À la dure, roman (trad. H. Motheré)
La Revue blancheTome XXVII (p. 209-221).
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À la dure  [1]
CHAPITRE XXV
Les Mormons dans le Nevada. — Comment on leur persuade de consentir un prêt. — Histoire primitive du Territoire. — Découverte des mines d’Argent. — Le nouveau gouvernement du Territoire. — Étranger et pauvre — Sa lutte comique pour la vie. — Ni crédit, ni argent. — Le vieil Abe Curry l’aide, lui et ses fonctionnaires. — Instructions et quittances. — L’endos d’un Indien. — Les routes à péage.

Originairement le Nevada faisait partie de l’Utah et s’appelait le comté de Carson ; comté d’une belle étendue. Certaines de ses vallées produisaient d’inépuisables quantités de foin, ce qui leur valut d’être colonisées par de petits groupes de Mormons, éleveurs et fermiers. Quelques Américains orthodoxes de la Californie s’y éparpillèrent ; mais, entre ces deux classes de colons, il n’y avait guère d’affection de reste. Il existait peu ou pas de relations amicales ; chaque société se tenait renfermée en elle-même. Les Mormons étaient de beaucoup en majorité, et ils étaient spécialement protégés par le gouvernement mormon du Territoire. Ils pouvaient donc s’offrir d’être exclusifs et même péremptoires à l’égard de leurs voisins. Une des traditions de la Vallée de Carson montre bien l’étal de choses qui y régnait à l’époque dont je parle. La bonne d’une des familles américaines était une Irlandaise catholique ; pourtant on remarquait avec surprise que c’était la seule personne en dehors du cercle mormon qui pût obtenir les faveurs des Mormons. Elle leur demandait souvent des complaisances et on les lui accordait toujours. C’était un mystère pour tout le monde. Mais un jour, comme elle sortait de la maison, un grand couteau-poignard s’échappa de dessous son tablier, et lorsque sa maîtresse lui demanda des explications, elle déclara qu’elle s’en allait emprunter un baquet aux Mormons.

En 1858, on découvrit des gisements d’argent dans le comté de Carson, et l’aspect des affaires changea. Les Californiens arrivèrent par bandes et bientôt l’élément américain se trouva en majorité. On répudia la suzeraineté de Brigham Young et de l’Utah, et les habitants établirent un gouvernement territorial provisoire dans le « Washoe ». Le gouverneur Roop en fut le premier et l’unique magistrat. En temps voulu, le Congrès passa une loi pour organiser le « Territoire de Nevada » et le président Lincoln dépêcha le gouverneur Nye pour y remplacer Roop.

À ce moment, la population du Territoire comptait de 12 à 15 000 âmes et augmentait rapidement. Des mines d’argent se développaient avec ardeur, des usines à minerai se fondaient. Le commerce dans toutes ses branches était actif et prospère et le devenait encore plus tous les jours.

Les habitants, bien qu’heureux d’avoir un gouvernement légalement constitué, n’étaient pas particulièrement enchantés de voir l’autorité aux mains d’étrangers venus d’États lointains, sentiment assez naturel de leur part. Ils estimaient qu’on aurait dû choisir les fonctionnaires parmi eux, parmi les citoyens notables qui s’étaient acquis des droits à une telle distinction, qui auraient eu la sympathie de la populace et eussent été intimement familiarisés avec les besoins du Territoire. Ils avaient raison dans leur manière de voir, sans aucun doute. Les nouveaux-fonctionnaires étaient des « émigrants », ce qui n’était un titre à l’affection pas plus qu’à l’admiration de personne.

Le nouveau gouvernement fut accueilli avec une froideur considérable. Il était un intrus non seulement étranger, mais pauvre. Il ne valait pas d’être pillé, si ce n’est par le plus menu de tous les menus fretins des quémandeurs d’emplois et leurs pareils. Chacun savait que le Congrès n’avait attribué que vingt mille dollars en papier, par an, à son entretien, — à peu près l’argent nécessaire pour faire rouler une usine à quartz pendant un mois. Et chacun savait aussi que les arrérages de la première année étaient encore à Washington et que, pour mettre la main dessus, il faudrait une procédure longue et compliquée. La Ville de Carson était trop prudente et trop sage pour ouvrir son crédit à ce moutard d’importation avec la moindre hâte indécente.

