Revue L’Oiseau bleu (3p. 113-134).

CHAPITRE VII

Le Coffret du missionnaire


Charlot et Kinaetenon mirent un mois à parcourir la route séparant le fort Richelieu des premières tentes de la bourgade iroquoise d’Ossernenon. C’est que la température, très favorable, les faisait s’attarder, avec quelle joie, soit sur les rivières, soit sur les lacs, soit dans les grands bois frais et giboyeux. Les portages s’accomplissaient sans trop de fatigue pour Charlot. Son compagnon se chargeait de la part la plus rude, à ces heures de corvées obligatoires. Kinaetenon souriait des colères de Charlot chaque fois qu’il lui ménageait ainsi quelques fatigues : ou, encore, lorsqu’il lui enlevait sans pitié ses pistolets, « par respect, disait-il, pour les recommandations du chirurgien qui avait fort enjoint au jeune homme de ne pas se servir d’armes avant d’être totalement guéri. Et sa blessure s’était de nouveau ouverte au Fort Richelieu. Elle était lente, bien lente à se cicatriser.

Chose curieuse, Kinaetenon citait presque mot à mot les diverses ordonnances du médecin. Charlot avait commencé par s’étonner de la mémoire fidèle du sauvage. Mais un jour il en comprit le pourquoi. Et, au sortir d’une sieste, il lança au sauvage à brûle-pourpoint, tout en riant avec malice : « Kinaetenon, Kinaetenon, j’ai enfin deviné pourquoi tu t’acharnes ainsi à faire besogne d’infirmier… Tu songes à Perrine, n’est-ce pas ? Tu te rappelles qu’elle me poursuivait de ses conseils, de ses reproches… Tu t’imagines, je suis sûr, qu’elle te voit, te remercie, te sourit… Pas vrai, Kinaetenon, pas vrai ?

— Mon frère, en effet, a peu d’esprit lorsqu’il s’agit de sa blessure, répondit l’Iroquois, en haussant les épaules. Elle se ferme mal… Elle a été mal soignée, aussi… je voudrais…

— Kinaetenon, tu éludes ma question… ah ! ah ! ah !… Bah ! Pourquoi ?

— Eh bien, si tu veux, mon frère, je dirai que ta sœur aux cheveux de soleil s’inquiétait avec raison à ton sujet. Elle m’a dit une fois, une seule fois, de veiller sur toi. J’ai promis. Kinaetenon n’oublie jamais une promesse.

— Bien, bien, bien, remplis toutes les promesses du monde que tu voudras, Kinaetenon, mais de grâce, n’exagère pas. Nous finirons par nous quereller. J’en serais marri, va, pour toi comme pour moi. Qu’irais-je faire en ton pays si nous ne pouvons plus nous entendre ?

— Mon frère parle pour ne rien dire… Le soleil baisse. Notre tente n’est pas dressée pour la nuit.

— À qui la faute ? Laisse-moi la liberté d’agir comme je l’entends, Kinaetenon. C’est promis ?

— À deux conditions, mon frère.

— Ah ! oui ? Lesquelles ? fit Charlot surpris.

— Mon frère se laissera soigner par moi durant trois jours. J’emploierai les remèdes de mon pays. Dans trois jours, il sera guéri.

— Va pour cette condition et son résultat, Kinaetenon. L’autre ?

— L’autre condition ? N’en parlons plus… Je…

— Qu’est-ce qui te prend, mon vieil ami ? Veux-tu bien m’ouvrir ton cœur. Il se referme toujours ton cœur et mieux que ma blessure, n’est-ce pas ? Ah ! ah ! ah !

— Mon frère a raison de rire, répondit le sauvage en baissant la tête avec tristesse.

— Voyons, voyons, je ne te comprends plus, là. »

Soudain le regard de Charlot surprit les yeux de Kinaetenon fixés sur un joli couteau de poche passé dans sa ceinture et qui lui venait de Perrine. « Ah ! ah ! se dit le jeune homme, je comprends, je comprends… » Il garda le silence durant quelques instants, tout en suivant les mouvements du sauvage qui se levait lentement, en détournant avec lassitude son regard.

— Kinaetenon ? dit Charlot.

— Que veut mon frère ? répliqua celui-ci sans se retourner.

— Fais tout de suite un premier pansement à ma blessure suivant tes méthodes. Je t’aiderai ensuite avec plus de plaisir.

— Bien, fit le sauvage. Que mon frère m’attende une minute. J’ai ce qu’il me faut, pas très loin d’ici.

