À l’Aube (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 193-195).
◄  LES ARMES


À L’AUBE


 

Sur les fumiers, tassés par blocs,
Au petit jour, chante le coq.


Et tous les coqs du voisinage

De cris touffus et angoissés
Lui répondent, le cou dressé,
Comme un bâton dans leur plumage.
Morte de sommeil lourd,
Une servante en jupons rouges,
Cheveux défaits et seins qui bougent,

S’étire en traversant la cour.


Et c’est l’éveil des métairies :
Les chiens aboient, les porcs grognent ;
Les pieds massifs des chevaux cognent

Le mur sonnant des écuries ;
Un verrou crie à l’huis des granges ;
Les seaux qu’on range
S’entrechoquent sur les carreaux ;
L’étable s’ouvre et les buées
Montent des litières remuées

À coups de fourche et de râteaux.


Déjà les cuisines sont pleines

De gens de peine
Qui gloutonnent autour des plats,
Puis qui partent, armés de bêches,
Fouiller la terre, âpre et sèche,
Là-bas.
Et des poules entrent et sortent
Et caquettent au seuil des portes ;
Le métayer, la pipe aux dents,
Impose à ses trois fils leur tâche :
L’un accepte ; l’autre se fâche ;
Mais tous la remplissent, en attendant

Que l’aïeul meure et qu’eux soient maîtres.


Et la ferme se vide et le soleil pénètre,

Comme de l’or, par les fenêtres ;

Et les mouches, sur les tables poissées,
Mènent des rondes insensées

Et par couples s’essorent ;
Tandis qu’en lumineux et roucoulant arroi
Se pavanent les blancs pigeons sonores,

Au bord des toits.