manrique.

Le voici.


Entrent LÉONOR et SYRÈNE.
léonor, à part.

Ah ! ciel !

don lope, surpris.

Don Juan !

don juan, de même.

Don Lope !

don lope.

Qu’est ceci ?

don juan.

J’entrais dans cette chambre lorsqu’un homme en sortait.

don lope.

Un homme, dites-vous ?

don juan.

Oui. Je lui ai demandé à plusieurs reprises qui il était ; au lieu de me répondre il s’est tu.

don lope, à part.

Il importe de dissimuler… Que don Juan ne croie pas que j’aie pu concevoir des craintes aussi misérables. (À don Juan.) Il eût été bon, sur ma foi ! mon ami, que l’un de nous eût tué l’autre. C’était moi-même qui sortais… Je n’ai pas reconnu votre voix… M’entendant demander mon nom dans ma propre maison, cela m’a irrité ; je me suis tu et j’ai répondu avec l’épée.

léonor.

C’eût été un affreux malheur !

syrène.

Une bizarre aventure !

don juan.

Quoi ! c’était vous ?

don lope.

Moi-même.

don juan.

Mais non, cela n’est pas possible. L’homme de qui je parle est là, là-dedans, j’en suis certain ; car il n’a pas pu sortir par la porte par où vous êtes entré.

don lope.

Quand je vous dis que c’était moi.

don juan.

Cela est étrange !

don lope, à part.

Ô quel ennui d’avoir un ignorant ami ! (À don Juan.) Eh bien ! si vous êtes tellement persuadé qu’il y a quelqu’un caché ici, pendant que je vais visiter la maison, gardez-moi cette porte en vous tenant dans la pièce d’entrée.

don juan.

Vous pouvez commencer vos recherches en toute sécurité. Il ne sortira pas par là, je vous en réponds.

don lope.

Quoiqu’il arrive, ne quittez pas la pièce d’entrée, entendez-vous ?

don juan.

Je n’en bougerai pas.

don lope.

Songez-y bien.

don juan.

Soyez tranquille.

Il sort par la porte du fond.
léonor, bas, à Syrène.

Ah ! Syrène !

syrène, bas, à Léonor.

Tenez-vous.

don lope, à part.

S’il se trouve que je sois offensé, j’aurai assez d’empire sur moi-même pour conserver mon sang-froid ; et ma vengeance, que suivra un silence impénétrable, sera un enseignement pour le monde. (À Manrique.) Allons, Manrique, précède-moi avec ce flambeau.

manrique.

Monseigneur ?

don lope.

Oui, allons.

manrique.

Je n’ose. Je suis peu curieux des revenans.

don lope.

De quoi as-tu peur ?

manrique.

De tout.

don lope.

Eh bien ! donne-moi ce flambeau et sors d’ici. Va rejoindre don Juan. (Manrique sort. — À part.) Je n’ai besoin d’aucun témoin de mon malheur. (Il s’approche de la porte qui est à gauche.) Voyons de ce côté.

léonor, le retenant.

Non, seigneur…

don lope.

Lâchez-moi.

léonor.

Il est inutile, seigneur, que vous entriez… Je vous garantis, je vous atteste qu’il n’y a personne.

don lope.

Alors, raison de plus pour que j’entre ; ce sera le moyen de rassurer don Juan.

Il sort.
léonor.

Hélas ! Syrène, que le sort m’est contraire !.. Quelle situation cruelle que la mienne ! Je suis au désespoir, éperdue… Don Lope découvrira sûrement don Louis qui est caché… Le malheureux ! il a cru sortir par la porte qui donne dans ma chambre !… Ah ! sans doute ils se seront rencontrés déjà ! Don Lope l’a vu et lui a parlé… — Si je pouvais fuir encore !… mais non, son ami garde le passage ; et d’ailleurs je n’en aurais pas la force… Que le ciel me soit en aide !

syrène.

Du courage, madame !

léonor.

Je ne suis toute que confusion et terreur.


Entrent DON LOPE et DON LOUIS.
Don Louis est enveloppé de son manteau jusqu’aux yeux et tient son épée nue. Don Lope le suit, tenant d’une main son épée et de l’autre le flambeau.
don lope.

Ne vous couvrez pas ainsi le visage, cavalier.

don louis.

Abaissez votre épée, seigneur. À la plonger dans le sang d’un homme qui ne se défend pas il y aurait plus de honte que de gloire.

don lope.

Qui êtes-tous ?

don louis.

Je suis de Castille, seigneur… Jaloux d’un cavalier qui rendait des soins à une dame que je servais, je l’ai provoqué en duel et l’ai tué… Exilé pour ce motif de mon pays, je me suis réfugié à Lisbonne… J’ai appris ce matin qu’un frère du mort, me sachant ici, y était venu dans l’intention de le venger traîtreusement… On ne m’avait pas trompe… Ce soir, tout-à-l’heure, je passais par cette rue, lorsque j’ai été assailli par trois hommes à la porte de cette maison… J’ai eu peur, je l’avoue, et pensant qu’il m’était impossible de soutenir le combat contre trois hommes armés, je me suis précipité ici et j’ai franchi l’escalier. Eux, soit qu’une nouvelle attaque leur ait paru dangereuse, soit qu’ils aient respecté cet asile, ils ne m’ont pas suivi… J’ai attendu dans cette salle qu’ils se fussent éloignés. Lorsque je n’ai plus entendu de bruit dans la rue, j’ai voulu descendre ; mais au moment où je sortais je me suis heurté contre un homme qui m’a crié : Qui va là ? Je me suis imaginé que c’étaient mes ennemis ; je n’ai pas répondu, et j’ai pénétré dans la chambre voisine. — Voilà, seigneur, pourquoi vous m’avez trouvé caché dans votre maison. — Et maintenant, seigneur, tuez-moi. Comme je vous ai dit la vérité, et que je ne veux pas que la vertu ait à souffrir de mon imprudence, je mourrai content… J’aime mieux périr victime d’un ressentiment honorable que d’une infâme vengeance.

don lope, à part.