Et le pansement se fit, au grand amusement de Charlot. Les gestes solennels de Kinaetenon ne lui semblaient guère en proportion de son mal. Qu’importe ! Il le remercia vivement, une fois l’opération pratiquée, puis lui tendit, tout à coup, en souriant son fin couteau de poche, où sur une plaque en argent étaient gravés ces mots : « Perrine à son frère très aimé, Charlot »

Le sauvage recula. « Non, non, je ne veux pas que mon frère se prive de ce souvenir… Il est trop beau.



— Si tu ne prends pas ce petit cadeau, Kinaetenon, tu feras à mon cœur une blessure beaucoup plus dangereuse que celle que tu soignes à ma main et à mon bras, scanda sérieusement Charlot. Je puis être reconnaissant, tu sais.

— Que va dire ta sœur aux cheveux de soleil ? Elle ne m’en voudra pas ? Car c’est elle qui l’a donné à mon frère. Je le sais.

— Tes soins et ma guérison vaudront plus à ses yeux que cette bagatelle. Sois tranquille.

— Oh ! alors, fit l’Iroquois dont la figure s’éclaira d’une fugitive expression de bonheur, je le prends et ne m’en séparerai jamais, jamais. Charlot, ajouta-t-il, c’était là la condition que je n’osais t’apprendre, tout à l’heure. »

Durant quelques minutes, Kinaetenon caressa le manche, puis la fine lame du couteau ; finalement, il le passa dans sa ceinture avec un soin religieux.

« Et maintenant, à l’œuvre ! Kinaetenon. Dressons la tente, dit Charlot, mangeons, puis réparons le canot, et dormons… Demain, nous serons près, bien près d’Ossernenon. Si nous faisions avec plus de hâte la distance qui nous reste à parcourir, tu verrais peut-être la bourgade et les tiens quelques heures plus tôt que tu t’y attends ?… Pourquoi pas, hein, Kinaetenon ?

Je me sens fort, vois-tu, depuis que je mène cette vie de coureur de bois. Et si ce n’était du chagrin de Perrine… que je serais heureux !

— Oui, mon frère a fait là une chose que je n’aurais jamais eu la force d’accomplir ; aller vivre loin des plus beaux regards bleus que je connaisse.

— Ta, ta, ta ! Tu parles en amoureux, toi, vois-tu, Kinaetenon.

— En… quoi ? Je ne comprends pas ce mot. Que veut dire, mon frère ?

— N’importe ! À l’œuvre. Kinaetenon, à l’œuvre ! »

Le lendemain soir, aux premières étoiles, les voyageurs atteignaient la bourgade d’Ossernenon [1]. Tous les principaux membres de la tribu accoururent, Kiotsaeton en tête. On fit fête aux deux jeunes gens. Les cris devinrent plus forts, plus enthousiastes lorsque Kinaetenon eut expliqué à tous que ce jeune compagnon qu’il amenait en qualité de frère, et qui parlait si bien la langue iroquoise, c’était le petit Charlot d’autrefois, le captif adopté par l’un d’entre eux. Il avait voulu venir les revoir tous, si heureux maintenant que la paix était signée entre son pays et celui de ses frères les Iroquois…

Avant de se séparer des voyageurs très fatigués, Kinaetenon proposa pour le lendemain, un grand festin en sa cabane. Tous les capitaines présents à la bourgade furent invités, aussi leurs femmes et les enfants.

La vie se passa ainsi en fêtes, en danses et autres réjouissances, durant huit jours. Puis, les provisions étant diminuées, chacun retourna soit à la chasse, soit à la pêche, soit aux premiers travaux de la récolte. Elle sonnait et s’annonçait excellente.

Un matin Charlot s’attarda sous la tente, pour raccommoder un filet de pèche plus endommagé qu’il ne croyait. Il vit tout à coup rentrer précipitamment Kinaetenon. Le front soucieux, les yeux à terre, celui-ci vint s’étendre, sans un mot, sur une natte à deux pas de Charlot. Il lança dans un coin son filet de pêche, se débarrassa de son mousquet, de ses pistolets, puis s’immobilisa. Il semblait perdu dans des réflexions peu réjouissantes. Charlot l’observait du coin de l’œil, tout en se gardant de le questionner, connaissant la nature réservée, un peu farouche même, de son ami iroquois.

