À la plus belle (1877)/Chapitre 23
— Le père du comte Otto, continua messire Olivier, était le margrave Cornélius, qui fut brûlé pour fait de sorcellerie, vis-à-vis du portail de la cathédrale de Cologne. Le comte Otto n’avait pas encore quinze ans, quand il poignarda les trois juges qui avaient condamné son père. Le premier, qui était Karl Spurzheim, procurateur du prince-évêque, fut tué sur les degrés de la cathédralede Liège ; le second, le chanoine Schwart tomba sur le calvaire de Mannheim ; le troisième, l’archiprêtre Hcinrich de Heilbronn, fut mis à mort au pied de l’autel…
— Horreur ! horreur ! disait-on tout bas dans le salon.
Mais on écoutait.
Olivier, baron d’Harmoy, parlait d’une voix lente et froide.
— Je vous transmets, nobles dames, reprit-il, ce que chantent les trouvères des Îles rien de plus, rien de moins. Leurs vers sont harmonieux et leurs harpes sonores. La ville d’Hélion, la cité mystérieuse qui obéit aux lois de l’Homme de Fer, ne veut point ouïr d’autre histoire. Quand le comte Otto eut tué les trois juges de son père, il envoya le cartel des proscrits à l’empereur d’Allemagne, et gagna les monts du Harz avec ses compagnons. Il y avait dans le Harz une jeune fille nommée Hélène ; elle était belle, le comte la prit pour femme à la face des chevaliers. La nuit des noces, Hélène s’endormit auprès de l’Homme de Fer et ne s’éveilla plus. La nuit suivante, le comte Otto coiffa son casque et sortit de sa retraite tout seul. Il allait avoir seize ans.
Entre les deux plus hautes montagnes du Harz, le Hund et la Ziége, se creuse cette fente prodigieuse que les bûcherons appellent Teufelgau, la vallée du Diable.
Le comte Otto y vint à minuit, avec une fiole et un livre. Il avait fiché son épée dans le tronc du dernier arbre de la forêt. Il ouvrit son livre : un voile sanglant cacha la lune.
Il versa sur la terre trois gouttes de la liqueur contenue dans la fiole la terre trembla.
Le margrave Cornélius, son père, mort, passa devant lui sur un cheval dont les crins flamboyaient.
— Salut ! monseigneur, cria le comte, vous êtes vengé !
Puis il ajoute :
— Monseigneur, je vous prie, est-il un paradis et un enfer ?
Le margrave était loin déjà ; cependant le comte Otto l’entendit qui répondait.
— Il est un enfer !
— C’est bien, dit-il ; alors Satan existe : je veux le voir.
Il appela Satan par trois fois dans la nuit silencieuse et profonde. Les tombes du cimetière d’Arau, qui est au versant de la montagne, rendirent des gémissements. Le vent plia les cimes des arbres, et la nue déchirée lança un tonnerre, mais Satan ne vint pas. Le comte se dit « Satan a peur de moi. »
Il lacéra les pages de son livre et les foula aux pieds ; il brisa la fiole contre un quartier de roc et reprit son épée. À ce moment, la lune blanche reparut dans l’azur du ciel et le comte Otto vit, sous le dernier arbre de la forêt, une femme endormie. Elle était si belle que le comte Otto sentit fléchir ses genoux. — Satan ne m’a pas répondu, pensa-t-il ; si je parlais à Dieu ?…
Il est dans Harz une grotte bénie ou saint Gunther a laissé ses os. Un ermite jeûnait et priait dans cette grotte, le cilice aux reins, la croix sur la poitrine. Il avait nom Rudolphe le Pieux et faisait des miracles. Le comte Otto se mit en selle et tourna la tête de son cheval vers la grotte de l’ermite.
Mais savez-vous ? Satan a une fille. Quand Satan est absent et ne peut répondre aux conjurations des mortels, sa fille vient à sa place. Satan était quelque part, au-delà du Rhin, présidant un conciliabule de francs-juges, et faisant une pointe au poignard qui tue les rois dans l’ombre.
C’était la fille de Satan qui était couchée sous le dernier arbre de la forêt. Elle entendit peut-être que le comte Otto prononçait le nom de Dieu dans son cœur. D’un bond elle se plaça au-devant du cheval, et jetant une guirlande de fleurs autour du cou de Béringhem, elle l’entraîna loin de l’ermitage.