À quelles incertitudes, à quelles anxiétés, à quelles craintes tout mon cœur est en proie !… Si cet homme m’inquiétait si vivement lorsqu’il se promenait dans ma rue, que sera-ce à présent que je l’ai trouvé caché dans ma maison, dans l’appartement de ma femme ? Assez, assez, pensée cruelle, ne me tourmente pas davantage ! Tout cela peut être vrai ; et quand même, ce n’est pas le moment d’éclater. — Sachons souffrir et nous taire. (À don Louis.) Cavalier castillan, je me félicite de ce que ma maison vous a servi d’asile contre une trahison. Si j’étais encore garçon, je me ferais un plaisir de vous y offrir l’hospitalité, car c’est le devoir d’un gentilhomme d’accueillir de nobles disgrâces ; mais, hors de là, je vous prie d’accepter mon assistance en toute occasion et de toute manière. Si l’épée d’un second vous est utile, comptez sur la mienne, et croyez qu’avec cette aide vous n’aurez pas besoin de tourner le dos à vos adversaires, quel que soit leur nombre. — Et maintenant, afin que vous puissiez sortir de ma maison en secret, nous nous en irons par le jardin, dont je vous ouvrirai moi-même la porte. Cette précaution, je le confesse, je ne la prends pas moins, dans mon intérêt que dans le vôtre. Je ne veux pas que mes valets, — car les valets sont toujours les ennemis de ceux qu’ils servent, — viennent à raconter que je vous ai trouvé ici, et m’obligent à satisfaire une curiosité importune. Quoiqu’il soit impossible de douter de la sincérité de vos paroles, et que pour ma part j’en sois persuadé, quel homme ici-bas échappe à la malveillance ? Quel est celui que la médisance épargne ? quel est celui que le soupçon n’atteint pas ? Et quant à moi, si je croyais… si même j’imaginais… si j’avais seulement l’idée que quelqu’un essayât d’entacher ma réputation, mon honneur, — ne serait-ce qu’une servante, une esclave, — vive Dieu ! ce quelqu’un, je lui ôterais aussitôt la vie, je lui tirerais jusqu’à la dernière goutte de son sang, et je lui arracherais l’âme, si l’âme se peut arracher avec l’épée ou le poignard ! — Venez ; c’est moi qui vous éclairerai jusqu’à votre sortie.

don louis, à part.

Ma voix s’est glacée dans ma poitrine… Voilà bien l’arrogance portugaise !

Don Lope et don Louis sortent par la porte de droite.
léonor.

Je respire !… cela a mieux fini que je ne l’espérais. C’est la première fois que le mal a été moindre qu’on ne l’avait pensé. Ah ! Syrène, pour tous les trésors de la terre je ne m’exposerais pas à une pareille situation.


DON LOPE rentre.
don lope.

Léonor !

léonor.

Que désirez-vous, seigneur ? Ce cavalier vous a dit le motif pour lequel il était entré. Vous savez que je ne suis pas coupable, qu’il n’y a pas eu de ma faute.

don lope.

Un époux qui vous aime et vous estime n’a pas l’intention de vous gronder. Non, Léonor, je veux seulement vous dire que puisque ce cavalier s’est déclaré avec nous…

léonor.

N’a-t-il pas dit tout-à-l’heure qu’il était de Castille et qu’il s’était réfugié ici après avoir tué un homme ?… Je n’en sais pas davantage, moi, seigneur.

don lope.

Pour Dieu ! Léonor, ne vous disculpez pas, vous me tuez. — Non, Léonor, vous ne pouvez pas en savoir davantage ; mais il suffit qu’il se soit confié à nous pour que nous lui gardions le secret… Toi, Syrène, ne dis rien de ce qui s’est passé à personne, non pas même à don Juan.


Entre DON JUAN.
don juan.

Vous avez été si long-temps, don Lope, que je commençais à concevoir de l’inquiétude

don lope.

En vérité, don Juan, il est aimable à vous de me faire ainsi courir par toute la maison, lorsque je suis sûr que c’était moi. Prenez à votre tour le flambeau, s’il vous plaît, et visitez-la.

don juan.

À quoi bon, puisque je suis persuadé désormais que c’était vous ? Je me suis trompé, j’en conviens.

don lope.

Eh bien ! nous la visiterons ensemble une seconde fois.

don juan.

Si vous le voulez absolument, je ne m’y refuse pas.

léonor, bas, à Syrène.

Il ne soupçonne rien ?

syrène, bas, à Léonor.

Non, madame.

don juan, à part.

Il s’imagine m’abuser, moi qui souhaiterais tant qu’il eût raison.

don lope, à part.

C’est ainsi qu’en attendant l’occasion favorable, celui qui médite une vengeance doit savoir souffrir et se taire.



JOURNÉE TROISIÈME.


Scène I.

Le port de Lisbonne.
Entrent DON JUAN et MANRIQUE.
don juan.

Où est don Lope ?

manrique.

Il est entré au palais.

don juan.

Cherche-le, et dis-lui que je l’attends.

manrique.

Cela suffit.

Il sort.
don juan.

En attendant qu’il vienne, réfléchissons à loisir, et aussi froidement que possible, sur la conduite que doit tenir un homme qui veut réveiller l’attention d’un ami sur les dangers que court son honneur. — Moi je suis plus complètement dévoué à don Lope que jamais homme ne le fut à un autre ; jamais homme n’a eu pour un autre l’amitié que j’ai pour lui. Je suis son hôte ; sa fortune est la mienne ; il m a confié sa vie, son âme. Comment donc, ô ciel ! pourrais-je payer d’ingratitude tant de courtoisie, de bonté, d’attachement ?… Pourrai-je voir que sa renommée souffre, sans lui offrir ma vie pour l’aider à se venger ? Pourrai-je sans cesse entendre murmurer autour de moi que ce Castillan aime Léonor, qu’il la courtise, et qu’elle l’encourage, et le lui laisser ignorer, quand je le sais ?… Non, certes ; et s’il était satisfait, comme son honneur est le mien, je me chargerais de la vengeance, et je tuerais sans délai le Castillan. J’y mettrais la prudence nécessaire, et l’on ne saurait pas pourquoi je l’ai tué… Mais pour qu’il y ait réparation véritable, il faut que le bras qui châtie soit le bras de celui qui a reçu l’injure… Je dirai donc clairement à don Lope qu’il ne se mette pas à la disposition du roi, qu’il est important qu’il ne s’absente pas de Lisbonne… Mais s’il me demande la raison de cela, que lui répondrai-je ?… Rien ; car celui qui dit à un homme honorable que son honneur est en péril, celui-là même le déshonore… Que doit donc faire un ami dans ma position ? Si je me tais je l’offense, je l’offense si je l’avertis, je l’offense encore si je punis son outrage… Hélas !… — Mais le voici qui vient. Il n’aura pas à se plaindre de moi ; ce sera lui-même qui me conseillera ma conduite.


Entrent DON LOPE et MANRIQUE.
don lope.

Retourne-t’en à la maison de plaisance, Manrique, et dis que je ne tarderai pas moi-même à m’y rendre, que j’attends le moment de parler au roi.

manrique.

Voilà le seigneur don Juan qui désire vous parler.

Il sort.
don lope, à part.

Que sera-t-il donc arrivé ? à quel propos peut-il être venu ? (Haut.) Eh bien ! don Juan, qu’y a-t-il de nouveau ? (À part.) Oh ! qu’un homme est craintif quand il interroge sur son malheur !

don juan.

Don Lope, mon ami, je viens, — nous serons seuls ici, — me consulter avec vous sur une affaire délicate.

don lope, à part.

Recueillons nos forces pour entendre le récit de mes disgrâces. (Haut.) Parlez.

don juan.

Un ami m’a demandé mon opinion sur une question que je n’ai pas voulu résoudre sans m’être éclairé de votre avis.

don lope, à part.

Je tremble ! (Haut.) De quoi s’agit-il ?

don juan.