Il y a quelque chose de solennellement comique dans les efforts d’un gouvernement territorial nouveau-né pour se lancer dans le monde. Le nôtre eut là de cruels moments. La loi organique et les instructions du ministère de l’intérieur ordonnaient qu’une législature fût élue à telle époque et ses séances inaugurées à telle date. C’était facile de se procurer des législateurs, même à trois dollars par jour, quoique le vivre et le logement coûtassent quatre dollars et demi, parce que les honneurs ont leur charme au Nevada aussi bien qu’ailleurs, et qu’il y avait nombre d’âmes patriotiques sans emploi ; mais trouver une salle de délibération pour les y réunir était une toute autre affaire. Carson refusa avec onction d’en donner une gratuitement ou d’en louer une à crédit au gouvernement.

Mais lorsque Curry apprit la difficulté, il s’avança unique et solitaire, donna au vaisseau de l’Etat un coup d’épaule par-dessus la barre et le remit à flot. Je parle de « Curry, le vieux Curry, le vieil Abe Curry ». Sans lui la législature aurait siégé dans le désert. Il offrit pour rien sa grande maison en pierre, située juste en dehors de la ville, et on l’accepta avec joie.

Ensuite, il construisit un tramway de la ville au Capitole et transporta les législateurs gratis. Il fournit aussi des bancs de sapin et des chaises à la législature et répandit de la sciure de bois fraîche sur les parquets en guise de tapis et de crachoir combinés. Sans Curry le gouvernement serait mort dès sa tendre enfance. Une cloison de toile pour séparer le Sénat de la Chambre des Représentants fut installée par le Secrétaire, au prix de trois dollars et quarante cents ; mais les États-Unis refusèrent de les payer. Comme on leur représenta que les « instructions » autorisaient le paiement d’un loyer important pour une salle de délibération et que cet argent était économisé au pays par la générosité de M. Curry, les États-Unis répliquèrent que cela ne changeait rien à l’affaire, que les trois dollars quarante cents seraient retranchés du salaire de dix-huit cents dollars du Secrétaire et ils le furent.

La question de l’imprimerie fut dès le début un côté intéressant des difficultés du nouveau gouvernement. Le Secrétaire était tenu par serment d’obéir à son volume « d’instructions » écrites, et celles-ci lui ordonnaient expressément deux choses, à savoir :

1° Faire imprimer les procès-verbaux de la Chambre et du Sénat ; et

2° Pour ce travail, payer un dollar cinquante cents le « mille » pour la composition et un dollar cinquante cents les « dix mains » pour l’impression, le tout en billets de banque.

Il était facile de jurer de faire ces deux choses, mais entièrement impossible d’en accomplir plus d’une seule. Alors que les billets de banque étaient tombés à quarante cents le dollar, les maisons d’imprimerie tarifaient couramment « le mille » à un dollar cinquante cents et les « dix mains à un dollar cinquante cents, en or. Les instructions commandaient au Secrétaire de regarder un dollar en papier émis par le gouvernement comme équivalent à tout autre dollar émis par le gouvernement. Donc l’impression des procès-verbaux dut être suspendue. Alors les États-Unis réprimandèrent durement le Secrétaire, parce qu’il transgressait les « instructions » et le sommèrent de se corriger. Sur quoi il fit faire quelques impressions, en fit parvenir la facture à Washington, avec documents pleinement explicatifs des hauts prix des choses dans le Territoire, en attirant l’attention sur une mercuriale imprimée où l’on pouvait voir que même le foin coûtait deux cent cinquante dollars la tonne. Les États-Unis répondirent en imputant le montant de la facture sur le salaire en souffrance du Secrétaire et, en outre, remarquèrent avec une gravité opaque que rien dans ses instructions ne lui prescrivait d’acheter du foin.

