À l’œil (recueil)/Venise

À l’œilFlammarion (p. 234-255).
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VENISE


Oh ! l’humeur vagabonde des nègres !
Voici maintenant que je suis à Venise !


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La première chose qui frappe l’odorat du voyageur arrivant à Venise, c’est l’absence totale de parfum de crottin de cheval.

Cette particularité, assez bizarre en apparence, s’explique d’elle-même dès qu’on s’aperçoit, par la pratique, que les seules modes de locomotion et de véhiculage à Venise sont le footing et le gondoling, si j’ose ainsi m’exprimer.

Aussi, dans les journaux vénitiens, n’hésite-t-on pas à confier la rubrique des accidents de voiture à de vieux reporters pour qui cette occupation constitue une sorte de sinécure, maigrement rétribuée d’ailleurs.

La première chose qui frappe l’ouïe du voyageur arrivant à Venise, c’est le remplacement du bruit de cornes et de grelots cyclistes par les mélancoliques clameurs des gondoliers. (Même raison que plus haut.) Le pittoresque ne fait qu’y gagner.

La première chose qui frappe le tact du voyageur arrivant à Venise, c’est celui du directeur du Grand-Hôtel (l’excellent M. Merli) qui se met en quatre pour m’offrir une chambre donnant sur le canal et de laquelle on découvre un panorama que MM. les administrateurs du Grand-Hôtel de Paris auraient beaucoup de peine à offrir, malgré toute leur bonne volonté, à leur riche clientèle.

La première chose qui frappe le goût du voyageur arrivant à Venise, c’est une exquise glace tutti frutti dégustée sur l’une des mille petites tables du célèbre et antique café Florian.

La première chose qui frappe l’œil du voyageur arrivant à Venise, c’est le spectacle de l’ami Isnardon, l’excellent baryton de l’Opéra-Comique, et de sa charmante jeune femme, distribuant sans compter du blé de Turquie aux pigeons de la place Saint-Marc.

On cause et je m’instruis.

Pauvre Italie ! en dépit de ton unité conquise au prix de tant de sang (et en particulier du nôtre), seras-tu donc toujours la terre classique des dissensions intestines ?

Des villes, jadis, se combattaient durant des siècles, non sans acharnement.

Des familles rivales empêchaient de se marier entre eux leurs pauvres enfants qui s’aimaient bien, pourtant, et de ce fait beaucoup de jeunes filles en étaient réduites à finir leurs jours dans les étangs voisins[1].

Des universités, aussi, ne pouvaient se sentir : Galvani travaillait pour embêter Volta ; mais ces luttes-là, messieurs, étaient des luttes fécondes et faisaient faire à la science un de ces pas que l’humanité ne saurait oublier sans ingratitude.

La concurrence italienne d’aujourd’hui n’a pas cette ampleur (vive l’Ampleur !), mais tout de même elle est intéressante.

Il existe à Milan deux éditeurs de musique, deux grands éditeurs. Désignons-les par de discrètes initiales : signor Ricordi et signor Sonzogno.

Chacune de ces maisons est tout un monde, un monde de musiciens, de librettistes, d’artistes, d’impresarii, etc.

Dire que la plus franche cordialité règne entre ces deux groupes serait offenser la vérité.

C’est à qui fera à l’autre la meilleure blague.

Ainsi, M. Ricordi apprenant un jour que M. Leoncavallo, l’auteur si populaire des Pagliacci et qui s’édite chez M. Sonzogno, travaillait à une Bohème tirée de Murger, en commanda immédiatement une autre à son compositeur favori M. Puccini.

Ce dernier se mit à l’ouvrage avec une furia italiana considérable ; de mauvaises langues prétendent même que, pour en avoir plutôt fini, il se fit donner un coup de main par les camarades. (Moi, je ne le crois pas.)

Bref, sa Bohème à lui, Puccini, fut écrite, répétée et jouée dans toute l’Italie en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Sans autrement s’effarer de cette trombe, mon Leoncavallo achevait tranquillement sa petite Bohème à lui, et c’est elle qu’on représentait, l’autre soir, dans ce merveilleux théâtre de la Fenice, à Venise.

J’ai assisté à bien des triomphes, mais je n’ai jamais rien vu de pareil.

L’enthousiasme, d’ailleurs, se panachait, pour les Français présents, d’un comique irrésistible.