Son filet raccommodé, Charlot se leva, s’arma, puis se disposa à quitter la tente. Il mit, avant de partir, avec beaucoup d’affection cordiale, sa main bien guérie maintenant, et par Kinaetenon, sur l’épaule de celui-ci. Il sut se pencher pour accomplir ce geste. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Kinaetenon saisir sa main avec force et l’attirer près, bien près de lui.

— Que mon frère me pardonne ! dit sourdement Kinaetenon, mais il ne sortira pas avant de m’avoir entendu.

— Kinaetenon, il se fait tard, la rivière est loin, et… ce soir, ce soir, nous causerons très à l’aise.

— Mon frère ne sortira pas d’ici ; de gré ou de force, il ne s’éloignera pas avant que je lui aie parlé.

— Tu m’étonnes, Kinætenon. Je resterai, voyons, je resterai. De gré, non de force. Que veut dire ton attitude ?

— Assieds-toi, Charlot. Plus près de moi. Il y a des oreilles que les sons de ma voix peuvent faire rougir de colère… Bien. Écoute-moi avec tout ton être maintenant. Mon frère est en danger ici. Il y va de sa vie, s’il ne veut se conformer au plan que je vais lui soumettre.

— Kinætenon, mon frère, n’expose pas ton plan avant de me faire connaître les raisons qui t’y obligent. Ton impassibilité m’énerve. Songe que je n’appartiens pas à ta race. La mienne est prompte, souvent fougueuse. Elle n’aime à agir, surtout à obéir que dans la pleine clarté d’une décision bien motivée.

— Soit, Charlot. Je vais tout te dire, quoique je doive fort peiner ton cœur et assombrir tes pensées.

— Quelques mots encore Kinætenon, avant que je t’écoute religieusement comme tu le désires. Mon frère m’aime-t-il toujours ?

— Oui.

— Bien. Mon frère a-t-il toujours confiance en son ami Charlot ? Lui reproche-t-il quelque chose de grave en sa conduite, ici, à Ossernenon ?

— Kinætenon a pleine confiance. Kinætenon n’a rien, rien à reprocher à son frère français.

— Merci. Tu peux maintenant dire tout ce qu’il te conviendra de me dire, Kinætenon. Tu ne troubleras ni mon esprit, ni mon cœur. Est-ce que mon courage n’essaie pas toujours de valoir le tien ?

— Oui, oui, mon frère a le courage d’un jeune loup, mais non la prudence d’un serpent, ni la patience d’une tortue.

— Kinætenon, je t’en supplie, parle, parle, qu’y a-t-il ?

— Mon frère, il s’agit du père de la prière, qui doit venir hiverner ici.

— Du Père Jogues ?

— Oui. Il a malheureusement laissé ici, parmi nous, au départ, un coffret. Ce coffret est rempli de mauvais sorts, dit-on partout. Quelques-uns de ces sorts, hélas ! font en ce moment leur apparition. Malheureux Père de la prière ! Pourquoi, ah ! pourquoi a-t-il commis cette imprudence ? Je sais bien, moi, mon frère, qu’il est bon, le Père, que les sorts contenus dans son coffret n’étaient pas destinés à venir fondre sur nous. Je sais qu’il les réservait aux traîtres et aux méchants seulement, qu’ils soient de chez nous ces traîtres et ces méchants, ou bien de son propre pays.

— Kinætenon, quels mauvais sorts fondent sur vous ? Lesquels ? et depuis quand ? Tu m’étonnes, oh ! combien !

— Depuis hier, une épidémie s’est déclarée, ici. Il y a trois enfants de morts, ce matin. On vient de me l’apprendre. On a pu cacher à tous ce malheur, encore, sur l’ordre de Kiotsaeton, mon oncle.

— Et puis ?

— L’orage, hier soir, tu sais, il a été terrible.

— Oui, oui, je sais.

— Eh bien, il a été si terrible, Charlot, qu’il a endommagé, par sa grêle, une partie de la moisson, de notre belle moisson.

— En effet, Kinætenon, ce sont des malheurs affreux que cette épidémie qui a déjà fait des victimes, que cette grêle qui dévaste votre belle moisson. Seulement, je ne comprends pas pourquoi vous attribuez toutes ces calamités au pauvre coffret d’un missionnaire… Et puis, rappelle-toi, Kinætenon, le père Jogues a justement parlé de ce coffret le soir de son arrivée au fort Richelieu… Il nous a raconté comment il avait rassuré les Sauvages de ta tribu à son sujet. Hé ! il avait même fait voir le contenu de ce coffret à tous et à chacun… Alors, comment a-t-on pu faire revivre toute cette histoire de mauvais sorts ? Oui, oui, qui a fait renaître dans les cœurs d’aussi injustes soupçons ? Qui ? Qui ? Kinætenon, nomme-moi le, ou je vais de ce pas le confondre devant tous. Le misérable !