Rien au monde n’est enseveli dans des ténèbres aussi épaisses que l’intelligence d’un contrôleur des Finances des États-Unis. Les fournaises même de la vie future ne sauraient y jeter mieux qu’un reflet intermittent. Aux jours dont je raconte l’histoire, jamais on ne réussit à lui faire comprendre comment il se faisait que dans le Nevada, où toutes les denrées montaient à des prix énormes, vingt mille dollars ne pouvaient faire autant d’usage que dans les autres Territoires, où un bon marché excessif était de règle. Ce fonctionnaire passait son temps à courir après des bouts de chandelle. Le Secrétaire du Territoire tenait bureau dans sa chambre, comme je l’ai dit plus haut ; et il ne demandait aux États-Unis aucun loyer, bien que ses « instructions » y pourvussent et qu’il eût pu s’en prévaloir avec justice (chose que j’aurais faite avec une promptitude plus que foudroyante si j’avais été moi-même Secrétaire). Mais les États-Unis n’applaudirent jamais à son désintéressement. En fait, je crois que mon pays était honteux d’avoir à sa solde un personnage aussi imprévoyant.

Ces « instructions » (nous en lisions d’ordinaire un chapitre chaque matin, à titre de gymnastique intellectuelle, et une couple de chapitres chaque dimanche au catéchisme, car elles traitaient de tous les sujets sous le soleil et renfermaient beaucoup d’estimable théologie parmi le reste de la statistique), ces « instructions » commandaient de fournir aux membres de la législature des canifs, des enveloppes, des plumes et du papier à lettre. Le Secrétaire en fit donc l’emplette et la distribution. Les canifs coûtaient trois dollars pièce. Il y en avait un de trop que le Secrétaire donna au greffier de la Chambre des Représentants. Les États-Unis dirent que le greffier de la Chambre n’était pas un « membre » de la législature et retranchèrent ces trois dollars du salaire du Secrétaire, comme d’habitude.

Les blancs demandaient trois ou quatre dollars par « charge » pour scier le bois à brûler. Le Secrétaire eut assez de sagacité pour deviner que les États-Unis ne consentiraient jamais à payer pareil prix ; il découvrit donc un Indien qui scia une charge de bois pour le bureau moyennant un dollar et demi. Il établit la quittance usuelle, mais sans y apposer de signature, en y joignant une simple note relatant qu’un Indien avait fait le travail et s’en était acquitté d’une manière satisfaisante, mais qu’il ne pouvait signer la quittance vu son manque des connaissances nécessaires. Le Secrétaire dut payer ce dollar et demi. Il croyait que les États-Unis allaient admirer à la fois son économie et son honnêteté pour avoir fait faire cette besogne à moitié prix et s’être abstenu de fournir une signature apocryphe d’Indien sur la quittance ; mais les États-Unis ne considérèrent pas la chose à ce point de vue. Les États-Unis étaient trop accoutumés à employer des voleurs de dollars et demi sous toute sorte de caractère officiel, pour regarder son explication de la quittance comme fondée en fait.

Mais la suivante fois que l’Indien nous scia du bois, je lui montrai à faire une croix au bas de la quittance. On aurait dit une croix ivre depuis un an ; ensuite je la « certifiai » et cela passa sans encombre. Les États-Unis ne soufflèrent mot. Je regrettai de ne pas avoir fait la quittance pour mille charges au lieu d’une. Le gouvernement de mon pays rabroue la simplicité honnête, mais encourage la friponnerie artistique, et je crois que j’aurais pu m’épanouir en un pick-pocket des plus capables si j’étais resté un an ou deux au service de l’État.

C’était une belle collection de souverains que cette première législature du Nevada. Ils levèrent des impôts pour la somme de trente ou quarante mille dollars et votèrent des dépenses pour une valeur d’environ un million. Pourtant ils avaient leurs petites explosions périodiques d’économie comme tous les autres corps constitués de la même catégorie. Un membre proposa d’épargner trois dollars par jour à la nation en supprimant le chapelain. Cependant ce myope avait plus besoin du chapelain qu’un autre peut-être, car il siégeait les pieds sur son pupitre, en mangeant des navets crus, pendant la prière du matin.

