À force d’aimer/2/11

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 316-334).
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XI



Mon pauvre enfant, » dit un matin Fortier en entrant dans sa chambre, « je vais t’apprendre une nouvelle qui ne peut t’affliger, mais qui pourtant te sera pénible : Chanceuil est mort. »

Il y eut un silence, après lequel ils échangèrent les réflexions que les convenances dictaient.

— « Enfin, » conclut René, « j’ai fait mon devoir. J’ai sauvé Huguette du plus affreux sacrifice volontaire qu’une femme puisse s’imposer.

— Quant à moi, » dit Fortier, « je me sens plus libre d’agir. J’attaquerai Vallery et de Percenay à armes égales. J’aurai à trouver les preuves de leur culpabilité. Qu’ils fournissent celles de leur innocence ! »

René pâlit.

— « Vous n’avez donc pas, » murmura-t-il, « renoncé ?…

– À quoi ?… À démasquer des misérables ?… À renverser à coups de pied l’abominable édifice de leur fortune ?… À leur arracher pour le rendre à leurs malheureuses victimes un peu de l’argent qu’ils ont volé ?…

— Mon cher maître, si l’Avenir social entreprend cette œuvre, — œuvre de justice, sans doute, et que je ne discute pas, — je me verrai forcé de vous donner ma démission de rédacteur, de me séparer de vous. Le bonheur de ma sœur Huguette m’est sacré. Quant à Mlle de Percenay, je l’aime et je me sais aimé d’elle.

— Je m’attendais à cette réponse, » dit Horace. « Eh bien, renonce à Mlle de Percenay, et je renonce à ma campagne contre Vallery et son complice. »

René tressaillit et ouvrit des yeux stupéfaits. Il réfléchit un instant, puis reprit :

— « Pardonnez-moi si je ne trouve pas ce marché digne de vous. Veuillez m’expliquer vos raisons, qui doivent être en rapport avec votre haut caractère. Je ne les devine pas du tout.

— Si tu renonces à cette jeune fille, tu restes mon fils, mon disciple, et le serviteur de notre œuvre. Si tu l’épouses, tu es perdu pour moi et pour notre cause. Je trouve que tu vaux le sacrifice de ma propre vengeance et même de l’acte de justice que je voulais accomplir. Il y aura deux criminels impunis, et des ruines qui ne seront pas réparées, mais ton honneur sera sauf, et le génie que je vois en toi sera consacré au salut du vieux monde.

— Pitié, mon cher maître ! » gémit René, qui mit son front dans ses mains. « Songez-vous à l’affreuse alternative de votre proposition ?

— Parfaitement, mon ami, » prononça Fortier d’une voix affectueuse mais ferme. « Si tu persistes à rechercher la main de Mlle de Percenay, ce sera pour elle et ta sœur la ruine, le scandale, la honte… Je sais que tu n’hésiteras pas à te retirer, et que tu souffriras beaucoup. Cela me déchire le cœur. Tu es libre de ne pas me croire et de me juger insensible. Mais j’agis pour ton bien, et tu m’en sauras gré quand l’effervescence de tes vingt-cinq ans, après avoir épuisé son chagrin, s’évanouira, pour te laisser la raison forte et claire, la noble ambition et l’indomptable volonté d’un homme.

— Vous vous trompez, » s’écria René, « si vous croyez que Mlle de Percenay me détournerait du but humanitaire que nous poursuivons, vous et moi. Ce but est le sien. Toute son âme y tend, son doigt me le désigne… Inspiré par elle, j’aurai plus de courage pour m’y élancer, plus de clartés pour le voir et pour l’atteindre. Cette jeune fille a l’esprit épris de philosophie sociale, le cœur dévoré de charité. La fortune mal acquise de son père, elle la consacrera au triomphe de notre cause. Cette réparation n’en vaut-elle pas une autre ? Vous ne connaissez pas Germaine… »

Quelque chose de profond, de presque sacré, frémissait dans la voix de ce jeune homme, parlant au nom d’un amour impérieux, héroïque et pur. Horace en fut secrètement ébranlé. Pourtant il résista :

— « J’admets, » dit-il, « que tout cela soit exact et que la passion ne t’illusionne pas. Mais cette jeune fille n’est pas libre d’agir. À peine est-elle majeure. Elle dépend de son père. Entrera-t-elle en lutte avec lui ? Oseras-tu l’y pousser ?