Voici le fait. Un de ces jours passés, deux gentilshommes étant à jouer ensemble, un doute s’est présenté sur un coup, et à cette occasion l’un d’eux a donné un démenti à l’autre ; comme c’était au milieu de la dispute, des cris, du tumulte, celui qui a reçu le démenti ne l’a pas entendu. Depuis, un ami de ce dernier ayant appris la chose et voyant que l’on blâme son ami, me demande — s’il y a devoir pour lui de dire franchement à l’autre ce qui en est ; d’autre part, s’il convient qu’il laisse en souffrance la réputation de son ami, puisqu’il est insuffisant à le venger ? — S’il se tait, il l’outrage ; s’il l’avertit, il l’outrage peut-être également… Lequel vaut mieux, don Lope, qu’il l’avertisse ou qu’il se taise ?

don lope.

C’est là-dessus que vous désirez mon avis ?

don juan.

Oui, don Lope, je tiens beaucoup à l’avoir.

don lope.

Laissez-moi réfléchir un instant. (À part.) Ô mon honneur ! ne t’effarouche pas, car il ne faudrait qu’une inquiétude de plus pour bouleverser et anéantir ma raison… — Sans doute que don Juan m’interroge d’une manière détournée sur un sujet qui me regarde. Il a donc vu quelque chose de fâcheux. Dois-je l’engager à me le révéler ? non. — (Haut.) Tout bien considéré, don Juan, puisque vous voulez mon opinion, il me semble qu’un homme ne peut pas être en même temps outragé et ignorant de son outrage. Quand un homme dissimule son offense afin de ne la pas venger, c’est qu’il se sent coupable au fond… Dans un cas aussi grave que celui que vous me soumettez, on n’a rien à reprocher à l’homme qui ne sait pas l’insulte qu’on lui a faite… Tout ce que je puis dire de moi, c’est que si un de mes amis, le meilleur de mes amis, comme vous, par exemple, venait me faire une pareille confidence, le premier sur qui je me vengerais, ce serait lui ; car il est cruel, atroce, de jeter au visage d’un homme ces mots : « Vous n’avez point d’honneur ! » Eh quoi ! mon meilleur ami aurait le droit de me donner le plus grand chagrin !… Oui, j’en atteste Dieu qui m’écoute, si moi-même je m’étais dit cela, je me donnerais la mort à moi-même ; et pourtant je suis, moi, le meilleur de mes amis !

don juan.

Je vous remercie du conseil. Je le donnerai à l’ami qui m’a consulté, en lui recommandant de se taire. — Demeurez avec Dieu.

Il sort.
don lope.

Il est évident qu’il s’agissait de lui et de moi, et qu’il connaît l’infidélité de Léonor… Eh bien ! lui qui sait mon affront, il saura aussi ma vengeance, et le monde la saura. — Assez, mon honneur ! Celui qui en est venu à soupçonner n’a pas besoin d’en venir à croire, ni d’attendre que le mal soit arrivé. — Puisque son inconstance nourrit un si méprisable espoir, je retournerai là-bas, je l’observerai en silence, et au premier signe de sa trahison je ferai de ma vengeance un enseignement.


Entrent LE ROI et le Cortège.
le roi, à un seigneur de sa suite.

Le commun peuple s’est, dit-on, installé dans le jardin qu’on appelle le Jardin du roi, afin de jouir du coup d’œil que présentera l’armée à son départ. Il n’importe ; je ne veux pas demeurer jusqu’à demain à Lisbonne. Que toutes les troupes soient averties que nous nous mettrons en marche cette nuit.

Le seigneur salue et se retire.
don lope, à part.

Je n’aborde le roi qu’en tremblant. Non seulement mon malheur me désole ; mais il me cause un embarras, une honte… Il me semble que tout le monde connaît ma disgrâce et me montre au doigt. (Au Roi.) Permettez, sire, que je vous baise les pieds.

le roi.

Ah ! don Lope d’Almeyda, si j’avais votre épée en Afrique, j’aurais bientôt triomphé de l’insolence des Maures.

don lope.

Comment ! mon épée pourrait-elle demeurer dans son fourreau, lorsque vous, sire, vous tirez la vôtre ? Non pas ; j’irai mourir avec vous. Quel motif assez puissant me retiendrait en Portugal en cette occasion ?

le roi.

N’êtes-vous pas marié ?

don lope.

Oui, sire ; mais le mariage n’a point changé mes sentimens ; loin de là, il me ranimerait s’il était besoin, et m’exciterait à conquérir plus d’honneur.

le roi.

Comment ! vous laisseriez seule votre épouse, si nouvellement mariée ?

don lope.

Elle serait glorieuse, sire, de voir qu’elle vous aurait donné pour cette entreprise un soldat de plus dans son mari ; car elle a le cœur plein de noblesse et de courage ; oui, elle s’affligerait bien autrement si je n’étais pas à vos côtés, sire. Je vous servais auparavant pour ma renommée à moi seul, à cette heure ce serait pour la sienne autant que pour la mienne propre. Ainsi elle ne sera pas un obstacle à mon désir.

le roi.

Je vous crois ; mais il ne convient pas que je vous démarie si promptement. Quoique cette expédition demande le concours de tous mes vaillans, j’aurais regret de vous emmener, don Lope. Vous feriez faute en votre maison.

Le Roi sort avec sa suite.
don lope.

Dieu me soit en aide !… Qu’ai-je entendu ? que signifie ce langage ?… Ô mon âme ! n’étiez-vous pas assez abreuvée de douleurs et d’affronts ?… — Eh quoi ! mon offense est tellement publique qu’elle est parvenue déjà à l’oreille du roi !… Il n’y a rien là d’étonnant ; il était dans l’ordre qu’elle m’arrivât en dernier !… — Fut-il jamais un homme plus malheureux ?… Si vous aviez quelque crime à punir en moi, ô ciel ! n’eût-ce pas été une punilton plus douce de détacher un foudre qui m’eût réduit en poussière, que de m’envoyer cet avertissement, ces paroles du roi, me disant d’un ton grave et sévère — que je ferais faute en ma maison ?… J’aurais mieux aimé encore que ces monumens qui m’entourent fussent tombés sur moi et m’eussent enseveli vivant sous leurs débris ; ils auraient moins pesé sur mon sein que cette injure, sous le poids de laquelle je succombe anéanti. — Hélas ! honneur, vous me devez beaucoup ; réglons ensemble nos comptes… Que me reprochez-vous ? En quoi, dites, vous ai-je offensé ?… À la renommée héréditaire que mes ancêtres m’ont transmise n’ai-je pas ajouté la réputation que j’ai acquise au milieu des périls dans vingt batailles rigoureuses ?… n’ai-je pas été toute ma vie courtois envers le faible, libéral avec le pauvre, et le protecteur du soldat, et l’ami de l’honnête homme ? Et dans mon mariage même, hélas ! en quoi ai-je manqué ? N’ai-je point fait choix d’une femme de noble race et de qui l’on vantait le mérite ?… Et depuis, n’ai-je pas aimé mon épouse ? ne lui ai-je pas témoigné assez d’estime ? n’ai-je pas eu assez d’égards, assez de soins pour elle ?… Si donc je n’ai manqué en rien, si je n’ai d’aucune façon été coupable envers vous, ni par méchanceté, ni par ignorance, si je n’ai commis ni crime ni délit, pourquoi alors m’abandonnez-vous ? — Pourquoi ? — Ô lois insensées du monde !… Quoi ! un homme qui a fait pour être honoré tout ce qui était en son pouvoir, ne sait pas même s’il est outragé !… Quoi ! un homme sera blâmé pour la conduite d’autrui si elle est mauvaise, et non applaudi si elle est bonne ! car jamais on n’a estimé personne pour les vertus d’un autre !… Quoi ! un homme sera déprécié, moqué, raillé pour les vices de celle qui, crédule ou facile, a rendu son orgueil aux premières flatteries de son caprice déréglé !… Comment a-t-on mis l’honneur dans un vase si fragile ?… — Mais tranchons ces discours… ce serait à ne pas finir que de vouloir accuser les folles coutumes des hommes. Je ne peux rien contre elles et leur suis soumis dès ma naissance… Ce n’est pas pour les réformer, les changer que je vis, c’est pour leur obéir. — J’irai avec le roi, et revenant bientôt sur mes pas, j’aurai l’occasion que je désire… Ce sera la plus éclatante vengeance que le monde ait jamais vue… Le roi apprendra, don Juan apprendra aussi, et les siècles futurs apprendront ce que c’est qu’un Portugais outragé[18] !