— C’est le sorcier, Charlot, qui trouve un grand nombre d’alliés, depuis hier. Chacun va, racontant quelque rêve funeste qu’il aura fait la nuit dernière. Tout à l’heure, une assemblée s’est tenue sous la tente même du sorcier, on y a cherché le pourquoi de tous ces malheurs qui apparaissent bien sournoisement ici. On n’a pu trouver rien d’autre que ce coffret mystérieux du Père de la prière…

— Mais c’est insensé… Quelques habits religieux… Des objets de piété. Comment veux-tu que ces choses causent de pareilles tristesses… Ce serait tout le contraire, plutôt, si l’on voulait prier le Dieu du Père, et non vos vilaines idoles.

— Essaie de convaincre les miens, mon frère. Tu le sais bien, c’est là chose impossible.

— Où est-il ce coffret, Kinætenon ?

— Je ne sais… répondit le sauvage avec embarras.

— Kinætenon, tu ne veux pas me le dire, n’est-ce pas ?

— Mon frère veut-il donc que je le jette entre les griffes de l’ours ? Désire-t-il mourir ?

— Je puis ruser…

— Le sorcier t’en remontrera là-dessus.

— Mais songe, mon frère, songe que ce coffret avec son pieux contenu peut être foulé aux pieds, moqué, hué, que des gestes ignobles peuvent s’accomplir à son sujet… Mon Dieu !

— Ce n’est ni ma faute, ni celle de mon frère, alors…

— Kinætenon, je ne puis, non je ne puis laisser violer ce coffret… Tant pis pour ce que l’on fera de moi… Je sors… Je cours chez le sorcier… Kinætenon, voyons, Kinætenon, laisse-moi passer.

— Fou, fou, fou ! rugit entre ses dents le sauvage. Il retenait à grand peine le jeune homme, tout bouillant d’indignation et de courage… Charlot, cria-t-il soudain, au nom de ta sœur, cesse de me résister. J’ai un plan à te proposer, je te l’ai dit, il y a un instant.

— Parle vite alors, Kinætenon… Vite ! Je ne m’assois même pas. Vois, je tremble de colère.

— Cela te calmerait-il de savoir le coffret entre les mains de mon oncle, le capitaine Kiotsæton ? Il le conserverait avec quel respect, sous sa tente, en attendant de le remettre à qui de droit.

— Le sorcier ne permettra pas cela, tu déraisonnes, Kinætenon.

— S’il reçoit l’ordre des Anciens d’en agir ainsi, il se soumettra, mon frère.

— Mais qui va s’occuper de réunir les Anciens de la bourgade, qui priera Kiotsæton de veiller sur le coffret ?

— Moi, dit tranquillement Kinætenon. Ce disant, il redressait sa haute taille, bouclait son ceinturon et y remettait ses armes.

— Je t’accompagne alors ? À nous deux, nous aurons raison en effet des esprits qui s’émeuvent dangereusement.

— Non. Mon frère, restera ici. Il gâterait tout par sa présence. On le tuerait même, peut-être.

— Tu n’es pas sérieux, Kinætenon. Toi, si réservé, si silencieux, timide même, tu n’irais pas jusqu’au bout de ce rôle difficile.

— Pour toi et ta sœur, je le ferai pourtant. À la condition que tu m’attendes ici, bien entendu.

— Je consens, Kinætenon, soupira Charlot. Je vais t’obéir. Va vite, reviens plus vite encore. »

Demeuré seul, Charlot se prit à réfléchir. « Hé ! les événements ne s’annonçaient guère rassurants. Kinætenon avait raison. Bientôt, sa vie ne pèserait pas lourd dans la bourgade… Il fallait user d’une prudence extrême… ruser souvent… Et le Père Jogues, qui le préviendrait ? On s’acharnerait avec quelle joie féroce sur lui, dès son retour… Ces Iroquois, quelle nation belliqueuse, peu sûre… Comment se pouvait-il que Kinætenon et Kiotsæton, le vaillant capitaine, y appartinssent tous deux ?… »

