À force d’aimer/2/12

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 335-343).
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XII



René, quittant le parc de l’hôtel Vallery, courut au journal.

Les bureaux de l’Avenir social, pleins de reporters et de curieux, bourdonnaient comme une ruche en rumeur.

Le jeune homme entra tout droit dans le cabinet de Fortier.

Avec le directeur, il trouva un député socialiste, qui représentait, à la Chambre, l’esprit largement humanitaire et hautement philosophique de leur parti. Ce député était à peu près le seul homme sur qui Horace pût s’appuyer dans leur groupe politique, parce qu’il était le seul qui eût le courage de ne pas souscrire aux revendications impossibles de ses mandataires. Celui-là ne promettait pas le bien-être sans travail, ni l’égalité des paresseux et des incapables avec les hommes de devoir, de labeur et de talent, ni les chimériques jouissances incompatibles avec les dures lois naturelles, avec l’exiguïté des biens à partager relativement au nombre des partageants. Il n’annonçait pas dans son programme l’avènement d’un état social où tout le monde serait pourvu de rentes, galonné, décoré, et pourrait, aux frais du Gouvernement, faire de l’existence entière un lundi de noce, de guinguette, de ballade et de panache. Mais il aurait, comme Fortier, donné sa vie pour assurer à tout homme de bonne volonté la petite part de joies chèrement acquises que la Nature met à la portée des efforts de chacun, et que la société, telle qu’elle est construite, accumule trop souvent entre les mains des moins méritants au détriment des autres.

— « Vous voilà, Marinval, » dit ce député socialiste unique en son genre. « Eh bien, vous savez ce qui se passe ?

— De Percenay s’est tué ?… C’est donc exact ?… Mais pourquoi ?…

— Ah ! si vous aviez vu cette séance, à la Chambre !… La justice ne se fait pas toujours, certes. Mais elle éclate quelquefois d’une façon terrible. Quelle leçon pour tant d’autres, qui restaient devant leurs pupitres, la conscience en émoi, pétrifiés et blêmes ! J’ai observé là quelques visages que je n’oublierai de ma vie.

— Dites-moi tout, je vous en prie ! Fortier sait déjà ?… »

René se tourna, d’un air interrogateur, vers son maître, qui inclina la tête. Rien n’était grave et marqué d’une pensée profonde comme l’expression d’Horace.

— « Voilà, » dit le député. « Je vais vous esquisser le drame, tel qu’il s’est passé devant la rampe, pour le public. Puis je vous dirai ce qui, jusqu’à présent, paraît être le secret des coulisses. La séance avait commencé comme à l’ordinaire, tous les ministres étaient à leurs bancs, lorsque le comte de Ménouville, l’enfant terrible de la droite, s’écria, au beau milieu d’une discussion assez morne : « Je demande la parole pour adresser une question à M. le garde des sceaux, président du Conseil. » Un silence se fit tout de suite. Des bruits singuliers avaient circulé dans les couloirs. Il y avait de l’électricité dans l’air. La parole fut donnée à Ménouville. Très calme, il monta les marches de la tribune. Il se campa, les mains appuyées, avec son grand air nonchalant, d’une si noble impertinence, et il dit : « Monsieur le président du Conseil voudra-t-il me répondre s’il est vrai qu’il ait reçu du Parquet de Paris une demande tendant à lever l’immunité parlementaire d’un de ses collègues ? En ce cas, comment se fait-il que monsieur le président du Conseil, garde des sceaux et chef suprême de la justice, n’ait pas déjà obtenu la démission du ministre visé, et n’ait pas déposé sur cette tribune une proposition conforme à la demande du Parquet ? »

« L’effet de cette phrase fut prodigieux. La stupeur immobilisait au centre les partisans du Gouvernement. C’est là que j’aperçus certaines de ces pâleurs d’épouvante qui dépouillent de tout masque le visage humain. La droite ricanait. La gauche hurlait des accusations infâmes, des injures basses, réclamait le coupable et ses complices. Mais c’était le banc des ministres qu’il fallait voir ! Chacun s’écartait de son voisin et tremblait pour soi-même. Leurs airs assurés défaillaient, s’écaillaient sur leurs faces blanches. De Percenay, le regard haut et fixe, les bras croisés, se tenait le mieux peut-être. Cependant les cris, les doigts tendus, le désignaient. Quant au garde des sceaux, il restait comme foudroyé.

« Tout à coup, de la gauche, un organe formidable claironna, sur l’air des Lampions : « Le Tunnel !… le Tunnel !… » Et, soudain, ce fut une tempête… Deux cents voix scandaient en mesure les trois syllabes…

« Non, je renonce à vous décrire la panique et le tapage qui régnèrent pendant quelques minutes. La sonnette du président était naturellement impuissante. Il fit le geste de se couvrir sans obtenir la cessation de ce charivari. Puis, tout à coup, dans une seconde de fatigue générale, on entendit qu’il disait : « La parole est à M. le garde des sceaux, président du Conseil. » Alors la curiosité fut la plus forte. On se tut.

« Le garde des sceaux balbutia plutôt qu’il ne parla. Son thème fut que la demande du Parquet n’était pas formelle, un simple avis officieux du procureur de la République. Personnellement il avait ouvert une enquête, ne voulant pas saisir la Chambre d’une affaire aussi grave sans une certitude morale. Il se déroba comme il put. Mais ce fut au milieu des huées qu’il regagna son banc.

« Je passe, n’est-ce pas ? les différents ordres du jour qui furent proposés. Celui auquel se rallia le Gouvernement ayant été repoussé par une majorité considérable, les ministres quittèrent leur banc et sortirent de la salle des séances.

« Ceci se passait à quatre heures.