On entend un cliquetis d’épées dans le lointain.


Entre DON JUAN. Il poursuit plusieurs hommes qui fuient.
don juan.

Misérables que vous êtes ! je l’ai vengé mon démenti !

un homme, fuyant.

Fuyons ! fuyons ! Par ici !

Il sort.
une voix, derrière le théâtre.

Je suis mort !

don lope, à part.

N’est-ce pas don Juan que j’aperçois ? (À don Juan.) Vous m’aurez pour second. Disposez de mon bras, de mon épée, mon ami.

don juan.

Si je vous ai avec moi, je ne crains pas l’univers.

don lope.

Ils ont fui. Si vous tenez à les poursuivre, courons.

don juan.

Les lâches ! les misérables !

don lope.

Que s’est-il donc passé ?

don juan.

Ah ! don Lope !

don lope.

Calmez-vous, mon ami.

don juan.

J’en mourrai de douleur et de rage.

don lope.

Qu’est-ce donc ?

don juan.

Je viens de recevoir à l’instant une nouvelle insulte à propos de cette offense que je croyais oubliée, car je me flattais de l’avoir ensevelie dans ma vengeance. Mais, hélas ! je m’abusais ; la vengeance que l’on tire d’un outrage ne l’efface pas.

don lope.

Expliquez-vous, mon ami, de grâce !

don juan.

Quand je vous ai eu quitté, je m’en suis allé de ce côté, dans le but de retourner à cette campagne où vous avez transporté votre maison pour le temps de votre absence. Je m’en allais sans songer à rien, ou du moins l’esprit occupé de toute autre chose. J’étais parvenu là-bas, vers cette plage battue par la mer. Il y avait là quelques hommes qui formaient un groupe. Au moment où je passais, l’un d’eux dit aux autres : « Voilà don Juan de Silva. » — Moi, en entendant mon nom, je prêtai l’oreille. — « Et qui est ce don Juan ? » demanda un autre — « Comment, reprit le premier, vous n’avez pas ouï conter son aventure ? C’est lui qui reçut le démenti de Manuel de Souza. » — Moi, ne pouvant me contenir davantage, je lirai l’épée en lui disant : « C’est moi qui ai tué don Manuel mon ennemi, et si promptement qu’il n’eut pas le temps de prononcer le dernier mot de son insulte ; et puisque son sang a lavé la tache de mon honneur, je suis don Juan le vengé et non pas don Juan le démenti ! » — J’ai dit, et emporté par ma fureur, je les ai poursuivis jusqu’ici ; car les médisans sont toujours lâches ; ils tiennent leurs propos derrière les gens, et quand ils voient face à face ceux dont ils parlent, ils fuient : et mes hommes ont fui selon l’usage… Voilà mon chagrin, don Lope… N’y a-t-il pas là de quoi me désespérer, me rendre fou ?… Il ne s’en faut de rien que je ne me précipite à la mer ou que je ne me plonge cette épée dans le cœur… Voilà celui qui a reçu le démenti, disait-il ; il ne disait pas : Voilà celui qui a obtenu réparation… Et cependant qui dans le monde peut empêcher son malheur ? Ne fait-il pas assez celui qui le venge, celui qui risque sa personne pour rester mort et honoré plutôt que vivant et outragé ?… Mais non. Mille fois l’homme d’honneur en se vengeant n’a gagné à cela que de publier lui-même son outrage ; car sa vengeance révèle ce que l’injure n’avait pas dit.

don lope.

Ne pleurez pas, don Juan.

don juan.

Vous seul, don Lope, me retenez à la vie.

Il sort.
don lope.

« La vengeance révèle ce que l’injure n’avait pas dit ! » Donc, si je me venge de celle que j’ai reçue moi-même, il est clair que ma vengeance révélera ce que mon malheur ne disait pas.. Et quand j’aurai hardiment châtié mon insulte, le vulgaire imbécile dira : Voilà celui qui a reçu l’outrage ! et non pas : Voilà celui qui s’en est vengé ! Et si ma main verse aujourd’hui du sang, elle dira par là ma disgrâce, puisqu’elle apprendra ma vengeance a ceux qui ne connaissaient pas mon outrage… Eh bien ! alors, qu’elle soit ignorée, secrète ; je la voilerai de précautions impénétrables ; je saurai souffrir et me taire… Puisqu’il y a plus d’honneur dans le secret, je poursuivrai mon adversaire en silence, afin que la vengeance ne dise pas ce que l’injure n’avait pas dit. Je procéderai de telle sorte qu’à peine sera-t-elle soupçonnée de ceux qui croyaient auparavant à mon outrage, et que même elle les détournera de l’idée qu’ils en avaient… Jusqu’à ce que l’occasion de l’accomplir ainsi se présente, je saurai souffrir et me taire. — (Appelant.) Holà ! batelier !


Entre un BATELIER.
le batelier.

Seigneur ?

don lope.

Ta barque est-elle prête ?

le batelier.

Oui, seigneur. — Il faut que ce soit pour vous ; vous ne venez pas dans un bon moment ; nous avons beaucoup de monde. Il y a tant de gens qui vont au Jardin du roi pour assister au départ de notre roi don Sébastien, que Dieu garde !.. Les barques ne font ce soir qu’aller et venir.

don lope.

Tu seras content de moi.

le batelier.

Je l’espère bien, seigneur.

don lope.

Allons, dispose-toi à me mener à ma maison de campagne.

le batelier.

Sera-ce bientôt ?

don lope.

Tout de suite.

le batelier.

Je suis prêt à l’instant.

Il sort.


Entre DON LOUIS.
don lope, à part.

Quel est donc cet homme ?… C’est lui ! c’est mon cavalier !

don louis, à part.

Relisons une seconde fois cette lettre qui m’a rendu la vie… Un plaisir répété est doublement un plaisir. (Il lit.) « Ce soir, le roi va au Jardin ; vous pourrez venir dans la foule sans qu’on vous voie, nous nous retrouverons, et nous achèverons de nous expliquer. Dieu vous garde ! Léonor. » — Fâcheux contre-temps ! pas une barque !… Il n’y en a qu’une, et quelqu’un l’attend !… Vive Dieu ! il vaudrait mieux que la fortune ne m’accordât jamais ses faveurs, que de me les offrir sans me donner les moyens d’en profiter.

don lope, à part.