La législature siégea soixante jours et vota sans discontinuer des privilèges pour routes à péage particulières. Lorsqu’elle s’ajourna, on estimait que chaque habitant possédait environ trois privilèges, et on croyait qu’à moins que le Congrès ne donnât au Territoire un degré de longitude supplémentaire, il n’y aurait plus de place pour loger les routes à péage. Les bouts en retombaient au delà de la frontière de toutes parts, comme une frange.

Le fait est que le commerce des transports avait grandi dans de telles proportions qu’il y avait presque autant de bruit autour des fortunes subitement acquises dans les routes à péage qu’autour des fabuleuses mines d’argent.

CHAPITRE XXVI
La fièvre de l’argent. — État du marché. — Briques d’argent. — Racontars. — En route pour les mines de Humboldt.

Bientôt j’attrapai la fièvre argentiforme. Des « explorateurs » partaient pour les montagnes tous les jours, puis découvraient de riches filons et couches de quartz argentifère et en prenaient possession. Evidemment c’était là un chemin à la fortune. La grande mine de « Gould et Curry » était cotée trois ou quatre cents dollars le pied, au moment de notre arrivée, mais elle avait bondi jusqu’à huit cents. L’ « Ophir » ne valait qu’une bagatelle, il y avait un an ; à présent elle se vendait quatre mille dollars le pied.

On ne pouvait citer une mine qui n’eût pas enregistré une avance étonnante dans ses cours en un bref laps de temps. Tout le monde parlait de ces merveilles. Où qu’on pût aller, on n’entendait pas causer d’autre chose, depuis le matin jusque bien avant dans la nuit. Tom Un Tel avait vendu l’ « Amanda Smith » 40 000 dollars ; il n’avait pas un sou quand il avait « pris » ce gisement, il y avait six mois. John Jones avait vendu la moitié de sa participation dans l’ « Aigle Chauve et Marianne » pour 65 000 dollars ; et était allé aux États chercher sa famille. La veuve Brewster avait touché la « veine » dans la « Toison d’Or » dont elle avait vendu 10 pieds 1 800 dollars. Elle n’avait pas de quoi s’acheter un chapeau de crêpe lorsque Tommy de Sing Sing avait tué son mari, à la veillée, chez Baldy Johnson, le printemps dernier. Le « Dernier Recours » avait trouvé le « revêtement d’argile » et se voyait « sur le banc » — conséquence : des « pieds », qui mendiaient hier, valaient aujourd’hui chacun une maison en briques ; leurs propriétaires râpés, qui n’auraient pas trouvé, hier, un verre à crédit dans aucun débit du pays, étaient aujourd’hui ivres de champagne à hurler ; ils comptaient des armées de chaleureux amis personnels dans une ville où ils avaient désappris de saluer et de donner des poignées de mains par suite d’un manque prolongé d’habitude. Johnny Morgan, un vulgaire fainéant, s’était endormi dans le ruisseau et s’était réveillé à la tête de cent mille dollars, à la suite du verdict rendu dans le procès de la « Lady Franklin » contre la « Sans-Gêne ». Et ainsi de suite, à l’aurore et au crépuscule, ces propos nous assaillaient les oreilles et autour de nous les têtes devenaient de plus en plus chaudes.

J’aurais été plus ou moins qu’un homme, si je n’étais pas devenu fou comme les camarades. Des charretées de lingots d’argent massif, aussi gros que des saumons de plomb, arrivaient tous les jours des usines, et de semblables spectacles donnaient du corps aux récits fantastiques qui couraient. Je succombai et je devins aussi frénétique que les plus toqués.