Suivant en cela l’usage italien, le maestro Leoncavallo, dans la coulisse, tout prêt à accourir au premier appel (prononcez rappel), sortait, tel un diable d’une boîte, tantôt de la salle de billard du café Momus, tantôt de la loge de concierge du deuxième acte, tantôt d’ailleurs.

Notez qu’il y eut, au cours de cette représentation, une vingtaine de rappels, sans compter les sept ou huit de la fin.

Isnardon, la joie de cette pièce, a composé un Schaunard extraordinaire. Si, du haut du ciel, sa demeure dernière, le bon Murger n’est pas content, c’est qu’il est bigrement difficile.

Le revers de la médaille d’un si gros succès, c’est l’obsession de tous les airs immédiatement gravés dans la mémoire des Vénitiens.

On ne peut plus faire un pas sans entendre fredonner un fragment de la Bohème, surtout les couplets, ravissants heureusement, de Mimi Pinson :


Mimi Pinson, la biondinetta,
La biondinetta.


Les gens d’ici prononcent : Mimi Pinn-sonn, ce qui ajoute beaucoup de pittoresque à la chose.

Bref un succès qui n’est pas dans une musette… ni, d’ailleurs, dans une Mimi Pinson.

La cour d’une maison que j’habitais autrefois était régulièrement, chaque dimanche matin, visitée par un homme âgé qui, s’accompagnant d’une guitare aphone et mal accordée, chantait — de quel organe ! — une vieille romance dont le refrain commençait par ces mots :


Ah ! que Venise est belle !


Ce vieillard chantait faux, mais il disait juste.

Impossible, en effet, de rêver quelque chose de plus beau que cette Venise adorable et superbe !

Jusqu’à présent, je m’étais toujours farouchement refusé à croire à l’existence réelle et géographique de Venise.

Maman m’avait si souvent endormi, tout petit, avec le Chant des gondoliers, j’en avais tant lu dans les romans, tant entendu dans les opéras, tant contemplé sur les dessus de boîte en nacre que Venise demeurait pour moi cité de songe.

Ce n’est qu’à la gare même et devant un employé de l’octroi (habiter Venise et être employé de l’octroi !) que mes convictions s’ébranlèrent un peu.

Et quand un facchino eut embarqué mon bagage dans une gondole et que j’y fus installé moi-même, avec pas plus de fantaisie qu’on n’en met à monter en fiacre, alors seulement je consentis à faire entrer Venise dans le domaine de la réalité.

Mais quelle réalité ! Et que de rêves gagneraient à ressembler à ces contingences, comme dit Bauër !…

… Non seulement Venise existe, mais elle est habitée, pas uniquement par des peintres et des Cook’s touristes, mais encore par de vrais Vénitiens et des Vénitiennes authentiques, ces dernières plus jolies que nul ne saurait se l’imaginer et portant encore, en grande quantité, des chevelures de ce blond particulier qu’affectionnait notre regretté Titien.

… Contrairement à une croyance généralement répandue, le Français, pour peu qu’il prenne la précaution de ne point venir au moment des événements d’Aiguesmortes, est cordialement reçu en Italie.

Ainsi, moi qui vous parle, depuis huit jours que je suis à Venise, je compte déjà une foule d’amis, entre autres un brave garçon qu’on surnommait Molto Naso et qu’on appelle maintenant Nib de Blair pour me faire plaisir.

L’hostilité franco-italienne se montre surtout dans de petits détails sans importance et plutôt gais, comme, par exemple, le placement de la lettre h dans les mots.

Les Italiens emploient l’h autant que nous, mais jamais vous n’arriverez à les persuader de placer cette lettre dans les mêmes mots que nous.

Ainsi nous écrivons : chocolat ; eux écrivent : ciocolatto.

Par contre, ils écrivent chilogrammo quand nous mettons kilogramme.

Plus fort ! dans le mot hygiénique, nous plaçons l’h en tête du mot ; eux, presque à la fin : igieniche.

Ce sont là menues taquineries auxquelles on aurait bien tort de s’arrêter. Un petit travail de tassement remettra tout en place et bientôt, j’espère, nous marcherons tous, les Latins, la main dans la main.

Nous plaisantons volontiers les Anglais qui voyagent chez nous, mais j’ai bien peur que les étrangers, ceux qui jugent la France d’après certains échantillons de touristes français, n’aient pas de notre intellectualité une bien flatteuse opinion.

On n’a pas idée de la gourderie de quelques-uns de ces êtres, de leur incompréhension hermétique, mais universelle, et de la stupidité agaçante de cet éternel ricanement devant les plus belles choses.

