À la jeunesse (Zola)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir À la jeunesse.
Zola, Dumas, MaupassantLéon Chailley (p. 3-29).


À LA JEUNESSE




Discours prononcé par M. Émile Zola au banquet de l’Association générale des Étudiants (mai 1893) :


Messieurs,

C’est un très grand honneur et un très grand plaisir que vous m’avez faits, en me choisissant pour présider ce banquet annuel. La jeunesse ! il n’est pas de compagnie meilleure ni plus charmante, il n’est pas surtout d’auditoire plus sympathique et devant lequel le cœur s’ouvre plus largement, dans le désir d’être aimé et entendu.

Voici, hélas ! que j’arrive à un âge où le regret de n’être plus jeune commence, où l’on se préoccupe de la poussée des jeunes hommes qu’on sent monter derrière soi. Ce sont eux qui vont nous juger et nous continuer. J’écoute en eux naître l’avenir, et je me demande parfois, avec une certaine anxiété, ce qu’ils rejetteront de nous et ce qu’ils en garderont, ce que deviendra notre œuvre entre leurs mains, car elle ne peut être définitivement que par eux, elle n’existera que s’ils l’acceptent pour l’élargir encore et l’achever. Et c’est pourquoi je suis avec passion le mouvement des idées dans la jeunesse contemporaine, lisant les journaux et les revues d’avant-garde, tâchant d’être au courant de l’esprit nouveau qui anime nos Écoles, m’efforçant en vain de savoir où vous allez tous, vous l’intelligence et la volonté de demain.

Certes, messieurs, il y a là de l’égoïsme, je ne le cacherai pas. Je suis un peu comme l’ouvrier qui termine la maison où il compte abriter ses vieux jours, et qui s’inquiète du temps qu’il fera désormais. La pluie va-t-elle lui endommager ses murs ? Si le vent souffle du Nord, ne lui arrachera-t-il pas son toit ? Et, surtout, a-t-il construit assez solidement pour résister à la tempête, n’a-t-il épargné ni les matériaux résistants ni les heures de rude besogne ? Ce n’est pas que je pense les œuvres éternelles et décisives. Les plus grands doivent se résigner à l’idée de n’être qu’un moment dans le perpétuel devenir de l’esprit humain. Cela serait déjà si beau d’avoir été, pendant une heure, le porte-parole d’une génération ! Et puisqu’on ne fixe pas une littérature, puisque tout évolue sans cesse et que tout recommence, il faut bien s’attendre à voir naître et grandir les cadets qui vous remplaceront, qui effaceront peut-être jusqu’à votre souvenir. Je ne dis point que le vieux combattant qui est en moi n’a pas, par instants, des envies de résistance, lorsqu’il croit sentir son œuvre attaquée. Mais, en vérité, devant le prochain siècle qui se lève, j’ai encore plus de curiosité que de révolte, plus d’ardente sympathie que d’inquiétude personnelle, et que je périsse donc, et que toute ma génération périsse avec moi, si réellement nous ne sommes bons qu’à combler le fossé, pour aider ceux qui nous suivent à marcher vers la lumière !


Messieurs, j’entends dire couramment que le positivisme agonise, que le naturalisme est mort, que la science est en train de faire faillite, au point de vue de la paix morale et du bonheur humain qu’elle aurait promis. Vous pensez bien que je n’entends pas résoudre ici les graves problèmes que ces questions soulèvent. Je ne suis qu’un ignorant, je n’ai aucune autorité pour parler au nom de la science et de la philosophie. Je suis, si vous le voulez bien, un simple romancier, un écrivain qui a deviné un peu parfois, et dont la compétence n’est faite que d’avoir beaucoup regardé et beaucoup travaillé. Et c’est uniquement à titre de témoin que je vais me permettre de vous dire ce qu’a été, ce que, du moins, a voulu être ma génération, les hommes qui ont aujourd’hui cinquante ans, et dont votre génération, à vous, fera bientôt des ancêtres.