Tous les deux ou trois jours, arrivait la nouvelle de la découverte d’une région minière tout battant neuve ; immédiatement les journaux regorgeaient de comptes rendus sur sa richesse, et la population flottante décampait vivement pour en prendre possession. Au bout de quelque temps je fus bien infecté de la maladie. « Esmeralda » venait d’aller aux nues et « Humboldt » commençait à clamer pour attirer l’attention. « Humboldt ! Humboldt ! » était le cri du jour et, d’emblée, « Humboldt », la plus nouvelle des nouvelles, la plus riche des riches, la plus merveilleuse des merveilleuses découvertes du pays de l’argent, remplissait dans les feuilles publiques deux colonnes contre « Esmeralda », une. J’étais sur le point de partir pour « Esmeralda », mais je tournai avec le flot et fis mes préparatifs pour « Humboldt ». Afin que le lecteur puisse voir ce qui me décida et ce qui, non moins sûrement, l’aurait décidé lui-même s’il eût été là, j’insère ici une lettre des journaux de l’époque. Celle-là et quelques autres du même écrivain plein de sang-froid furent les principaux instruments de ma conversion. Je ne tronquerai pas le passage et je le donnerai tel qu’il parut dans l’Entreprise Territoriale Quotidienne.

Mais quelles nouvelles de nos mines ? Je serai franc avec vous. J’exprimerai mon opinion honnête, basée sur un examen approfondi. Le comté de Humboldt est la plus riche région minière sur le marchepied de Dieu. Chaque chaîne de montagnes regorge de minerais précieux. Humboldt est la vraie Golconde.

L’autre jour, une analyse de simples affleurements a fourni plus de quatre mille dollars à la tonne. Il y a une ou deux semaines, une analyse «  d’éléments superficiels » analogues a donné sept mille dollars à la tonne. Nos montagnes sont bondées de pionniers errants. Chaque jour et presque chaque heure révèle de nouvelles preuves encore plus surprenantes de la richesse prodigue et de l’opulence intense de notre heureux comté. Le métal n’est pas uniquement de l’argent. Il y a des filons distinctement aurifères. Une découverte récente révèle manifestement du cinabre. Les métaux communs sont en grande abondance. Dernièrement on a découvert des symptômes de charbon bitumineux. Ma théorie a toujours été que le charbon est de formation ligneuse. J’avais dit autrefois au colonel Whitman que le voisinage de Dayton (Nevada) ne laissait voir aucune trace présente ou passée d’assise ligneuse et qu’en conséquence je n’avais pas confiance dans ses mines de houille tant vantées. J’ai répété la même doctrine aux enthousiastes découvreurs de charbon de Humboldt. J’en parlais à mon ami le capitaine Purch. Mon scepticisme s’évanouit lorsqu’il m’affirma que dans la région précisément en question, il avait vu des arbres pétrifiés de deux cents pieds de long. Ainsi le fait est établi que d’immenses forêts étendaient autrefois leurs ombres farouches sur ce district reculé.

Je suis fermement convaincu des mines de charbon. N’ayez aucune inquiétude sur les ressources minières du comté de Humboldt. Elles sont immenses, incalculables.

Qu’on me permette de donner quelques explications qui aideront le lecteur à mieux comprendre certains points de cette citation. À cette époque notre proche voisin, Gold Hill, était le pays de mines d’argent le plus prospère du Nevada. C’était de là que venait plus de la moitié des cargaisons journalières de lingots d’argent. Très riche (et très rare), le minerai de Hold Hill fournissait de 100 à 400 dollars la tonne ; mais le rendement ordinaire n’était que de 20 à 40 dollars la tonne, c’est-à-dire que chaque centaine de livres de minerai rendait de 1 à 2 dollars. Mais le lecteur jugera, d’après l’extrait ci-dessus, que, dans le Humboldt, chaque centaine de livres de minerai contenait de deux cents à trois cents cinquante dollars. Quelques jours après ce même correspondant écrivait :

J’ai parlé de la vaste et presque fabuleuse richesse de cette région, elle est incroyable. Les entrailles de nos montagnes sont gorgées de minerais précieux jusqu’à la pléthore. J’ai dit que la nature avait configuré nos montagnes de manière à fournir les commodités les plus excellentes pour l’exploitation de nos mines. Je vous ai dit aussi que la contrée est féconde en sites à usines les plus beaux du monde. Mais quelle est l’histoire minière de Humboldt ? La mine de Saba est entre les mains d’énergiques capitalistes de San-Francisco. Il paraîtrait que le minerai est combiné avec des métaux qui le rendent d’une réduction difficile au moyen de notre imparfaite machinerie de montagnes. Les propriétaires ont réalisé cette combinaison du travail et du capital, dont je parlais dans mon exorde. Ils sont à l’œuvre et à l’épreuve. Leur tunnel a déjà atteint 100 pieds de long.