Ce travers des Français en balade s’aggrave du besoin de parler assez haut pour que pas un voisin ne perde un mot.

Et dans cet immense joyau qui s’appelle la cour du Palais ducal, on entend un gros monsieur qui dit à sa femme :

— Fallait-il que ces gens aient du temps à perdre !

— Du temps… et de l’argent, complète la femelle en haussant les épaules.

On voudra bien excuser la légère — mais si légitime ! — stupeur que je ressentis en apercevant, hier soir, cette inscription placée au-dessus d’une porte dans la gare de Venise, où j’attendais mon ami Maurice Donnay :


Merci celeri.


Me croira qui veut, mais cet hommage public rendu à un simple végétal me toucha plus que bien des manifestations imposantes.

L’origine de ce culte m’échappe. Sans doute le céleri a-t-il sauvé des populations entières au cours de cruelles épidémies, ou bien ne faut-il voir dans ce curieux fanatisme qu’un vieux restant de la superstition païenne.

À moins — je donne cette explication pour ce qu’elle vaut — que les fameuses oies qui sauvèrent le Capitole n’aient dû leur extrême vigilance qu’à une nourriture où le céleri entrait pour une large part.

N’importe ! il est touchant de voir toute une puissante nation comme l’Italie rendre d’aussi éclatants hommages à un humble légume.

… Si les Italiens ont la reconnaissance solide, ils n’oublient pas non plus leurs petites rancunes.

Ainsi il y a une station, un peu avant Modane, qui s’appelle Salbertrand.

Je ne doute pas une minute que cette bourgade n’ait été baptisée ainsi en souvenir de mauvaises plaisanteries qu’y aurait perpétrées l’éminent ingénieur Maurice Bertrand, au temps jadis qu’il était si peu sérieux.

J’ai la nostalgie du cheval.

Non pas que je sois un fervent écuyer, mais voici dix grands jours que je n’aperçus l’ombre du plus pâle canasson !

J’en excepte, bien entendu, les quatre chevaux du portique de l’église Saint-Marc, lesquels, entre nous, se trouvent là un peu comme des chevaux… sur la soupe, dirait Willy.

Enfin, ça fait toujours mieux que des bicyclettes.

On m’assure qu’afin de conserver à Venise un caractère tout à fait romantique, des jeunes gens de la ville touchent un petit traitement du municipe pour avoir des têtes de l’époque et faire de l’œil aux dames anglo-saxonnes.

Il arrive parfois que ce chiqué est couronné d’un rapide succès.

On m’a même cité un récent et millionnaire mariage accompli dans ces conditions.

Il y a dans l’hôtel une jeune fille qui commence à la trouver mauvaise.

Débarquée ici depuis huit jours avec son père, elle n’a pas encore pu mettre le pied dehors.

Son brave homme de papa, enchanté d’avoir une chambre dont les fenêtres donnent sur le Grand Canal, s’est immédiatement procuré un attirail de pêcheur à la ligne et, depuis ce moment, c’est à peine si on peut le décider à descendre pour prendre ses repas.

Pauvre jeune fille !

Dimanche matin.

Arrivés depuis hier soir, un monsieur et une dame, bons petits bourgeois parisiens, devisent en se promenant par les rues.

— C’est épatant, remarque la dame, comme on est dévot à Venise !

— À quoi vois-tu cela ?

— Eh bien ! tous ces gens qui vont à l’église ou qui en reviennent avec leur livre de messe à la main.

— Espèce de gourde, tu ne vois donc pas que. ce sont des Anglais avec leur Baedeker !

Dans mon ignorance de la langue italienne, je me suis livré, hier, aux plaisanteries les plus niaises sur cette inscription : Merci celeri qu’on rencontre dans beaucoup de gares de ce pays.

Réduisons l’incident à ses justes dimensions :

Merci celeri signifie Marchandises en grande vitesse et rien de plus.

Voilà ce que c’est que de causer sans savoir.

Les Vénitiens sont très fiers de leur ville, ce en quoi je les approuve ; mais leur culte arrive à tomber dans le domaine du particularisme.

Exemple, ce bout de dialogue entre moi et un jeune Vénète qui nous accompagne quelquefois :

— Quelle est cette église ?

— San Moisè.

— Jolie ?

Oh non ! elle est vilaine… Elle est autant ridicoule que toutes les celles-là qu’il est à Rome.

