À ma mère (Delphine de Girardin)

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Poésies complètesLibrairie Nouvelle (p. 223-224).

À MA MÈRE



En vain dans mes transports ta prudence m’arrête ;
Ma mère, il n’est plus temps ; tes pleurs m’ont fait poëte !
Si j’ai prié le Ciel de me les révéler,
Ces chants harmonieux, c’est pour te consoler.
D’un tel désir pourquoi me verrais-je punie ?
Les maux que tu prédis ne sont dus qu’au génie ;
À d’illustres malheurs, va, je n’ai pas de droits :
Quel cri peut s’élever contre une faible voix ?
Vit-on jamais les chants d’une muse pieuse
Exciter les clameurs de la haine envieuse ?
Non, l’insecte rongeur qui s’attache au laurier
Épargne en son dédain la fleur de l’églantier.
Ah ! de la gloire un jour si l’éclat m’environne,
Comme une autre parure acceptant sa couronne,
Je dirai : « Son éclat sur toi va rejaillir ;
» Aux yeux de ce qui m’aime elle va m’embellir. »
À ce cruel destin, hélas ! me faut-il croire ?
Pourquoi me fuirait-on ? Le flambeau de la gloire,
Dont la splendeur effraie et séduit tour à tour,
N’est qu’un phare allumé pour attirer l’amour ;
Qu’il vienne !… Sans regret et changeant de délire,
Au pied de ses autels j’irai briser ma lyre ;
Mais dois-je désirer ce bonheur dangereux ?

Hier, il m’en souvient, je fis un rêve heureux :
L’être mystérieux qui préside à ma vie,
Ce fantôme charmant dont je suis poursuivie,

Hier il m’apparut, triste, silencieux ;
La langueur se peignait sur ses traits gracieux ;
Moi, sans plaindre sa peine et d’espoir animée,
En le voyant souffrir je me sentais aimée…
Il ne l’avait pas dit… Non… mais je le savais,
Et bientôt j’oubliai… (ma mère, je rêvais !…)
J’oubliai de cacher le trouble de mon âme ;
Il le vit ; et ses yeux, pleins d’une douce flamme,
Pour m’en récompenser l’excitaient tendrement,
Et mon cœur se perdait dans cet enchantement.
Toi-même en souriant contemplais mon supplice
D’un regard à la fois maternel et complice.
Dieu ! que j’étais heureuse ! et pourtant… je pleurais !
Et ce bonheur parut redoubler tes regrets :
Celui que nous pleurons manquait à notre joie,
Car je n’espère plus qu’un rêve nous l’envoie ;
Un rêve peut créer le plus doux avenir,
Mais il n’enlève pas le poids d’un souvenir ;
Quand la source des pleurs ne peut être tarie
La plus puissante joie est d’avance flétrie.

Mon songe est effacé… Je suis seule ; dis-moi,
Celui qui doit me plaire est-il connu de toi ?
Viendra-t-il, devinant le rêve qu’il m’inspire,
Sur un cœur qui l’attend réclamer son empire ?
À ma jeunesse enfin servira-t-il d’appui ?
Ah ! si le Ciel un jour devait m’unir à lui !…
Mais non, éloignez-vous, séduisante chimère ;
En troublant mon repos vous offensez ma mère ;
Tant qu’elle m’aimera, qu’aurai-je à désirer ?
Rien… un si grand bonheur me défend d’espérer !


Paris, 1823.