Il lit une lettre !… Dans cette lettre il est question de moi, j’en suis sûr… Que l’honneur est craintif ! Je ne vois et n’entends rien que je ne le rapporte à mon malheur.

don louis.

Quel est cet homme que j’aperçois là-bas ?… Dieu me pardonne ! c’est don Lope. Au moins tout s’arrange à merveille, puisque c’est lui qui a pris la dernière barque.

don lope, à part.

Ô mon âme ! dissimule !… Le moment n’est pas venu encore… Mais si fait, il est venu… Le serpent caresse, la bouche pleine de venin, jusqu’à ce qu’il le lance sur l’imprudent qui se confie à lui. Ainsi moi je ferai. — (Il s’approche de don Louis.) Vous avez tenu bien peu de compte, seigneur cavalier, de mes offres de service, puisque vous ne m’avez rien demandé ou ordonné. Cependant je m’étais mis complètement à votre disposition. Pour moi, j’ai été tellement charmé de votre courtoisie, de votre esprit et de votre vaillance, que je vous ai cherché dans tout Lisbonne afin de vous prier de nouveau de vous servir de moi à l’occasion. Mon secours ne vous serait pas inutile, je pense, contre ce rival perfide qui pourrait bien vous donner la mort au moment où vous y songez le moins.

don louis.

J’estime vos offres autant que je le dois, seigneur don Lope, mais mon titre d’étranger m’a ôté la hardiesse d’en user ; et puis je n’aurais pas voulu vous commettre, vous, avec ce rival. À cette heure, l’affaire s’est arrangée ; nous sommes assez amis ensemble, et je lui parle de la même façon à peu près que je vous parle à vous-même.

don lope.

Je vous crois. Mais songez-y bien, vous courez des risques. L’amitié d’un homme outragé n’est pas une amitié très-sûre.

don louis.

Moi, au contraire, la sienne m’encourage. Je puis être sûr désormais de tout le monde, puisque je suis sûr de mon ennemi.

don lope.

Ne vous y fiez pas.

don louis.

Pourquoi donc ?

don lope.

Quoiqu’il me fût facile de vous répliquer par des raisons plus ou moins bonnes, je vous laisse à votre avis et demeure du mien. — Pour changer de conversation, que cherchez-vous ici, dites moi ?

don louis.

J’aurais voulu une barque qui m’eût transporté au Jardin du roi.

don lope.

Vous arrivez on ne peut plus à propos, je puis vous être utile. J’en ai une à mes ordres.

don louis.

La foule de gens qui se portent là-bas et qui ont pris toutes les barques, m’oblige d’accepter votre offre gracieuse. Je désire vivement assister au départ de l’armée. C’est un de ces spectacles qu’on ne voit pas deux fois dans la vie.

don lope.

Eh bien ! vous viendrez avec moi.

don louis.

Très-volontiers.

don lope, à part.

L’heure de ma vengeance est venue !

don louis, à part.

Y a-t-il un homme plus fortuné que moi ?

don lope, à part.

Il est tombé dans mes mains, et il y périra !

don louis, à part.

N’est-ce pas singulier que ce soit son mari qui me conduise à elle ?


Entre le BATELIER.
le batelier.

La barque est prête.

don lope.

Passez, seigneur cavalier.

don louis.

Non, vous d’abord, seigneur don Lope.

le batelier.

Pardon, messeigneurs, que j’entre le premier. La barque n’est attachée que par une corde qui n’est pas très-solide.

don louis, au batelier.

Non, ne craignez rien. J’attends un de mes valets ; cherchez-le nous nous reposerons pendant ce temps.

don lope.

Oui, nous nous reposerons.

le batelier.

Par où viendra-t-il, ce valet ?

don louis.

Vous le trouverez bien, par là.

Le Batelier s’éloigne.
don lope.

Entrons.

Don Lope et don Louis entrent dans la barque.
don louis, à part.

Il me mène vers sa femme !

don lope, à part.

Je le mène à la mort !

Don Lope et don Louis disparaissent.
le batelier.

Ce maudit valet ne viendra pas d’ici à vingt siècles. — Mais que vois-je ?… Ma pauvre barque !.. La corde se sera rompue !… Comme elle est loin déjà !… Les malheureux ! ils vont s’engloutir dans la mer ! Dieu seul peut les sauver !

Il sort en courant.

Scène II.

Un terrain entre la mer et la maison de campagne de don Lope.
Entrent MANRIQUE et SYRÈNE.
manrique.

Douce Syrène, dont la vue me séduit, me captive et m’enchante, est-ce que tu viens ici, par hasard, pour apprendre à chanter de la sirène de la mer ?

syrène.

Tu m’ennuies, laisse-moi.

manrique.

Ah ! Syrène, de grâce !…

syrène.

Que veux-tu ?

manrique.

Écoute, je te prie, un sonnet héroïque, tendre et plein d’esprit, que j’ai composé à ton intention. C’est le premier des mille cent et un que je t’ai promis.

syrène.

Voyons ce sonnet.

manrique.

Je l’ai dans ma poche… (Il cherche.) Je l’avais bien pourtant… (Il tire un papier de sa poche.) Ah ! le voici. Écoute-moi cela.

Il lit.

Ô joli ruban vert dont la couleur rappelle
À mes yeux étonnés le gazon du printemps ;
Ô toi qui…

syrène, l’interrompant.

Ma foi ! seigneur Manrique, assez, si vous voulez.

manrique.

Comment ?

syrène.

Restons-en là.

manrique.

Pourquoi ?

syrène.

Parce que…

manrique.

Est-ce que vous trouvez que je ne lis pas bien ? Cependant… «  Ô toi qui… »

syrène.

Laissons cela pour une autre fois.

manrique.

Vous ne m’encouragez guère pour les mille et cent qui restent.

syrène, à part.

Il faut que je l’attrape, ce drôle. (Haut.) Aujourd’hui dites-moi seulement, par rapport à celui-ci, en quoi, ainsi que vous le prétendez, il a été composé à mon intention ?

manrique.

Vous ne le voyez pas ?

syrène.

Non.

manrique.

Ah ! Syrène…

syrène.

Mais non.

manrique.

Eh bien ! à cause du ruban que vous m’avez donné hier.

syrène.

Ah ! oui, j’y suis.

manrique.

Certainement.

syrène.

Mais pourquoi dites-vous ruban vert plutôt que bleu, plutôt que rouge ?

manrique.

Parce que le ruban que vous m’avez donné était vert.

syrène.

Vraiment ?

manrique.

Oui.

syrène.

Montrez-le-moi un peu, que je voie s’il est vert.

manrique.

Ah ! malheureux. Hélas ! pauvre ruban !

syrène.

Quoi donc ?

manrique.

Si vous saviez, Syrène, ce qui m’est arrivé !

syrène.

Vous l’avez perdu peut-être ?

manrique.