– Ah ! » répliqua René, qui, dans son angoisse, perdit un instant toute mesure, « si vous gardiez la force de raisonner ainsi quand vous aimiez ma mère, je ne m’étonne pas qu’elle soit morte… »

À peine eut-il prononcé cette phrase qu’il éprouva le même affreux sentiment dont il avait presque défailli en arrachant son épée de la gorge de Chanceuil. Il pâlit du coup qu’il portait. Mais ce fut sa propre sensibilité qui lui en attesta la barbarie, car Horace ne broncha pas. Pourtant le fils d’Hélène ignorait la portée terrible de ce qu’il venait de dire. C’était, en effet, la tyrannie de la pensée sur la passion qui jadis avait torturé Fortier et armé le revolver de sa tendre victime. Suprématie de la raison, dont ce mâle esprit s’était fait gloire, jusqu’au jour où le sang de la femme adorée avait éclaboussé son cœur plein de désespoir et de remords.

Maintenant il se taisait, déchiré par le cri du fils, mais voilant d’orgueil son visage impassible. Dans les perspectives de son être intérieur, une image se dressait, un doux fantôme, celui de la morte. Et il croyait l’entendre dire : « Tu m’as fait gravir un calvaire d’amour. N’inflige pas à mon enfant la même douloureuse agonie. »

Puis, la chaîne rapide des réflexions continuant à se dérouler, tout à coup Horace tressaillit : « René a le visage et le cœur de sa mère. Il lui ressemble extraordinairement. Si, comme elle, il aimait jusqu’à se tuer ?… »

Le socialiste, par un regard involontaire, chercha les yeux de son fils adoptif : c’étaient les prunelles d’un brun transparent, à la lumière limpide et tendre, qu’autrefois Hélène levait sur lui. L’inquiétude du silence d’Horace, le regret d’avoir été cruel, mettaient précisément dans ces beaux jeunes yeux une lueur d’attendrissement, d’anxiété soumise… Oh ! comme c’était bien ainsi que jadis elle le regardait !…

— « Maître, » murmura le jeune homme, « pardonnez-moi…

— Je ne t’en veux pas, mon enfant, » dit Fortier d’une voix émue. « Si je pouvais t’acquérir ce que tu crois le bonheur au prix de n’importe quel sacrifice personnel, je le ferais. Songe seulement que les conséquences de tes actes dépassent la sphère de ta vie privée. Si les milliers d’êtres qui espèrent en nous apprennent que toi, mon fils adoptif et mon disciple le mieux doué, tu as épousé la fille du ministre de Percenay, prévaricateur et millionnaire, que penseront-ils, sinon que tu abandonnes leur cause pour jouir de ces richesses injustes contre lesquelles toi-même tu t’es si souvent élevé ?… Ce sera le désespoir des infortunés, l’affaiblissement de notre œuvre… et ton propre déshonneur. »

Sur ces paroles, prononcées avec une saisissante solennité, Horace se leva et sortit de la chambre.

Pendant plusieurs jours, le chef et le disciple vécurent côte à côte, sans essayer de sonder à nouveau la pensée l’un de l’autre. Ils se devinaient mutuellement en proie à des luttes trop profondes pour que l’agitation en parvînt à la surface de l’être. Dans certains combats décisifs, toutes les forces de la personnalité se tournent en dedans, et l’homme extérieur n’est plus qu’un automate, mû par les ressorts de l’inconscience.

René subissait une épreuve redoutable. Des messages présentant la tentation suprême lui étaient apportés par le séduisant intermédiaire de Huguette. Édouard Vallery, pénétré de reconnaissance — à ce qu’il assurait, du moins — pour le fils auquel il devait son salut et celui de sa fille, était prêt à reconnaître René, ou, mieux encore, à l’adopter, — seul moyen légal de lui assurer, pour l’avenir, la moitié de sa succession ; et René Vallery deviendrait aussitôt le fiancé de Germaine de Percenay. Au fond, ce que le financier ne disait pas, ce dont Huguette ne se doutait guère, mais ce que le fils d’Hélène distinguait clairement, la peur tenaillait encore l’ancien directeur de la Compagnie du Tunnel. Il trouvait prudent de s’assurer le dévouement d’un gaillard comme ce petit Marinval, qui pourfendait avec tant de facilité les individus gênants. Il voulait l’arracher à l’Avenir social, à sa carrière d’apôtre et de réformateur, et, surtout, l’enlever à Fortier, accabler le chef socialiste sous le coup de cette défection.

