À l’ombre de mes dieux/L’aveugle

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À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 63-66).


L’AVEUGLE


 
Assis sur une pierre au seuil de sa maison
L’Aïeul, abandonné des enfants pour la danse,
Avec sa barbe en fleuve et couleur de glaçon
Et ses deux yeux d’aveugle obstrués de poix dense,
Face immobile veille et médite en silence
Tandis que le soleil décline à l’horizon.

La rumeur de la grange et des fermes s’est tue
Mais dans l’air un écho joyeux sonne du bal
Qu’au loin mène sur l’herbe un orchestre rural,
Et l’Aïeul, dans son clos, ceint d’ombre verte et drue,
Semble sceller la paix du soir dominical
De son geste immobile et muet de statue.

Tel, il médite assis parmi l’exhalaison
De miel qu’ont les tilleuls ; tel, dans le soir, où fume
L’étang de la prairie en écharpes de brume,

Il rêve sous le toit léger des frondaisons,
Mais sans voir quelle fête à l’occident s’allume,
Ni quel reflet de joie en dore les pignons.

Rien ne l’émeut du ciel plein d’ailes vagabondes,
Ni du beau crépuscule illuminé de feux,
Ni du feuillage où l’or se joue en clartés blondes,
Car ses yeux, jadis rois de l’espace, ses yeux
Qui dévoraient d’un bond l’immensité des mondes,
Ont dit à la lumière un éternel adieu.

C’est l’heure énamourée où toute la nature
Sous le baiser du soir vibre et se transfigure,
Le bruit des violons traverse le verger,
L’aïeul veille sans voir, immobile et figé,
Fondre en apothéose et décroître à mesure
La lumière au versant des coteaux étagés.

La musique du bal voltige et, par bouffées,
Lui vient sans l’éveiller de sa lourde torpeur,
Peut-être qu’il épie aux cendres de son cœur
Si ne va pas renaître une flamme étouffée,
Par un exploit renouvelé du temps d’Orphée
Qui redressait les morts de son archet vainqueur.

 

Partout la vie éclate et la sève fermente,
L’Aïeul rêve immobile au seuil de sa maison,
Quelle obscure pensée en secret le tourmente ?
Sent-il dans la soirée aux longues pâmoisons,
Tout ce qui naît d’ivresse et d’extase fervente
Au monde, et ce qui s’en délivre de frissons ?

Il appuie à ses mains sa tête appesantie,
Lui, qui ne sait plus rien des choses de l’azur,
Lui, qui ne peut plus lire, en reflets sur le mur,
Le message sacré, l’hymne éclatant de vie,
Que du haut Empyrée éblouissant et pur,
Un dieu jette en passant à la terre éblouie.

Est-ce la douleur d’être abandonné des siens
Qui le ronge ou l’ennui pesant des heures vides ?
Trouble-fête, exilé des clos musiciens
Et des banquets où siège en roi l’effroi des rides,
Des rides relentant déjà le Styx fétide
Et le goût que l’humus donne aux os qu’il détient ?

Est-ce le noir regret qui le crispe, farouche,
De sa force virile et de ses yeux vivants,
De ses nuits de folie aux spasmes énervants,

Quand, parmi les parfums qui se levaient des souches,
Ivre, avec des baisers et des chants plein la bouche,
Il jetait sa jeunesse insouciante aux vents ?

Est-ce déjà la faulx de la Mort qu’il voit luire
Et son pas qu’il écoute approcher dans la nuit ?
Dans cette odeur voisine et tenace du buis,
Tandis que la musique au loin mène son bruit,
Est-ce déjà le goût du néant qu’il respire,
Ou si toute pensée a reflué de lui ?

S’il végète et n’a plus que la vie animale
Du bétail qui digère à l’étable repu,
Du bétail accroupi, d’une dent machinale
Broyant l’herbe, à l’abri d’un feuillage touffu,
Dans la prairie en proie à la flamme estivale,
Quand l’air vibre, à midi, d’un ronflement têtu ?

On ne sait, et tandis que sa morne effigie
Par degrés dans la nuit du feuillage amassé
Se rembrume et s’efface et que le jour baissé
De la gamme du rose épuise l’harmonie,
Le pauvre orchestre de village, non lassé,
Poursuit sa ritournelle avec monotonie.

1892.