À la mère polonaise (traduction Montalembert)

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À la mère polonaise
Traduction par Charles de Montalembert.
J. Lecoffre fils et Cie. (Volume 9 de Œuvres de M. le comte de Montalembertp. 245-246).

à une mère polonaise.


« Ô mère polonaise ! lorsque l’éclair du génie brille aux paupières de ton fils, que l’antique valeur et l’antique fierté de sa race font une auréole à sa jeune tête ; lorsque, fuyant les amusements de ses camarades, il s’en va chez le vieillard qui lui chante des airs de la patrie ; ou bien, si, le front baissé, il écoute pensif les histoires des aïeux ; ô mère polonaise, préserve ton enfant de ces jeux redoutables ! Cours plutôt te jeter à deux genoux devant l’image de la Vierge des douleurs, et regarde le glaive qui déchire son sein, car le sort va le frapper d’une atteinte aussi cruelle. Oui, tandis que la paix fera refleurir et prospérer le monde entier, ton fils est appelé à des combats sans gloire, au trépas du martyr, sans espoir de résurrection. Ordonne-lui donc d’aller méditer dans la caverne solitaire ; étendu sur la paille, de respirer une vapeur moite et glacée, de partager sa couche avec l’immonde reptile. Là, qu’il apprenne à déguiser ses joies et ses colères, à creuser sa pensée comme un abîme, à rendre ses discours mystérieux et funestes comme la contagion, à se composer comme le serpent un maintien de froideur et d’humilité. Le Sauveur, parmi les enfants de Nazareth, portait déjà la croix sur laquelle il a sauvé le monde. Ô mère polonaise ! songe à n’amuser ton enfant qu’avec les instruments de ses supplices futurs.

« Que ses mains s’accoutument à la chaîne, qu’elles apprennent à traîner l’infâme tombereau, que son front ne pâlisse pas devant la hache de l’exécuteur et ne rougisse point à l’aspect de la corde. Car il n’ira pas, comme les guerriers d’autrefois, arborer la victoire sur les murs de Solyme, ni comme les soldats du drapeau tricolore, creuser le sillon de la liberté, l’arroser de son sang. Un espion ténébreux le provoquera au combat ; il lui faudra combattre devant un tribunal parjure, son arène sera le cachot souterrain, un ennemi tout-puissant sera son arbitre et son juge.

« Vaincu, l’arbre desséché de la potence sera son monument funèbre. Pour toute gloire, pour toute immortalité, il aura les larmes si vite essuyées d’une femme et les longs entretiens nocturnes de ses concitoyens. »


Cette élégie s’est trouvée être à la fois une histoire et une prophétie. Elle résumait dès 1830 ce que la jeunesse polonaise avait déjà enduré, ce qu’elle devait endurer encore et tant que durera la domination moscovite. Mais en justifiant cette poésie qui a été une dénonciation non moins qu’une lamentation, la domination russe a atteint le cœur humain dans ce qu’il a de plus intime et de moins impunément vulnérable. Elle a ainsi armé contre elle-même deux forces qui sont le plus souvent étrangères aux mouvements politiques des temps modernes : les femmes et les prêtres[1]. Elle a porté ses mains homicides jusque sur ces assises fondamentales de la nature humaine que Dieu permet quelquefois aux tyrans de méconnaître et d’écraser, mais jamais d’anéantir.

Je sens qu’ici il faut parler vite et peu. Il faut courir à grands pas à travers ces régions sombres, sanglantes, enflammées. Et cependant il faut bien constater en passant comment on respecte en Pologne, sous le régime moscovite, ce fameux programme en trois articles : « la religion, la famille, la propriété, » qui a servi de drapeau à tous les conservateurs de l’Europe après la catastrophe de 1848, et qui a été invoqué partout pour justifier les victoires ou les exigences de l’ordre public et de la monarchie.

  1. « Les prêtres et les femmes ! voilà ce qui entretient l’insurrection en Lithuanie. » Mot du général Mourawieff, cité dans la correspondance du Temps du 8 octobre 1863.