D’après les seules analyses primaires et aussi le développement de la mine et la confiance du public dans la continuité de leur effort, le titre était monté jusqu’à huit cents dollars en Bourse. Aucune tonne de minerai n’a encore était convertie en argent, que je sache. Mais ce que je sais, c’est qu’il y a beaucoup de gisements dans le district qui surpassent la Saba comme résultat à l’analyse primaire.

Écoutez un moment les projets des entrepreneurs de la Saba. Ils se proposent de transporter le minerai concentré en Europe. Le transport depuis Star City (son lieu d’origine) jusqu’à Virginia City, coûtera 70 dollars la tonne ; de Virginia à San-Francisco quarante dollars la tonne ; de là à Liverpool, son lieu de destination, dix dollars la tonne. Leur idée est que les métaux alliés rembourseront le prix de l’extraction, du transport et du raffinage et qu’alors une tonne de minerai brut leur rapportera ainsi douze cents dollars. Cette estimation peut être extravagante. Prenons-en la moitié et le produit sera encore énorme, surpassant de beaucoup celui de toutes les autres mises en valeur de notre fringant territoire.

Selon une estimation très répandue, la plupart de nos mines rapporteraient cinq cents dollars la tonne. Une telle fécondité rejette la Gould et Currie, l’Ophir et la Mexicaine, de votre voisinage, dans l’ombre la plus noire. Je vous ai soumis les évaluations relatives à une seule mine en exploitation. Sa richesse est indiquée par sa cote à la Bourse. Les habitants du comté de Humboldt ont la folie des « pieds ». Au moment où j’écris, nos villes sont désertes, elles ont l’air aussi languissantes que de jeunes poitrinaires. Que sont devenus nos robustes et athlétiques concitoyens ? Ils parcourent les ravins et les sommets de la montagne. Leur piste est visible dans toutes les directions. Par instants un cavalier s’élance parmi nous. Son coursier semble surmené. Il met pied à terre devant son habitation en adobe, échange de rapides politesses avec ses concitoyens, se précipite vers un bureau d’analyses et de là chez le magistrat enregistreur du district. Le lendemain matin, ayant renouvelé ses provisions, il retourne poursuivre sa sauvage et vierge carrière. Eh bien, ce gaillard-là compte déjà ses « pieds » par milliers. C’est la sangsue à cheval. Il a l’estomac insatiable du requin ou de l’anaconda. Il conquerrait des mines de métaux.

C’en fut assez, à l’instant où nous eûmes fini de lire cet article, quatre d’entre nous se décidèrent de partir pour le Humboldt.

Nous commençâmes à nous préparer immédiatement et nous commençâmes aussi à nous goûrmander nous-mêmes pour ne pas nous être décidés plus tôt. Nous tremblions de peur que toutes les mines riches n’eussent été découvertes et retenues avant notre arrivée et que nous ne fussions obligés de nous contenter de gisements qui ne rendraient guère plus de deux ou trois cents dollars la tonne.

Une heure avant je me serais senti riche si j’avais eu dix pieds d’une mine de Gold Hill produisant 25 dollars la tonne, maintenant j’étais navré d’avance à l’idée de me contenter de mines dont la plus pauvre aurait été un miracle à Gold Hill.

CHAPITRE XXVII
Notre manière de voyager. — Incidents du trajet. — Un camarade de lit chaleureux mais trop familier. — Objections de M. Ballou. — Un rayon de soleil dans les nuages. — Heureuse arrivée.

