À l’ombre de mes dieux/Carpe diem

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À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 27-29).


CARPE DIEM


 
Ô mon corps, je te sens ! tu vis ! ta verte audace
Maîtrise, en se jouant, les éléments divers,
Et, d’un coup d’œil rapide enveloppant l’espace,
Ta neuve convoitise aspire l’Univers.

Ton ombre se projette et danse à la lumière,
La rue en mouvement palpite à tes côtés,
Les échos de la joie éparse sur la terre,
À tes centres nerveux tonnent répercutés.

Tu traverses la ville allumée et sonore,
Comme un dormeur traverse un rêve éblouissant.
Le carrefour féerique, où le brouillard se dore,
À ta veine étourdie en ivresse descend.


Le cri des camelots, la chaussée et sa charge
Trépidante d’autos, de chevaux, de timons,
S’engouffrant jusqu’à toi, comme un souffle du large,
Te cinglent l’âme et te dilatent les poumons.

Tout semble correspondre à tes moindres caprices ;
Les cafés te font signe et disent « Viens t’asseoir ! »
Et tu regardes luire, au pied des édifices,
La foule convoquée à la fête du soir.

Les magasins, avec leur coupole de rêve,
Allongent leur richesse au niveau de ta main,
Et tu reçois des yeux, dans leur rencontre brève,
Une étincelle où tient tout le bonheur humain.

Mais tandis que je glisse à ta suite, docile,
Sur une mer unie, ébloui de splendeur,
Je songe que ton règne éphémère est fragile,
Et qu’il faudra te suivre aussi dans la douleur ;

Je songe au jour marqué que nul ne peut remettre,
Où les dieux de la joie exigent la rançon,
Où l’ombre fatidique aveuglant ta fenêtre,
Ton palais dévasté deviendra ma prison ;


Je songe avec angoisse à la vitre assombrie
Où tous les instruments de chirurgie ont l’air,
Tant ils luisent, de fins joyaux d’orfèvrerie
Impatients de mordre et d’entrer dans la chair ;

Je songe aux cœurs blessés, au douloureux murmure
Qui monte, à l’hôpital, des lits multipliés,
Tandis qu’aux murs, témoin de la détresse obscure,
Règne, impuissante image, un dieu crucifié.

Je sais qu’il est des coups de telle violence
Et des convulsions si fortes sur les draps,
Que la Mort apparaît comme une délivrance
Et que l’homme s’y fraie un chemin de son bras.

Mais qu’importe après tout ? puisque l’émoi de l’heure
Nous fait participer du divin tremblement,
Ô mon âme, oublions que sa magie est leurre,
Et rendons grâce au Ciel qui nous vaut ce moment.