Rudolphe le Pieux sonna sa cloche, sentant qu’il y avait une âme en peine aux alentours. Mais la fille Satan sauta en croupe derrière Otto et se mit à chanter. Otto n’entendit pas le son de la cloche. La fille de Satan lui donna une aiguille en métal rouge, cent fois plus précieux que l’or pur, puis elle le conduisit au plus profond du Teufelgau, à un endroit où il n’y avait ni un buisson, ni une touffe de bruyère, ni un brin d’herbe. Les cimes des deux montagnes, le Hund et la Ziége dominent ce lieu et surplombent de chaque côté, ne laissant voir qu’une bande du ciel. Un trou rond, en forme de puits, s’ouvre sous une roche noircie par l’haleine des maudits car ce trou est la porte de l’enfer.
— Vois-tu le trou, seigneur comte ? demanda la fille de Satan.
Il faisait si noir que le comte Otto ne voyait pas même ses pieds. La fille de Satan étendit sa main droite vers le Hund, sa main gauche vers le Ziége. Les cimes des deux montagnes s’allumèrent comme deux énormes flambeaux.
— Je vois le trou, dit le comte avec calme.
Il n’avait pas peur. La fille d’enfer reprit :
— Quand tu voudras voir Satan, ne t’embarrasse pas de conjurations ni de grimoires. Pique la grosse veine de ton bras gauche avec l’aiguille que je t’ai donnée, et laisse tomber une goutte de ton sang dans le puits en disant Airam[1]
— Airaim ! répéta le comte Otto pour graver ce nom dans sa mémoire.
Les deux montagnes s’éteignirent et fumèrent, comme deux souches de bois vert qui ont cesse de flamber. La fille de Satan avait disparu.
Le lendemain, des que la brune tomba, le comte Otto prit le chemin du Teufelgau. La lune était sous de grands nuages noirs. Le comte eut peine à retrouver le trou qui est la porte de l’enfer. Quand il l’eut trouvé, il mit son oreille contre terre et il entendit bien le fracas de la ronde éternelle que les damnés dansent autour du trône de Satan. Il se piqua la grosse veine du bras gauche. Une goutte de sang tomba dans le puits, d’où s’élança un tourbillon de vapeur. Le comte respira cette vapeur et devint ivre. Il cria pourtant Airam !
À ce mot, un formidable éclat ; de rire éclata au-dessus de sa tête. Le comte Otto leva les yeux. Il vit, sur le ciel embrasé soudainement, une colossale silhouette qui se détachait en noir. Le géant était debout. Son pied droit s’appuyait à la cime du Hund, son pied gauche au sommet de là Ziége, le Teufelgau passait entre ses deux jambes écartées.
— Es-tu Satan ? demanda le comte Otto.
Le géant répondi !
— Je suis Satan.
Sa voix fit trembler les deux montagnes sur leur base. Mais le comte Otto ne trembla pas. Le roi du mal lui demanda
— Que veux-tu ?
— Je veux, répliqua le comte, que tu me montres l’endroit où est tout l’or de la terre.
Satan courba son échine, puissante. Sa large main saisit le comte Otto par la ceinture et l’enleva dans les airs. Puis il déploya ses grandes ailes qui frappaient l’air avec le bruit de la foudre. Son vol, plus rapide que la pensée, laissa derrière soi le Harz, et, se dirigeant au sud-est, franchit la Bohême, les monts Carpathes, tout blancs de neige, la Hongrie et le pays des infidèles. La mer Noire était sous ses pieds. Des nuages où il était, il se laissa tomber dans les flots, qui s’ouvrirent comme pour la chute d’une montagne.
… Au fond de la mer Noire il est une voûte immense, bâtie de jais et de porphyre sombre. Cette voûte descend, spirale mystérieuse et infinie, jusqu’à ce lac de feu qui est le noyau de la terre et qui est l’enfer. L’eau de ce lac, c’est l’or vif en fusion. Par d’étroits canaux, cet or monte et s’infiltre ça et là jusqu’à l’écorse du globe. Ce sont les mines.
L’enfer est d or.
Et tout l’or vient d’enfer.
Satan posa le comte Otto sur la rive ardente du lac et lui dit
— Es-tu content ?
Les yeux du comte battaient, éblouis. Cependant il répliqua
— Non, je ne suis pas content.
— Pourquoi ? demanda le père du mal.
— Parce qu’il n’y a pas assez d’or.
Satan regarda le comte avec admiration.
Ma fille m’avait bien dit que tu valais treize réprouvés, à toi seul s’écria-t-il ; ce lac est vaste, pourtant !…
— Il a des bornes.