Tout à coup, Charlot perçut, non loin de lui, un léger bruit. Il feignit de dormir, le corps plié en deux, comme quelqu’un que le sommeil saisit inopinément. Une main souleva un coin de la tente. Une autre introduisit par cette ouverture un objet assez lourd et le glissa lentement tout près de Charlot, toujours immobile. Puis, les deux mains disparurent. Tout redevint silencieux. Charlot ouvrit les yeux. Ô surprise ! Le coffret, le précieux coffret du missionnaire était près de lui… Mais qui l’avait placé ainsi, à sa portée ? Qui donc ? Kinaetenon ? C’était peu probable. Pourquoi aurait-il agi avec tant de mystère. Charlot sourit. Qu’il se sentait heureux de voir l’objet pour lequel Kinaetenon combattait en ce moment, déjà en sa possession… Le jeune homme se leva, se secoua. Il examina ensuite avec attention la boîte laissée par le Père Jogues, à la mission d’Ossernenon.

Des cris, des injures s’entendirent en ce moment près de sa tente. Ces cris augmentèrent peu à peu. On s’approchait et en grand nombre. Charlot poussa le coffret du Père Jogues au fond de la tente, puis résolument parut soudain à la porte de la tente. Il vit qu’une bonne partie de la tribu était là réunie. La plupart des sauvages étaient armés de bâtons et de tomahawks. Un tambour battait lentement la charge. Le sorcier, tout à coup, sortit des rangs de la foule. Son visage respirait la haine, la satisfaction, la malice.

« Mes frères, tonna-t-il, l’index dirigé vers Charlot, ce chien de Français vient de me dérober le dangereux talisman du Père de la prière. Que deux d’entre vous aillent fouiller la tente, pour s’assurer que je ne mens pas ; qu’ils m’en apportent la boîte aux sortilèges qui cause tous nos maux depuis hier. »

Courageusement, dignement, Charlot voulut s’opposer à ces gestes dictés par la fourberie, la méchanceté et une jalousie intense. Il fut en un instant saisi, dépouillé de ses armes, puis d’une partie de ses habits et battu comme



plâtre. On le lia à un arbre en face de la tente de Kinaetenon.

Les deux sauvages que le sorcier avait chargés de perquisitionner dans la cabane ressortirent alors avec le coffret. Le sorcier jubilait. Les Iroquois criaient, hurlaient, levaient les poings, les bâtons, les tomahawks dans la direction de Charlot.

Le sorcier imposa le silence. « Mes frères, dit-il avec une perfide douceur, vous ai-je trompés ? »

— Non, non, non, cria-t-on. Brûlons ce chien de Français… avec le coffret !… Brûlons-les ! Brûlons-les tous deux ensemble !

— Bien, mes frères. Votre volonté sera satisfaite, car nous devons ainsi, en effet, conjurer nos maux… Mais voici le grand et distingué capitaine Kiotsaeton. Il approche avec son vaillant neveu Kinaetenon… Hélas ! celui-ci ne se doute guère quel traître il avait la bonté de nommer son frère ! Hélas ! trois fois hélas, finit obséquieusement le sorcier, les yeux baissés.

— À mort le Français ! Au feu ! Au feu ! » vociféraient les Iroquois.

Le capitaine Kiotsaeton et Kinaetenon s’approchaient au pas de course, maintenant. Kinaetenon, apercevant Charlot, garrotté, la bouche bandée, couvert de sang et presque nu, poussa un oh ! oh ! formidable de rage et se lança à son secours. Il lui arracha son bandeau d’abord, puis le questionna avidement. Le sorcier, surpris par la rapidité des gestes de Kinaetenon, d’ordinaire si lent à remuer et à agir, était resté bouche bée ; la masse des Iroquois, de même. Mais lorsque le sorcier vit Kinaetenon en train de délier tranquillement Charlot, il se mit à crier et à injurier les deux amis et fut bientôt suivi par tous les Iroquois dans ces véhémentes protestations.

Kiotsaeton leva alors ses bras avec une royale autorité ! Depuis son arrivée sur le terrain du conflit, il s’était contenté d’observer, se faisant néanmoins apporter près de lui le malheureux coffret du missionnaire.

« Mes frères, prononça lentement Kiotsaeton de sa voix profonde et riche, vous vous hâtez trop de condamner un de notre tribu, par adoption… Nous devons l’interroger avant de le juger, de le condamner… de le…

— Un traître n’a pas droit à ces égards, cria le sorcier, interrompant Kiotsaeton.

— Non, non, non, crièrent tous les Iroquois.