Le roi de Siam vient d’arriver à Venise dans son propre yacht. S. A. R. le duc de Gênes est allé au-devant de lui, également dans son propre yacht.

Des deux côtés, on a tiré des coups de canon sans compter ; ah ! on voit bien que ce ne sont pas ces messieurs qui paient la poudre.

Pour comble de plaisir, un grand croiseur américain qui se trouve là, le Minneapolis, s’est mis de la partie et a tiré autant de coups de canon, à lui tout seul, que les deux réunis.

Les pauvres pigeons de Saint-Marc, complètement abrutis, tournoyaient dans un vol de démence.

À propos des pigeons de Saint-Marc, j’ai tenu à m’assurer par moi-même qu’elle était vraie la légende qui dit ces volatiles inviolables et sacrés pour tout Vénitien.

Jamais, dit-on, fût-ce aux temps de siège et de famine, un pigeon ne connut, à Venise, les affres de la moindre casserole.

C’est vrai.

Mon expérience consiste en une poignée de petits pois jetée sur les dalles en guise de maïs.

Un peu étonnés d’abord de cette alimentation nouvelle, les gracieux volatiles se gorgèrent bientôt de mes piselli, sans manifester la plus petite horreur personnelle ou atavique.

Essayez ce sport en France, et vous verrez le lamentable tire d’aile.

Le roi de Siam s’appelle Chulalongkorn. Âgé d’une quarantaine d’années, il porte toute sa barbe et ses cheveux taillés à l’européenne.

C’est un garçon fort mal élevé qui, au théâtre, parle haut pendant qu’on chante et rit très fort aux moments les plus pathétiques.

À plusieurs reprises, le public n’a pas craint d’exprimer son mécontentement par des Chut ! répétés.

S. M. Chulalongkorn, d’un air courroucé, fronça les sourcils et S. A. R. le duc de Gênes, qui l’accompagnait, semblait en éprouver une très vive.

Pendant un entr’acte, Donnay et moi nous avons fait connaissance d’un grand personnage de la suite du roi.

Ce noble Siamois parle assez couramment français, mais avec un fort accent belge.

Ne croyez pas que je ris ; c’est la pure vérité.

Le fait est d’autant moins invraisemblable qu’à Bangkok, paraît-il, ce sont les Belges qui détiennent toute suprématie.

On affirme même que nos excellents voisins profitent de leurs avantages pour exciter la cour de Siam contre l’Europe en général et la France en particulier.

Ce n’est pas moi qui leur donnerai tort, car, à leur place, j’en ferais autant.

Entendu ce colloque entre touristes bien parisiens :

— Alors, vous partez ?

— Mais oui… Nous sommes ici depuis quatre jours, c’est plus qu’il n’en faut pour tout voir (sic).

— Vous vous êtes bien amusés ?

— Oh ! ça, non ! Je trouve Venise d’un triste !

— Vraiment ?

— Oui… on a tout le temps l’air de se promener dans des inondations.

Passé quarante-huit heures à Chioggia, île antique et délicieuse de laquelle on rayonne en barque vers mille îlots voisins des plus curieux.

Entièrement ruiné par une excessive diffusion de petits sous distribués à tous les bambini et à toutes les piccole des pêcheurs de l’Adriatique.

Rentré à Venise par un coucher de soleil à rendre fou d’attendrissement le plus barbare.

Oh ! ces voiles orange ! Je commence à m’expliquer comment le père Ziem a vu ce pays.

Petite scène de la vie de touriste.

Ils sont trois, attablés dans une salle du café Florian : le père, la mère et un grand dadais d’une quinzaine d’années.

Ils font leur correspondance.

Le père écrit et dicte en même temps, les deux autres transcrivent docilement.

Le fils écrit à mon cher bon papa et la mère à chère madame et amie, le monsieur à je ne sais qui.

C’est le même texte qui sert pour ces trois différents destinataires.

Ne se fiant pas à ses seuls souvenirs, l’homme s’aide entre temps d’un petit guide idiot qui s’appelle : Une Semaine à Venise.

À un moment, il dicte :

Hier, nous avons été voir les vieilles procuraties.

La dame lève la tête vivement :

— Les vieilles… quoi ?

— Les vieilles procuraties.

— Qu’est-ce que c’est que ces horreurs-là ?

L’homme lui lit le passage du guide où il est expliqué que les vieilles procuraties sont les anciennes demeures des procurateurs.

Mais la dame ne veut rien savoir.