J’étais très frappé, ces jours derniers, à l’ouverture du Salon du Champ-de-Mars, par l’aspect particulier des salles. On prétend que ce sont toujours les mêmes tableaux. C’est une erreur ; l’évolution est lente, mais quelle stupeur, si l’on pouvait évoquer les Salons d’autrefois ! Pour ma part, je me souviens très bien des dernières expositions académiques et romantiques, vers 1863 : le plein air n’avait pas triomphé, la note générale était une note de bitume, un encrassement des toiles, les tons cuits, les demi-ténèbres de l’atelier. Puis, une quinzaine d’années plus tard, après l’influence victorieuse et si discutée de Manet, je me souviens des expositions nouvelles, où éclatait la note claire du plein soleil : c’était comme un envahissement de la lumière, un souci du vrai qui faisait de chaque cadre une fenêtre grande ouverte sur la nature, baignée de clarté. Et, hier, après quinze années encore, j’ai pu constater, parmi cette limpidité fraîche des œuvres, qu’une sorte de brouillard mystique se levait : il y a bien toujours là le souci de la peinture claire, mais la réalité se déforme, les figures s’allongent, le besoin du caractère et du nouveau emporte l’artiste dans l’au-delà du rêve.

Si j’ai voulu fixer ces trois étapes de la peinture contemporaine, c’est qu’elles me semblent résumer le mouvement de nos idées dans une image saisissante. Ma génération, en effet, après d’illustres aînés dont nous n’avons été que les continuateurs, s’est efforcée d’ouvrir largement les fenêtres sur la nature, de tout voir, de tout dire. En elle, même chez les plus inconscients, aboutissait le long effort de la philosophie positive et des sciences d’analyse et d’expérience. Nous n’avons juré que par la science, qui nous enveloppait de toutes parts ; nous avons vécu d’elle, en respirant l’air de l’époque. À cette heure, je puis même confesser que, personnellement, j’ai été un sectaire, en essayant de transporter dans le domaine des lettres la rigide méthode du savant. Mais qui donc, dans la lutte, ne va pas plus loin que l’utile, et qui se borne à vaincre, sans compromettre sa victoire ? Je ne regrette rien d’ailleurs, je continue à croire en la passion qui veut et qui agit. Puis, quel enthousiasme et quel espoir étaient les nôtres ! Tout savoir, tout pouvoir, tout conquérir ! Refaire par la vérité une humanité plus haute et plus heureuse !

Et c’est ici, messieurs, que vous autres, la jeunesse, vous entrez en scène. Je dis la jeunesse, ce qui est vague, lointain et profond comme la mer ; car où est-elle, la jeunesse ? Que sera-t-elle réellement ? Qui a mission de parler en son nom ? Il faut bien que je m’en tienne aux idées qu’on lui prête, et si ces idées n’étaient point celles de beaucoup d’entre vous, je leur en demande pardon à l’avance, je les renvoie à ceux qui nous auraient trompés par des renseignements douteux, plus conformes sans doute à leur désir qu’à la réalité des choses.

Donc, messieurs, on nous affirme que votre génération rompt avec la nôtre. Vous ne mettriez plus dans la science tout votre espoir ; vous auriez reconnu, à tout bâtir sur elle, un tel danger social et moral, que vous seriez résolus à vous rejeter dans le passé, pour vous refaire, avec les débris des croyances mortes, une croyance vivante. Certes, il n’est pas question d’un divorce complet avec la science, il est entendu que vous acceptez les conquêtes nouvelles et que vous êtes décidés à les élargir. On veut bien que vous teniez compte des vérités prouvées, on tâche même de les accommoder aux anciens dogmes. Mais, au fond, la science est mise à l’écart de la foi, on la repousse à son ancien rang, un simple exercice de l’intelligence, une enquête permise, tant qu’elle ne touche pas au surnaturel de l’au-delà. L’expérience, dit-on, est faite, et la science est incapable de repeupler le ciel qu’elle a vidé, de rendre le bonheur aux âmes dont elle a ravagé la paix naïve. Son temps de triomphe menteur est fini ; il faut qu’elle soit modeste, puisqu’elle ne peut pas tout savoir en un coup, tout enrichir et tout guérir. Et, si l’on n’ose dire encore à la jeunesse intelligente de jeter ses livres et de déserter ses maîtres, il est pourtant déjà des saints et des prophètes qui vont par le monde en exaltant la vertu de l’ignorance, la sérénité des simples, le besoin pour l’humanité trop savante et vieillie d’aller se retremper, au fond du village préhistorique, parmi les aïeux à peine dégagés de la terre, avant toute société et tout savoir.