« On sait qu’immédiatement après M. de Percenay se rendit au ministère de la Justice, où il eut une assez courte conférence avec le garde des sceaux. Puis il rentra chez lui, et, sans écrire une volonté dernière, sans revoir sa fille, il se fit sauter la cervelle. »

Après ce récit, il y eut, entre les trois hommes réunis dans le cabinet de Fortier, quelques secondes de silence. Puis Marinval se tourna vers le directeur :

— « C’est la bombe de Chanceuil qui éclate, »

dit-il. « Édouard Vallery a quitté Paris la nuit passée, sans indiquer la direction de son voyage.

— Ah ! » dit Horace, « on aura prévenu celui-là, pour s’en débarrasser. Mais un ministre, c’était plus encombrant. Doivent-ils être contents que de Percenay soit mort !

— La bombe de Chanceuil !… » s’écria le député. « Vous aviez donc connaissance des documents ?…

— Oui, » répondit le directeur de l’Avenir social, « il est venu me proposer de les publier.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

— Il me les eût livrés à des conditions sur lesquelles nous n’avons pu nous entendre.

— Mais alors, Marinval, votre duel ?…

— C’était pour des raisons tout autres, absolument personnelles, » fit le jeune homme d’un ton qui décourageait tout interrogatoire.

Le député s’empressa de revenir aux données générales de l’événement.

— « Oui, » reprit-il, « on disait couramment dans les couloirs que c’étaient des documents trouvés dans la succession de Ludovic Chanceuil, et déposés par ses héritiers entre les mains du procureur de la République, qui auraient mis le feu aux poudres. Ces documents contiendraient, paraît-il, la preuve que le directeur de la Compagnie du Tunnel se serait fait payer par l’Angleterre pour faire couler l’entreprise, et que de Percenay, alors sous-secrétaire d’État, se serait prêté à cette abomination, en aurait profité par une spéculation effrénée sur les valeurs. Certain de la catastrophe prochaine, il aurait joué à la baisse dans des proportions considérables. Ah ! c’est une ignoble affaire, et je ne sais pas si ces gros personnages y seront seuls compromis, quand je songe à certaines faces blêmes, qui émaillaient les bancs de la Chambre. »

Horace eut un sourire de méprisante ironie.

— « Oh ! » dit-il, « on ne savait pas encore de quoi il s’agissait. Vos faces blêmes prouvent simplement qu’il y a d’autres flaques de boue dans lesquelles on craignait de voir sauter ce pavé.

— Quoi ! » s’écria René, dont la jeune loyauté se révolta, « les hommes sont-ils donc si abominables ?…

— Non, » reprit Horace, « seulement ils entrent facilement en décomposition morale au contact de certains ferments. Et notre milieu politique actuel est essentiellement corrupteur. Ceux qui s’y gardent purs ont des âmes de bronze. Il y en a, certes, mais ils sont rares. La plupart des hommes sont des êtres neutres, plutôt faibles, enclins à prendre la moralité ambiante, et plus aisément entraînés en bas que soulevés en haut. Leurs vertus sont en raison inverse de leurs tentations. Or le milieu parlementaire crée des tentations formidables, sans y opposer la barrière d’aucun honneur professionnel. Il fonctionne de telle façon que la probité du langage et des actes est ce qui réussit le moins à faire triompher une idée ou un homme. Pour être seulement élu, il faut laisser de côté la sincérité, la fierté. Que peut espérer une nation qui met ses chefs à une telle école ?

— Alors, maître, selon vous, ce qu’il y aurait à changer tout d’abord, pour obtenir une rénovation sociale, ce serait l’atmosphère politique ? Mais, les mêmes facteurs subsistant toujours, comment les empêcherait-on de produire les mêmes effets ? En les supprimant, nous arriverions à l’anarchisme, à l’abolition de tout gouvernement. Et je sais que telle n’est pas votre pensée ultime.

— Non, certes. Mais n’y a-t-il rien de possible entre le parlementarisme, tel qu’il est pratiqué en Europe comme en Amérique, et l’anarchisme ? Tu ne le soutiendrais pas. Ce serait borner singulièrement l’invention humaine, et dans un de ses domaines les plus illimités. Qui nous empêcherait de créer un milieu politique où l’honneur seul serait le but des ambitions personnelles, et où, par conséquent, n’entreraient que les hommes susceptibles d’être actionnés par un tel mobile ? Vois le régime militaire. Sans doute, il est critiquable par bien des côtés. L’homme n’est parfait nulle part. Mais, dans l’armée, certains vices sont presque inconnus ou sont flétris plus durement qu’ailleurs. C’est le milieu le plus opposé moralement au milieu politique. Compte combien de militaires laissent là leur épée pour solliciter une place à la Chambre. Le chiffre en est presque nul. Pourquoi ? Parce qu’il y a quelque chose d’incompatible entre le respect de sa personne et de sa parole qu’a le soldat et les couleuvres qu’il faut avaler ou faire avaler quand on veut, non pas servir le suffrage universel (ce qui est le mot), mais se servir de lui (ce qui est le fait). Au fond, le militaire n’est pas d’une autre essence que le député. Mais c’est un homme qui a vécu dans une atmosphère d’honneur, dans un milieu où l’argent n’est pas un moyen, et où les succès ne s’obtiennent pas par l’intrigue. Tandis que le député vit dans un milieu où l’argent et l’intrigue mènent à tout. Comment ne se corromprait-il pas s’il n’a pas une force d’âme tout exceptionnelle ? Tant pis pour une société qui veut ignorer les lois de la psychologie élémentaire, et qui se sent trop immorale pour constituer des milieux supérieurs, où se tremperaient les caractères auxquels elle confie ses destinées ! »