Quels arguments irrésistibles n’avait-il pas, pour conquérir ce garçon de vingt-cinq ans, dont il connaissait l’enthousiaste amour ! Huguette, aveuglée par le rêve de réunir tous ceux qu’elle aimait, avait cru hâter le dénouement heureux en confiant à son père la sympathie réciproque de son frère et de Germaine. M. Vallery, triomphant, avait porté cette nouvelle au ministre.

— « Ta fille a du goût pour mon jeune Don Quichotte, » lui avait-il dit. « Si je fais de René mon fils légal, m’accorderas-tu pour lui la main de Germaine ? »

Son ancien complice dans les tripotages du Tunnel avait bondi de joie. Lui non plus n’était pas tranquille. Depuis quelque temps ses cheveux blanchissaient, son regard devenait trouble et fuyant, le sommeil ne le visitait guère. À la Chambre, une interpellation avait eu lieu sur l’article paru dans l’Avenir social. Et, bien que le Gouvernement eût obtenu un ordre du jour de confiance, il restait comme une odeur de catastrophe dans l’air. Des souvenirs et des soupçons se réveillaient ; des insinuations se glissaient dans les discours de l’opposition ; et ces insinuations, qui jadis eussent soulevé des : « Oh ! » de révolte, maintenant faisaient éclore des ricanements approbateurs et parfois des applaudissements. D’où cela venait-il ? D’où partait ce courant nouveau de méfiance à propos d’une affaire terminée, enterrée depuis dix ans ? Pourquoi ce cadavre remontait-il soudain sur l’eau ? Un simple article, dans un journal, n’avait pu créer ce revirement d’opinion. Non, mais il avait coïncidé, cet article, avec une évolution de la conscience publique et surtout peut-être avec des renversements d’intérêts électoraux.

Ces quelques lignes — pétard inoffensif à un autre moment — devenaient aujourd’hui coup de foudre. L’émotion qu’elles avaient éveillée durait encore. Voilà pourquoi de Percenay, comme Vallery, sentait le besoin de désunir ses adversaires, de consolider sa situation, de mettre toutes les chances et toutes les forces de son côté.

— « Je vous en supplie, René, » disait Huguette, « consentez à venir embrasser notre père. Entrez avec moi chez nous… chez vous, mon frère chéri. Vous y verrez journellement Germaine. Vous serez autorisé à lui faire la cour. Bientôt nous vous nommerons son fiancé. Mais vous ne l’aimez donc pas pour refuser un pareil bonheur ?…

— J’aime Mlle de Percenay plus qu’un homme n’a jamais aimé…

— C’est donc votre haine pour notre père qui est plus puissante encore, et qui fait taire votre amour ?

— Je n’ai pas de haine pour M. Vallery.

— Dites : « pour mon père ».

— Non, ma chère sœur. Je ne prononcerai jamais ce mot-là.

— Qui vous en empêche ?

— Un serment sacré.

— À qui ?

— À une morte.

— Ô mon Dieu… Que tout cela est obscur et triste ! » murmurait Huguette en pleurant.

Cependant René se sentait à bout de force morale. Depuis quelques jours il était complètement remis de ses blessures. Il dit à Horace :

— « Mon cher maître, il faut que je m’éloigne, au moins pour quelque temps. Donnez-moi une mission à l’étranger, en Angleterre, en Russie, où il vous plaira. Vous avez des correspondants partout. Laissez-moi remplacer l’un d’eux. J’étudierai la question ouvrière au dehors. Je servirai notre cause tout aussi bien qu’ici. »

Fortier le regarda longuement, et, lisant sur son visage une sincère résolution, il lui tendit la main :

— « Je t’approuve. Dès demain je te proposerai un itinéraire et un plan de conduite. »

Ils n’échangèrent pas une autre parole.

« S’il part, il est sauvé, » pensait Horace.

Et il s’applaudissait d’être resté ferme, d’avoir vaincu la tentation répétée de prendre entre ses bras le malheureux fils de la pauvre Hélène et de lui dire : « Aime et sois heureux. Je ne menacerai pas un cheveu de ceux auxquels tu t’allies. Tâche de concilier ton devoir avec ton amour. Quoi que tu fasses, je ne t’en voudrai pas. Et moi, le solitaire, moi qu’aucune tendresse n’enivre, je marcherai seul à la délivrance de ceux qui souffrent. »

Il avait eu le pénible courage de ne pas parler ainsi à cet enfant qu’il aimait d’une affection unique et farouche. Et, malgré le déchirement du départ de René, il trouvait que c’était la solution la meilleure. Plutôt le savoir absent, torturé, révolté peut-être en secret, mais fier et pur, que de le voir perdu moralement, enchaîné par les bras d’une femme, ébranlé par d’inévitables influences et corrompu par le contact de l’or.