Je ne nie point cette crise que nous traversons, cette lassitude et cette révolte, à la fin de ce siècle, d’un labeur si enfiévré et si colossal, dont l’ambition a été de vouloir tout connaître et tout dire. Il a semblé que la science, qui venait de ruiner le vieux monde, devait le reconstruire promptement, sur le modèle que nous nous faisons de la justice et du bonheur. On a attendu vingt ans, on a attendu cinquante ans, cent ans même. Et puis, quand on a vu que la justice ne régnait pas, que le bonheur n’était pas venu, beaucoup ont cédé à une impatience croissante, se désolant, niant qu’on pût se rendre, par la connaissance, à la cité heureuse. C’est un effet bien connu, il n’y a pas d’action sans réaction, et nous assistons à l’inévitable fatigue des longs voyages : on s’assoit au bord de la route, on désespère d’arriver jamais, en voyant l’interminable plaine, un autre siècle se dérouler encore ; on finit même par douter du chemin parcouru, par regretter de ne s’être pas couché dans un champ, pour y dormir l’éternité sous les étoiles. À quoi bon marcher, si le but doit s’éloigner toujours ? À quoi bon savoir, si l’on ne doit pas savoir tout ? Autant garder la simplicité pure, la félicité ignorante de l’enfant. Et c’est ainsi que la science, qui aurait promis le bonheur, aboutirait, sous nos yeux, à la faillite.

La science a-t-elle promis le bonheur ? Je ne le crois pas. Elle a promis la vérité, et la question est de savoir si l’on fera jamais du bonheur avec la vérité. Pour s’en contenter un jour, il faudra sûrement beaucoup de stoïcisme, l’abnégation absolue du moi, une sérénité d’intelligence satisfaite qui semble ne pouvoir se rencontrer que chez une élite. Mais, en attendant, quel cri désespéré monte de l’humanité souffrante ! Comment vivre sans mensonge et sans illusion ? S’il n’y a pas, quelque part, un autre monde où règne la justice, où les méchants sont punis et les bons récompensés, comment vivre sans révolte cette abominable vie humaine ? La nature est injuste et cruelle, la science paraît aboutir à la loi monstrueuse du plus fort : dès lors, toute morale croule, toute société va au despotisme. Et, dans la réaction qui se produit, dans cette lassitude de trop de science que je signalais, il y a aussi ce recul devant la vérité, mal expliquée encore, d’une féroce apparence, à nos faibles yeux incapables de pénétrer et de saisir toutes les lois. Non, non ! qu’on nous ramène au bon sommeil de l’ignorance ! La réalité est une école de perversion, il faut la tuer et la nier, puisqu’elle ne saurait être que la laideur et le crime. Et l’on saute dans le rêve, il n’y a plus que ce salut : échapper à la terre, mettre sa confiance dans l’au-delà, espérer qu’on y trouvera enfin le bonheur, la satisfaction de notre besoin de fraternité et de justice.


C’est, aujourd’hui, cet appel désespéré au bonheur que nous entendons. Pour ma part, il m’attendrit infiniment. Et remarquez qu’il monte de tous côtés, comme une voix lamentable, au milieu du retentissement de la science en marche, qui n’arrête ni ses trains, ni ses machines. Assez de vérité, donnez-nous de la chimère ! Nous n’aurons de repos qu’à rêver ce qui n’est pas, qu’à nous perdre dans l’inconnu. Là, seulement, s’épanouissent les fleurs mystiques dont le parfum endormira nos souffrances. Déjà, la musique a répondu, la littérature s’efforce de satisfaire la soif nouvelle, la peinture se convertit à la mode. Je vous parlais de l’exposition du Champ-de-Mars : vous y verrez fleurir toute cette flore de nos anciens vitraux, les vierges élancées et grêles, les apparitions dans des ombres crépusculaires, les personnages raidis et aux gestes cassés des primitifs. C’est la réaction contre le naturalisme, qui est mort et enterré, assure-t-on. En tous cas, le mouvement est indéniable, car il a gagné toutes les manifestations de l’esprit, et il faut en tenir grand compte, pour l’étudier et l’expliquer, si l’on ne veut pas désespérer de demain.

