À force d’aimer/2/13

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 344-350).

XIII



La première fois que René se retrouva entre Huguette et Germaine, depuis le suicide de M. de Percenay, six mois s’étaient écoulés.

Ce n’était plus sur le banc de pierre, dans le vert labyrinthe, au fond du parc de l’hôtel Vallery, que les trois jeunes gens causaient ensemble. Un bois de pins les enveloppait de sa solitude et de son âpre parfum, qu’un vent doux de mars agitait par bouffées. Sous leur marche lente, les aiguilles brunies qui tapissaient le sol se brisaient et s’enfonçaient avec douceur. Au loin, entre les fûts, réguliers comme la colonnade d’un cloître, on apercevait la longue tache plombée d’une mer immobile et brumeuse.

Quelque chose, dans l’atmosphère, de tiède et d’humide, un arome spécial, la teinte grisâtre de la lumière et les bow-windows d’une grande villa dominant l’allée centrale de la pinède, donnaient une sensation d’Angleterre.

C’était, en effet, près d’un des innombrables villages maritimes ponctuant les côtes du Devonshire, que se dressait la maison où M. Vallery abritait sa personnalité honnie et ses maladies problématiques.

Accusé de haute trahison, d’escroquerie, de corruption de fonctionnaires, il était sous le coup d’une demande d’extradition, et, autour de sa retraite, rôdaient, jour et nuit, des agents de police. Mais l’Angleterre, son ancienne complice, le protégeait, en le déclarant, par la bouche des docteurs, atteint d’un mal mortel et hors d’état d’être transporté. Les contre-examinations faites par les plus grands médecins de Paris n’avaient pas donné des résultats suffisamment opposés aux conclusions de leurs confrères d’outre-Manche pour que la justice française insistât. D’ailleurs, dans le public, on prétendait malignement que le Gouvernement serait plus embarrassé que réjoui de juger un coupable si compromettant, dont la langue, une fois déliée, prononcerait des choses gênantes. On aimait mieux le savoir silencieux et calfeutré dans sa froide villa anglaise, dont les murs épais risquaient encore trop de laisser passer certaines révélations. Cependant tout ce que la loi française pouvait atteindre de son immense fortune avait été mis sous séquestre. Il lui en restait encore assez pour mener une existence de grand seigneur et rétribuer avec largesse les diagnostics obligeants des médecins.

Pas plus dans la villa du Devonshire que dans l’hôtel de l’avenue d’Antin, René ne consentit à voir son père. Le jeune homme ne mit pas même les pieds dans la maison. Son rendez-vous avec les jeunes filles, qui, toutes deux, vivaient dans cette demeure triste, sous la direction de Mlle  Bjorklund, eut lieu dans le bois de pins. Quel décor mélancolique, bien approprié à cette rencontre de trois cœurs naïfs, tout enflammés d’amour, tout meurtris de désillusions !

À peine avaient-ils commencé à se dire de ces choses intimes, que leur correspondance, régulièrement entretenue depuis six mois, ne pouvait exprimer, qu’un domestique vint prier Mlle  Vallery de se rendre auprès de son père.

Sans un mot ou un geste d’impatience, elle s’éloigna, toujours enfantine et gracieuse, mais le teint pâli, les yeux douloureux, la démarche languissante.

— « Pauvre Huguette ! » murmura Germaine, « si cela continue, elle sera bientôt plus malade que son père.

— Oh ! ce ne sera pas bien sérieux pour cela, j’espère, » dit René, avec un sourire d’ironie.

— « Détrompez-vous. M. Vallery n’a peut-être pas toutes les graves maladies que lui attribue la complaisance des médecins, mais il est atteint profondément, au moral comme au physique. Si vous l’aviez vu à son départ de Paris, et si vous le revoyiez maintenant, vous ne le reconnaîtriez pas. Il est parti dans la force de l’âge, et, en six mois, il est devenu un vieillard. Ses cheveux et sa barbe ont blanchi, son embonpoint a disparu, ses épaules se sont voûtées. Bien plus, à force de simuler l’état d’un mourant, il a fini par se croire au bord de la tombe. Il montre toutes les manies tyranniques des malades. Aussitôt que Huguette n’est plus enfermée avec lui, comme ce matin, il se lamente, s’emporte, la fait chercher. Vous avez vu, elle n’a pas une minute à elle. Pauvre chérie ! Et elle est si douce, si patiente !… Elle ne supporte pas un mot de blâme contre son père.