— Mes frères refusent alors de laisser venir ici, à l’instant, trois de leurs anciens capitaines. Nous rendrions justice, vite, en cette cause, eux et moi.

— Pourquoi toutes ces lenteurs ? répliqua férocement le sorcier. Les songes que j’ai expliqués tout à l’heure sous ma tente, mes jongleries savantes, tout nous affirme que ce chien de Français est venu ici comme complice futur du misérable Père de la prière. Tous deux se vengent de ce que nous les avons fait souffrir dans le passé. Oh ! misère ! malheur ! malheur ! Laisserons-nous donc mourir nos enfants à part de combien d’entre nous, sans tenter quelque sacrifice offert au grand Manitou pour apaiser sa colère… Oh ! misère ! malheur ! malheur !

— Silence, Sorcier, dit de sa voix forte Kinaetenon. Nous écoutons volontiers tes conseils, mais ce sont des capitaines comme moi qui commandent encore ici, n’est-ce pas, mes frères ?

— Oui, oui, oui, cria la foule, toujours prompte à se retourner, à suivre un maître, un vrai maître, revêtu d’une pleine autorité et environné du prestige de ses éminents services.

— Voici donc ce que je vous propose, prononça lentement Kiotsaeton, certain d’être approuvé par les Anciens de la bourgade. Je les verrai un à un après vous avoir quittés. Nous allons brûler avec pompe, séance tenante, le coffret néfaste de l’homme de la prière. Le Sorcier préludera à la cérémonie. Mais, nous ne brûlerons pas le Français… Silence !… Que personne ne me contredise !… Nous ne le brûlerons pas parce que nous ne sommes pas en guerre en ce moment, avec son pays. Nous ne le brûlerons pas parce qu’il fut jadis adopté par l’un de nos grands capitaines, dont les mains se lèveraient du tombeau pour protester contre cette honte infligée à son protégé ! Nous ne le brûlerons pas, enfin, parce qu’il est le frère, le compagnon de mon neveu bien-aimé Kinaetenon, mon neveu à moi aussi, par conséquent. Mais, ne craignez rien, il va être quand même puni de sa perfidie…

— Il n’est pas coupable, s’exclama Kinaetenon, dont la figure pleine de rage concentrée pouvait heureusement masquer la douleur qui lui tenaillait le cœur. C’est le sorcier qui a tout fait. Il a glissé le coffret dans ma tente tout à l’heure. Charlot me l’a dit… »

— Ah ! ah ! ah ! pouffa le sorcier. Le beau conte que le jeune sagamo invente là !

— Taisez-vous, tous deux, reprit sévèrement Kiotsaeton. Je rends justice. Je ne délibère pas. Les Anciens me condamneront tout à l’heure, si j’ai mal agi et décidé pour eux.

— Oh ! oh !… oh ! oh ! crièrent encore les Iroquois, soutenant toujours les paroles et les volontés de Kiotsaeton.

— Sorcier, prépare le bûcher avec les jeunes gens. Hâte-toi !… Kinaetenon, approche-toi, avec ton misérable et traître frère le Français… Bien. Oui, soutiens-le, afin qu’il entende bien ma sentence. Kinaetenon, mon neveu bien-aimé, tu vas renier ce frère indigne, je te l’ordonne. Tu vas en faire ton esclave. Ton esclave, tu entends, avec tout ce que cela comporte. Pas de pitié, n’est-ce pas, ni d’égards, jamais, pour un étranger semblable qui trahit, qui vient ici sous les dehors de l’amitié, qui nous trompe, qui nous vole ensuite avec une audace sans pareille… Il est ton esclave, ton chien, si tu veux maintenant. Frappe-le, tue-le, Kinaetenon, chacun de nous ne pourra que s’en réjouir. Auparavant, fais-le assister à la cérémonie que prépare le sorcier. Qu’il voie brûler l’affreuse boîte aux sortilèges,… cause de nos malheurs… Oui, oui, entendez-vous les pleurs, les chants funèbres des mères, assises près des berceaux des petits que l’épidémie a fait mourir, cette nuit même. La malédiction est sur nous… Conjurons-la ainsi…

Non, par exemple, que personne ne blesse de son tomahawk le nouvel esclave… Le bâton, oui ! Mais aucun coup mortel. Ce sera là le privilège de mon neveu, Kinaetenon. J’ai dit. Je me rends maintenant chez nos Anciens… J’ai dit. J’ai dit. »

  1. Endroit faisant aujourd’hui partie de l’état de New-York.