Tandis qu’il s’enfonçait dans ces réflexions, dont les plus consolantes ne lui apportaient encore que de la tristesse et du doute, René écrivait à Huguette :

« Ma chère sœur,

« Avez-vous toujours à votre disposition la clef de cette petite porte qui s’est ouverte et refermée pour moi sur le seul bonheur que j’aurai jamais connu ?

« Pouvez-vous m’accueillir une seconde fois, la dernière !… et Mademoiselle de Percenay m’accordera-t-elle la grâce d’un moment d’entretien ?

« Si je demande ce rendez-vous secret, alors que votre père et le sien seraient disposés à me recevoir ouvertement, c’est que je veux rendre Mademoiselle Germaine juge de mon attitude à leur égard, et parce que je suis persuadé que, dans leur intérêt même, elle me conseillera d’y persister.

« Le caractère si élevé, le jugement si ferme de votre adorable amie, m’encouragent à lui exposer les motifs, d’une gravité exceptionnelle, qui dirigent ma conduite.

« Ce que je lui dirai ne peut être dit qu’à elle seule. Avez-vous assez de confiance dans ma loyauté pour me rendre possible ce tête-à-tête avec elle ? Consentira-t-elle à me l’accorder ?

« Mon espoir est d’obtenir son approbation dans la lutte terrible que je traverse, et de rendre absolument éclairées et libres les décisions qu’elle pourra prendre à mon égard.

« Croyez-moi, chère Huguette,

« Votre frère affectueusement dévoué.
« René Marinval. »

Peu après, un commissionnaire lui apportait cette réponse :

« Mon cher René,

« Soyez aujourd’hui, vers cinq heures, devant la petite porte du jardin. Je m’y trouverai avec Germaine, et je vous laisserai causer ensemble, espérant qu’elle obtiendra de vous, méchant frère, un peu de bonheur pour nous tous.

« Je vous assure que nous en avons besoin. Il règne ici comme une atmosphère de fatalité. On dirait que d’autres malheurs sont prêts à fondre sur cette maison.

« Cette nuit, on a réveillé mon père pour lui apporter je ne sais quelle fâcheuse nouvelle. Et ce matin, quand je me suis levée, j’ai appris qu’il était parti en voyage précipitamment. Où ?… je n’en sais rien. Son secrétaire m’a seulement dit que nous aurions une dépêche ce soir.

« Que se passe-t-il donc ? Je tremble d’inquiétude. Jamais mon père ne s’absentait, même pour un jour, sans venir m’embrasser.

« Vous voyez, cher René, que votre fraternelle affection est plus nécessaire que jamais à celle qui se dit pour toujours

« Votre sœur affectionnée.
« Huguette Vallery. »

René éprouva quelque surprise de cette lettre, mais il était trop ému à la pensée de revoir Germaine et trop préoccupé de ce qu’il lui dirait, pour attacher beaucoup d’importance même à un fait qui, dans tout autre moment, lui eût paru significatif.

La résolution qu’il avait prise de mettre Mlle de Percenay au courant de sa situation était absolue. Il irait jusqu’à lui confier — en termes atténués toutefois — qu’une menace de déshonneur et de ruine planait sur la tête de M. Vallery. Cependant il l’attribuerait exclusivement à des rancunes politiques. Ses révélations s’arrêteraient aussi là où il faudrait évoquer les responsabilités de M. de Percenay. Sur le compte du père, il serait muet vis-à-vis de la fille. Mais n’en saurait-elle pas assez quand elle apprendrait que pour accepter le nom de M. Vallery, René devrait déchaîner contre lui et, par conséquent, contre Huguette, les plus douloureuses catastrophes, et qu’il ne pouvait aspirer à la posséder elle-même sans devenir traître à son parti et sans exposer sa nouvelle famille à de redoutables représailles ?

