Alphonse Lemerre (p. 221-222).
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V

LA CHIMÈRE


 
Je n’avais pu dormir, je pleurais sur mon lit.
C’était l’heure où, le jour venant, le ciel pâlit.
Alors je vis sur moi la tête inconsolable
De la Chimère aux flots céruléens semblable ;
Elle fixait sur moi ses yeux couleur de sang ;
Moi, je la regardai sans rien dire, pensant
Qu’elle avait comme moi dû souffrir de la vie,
Des hommes, de l’orgueil, du crime, de l’envie ;
Jalons tristes posés le long de nos chemins.
Alors je pris son corps de neige entre mes mains,
Et, l’apaisant avec de lascives caresses,
Ou regardant couler l’or de ses blondes tresses

Comme des flots de mer larges et triomphants,
Je lui parlai tout bas, comme on parle aux enfants.
Mes regards parcouraient sa beauté tout entière.
Or, je vis que ses pieds étaient gris de poussière
Et que son noble corps était tout abattu,
Et je lui dis : « Chimère aux grands yeux, d’où viens-tu ?
Car tu n’as plus de force et tu n’as plus d’haleine.
Viens-tu des mers, de la montagne ou de la plaine,
Des nuages d’argent ou des astres de feu ? »
Elle me répondit alors : « Je viens de Dieu !
Écoute-moi : Depuis le jour où je suis née,
Je marche ; je n’ai pas encore vu la journée
Du repos ; je n’ai pas encore vu le moment
De m’arrêter. Je marche infatigablement.
Les mers, les bois, les monts, ces affreux réceptacles
D’orages et de vents, ne sont pas des obstacles.
Mais j’ai vu des pays si beaux sur mon chemin
Que je ne suis pas lasse encore, et que demain
Je recommencerai ma route dès l’aurore ! »

Ô Chimère, veux-tu, par la route sonore,
Par les astres, jusqu’au Seigneur en qui j’ai foi,
Ô Chimère, veux-tu que je parte avec toi ?