Non. — Un malheur affreux.

syrène.

Contez-moi cela.

manrique.

Oh ! c’est une aventure incroyable. — J’étais un de ces jours passés, le soir, assis au bord du Tage, rêvant à vous, Syrène, et songeant à mon bonheur… Je tirai ce ruban de ma poche, et en accusait votre indifférence, je versai des larmes amères… Il me semble que je les sens encore couler le long de mes joues… Je couvrais ce ruban de baisers avec transport, quand tout-à-coup un aigle qui n’était pas loin, me voyant le porter ainsi à ma bouche, s’imagina que c’était quelque chose de bon à manger. Il s’élança du haut du rocher, fondit sur moi, m’enleva le ruban des mains, et puis s’en retourna dans son aire. Moi, je résolus soudain de lui donner l’assaut ; mais ne pouvant trouver un chaudron pour mettre sur ma tête, je fus obligé d’y renoncer. Depuis lors, malgré tous mes efforts et toutes mes recherches, il m’a été impossible de retrouver ni l’un ni l’autre. Voilà, Syrène, l’histoire de l’aigle et du ruban vert.

syrène.

Cela est bizarre.

manrique.

N’est-ce pas ?

syrène.

Oui ; mais il m’est arrivé mieux que cela à moi.

manrique.

J’ai peine à le croire.

syrène.

Écoutez, et vous verrez. — J’étais un de ces jours passés, le matin, dans la campagne, sans penser à vous ni à mon malheur, — lorsque je vis voler un aigle qui laissa tomber quelque chose. Je m’approchai et trouvai parmi les fleurs le ruban. C’était votre aigle, qui avait reconnu sans doute que le ruban n’était pas bon à manger. — (Elle lui montre le ruban.) Regardez si c’est bien le même.

manrique.

C’est une curieuse aventure, en vérité.

syrène.

Et la vengeance sera plus curieuse encore.

manrique.

Il vaut mieux la laisser pour plus tard, Syrène ; voici votre maîtresse qui sort.

Il se retire.


Entre LÉONOR.
léonor.

Syrène ?

syrène.

Madame ?

léonor.

Je suis bien triste.

syrène.

Pour quel motif, madame ?… Est-ce que vous ne me le direz pas, à moi ?

léonor.

Si fait, je puis me confier à ta discrétion, à ton attachement. Si tu savais !…

syrène.

Qu’y a-t-il donc, madame ?

léonor.

C’est que don Louis ne m’aime plus.

syrène.

Impossible, madame ; je vous réponds du contraire, moi.

léonor.

Les hommes ! ils sont ainsi faits pour la plupart ; à mesure qu’on leur montre plus d’abandon, plus de faiblesse, ils se refroidissent et s’éloignent, sans considérer que c’est pour eux que l’on s’oublie.

syrène.

Je vous garantis que le seigneur don Louis n’est pas comme les autres. En quoi auriez-vous à vous plaindre de lui ?

léonor.

Je n’en ai que trop le sujet. Ce matin, ayant su de don Lope qu’il devait suivre le roi à cette expédition, — je lui ai écrit de me venir trouver ce soir, et il ne vient pas.

syrène.

Il n’est pas tard encore ; à peine si la nuit commence.

léonor.

Ah ! Syrène, j’ai bien peur que…

syrène.

Et si le seigneur don Lope rentrait ?

léonor.

Ce n’est pas cela que je crains ; il m’a fait ses adieux en me quittant.

syrène.

Mais enfin, malgré cela, il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il revînt… Le roi peut remettre son départ d’un jour… Lui-même peut être rappelé ici par un motif quelconque, il peut désirer de vous renouveler ses adieux… et s’il retrouvait encore ici le seigneur don Louis…

léonor.

En ce cas même je ne crains pas davantage, Syrène, je te l’avoue… Tu ne sais donc pas ce que sont les maris ? comme ils s’abusent aisément ? comme les plus habiles d’entre eux, les plus clairvoyans, les plus sagaces, sont faciles à duper ?.. Don Lope, don Lope lui-même n’est pas une exception à la règle commune. Depuis cette soirée où il découvrit don Louis dans ma chambre, il ne m’a témoigné que plus de confiance, d’estime, de tendresse ; il n’en est que plus empressé à me complaire ; il semble adorer sa disgrâce. Et moi, qui n’ai pas profité de cette première leçon… j’en rougis, je m’en veux… mais j’aime don Louis.

syrène.

Prenez garde, madame ! Très-souvent les maris font semblant de n’y pas voir ; ils ne sont pas aveugles, ils ont des yeux comme les autres.


Entre DON JUAN.
don juan, à part.

Je ne sais pas comment mon cœur n’est pas brisé par les coups réunis de ces deux grands chagrins.

léonor.

Quoi ! c’est vous, seigneur don Juan ?… Pourquoi donc n’avez-vous pas ramené don Lope avec vous ?

don juan.

Je n’ai pas eu le loisir de l’attendre. Il m’avait promis d’être ici avant le coucher du soleil.

léonor.

Je n’y compte pas maintenant. Voyez, la nuit a répandu au loin ses ténèbres épaisses. Vous auriez dû revenir avec lui, seigneur don Juan.

don juan.

Je l’aurais attendu, madame ; mais cela ne m’a pas été possible. J’ai une telle affliction, que, loin de vouloir en importuner un ami aussi cher, je me fuirais moi-même.

don louis, dans l’éloignement, sur la mer.

Que le ciel me soit en aide !

léonor.

Qu’est-ce donc ?

don juan.

Rien, madame.

léonor.

Vous n’avez pas entendu ?

don juan.

Ce n’est rien ; c’est le vent qui a gémi à travers les arbres.

léonor.

Non, c’est la voix d’un homme qui poussait un cri de détresse.

don juan.

Cependant, madame, il n’y a personne autour de nous.

léonor.

Il est vrai ; moi non plus je n’aperçois personne.

syrène.

Voyez ! là-bas ! là-bas ! sur la mer !… On s’approche.

léonor.

Je découvre à travers l’obscurité je ne sais quoi qui se meut sur les flots.

don juan.

C’est un homme qui lutte énergiquement contre une mort presque certaine. Puisque la pitié du ciel l’a conduit de ce côté, je cours le secourir.

léonor, à part.

Pourvu que ce ne soit pas lui !


Entre DON LOPE.
Ses vêtemens sont tout mouillés. Il tient un poignard à la main.
don lope, à part.

Hélas !

syrène.

Le voici qui vient !

léonor.

Je n’ose avancer.

don lope, à part.

Ô terre ! douce patrie de l’homme !

don juan.

Quoi ! c’est vous, don Lope ?

léonor, à part.

Mon mari !

don lope.

Oui, moi-même. (Il remet son poignard dans le fourreau.) Je ne pouvais dans mon naufrage rencontrer un meilleur port de salut. — Léonor ! mon épouse ! mon bien ! je remercie le ciel ; il me dédommage de mes peines puisque je vous revois. — (À don Juan en lui prenant la main.) Ô mon ami !

don juan.

Qu’est-ce donc ?

don lope.

Un événement déplorable. Jamais vous n’avez rien ouï d’aussi triste.

léonor.