— Mais, vous non plus, Germaine. Votre ardeur à défendre la mémoire de M. de Percenay est tout à fait admirable.

— Est-ce par raillerie que vous dites cela ? » prononça la jeune fille, en se tournant pour poser sur lui ses hautains yeux noirs.

— « Ne le croyez pas ! » s’écria vivement René. « Quelle que soit ma pensée sur M. de Percenay, je souhaite que son souvenir reste sacré dans le cœur de sa fille.

— Je veux qu’il soit sacré dans le vôtre, ou il ne peut rien y avoir de commun entre nous, » reprit Germaine, avec un regard étincelant.

— « Il le sera, chère adorée, » fit René en lui baisant la main.

Quel amoureux n’eût prononcé cet innocent mensonge ? L’étreinte qui suivit lui en eût arraché bien d’autres.

— « Vous êtes donc vraiment à moi ? » murmura-t-il.

— « Plus que jamais, » répondit-elle avec un sourire d’enivrement et de tristesse. « Mais maintenant, c’est vous qui vous abaisserez en m’épousant, moi qui porte un nom attaqué, discuté, et qui suis pauvre entre les plus pauvres.

— Pauvre ?… » répéta René surpris.

— Ah ! vous ne savez pas, » dit-elle. « Ce n’est pas une action bien extraordinaire ni qui vaille la peine d’être racontée. Mais il faut bien vous la dire, puisque vous serez mon mari. La fortune considérable de mon père, — vous savez, — j’en étais l’héritière unique… Eh bien… je l’ai abandonnée jusqu’au dernier centime au liquidateur de la Compagnie du Tunnel…

— Vous avez fait cela !… » cria René.

Fou d’enthousiasme, le cœur bondissant, les yeux mouillés, il tomba à genoux devant l’adorable fille.

— « N’était-ce pas tout simple ? » demanda-t-elle. « Je ne crois pas mon père coupable… Mais on l’accuse. Pouvais-je garder ces millions qu’à tort ou à raison des malheureux lui réclamaient en le maudissant ? Quelques voix consolées s’élèveront maintenant pour le défendre… Car j’ai déclaré que j’exécutais sa volonté dernière. N’en auriez-vous pas fait autant ?

— Que je vous aime !… que je vous aime !… Ah ! que je suis heureux !… » balbutiait René.

Il délirait de joie en apprenant le dépouillement volontaire de sa fiancée, la perte irréparable de ces millions qu’un autre eût peut-être, secrètement au moins, regrettés.

— « Mon maître Fortier approuvera maintenant mon amour, » disait-il. « Vous serez sa fille. Il sera notre guide. Et, à nous trois, nous ferons de grandes choses. »

Il se releva de sa position prosternée et fervente. Puis, tous deux, s’entretenant d’amour et d’avenir, se dirigèrent du côté de la plage.

À la lisière du bois de pins, ils se tinrent debout, enlacés, le cœur gonflé de leur tendresse, immense comme la mer sans bornes, qui, tout à coup, se déployait devant eux.

La sensation de l’infini dans la nature et dans leur âme les pénétrait d’une surhumaine ivresse. Et René dit :

— « Ô ma Germaine ! quelle destinée est la nôtre !… Nous possédons le bonheur suprême, et nous passerons notre vie à semer dans les champs humains les parcelles merveilleuses de notre inépuisable trésor. Nous allons nous vouer à la tâche sublime qu’ont tentée, sans l’accomplir jamais entièrement, les législateurs, les apôtres et les dieux. Réussirons-nous ? Trouverons-nous enfin la clef du mystère social ? Enrichirons-nous l’univers de la vérité souveraine ou seulement d’une illusion de plus ? Ah ! quel que soit le but où nous toucherons, je sais qu’il sera grand, parce que nous possédons le tout-puissant levier qui soulève les mondes : l’amour pour tout être qui souffre, une sympathie profonde jaillie de notre tendresse d’époux. La devise de notre œuvre, la phrase que nous pourrons inscrire au fronton de la cité nouvelle, de la cité heureuse de nos rêves, Germaine, si vous le voulez, ce sera celle-ci :

« À FORCE D’AIMER. »