Pour moi, messieurs, qui suis un vieux positiviste endurci, il n’y a là qu’un arrêt fatal dans la marche en avant. Encore n’y a-t-il pas arrêt, puisque nos bibliothèques, nos laboratoires, nos amphithéâtres, nos écoles ne sont pas désertés. Ce qui me rassure aussi, c’est que le sol social n’a pas changé, qu’il est toujours le sol démocratique où a poussé le siècle. Pour qu’un nouvel art fleurît, pour qu’une croyance nouvelle changeât la direction de l’humanité, il faudrait à cette croyance un nouveau sol qui lui permît de germer et de grandir, car il n’y a pas de société nouvelle sans un nouveau terrain. La foi ne ressuscite pas, on ne peut faire que des mythologies avec les religions mortes. Aussi le prochain siècle ne sera-t-il que l’affirmation du nôtre, dans cet élan démocratique et scientifique qui nous a emportés et qui continue. Ce que je puis concéder, c’est, en littérature, que nous avions trop fermé l’horizon. J’ai, personnellement, regretté déjà d’avoir été un sectaire, en voulant que l’art s’en tînt aux vérités prouvées. Les nouveaux venus ont rouvert l’horizon, en reconquérant l’inconnu, le mystère, et ils ont bien fait. Entre les vérités acquises par la science, qui dès lors sont inébranlables, et les vérités qu’elle arrachera demain à l’inconnu, pour les fixer à leur tour, il y a justement une marge indécise, le terrain du doute et de l’enquête, qui me paraît appartenir autant à la littérature qu’à la science. C’est là que nous pouvons aller en pionniers, faisant notre besogne de précurseurs, interprétant selon notre génie l’action des forces ignorées. L’idéal, qu’est-ce donc autre chose que l’inexpliqué, ces forces du vaste monde dans lesquelles nous baignons, sans les connaître ? Et s’il nous est permis d’inventer des solutions expliquant l’inconnu, oserions-nous remettre en question les lois découvertes, pour les imaginer autres, et, par là même, les nier ? À mesure que la science avance, il est certain que l’idéal recule, et il me semble que l’unique sens de la vie, l’unique joie qu’on doit mettre à la vivre, est dans cette conquête lente, même si l’on a la mélancolique certitude qu’on ne saura jamais tout.

À l’heure trouble que nous traversons, messieurs, dans notre époque si rassasiée et si tâtonnante, il s’est donc levé des pasteurs d’âmes qui s’inquiètent et qui proposent ardemment une foi à la jeunesse. L’offre est généreuse, mais le malheur est que, selon le prophète, cette foi change et s’altère. Il en est de plusieurs sortes, aucune ne me paraît ni bien claire ni bien arrêtée. On vous conjure de croire, sans vous dire nettement à quoi. Peut-être ne le peut-on pas, peut-être aussi ne l’ose-t-on pas. Vous croirez pour le bonheur de croire, vous croirez surtout pour apprendre à croire. Le conseil n’est pas mauvais en soi : c’est un grand bonheur certainement que de se reposer dans la certitude d’une foi, n’importe laquelle ; et le pis est qu’on n’est pas maître de la grâce et qu’elle souffle où elle veut.

Je vais donc finir en vous proposant, moi aussi, une foi, en vous suppliant d’avoir la foi au travail. Travaillez, jeunes gens ! Je sais tout ce qu’un tel conseil semble avoir de banal ; il n’est pas de distribution de prix où il ne tombe, parmi l’indifférence des élèves. Mais je vous demande d’y réfléchir, et je me permets, moi qui n’ai été qu’un travailleur, de vous dire tout le bienfait que j’ai retiré de la longue besogne dont l’effort a empli ma vie entière. J’ai eu de rudes débuts, j’ai connu la misère et la désespérance. Plus tard, j’ai vécu dans la lutte, j’y vis encore, discuté, nié, abreuvé d’outrages. Eh bien ! je n’ai eu qu’une foi, qu’une force, le travail. Ce qui m’a soutenu, c’est l’immense labeur que je m’étais imposé. En face de moi, j’avais toujours le but, là-bas, vers lequel je marchais, et cela suffisait à me remettre debout, à me donner le courage de marcher quand même, lorsque la vie mauvaise m’avait abattu. Le travail dont je vous parle, c’est le travail réglé, la tâche quotidienne, le devoir qu’on s’est fait d’avancer d’un pas chaque jour dans son œuvre. Que de fois, le matin, je me suis assis à ma table, la tête perdue, la bouche amère, torturé par quelque grande douleur physique ou morale ! Et, chaque fois, malgré la révolte de ma souffrance, après les premières minutes d’agonie, ma tâche m’a été un soulagement et un réconfort. Toujours je suis sorti consolé de ma besogne quotidienne, le cœur brisé peut-être, mais debout encore, et pouvant vivre jusqu’au lendemain.