Puisque vous vivez, seigneur, et que vous avez échappé à ce péril, ni moi ni don Juan n’accuserons la destinée.

don lope.

Voici. — Après avoir parlé au roi, je vous ai cherché, don Juan, et ne pouvant réussir à vous trouver, j’ai retenu une barque. Tandis qu’on la préparait, il est venu vers moi un élégant cavalier dont je sais à peine le nom ; — je crois pourtant qu’il s’appelle don Louis de Benavidès. — Il s’est approché en me disant qu’il était étranger et qu’il me priait d’excuser son indiscrétion ; que j’eusse la bonté de lui accorder une place auprès de moi ; qu’il désirait aller au Jardin du roi pour assister au départ des troupes… je ne pouvais décemment le refuser… Là-dessus nous passons dans la barque ; mais à peine étions-nous entrés l’un et l’autre, avant que le batelier eût eu le temps de nous rejoindre, la corde qui attachait la barque — et qui était sans doute rongée par les flots de la mer qui la battent continuellement, — s’est rompue. J’ai vainement tâché, — à force de rames, de regagner les bords ; le vent qui soufflait dans la voile nous a poussés de plus en plus au large. Par malheur, la mer était fort agitée en ce moment ; notre barque légère était tantôt soulevée vers les nues et tantôt replongée dans les abîmes. Je n’essayerai pas de vous peindre nos inquiétudes, nos terreurs ; mon compagnon et moi nous ne doutions pas de notre perte. À la fin cependant nous arrivions de ce côté, et nous n’étions plus qu’à une centaine de pas du rivage, quand notre barque s’est heurtée et brisée contre un écueil. Séparé de ce généreux cavalier par la violence du choc, j’ai eu le regret de ne pouvoir de secourir, et il s’est enfoncé dans la mer, où son souvenir doit demeurer enseveli.

léonor.

Ô ciel ! hélas !

Elle tombe évanouie.
don lope.

Léonor ! mon épouse ! mon bien ! revenez à vous !… Hélas ! ses mains sont froides !… — Ah ! don Juan, j’ai eu tort de lui conter les dangers que j’ai courus ; un cœur de femme ne supporte pas un tel récit. Son amour a frémi à l’idée de mon trépas… (À Syrène et à d’autres domestiques qui sont accourus.) Transportez-la dans son lit.

don juan, à part.

Qu’il est beau à un homme de garder le silence sur son injure, et d’en cacher à tous les yeux la vengeance !… C’est ainsi que doit se venger celui qui sait souffrir et se taire.

Syrène et les autres domestiques transportent Léonor dans la maison. Don Juan les suit.
don lope.

Eh bien ! mon honneur, ai-je appliqué avec assez de prudence à un outrage secret une vengeance secrète ?… N’ai-je pas bien saisi l’occasion quand j’ai coupé la corde et que je me suis écarté en faisant semblant de vouloir regagner le port ?… Et ce poignard, ne m’en suis-je pas servi contre cet insolent avec une adresse impitoyable ?… Et la barque, n’ai-je pas eu raison de la briser afin qu’on ne pût concevoir aucun soupçon ?… — C’est bien. — Maintenant que, suivant le devoir de l’homme d’honneur offensé, je me suis défait du galant, ce sera le tour de Léonor… Je ne veux pas que le roi me dise de nouveau de ne pas l’accompagner, que je ferais faute en ma maison… Léonor, hélas ! aussi inconstante que belle, et non moins infortunée qu’inconstante, ruine fatale de mon bonheur et de ma vie, vous aussi vous mourrez, vous mourrez cette nuit !… Mais comment ? par quel moyen ?… Répandrai-je son sang sur le lit qu’elle se proposait de souiller ? — Non, ces indices me trahiraient… — J’y suis !… — J’ai confié aux eaux de la mer le soin de ma première vengeance, je confierai au feu le soin de la seconde. Je mettrai le feu à ma maison en commençant par son appartement, et pendant l’incendie… De même que l’or dans le creuset se dégage du vil alliage des autres métaux, de même mon honneur sortira de là épuré… — Les deux élémens auxquels je me confie ne révéleront pas mon secret. — Il faut que demain, oui, demain, pas plus tard, le soleil de mon honneur se lève radieux au-dessus de ce naufrage et de cet incendie !

Don Lope se retire.


Un moment après entrent LE ROI, LE DUC DE BRAGANCE et le Cortége.
le roi.

Venez par ici, duc… Que la nature est belle à cette heure ! comme elle est calme et silencieuse !… Approchons-nous un peu de la mer ; j’aime à en respirer la fraîcheur.

le duc.

Voyez, sire ; elle a pensé que le second soleil dormait paisible en sa sphère, et la voilà qui mollement réfléchit les étoiles qui scintillent encore dans ses ondes.

le roi.

Le ciel d’azur s’y contemple tout entier avec une sorte de complaisance, comme un nouveau Narcisse épris de sa beauté. — Et puis, regardez dans le lointain toutes ces barques avec leurs fanaux et leurs voiles. On dirait des cygnes enflammés qui se disposent à déployer leurs ailes et à voler sur les eaux. — Et puis, plus près de nous, toutes ces maisons de plaisance, ces arbres, ces rochers qui projettent leurs grandes ombres sur la surface de la mer, et semblent plonger par leur sommet dans ses profondeurs. — Oui, la nature est belle, mais surtout près de Lisbonne… Adieu, ma douce patrie, adieu ! Que le ciel me permette de revenir à toi victorieux, après avoir acquis à mon nom une nouvelle gloire et de nouveaux triomphes à l’Église !…

une voix.

Au feu !

une autre voix.

Au feu ! au feu !

le roi.

Quelles sont ces clameurs, duc ?

le duc.

On crie au feu !… et, en effet, voilà le château voisin qui brûle. C’est, si je ne me trompe, celui de don Lope d’Almeyda. Il sera bientôt embrasé.

le roi.

Il s’échappe par les combles une épaisse fumée mêlée de vives étincelles… Il me semble voir un volcan… L’incendie environne la maison de tous côtés… Je doute que personne s’en puisse sauver… Approchons pour voir s’il y aurait moyen de porter quelques secours.

le duc.

Quelle témérité, sire !

le roi.

Non pas, duc ; c’est de l’humanité.


Entre DON JUAN à demi nu.
don juan.

Ce n’est pas sans peine que je suis parvenu à sortir… Où est don Lope ?… Dussé-je y périr, il faut que je le tire de là. C’est son appartement que les flammes ravagent.

le roi.

Arrêtez cet homme.

le duc.

Où allez-vous, insensé ? Que prétendez-vous ?

don juan.

Montrer au monde le dévouement d’une amitié véritable. — Ah ! sire, à peine étions-nous retirés que soudain a éclaté l’incendie. En un instant il a crû à tel point que je crains qu’avant peu il ait tout consumé. Don Lope d’Almeyda est là avec son épouse, et je voudrais les délivrer.

le roi.

Remettez-vous. La prudence est aussi nécessaire que le courage.


Entre MANRIQUE.
manrique.