— Jamais je n’écrirai ça !

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, mais vieilles procuraties, ça sonne si mal ce mot-là !

Va donc, eh ! vieille procuratie !

On a occasion de rencontrer en voyage des types bien extraordinaires.

Il y avait ces jours-ci, au Grand-Hôtel, un monsieur et une dame d’un certain âge et d’une évidente respectabilité.

Ces deux bonnes gens voyagent avec deux draps de lit, leurs taies d’oreiller, leurs serviettes de toilette et de table.

Ils ne se nourrissent que d’œufs à la coque et de viande grillée. Et encore, le morceau de viande, ils ne le mangent qu’après avoir rejeté les parties extérieures qui auraient pu être souillées par un contact.

En se mettant à table, ils essuient assiettes, verres, couverts, etc., avec des feuilles d’un papier japonais préalablement aseptisé, et qui ne les quitte jamais.

Et il faut les voir frotter tout leur petit matériel !

Et avec cela, un mutisme rigoureux, continu, farouche.

Ce monsieur et cette dame mangent sans desserrer les dents ! (C’est une manière de dire, bien entendu).

Je comprends à la rigueur l’exagération de ces précautions hygiéniques, mais pourquoi ce silence absolu ?

Donnay m’offre cette explication, assez ingénieuse, ma foi :

— Ces gens-là ne parlent pas parce qu’il leur dégoûte d’employer des mots qui ont servi à d’autres sans pouvoir les essuyer avec un petit morceau de papier.

Il y a tout de même des gens bizarres dans la vie !

Le soir, avant dîner, des fois, nous allons au Lido.

Non pas que ce soit joli, joli, car ce serait plutôt décevant et contradictoire avec la vieille idée romanesque qu’on s’en fait volontiers ; mais la mer y est fort belle et le casino joyeux.

Et puis, on y voit des chevaux !

Cinq chevaux : quatre au service du petit train qui traverse l’île et sa largeur, de la largeur de l’Adriatique.

Le cinquième, évidemment sorti des écuries de l’Apocalypse, s’adonne à la remorque d’un stupéfiant véhicule, curieux spécimen de la carrosserie du xviie siècle.

Les bébés vénitiens contemplent ces coursiers de l’air ahuri que prennent les tout petits de France à la première vue d’un ornithorynque.

Ce Lido s’émaille de mille guinguettes fertiles en prospectus bizarres.

L’une, entre autres, au Lion de saint Marc, arbore ces lignes dont je respecte l’orthographe :

« Fort récomandable à M. les Étrangers e Citoyens.

« Toute sorte de crustacés.

« Bierre de Vienne.

« Vins relatifs ».

Vins relatifs !

Nous ne sommes pas entrés.

Une bien jolie phrase cueillie dans le Baedeker :

Quand la gondole aborde, on voit s’approcher un officieux avec une gaffe au moyen de laquelle il facilite le débarquement. On ne lui doit rien, mais il est déjà content avec deux ou trois centimes. (Sic.)

La Gaffe de l’officieux ! un joli titre pour un petit acte. Le faisons-nous ?

Touristes.

Nous côtoyons fréquemment, dans les églises et les musées, une copieuse famille composée, par moitiés à peu près égales, de gens de Paris et d’habitants de Chartres.

Ces amateurs mettent à leurs visites une conscience étonnamment scrupuleuse.

Quand ils s’aperçoivent qu’ils ont oublié un tabernacle ou une Descente de croix, ils retraversent le monument entier.

Un Titien les fit pâmer.

Par contre, Tiepolo ne sut point conquérir leurs suffrages.

— En voilà un, disent-ils, qui ne s’est pas ruiné en couleurs !

Une courte conversation, hier soir, à l’hôtel, nous révéla que dans cette artistique famille les Parisiens n’avaient jamais fichu les pieds au Louvre et que ceux de Chartres ne se souvenaient pas d’avoir jeté sur leur cathédrale un regard de plus de trois secondes.

Appréciation d’une dame de Rouen :

— Venise, en somme, c’est Pont-Audemer en plus grand.

Le plus comique, c’est qu’il y a un peu de ça.

Et maintenant, adieu les gondoles, au revoir plutôt, car on reviendra, ô Venise enchanteresse, si belle qu’on oublie les Anglais mal élevés, les Allemands grossiers et les Français idiots qui l’obstruent !


  1. Je confonds Ophélie avec Juliette. (Note de l’auteur).