Le travail ! messieurs, mais songez donc qu’il est l’unique loi du monde, le régulateur qui mène la matière organisée à sa fin inconnue ! La vie n’a pas d’autre sens, pas d’autre raison d’être ; nous n’apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître. On ne peut définir la vie autrement que par ce mouvement communiqué qu’elle reçoit et qu’elle lègue, et qui n’est en somme que du travail, pour la grande œuvre finale, au fond des âges. Et, alors, pourquoi ne serions-nous pas modestes, pourquoi n’accepterions-nous pas la tache individuelle que chacun de nous vient remplir, sans nous révolter, sans céder à l’orgueil du moi, qui se fait centre et ne veut pas rentrer dans le rang ?

Dès qu’on l’a acceptée, cette tâche, et dès qu’on s’en acquitte, il me semble que le calme doit se produire chez les plus torturés. Je sais qu’il est des esprits que l’infini tourmente, qui souffrent du mystère, et c’est à ceux-là que je m’adresse fraternellement, en leur conseillant d’occuper leur existence de quelque labeur énorme, dont il serait bon même qu’ils ne vissent pas le bout. C’est le balancier qui leur permettra de marcher droit, c’est la distraction de toutes les heures, le grain jeté à l’intelligence pour qu’elle le broie et en fasse le pain quotidien, dans la satisfaction du devoir accompli. Sans doute, cela ne résout aucun problème métaphysique ; il n’y a là qu’un moyen empirique de vivre la vie d’une façon honnête et à peu près tranquille ; mais n’est-ce donc rien que de se donner une bonne santé morale et physique, et d’échapper au danger du rêve, en résolvant par le travail la question du plus de bonheur possible sur cette terre ?

Je me suis toujours méfié de la chimère, je l’avoue. Rien n’est moins sain pour l’homme et pour les peuples que l’illusion : elle supprime l’effort, elle aveugle, elle est la vanité des faibles. Rester dans la légende, s’abuser sur toutes les réalités, croire qu’il suffit de rêver la force pour être fort, nous avons bien vu où cela mène, à quels affreux désastres. On dit aux peuples de regarder en haut, de croire à une puissance supérieure, de s’exalter dans l’idéal. Non, non ! c’est là un langage qui parfois me semble impie. Le seul peuple fort est le peuple qui travaille, et le travail seul donne le courage et la foi. Pour vaincre, il est nécessaire que les arsenaux soient pleins, qu’on ait l’armement le plus solide et le plus perfectionné, que l’armée soit instruite, confiante en ses chefs et en elle-même. Tout cela s’acquiert, il n’y faut que du vouloir et de la méthode. Le prochain siècle, l’avenir illimité est au travail, qu’on en soit bien convaincu. Et ne voit-on pas déjà, dans le socialisme montant, s’ébaucher la loi sociale de demain, cette loi du travail pour tous, du travail libérateur et pacificateur !

Jeunesse, ô jeunesse, mettez-vous donc à la besogne ! Que chacun de vous accepte sa tâche, une tâche qui doit emplir la vie. Elle peut être très humble, elle n’en sera pas moins utile. N’importe laquelle, pourvu qu’elle soit et qu’elle vous tienne debout ! Quand vous l’aurez réglée, sans surmenage, simplement la quantité qu’il vous sera permis de donner chaque jour, elle vous fera vivre en santé et en joie, elle vous délivrera du tourment de l’infini. Quelle saine et grande société cela ferait, une société dont chaque membre apporterait sa part logique de travail ! Un homme qui travaille est toujours bon. Aussi suis-je convaincu que l’unique foi qui peut nous sauver est de croire à l’efficacité de l’effort accompli. Certes, il est beau de rêver d’éternité. Mais il suffit à l’honnête homme d’avoir passé, en faisant son œuvre.

Émile Zola.