Je me suis échappé en jetant feu et flamme comme un diable de comédie. Je me figure, avec une certaine satisfaction, que je suis l’Enée de cette Troie. Je vais me retremper un peu dans la mer, quoique je n’aime guère l’eau et surtout l’eau salée.


Entre DON LOPE à moitié nu.
Il porte dans ses bras Léonor qui est morte.
don lope.

Ô ciel clément ! rendez la vie à Léonor, à mon épouse chérie !

le roi.

Est-ce vous, don Lope ?

don lope.

Oui, sire… si mon malheur me laisse assez de sang-froid pour vous reconnaître et vous parler au milieu de cette horrible tragédie. Cette femme, sire, que vous voyez morte, est mon épouse, noble, fière, honnête, vertueuse, digne enfin des louanges éternelles de la renommée. Cette femme est mon épouse, que je n’ai aimée de l’amour le plus tendre qu’afin de mieux sentir la douleur de sa perte. — J’étais entré dans sa chambre et je me disposais à l’enlever, lorsque, étouffée, elle a rendu la vie dans mes bras… Quel sort affreux ! — Cependant il me reste une consolation ; je suis libre par son trépas, et je pourrai vous servir sans faire faute en ma maison. À cette heure, sire, je vous suis jusqu’à ma mort, qui, j’espère, viendra bientôt. (À demi-voix à don Juan.) Et vous, brave don Juan, apprenez à celui qui vous demande conseil de quelle manière il doit s’y prendre pour que la vengeance ne dise pas ce que l’affront n’avait pas dit.

le duc.

C’est une disgrâce inouïe.

le roi.

Jamais je n’en ai vu d’aussi étrange.

don juan.

Sire, permettez… Que Votre Majesté daigne m’écouter à l’écart, il convient que vous sachiez seul ce que j’ai à vous dire. Don Juan et le Roi s’éloignent des autres acteurs.) Sire, don Lope, mon généreux ami, a eu des soupçons sur la fidélité de son épouse, et ses soupçons se sont bientôt changés en certitude. Il en a pris son parti en homme de cœur ; il a tué le galant dans la mer et sa femme dans l’incendie, afin que ceux qui savaient son outrage fussent les seuls à savoir sa vengeance.

le roi.

L’antiquité ne présente pas d’exemple d’une aussi énergique résolution. En effet, un outrage secret requiert une vengeance secrète.

don juan, au public.

Telle est la véritable histoire du grand don Lope d’Almeyda, que nous recommandons à votre admiration en terminant cette tragicomédie


fin de à outrage secret vengeance secrète.
  1. En Espagne et en Portugal, les nouveaux mariés n’ont point, comme en France, un garçon et une demoiselle d’honneur ; ils sont conduits à l’autel par un parrain et une marraine. S’il faut en croire les anciennes romances espagnoles, aux noces du fameux Cid don Rodrigue, le roi Ferdinand fut le parrain du grand chevalier.
  2. Calderon s’est servi de la même pensée dans la pièce intitulée Peor está que estaba, De mal en pis.
  3. « Io me quiero adelantar
    En alguna destas barcas
    Que llaman muletes, y oy
    Siendo cojo con muletas… etc. etc. »

    Muletas signifie béquilles. On appelle muletas à Lisbonne (en espagnol muletes) des bateaux de pêcheurs, plats et légers, qui ont de chaque côté de longues rames à demeure. Manrique dit : Je m’en vais prendre les devans dans une de ces barques que l’on appelle muletes, et courant aujourd’hui comme un boiteux sur des béquilles… etc. »

  4. Il y a ici une autre plaisanterie qu’il nous a été impossible de reproduire. Elle porte sur la triple signification du mot forçada : 1o contrainte, 2o violée, 3o salir de forçado, sortir des galères.
  5. « …Pendanga de criados
    Hecha del palo que quieren. »

    Mot à mot : « Le pendanga des valets, fait du bois que l’on veut. » On appelle pendanga, au jeu de quinolas, le valet de carreau. Ce jeu consiste à assembler quatre cartes, une de chaque couleur, et celui qui a le plus de points gagne. Le valet de carreau sert d’à-tout.

  6. Il y a ici un jeu de mots sur le double sens de contador, qui veut dire caissier et conteur.
  7. Le mot firmeza, que nous avons traduit par constance, à un double sens en espagnol ; il signifie quelquefois une sorte de bijou de forme triangulaire, et plus ordinairement fermeté, constance.
  8. On sait que l’émeraude est verte et que le saphir est bleu. On sait que la couleur verte est l’emblème de l’espérance, comme la couleur bleue est le symbole de l’amour ou de la jalousie.
  9. « Porque un noivo á quien le place
    La dama, y á verta llega,
    Como necedades juega,
    Es tahur que dize y haze. »

    Le dernier de ces vers présente deux sens ; mot à mot : « Car un marié à qui sa dame plaît et qui arrive à la voir, comme il joue un jeu de sottises, c’est un joueur qui dit et qui fait : » ou bien « qui en dit ou qui en fait. »

  10. Dans l’original le compliment de don Lope à Léonor forme un sonnet, et la réplique de Léonor un autre.
  11. Souvent dans le cours de ses comédies, Calderon s’adresse au public par l’intermédiaire du Gracioso. Ici, cette allocution de Manrique, au moment où l’intrigue vient de se nouer, nous semble pleine de finesse et d’esprit.
  12. Por Dama de la lazada
    O fregona del Tuson.

    La plaisanterie de Manrique porte d’abord sur dama, dame, et fregona, écureuse de vaisselle : — ensuite sur le triple sens du mot lazada, qui signifie : 1o rosette, 2o piège, embuche, 3o entrelacement formé par les danseurs ; — ensuite sur le mot tuson, qui signifie à la fois la laine des moulons et un jeune poulain. Mais nous avouons ingénument que nous n’avons pu réussir à comprendre la malice cachée sous ce dernier mot.

  13. Le traducteur a forgé le mot ensonnettée pour rendre celui de soneteada, fabriqué par Calderon.
  14. Manrique joue ici sur le mot loa, qui signifie éloge, louange, et aussi le prologue d’une pièce de théâtre. Tous les drames sacrés de Calderon sont précédés d’une louange (loa) mi-parlée et mi-chantée, à la fin de laquelle le poète annonce le sujet de l’auto qui va suivre.
  15. La de entrecano picote. Entrecano se dit de la barbe, des cheveux entre noir et blanc, et de la personne qui les a tels. Le picote est une sorte d’étoffe de soie très-lustrée.
  16. L’action de déchirer une lettre ou d’en briser le cachet s’exprime en espagnol par le même verbe romper, que Calderon a évidemment répété à dessein dans ce passage.
  17. « …Que no consiguen
    Una texa y un papel ?

    Mot à mot : « À quoi ne réussissent pas une tuile et une lettre ? » Allusion aux moyens que les amans espagnols employaient pour correspondre. Le galant, venu la nuit sous les fenêtres de sa dame, lui lançait un billet doux attaché à un morceau de tuile, et recevait la réponse par le même courrier.

  18. Ce morceau est imité d’un autre monologue du Jaloux prudent (el Zeloso prudente), de Tirso de Molina, à qui notre poète a aussi emprunté plusieurs détails du Médecin de son honneur.