Vite, c’était le mot d’ordre ! Nous ne perdîmes pas de temps. Notre troupe se composait de quatre personnes, un forgeron de soixante ans, deux jeunes avocats et moi. Nous achetâmes un chariot et deux misérables vieilles rosses. Nous chargeâmes dix-huit cents livres de provisions et d’outils de mineur dans le chariot et nous sortîmes de Carson par une glaciale après-midi de décembre. Les chevaux étaient si vieux et si faibles que nous trouvâmes bientôt que cela irait mieux si un ou deux d’entre nous descendaient et allaient à pied. Ce fut un progrès. C’est à ce moment que je m’offris pour conduire, bien que jamais auparavant je n’eusse conduit de voiture et que beaucoup de gens dans mon cas se fussent sentis suffisamment autorisés à ne pas assumer cette responsabilité. Mais, un instant après, on trouva que ce serait une bonne chose si le cocher descendait pour aller à pied, lui aussi. C’est à ce moment que je donnai ma démission de cocher.

Avant la fin de l’heure, nous trouvâmes qu’il serait non seulement préférable, mais absolument nécessaire que tous les quatre, à tour de rôle et deux par deux, nous appliquions nos mains à l’extrémité du chariot pour le pousser à travers le sable, en ne laissant aux chevaux anémiques d’autre travail que celui de ne pas nous gêner et de porter le timon.

Peut-être vaut-il mieux connaître sa destinée tout de suite et s’y résigner. Nous avions appris la nôtre dans une seule après-midi. Il était évident qu’il nous faudrait cheminer au milieu du sable en poussant chariot et chevaux devant nous pendant trois cents kilomètres. Donc nous acceptâmes la situation et désormais nous ne remontâmes plus en voiture ; bien plus, nous fournîmes régulièrement et presque constamment notre tour de corvée à pousser derrière le chariot.

Nous fîmes dix kilomètres et nous campâmes dans le désert. Le jeune Clagett (aujourd’hui membre du Congrès pour le Montana) détela les chevaux, les fît boire et manger ; Oliphant et moi, nous coupâmes des buissons de sauge, nous construisîmes le feu et nous apportâmes l’eau pour la cuisine ; le vieux M. Ballou, le forgeron, fit la cuisine. Cette division du travail et cette distribution des rôles furent maintenues pendant tout le voyage. Nous n’avions pas de tente : nous nous couchâmes donc dans nos couvertures à la belle étoile. Nous étions si fatigués que nous dormîmes profondément.

Nous mîmes quinze jours à faire ce trajet de trois cents kilomètres, ou plutôt treize, car nous fîmes une halte d’une couple de jours pour laisser les chevaux se reposer. Nous aurions pu accomplir le voyage en dix jours, si nous avions attaché les chevaux derrière le chariot ; mais nous y pensâmes trop tard et nous continuâmes à pousser les chevaux en même temps que le chariot, quand nous aurions pu nous épargner la moitié du travail.

Les gens qui nous rencontraient nous conseillaient de mettre les chevaux dans le chariot, mais M. Ballou, dont le sérieux cuirassé était impénétrable à tout sarcasme, disait qu’il n’y avait pas moyen, parce que les provisions étaient en évidence et en auraient pâti, les chevaux étant bitumineux par suite de privations prolongées. Le lecteur m’excusera de ne pas traduire. Ce que M. Ballou voulait dire à l’ordinaire, quand il prononçait un grand mot, était un secret entre son créateur et lui. M. Ballou était un des hommes les meilleurs et les plus bienveillants qui aient jamais honoré une humble sphère d’existence. Il était la douceur, la simplicité mêmes, et aussi le dévouement. Quoiqu’il eût plus du double de l’âge de l’aîné d’entre nous, il ne se donnait ni airs, ni privilèges, ni exemptions de ce chef. Il prenait à l’ouvrage la part d’un homme jeune, et dans la conversation et l’amusement la part d’un homme de n’importe quel âge, sans se jucher sur cet arrogant et imposant sommet de la soixantaine.

Sa seule particularité frappante était sa manière partingtounienne d’aimer et d’employer les grands mots pour eux-mêmes et indépendamment de tout rapport qu’ils eussent pu avoir avec la pensée qu’il se proposait d’exprimer. Il laissait toujours tomber ses phrases pompeuses avec une aise inconsciente qui les rendait tout à fait inoffensives. Sincèrement, son air était si naturel et si simple, qu’on se surprenait continuellement à accepter ses phrases majestueuses comme signifiant quelque chose, alors qu’en réalité elles ne voulaient rien dire sur la terre. Si un mot était long, grandiose et sonore, cela suffisait pour lui gagner l’amour du vieillard il glissait ce mot à l’endroit où on l’eût le moins attendu et en était aussi satisfait que si le dit mot eût été parfaitement lumineux ou significatif.