— Tout a des bornes.
— Mon désir n’en a pas !
Satan battit des mains. Puis il demanda encore au comte Otto
— Que veux-tu ?
— Tout a des bornes, répondit le comte, excepté la passion de l’homme. Je veux que ma passion soit la mesure de mon opulence.
— Alors, tu veux faire toi-meme de l’or ?
— Je le veux.
Satan réfléchit longtemps.
— J’ai promis à ma fille de faire tout ce que tu voudrais, dit-il enfin ; mais je suis obligé de le proclamer moi-même : il n’y a qu’un Créateur.
— Alors, repartit le comte, ramène-moi au Teufelgau, que j’aille me prosterner au pied des autels où l’on adore le Créateur. S’il est tout, tu n’es rien !
Satan réfléchit une seconde fois et plus longtemps.
— Écoute, reprit-il comme malgré lui, on fait de l’or avec du sang !…
Messire Olivier essuya quelques gouttelettes de sueur qui perlaient à son front et poursuivit :
— Satan dit encore au comte Otto :
— Bien loin vers l’ouest, aux rivages de la Bretagne, il est une ville morte qui se nomme Hélion. Dans les ruines de cette ville habite un vieillard deux fois centenaire qui a le secret de la sublime science. Deux mortels ne peuvent pas connaître à la fois ce mystère. C’est la loi. Va, prends-lui son secret, tu seras mon maître.
— Pour lui prendre son secret, demanda le comte, faut-il sa mort ?
Il faut sa mort, répondic Satan.
Le comte Otto passa le Rhin, traversa la France ei vint au pays de Bretagne. Il cherchait une ville morte qui avait nom Hélion. Personne ne sut lui dire où était cette ville.
Il visita Bellisle et la Petite-Mer (Morbihan), Quiberon, Groix, Glénan, la pointe redoutable de Penmarch, Sen, la païenne, le bec du Raz, où la mer tourmentée et folle lance son écume jusqu’au ciel, Ouessant, la reine des tempêtes, Abervrach, l’île de Baz et Saint-Pol, les Sept-Îles, Bréhat, Fréhel, Samt-Malo, le rocher vaillant, Cancale, la gracieuse cité qui regarde en riant le grand tombeau des Grèves. Nulle part il ne rencontra Hélion, la ville morte.
Une nuit, derrière le mont Saint-Michel, le brouillard couvrait la mer montante. Otto sauta dans une barque et rama vers le large. Quand le brouillard se leva, il aperçut au loin une lueur sur la mer. Otta tourna la proue de sa barque vers cette lueur. Il prit terre dans la plus grande des îles Chaussey. Il vit des arbres séculaires, des rochers couverts de mousse, des grèves désertes : partout la solitude et le silence. Comme il se demandait d’où pouvait venir cette lueur qu’il avait aperçue, une horloge invisible sonna les douze coups de minuit.
— Airam ! Airam ! s’écria le comte Otto en frappant du pied la terre.
Un vieillard à longue barbe blanche était devant lui. Et le comte Otto vit bien, à ce moment, parmi les grands arbres, des arcades brisées et ces hautes colonnes de granit rose qui entouraient le temple du Soleil dans la ville d’Hélion, quand Hélion était une ville vivante.
Le vieillard dit au comte Otto
— Je t’attendais, ma fosse est creusée là, sous l’If de Bel. Tue-moi, mon fils c’est mon dernier soupir qui dira mon secret…
Le vieillard entr’ouvrait sa robe de lin pour montrer la place de son cœur. Le comte Otto tira son glaive…
Ici messire Olivier se tut, parce que les portes de la salle s’ouvraient pour donner passage aux valets du Dayron qui apportaient des flambeaux. La lumière des flambeaux éclaira le cercle haletant et saisi. Hommes et femmes penchaient en avant leurs têtes attentives où la passion de savoir le disputait à l’horreur.
Nous devons avouer pourtant que Dame Josèphe de la Croix-Mauduit s’était endormie et rendait un ronflement de qualité seconde, la première qualité étant réservée au suzerain, pour peu qu’il daigne ronfler.
La belle figure impassible et fière de messire Olivier dominait le trouble de l’assemblée. Il promena autour de lui son regard souriant, et acheva la phrase commencée :
— Le comte Otto tira son glaive et le plongea dans le cœur du vieillard.
- ↑ C’est le nom de la vierge retourné : Maria Airam. Cet anagramme cabalistique était regardé en Allemagne comme la plus irrésistible de toutes les conjurations.