Nous étendions, tous les quatre, notre commune provision de couvertures toutes ensemble sur la terre gelée et nous nous couchions côte à côte. Jugeant notre jeune et espiègle chien de chasse aux longues pattes possesseur d’une notable quantité de chaleur animale, Oliphant imagina de l’insinuer dans le lit entre lui et M. Ballou, pressant le dos chaud du chien contre sa poitrine pour être mieux. Mais dans la nuit le chien s’étirait, en appuyant les pieds contre le dos du vieillard, en le poussant et en grognant complaisamment ; de temps en temps, au chaud et à l’aise, plein de gratitude et de joie, il piétinait le dos du vieillard par simple exubérance de bien-être ; à d’autres moments il rêvait de chasse et tout en dormant arrachait les cheveux de derrière du vieillard et lui aboyait dans l’oreille. Le vieux monsieur se plaignit doucement des familiarités du chien ; à la fin, et en exposant ses griefs, il dit qu’un chien pareil n’était pas un animal propre à coucher avec des gens fatigués, parce qu’il était « si faux d’emprunt dans ses mouvements et si organique dans ses émotions ». On mit le chien dehors.

C’était un voyage dur, fatigant, laborieux, mais il avait son côté enchanteur ; car, le jour fini et notre faim canine apaisée par un souper chaud de lard frit, de pain et de café noir à la mélasse, fumer la pipe, chanter des chansons et raconter des histoires autour du feu de bivouac vespéral, dans les solitudes immobiles du désert, constituait une sorte de récréation heureuse et insouciante qui nous semblait le sommet même et le comble du plaisir terrestre. C’est un genre de vie qui a un charme puissant pour tous les hommes, citadins ou ruraux. Nous descendons des Arabes vagabonds du désert et d’innombrables siècles de progrès vers la civilisation parfaite n’ont pas réussi à déraciner chez nous l’instinct nomade. Nous avouons tous un frisson de plaisir à l’idée de camper dehors.

Une fois, nous fîmes quarante kilomètres en un jour, et, une fois, nous fîmes soixante-quatre kilomètres, à travers le grand désert américain, et seize kilomètres en outre, quatre-vingts en tout, en vingt-trois heures, sans faire halte pour manger, boire ou nous reposer. S’étendre et s’endormir, même sur la terre pierreuse et gelée, après avoir poussé devant soi un chariot et deux chevaux pendant quatre-vingts kilomètres est une telle volupté que, sur le moment, elle paraît presque bon marché à ce prix-là.

Nous campâmes deux jours dans le voisinage de la Perte-de-la-Humbolt. Nous essayâmes de consommer l’eau fortement alcaline de la Perte mais il n’y eut pas moyen : on eût cru boire de la lessive, et de la forte encore. Elle laissait dans la bouche une saveur âcre et de tout point détestable, et dans l’estomac une brûlure très douloureuse. Nous y ajoutâmes de la mélasse, ce qui ne l’amenda que très peu ; nous y ajoutâmes un cornichon, et le goût de l’alcali resta prédominant : il était donc impossible de la boire. Le café fait avec cette eau était le plus abject mélange que l’homme ait inventé. Il était plus répugnant au palais que l’eau pure elle-même. M. Ballou, en sa qualité d’architecte et de constructeur du breuvage se crut obligé de lui prêter son appui et son patronage : il en but donc la moitié d’une tasse à petites gorgées, tout en s’efforçant d’en faire un éloge timide, mais finalement il jeta le reste et déclara franchement qu’il était « trop technique pour lui ».

Mais bientôt nous trouvâmes une source d’eau douce à notre portée, et alors, sans rien pour gâter notre plaisir, ni intrus pour l’interrompre, nous entrâmes dans le repos.

(À suivre.) Mark Twain


Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.




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