« Elle me comprendra, » se disait-il. « Son âme vaillante verra clairement mon devoir et me communiquera la force de l’accomplir. Oh ! si elle promettait de m’attendre !… Si elle parlait d’avenir et d’espoir… Il m’est interdit d’aller à elle… Mais elle, plus tard, pourra venir à moi, si son amour ne faiblit pas, si elle persiste dans son rêve de dévouement humanitaire.

« Ah ! » pensait-il encore, « je servirai si bien ma cause, je ferai mon œuvre si grande et si noble, qu’il n’en coûtera rien à sa fierté de quitter les splendeurs du luxe pour suivre à mes côtés l’austère chemin où je marcherai ! »

Exalté par de tels rêves, soulevé d’espoir, d’amour, d’héroïque volonté, René franchissait à l’heure dite la petite porte, derrière laquelle il fut accueilli par les sourires tristes et tendres des deux jeunes filles.

Tout de suite, à la façon un peu solennelle dont Germaine lui tendit la main, au regard dont elle le pénétra, le jeune homme sentit qu’elle était montée au même diapason que lui, qu’elle volait dans les mêmes régions, et qu’elle était prête à tous les sacrifices.

À vingt ans, le sublime semble l’ordinaire de la vie.

— « Mon petit frère, ma petite sœur, » dit Huguette avec une grâce malicieuse, « je vous quitte à regret. Tâchez de me faire tout à l’heure une place dans vos pensées et dans vos confidences. »

Elle embrassa Germaine.

— « Tu me trouveras sous la véranda. Je vais faire ma lecture d’allemand avec Mlle Bjorklund. »

Quelques secondes après, René se tenait assis, à côté de Germaine, sur le banc de pierre circulaire, — ce banc un peu verdi par des végétations minuscules, et qu’enfermait la verdure épaisse des thuyas taillés en muraille. Coin de rêve et d’amour, où flottaient les ombres légères d’anciens aveux et de baisers défunts.

Les deux jeunes gens se contemplèrent un instant sans rien dire. Dans cet échange troublant de regards, les premières phrases graves que René avait préparées s’envolèrent. Les mots qui lui vinrent aux lèvres n’étaient pas de ceux qu’on articule tout haut, mais qu’on murmure. Il dit avec une voix basse et ardente :

— « Ô Germaine ! que vous êtes belle !…d’une beauté de mystère… Et cependant votre âme franche est dans vos yeux !… Vous êtes intelligente… adorablement bonne. Ah ! comme je vous aime !… »

Elle répondit :

— « Moi, je vous considère comme le plus noble des hommes… »

Elle parut vouloir ajouter quelque chose, qu’elle n’osait pas. Il s’inclina plus près d’elle, avec un mouvement d’interrogation passionnée.

— « Et je vous aime, » ajouta-t-elle dans un souffle, avec une rougeur et un délicieux sourire.

Il pencha tout à fait la tête et couvrit ses mains de baisers.

— « M’aimerez-vous toujours et malgré tout ? » demanda-t-il ensuite, mêlant dans sa question une timidité anxieuse avec une certitude enivrée. « Je n’ai à vous offrir, moi qui voudrais mourir pour vous voir heureuse, que la pauvreté, la lutte, l’existence hasardeuse d’un soldat, car je suis le champion d’une cause qui réclame à toute heure ma pensée, mon travail, ma vie… Et si vous saviez de quelles difficultés, de quelles tristesses immédiates, je suis venu vous entretenir !… »

Elle dégagea l’une des petites mains qu’il tenait, et, à son tour, saisit la sienne, comme pour un pacte :

– « Je vous appartiens, dit-elle, « et j’appartiens avec vous à la cause que vous servez. Si aujourd’hui quelque événement imprévu nous séparait pour toujours, je ne me marierais pas, et je consacrerais toute mon existence à faire un peu du bien que vous rêvez. S’il faut attendre, j’attendrai. S’il faut vous suivre, je vous suivrai. Parlez. J’ai entrevu déjà, malgré l’insouciance apparente de ma vie, bien des choses redoutables, bien des douleurs, bien des bassesses. Je ne crains pas de souffrir. Je crains seulement d’être pour les autres un instrument involontaire de souffrance, et je ne veux pas qu’une de mes joies coûte une larme, fût-ce au dernier des êtres. Me croyez-vous capable de partager votre espoir et vos préoccupations ? »

Elle levait sur lui, tout en parlant, des yeux rayonnants d’une flamme si éblouissante, que le jeune homme perdit la tête, et que sa réponse fut un baiser. Au frémissement de la chair pure mais passionnée qu’il effleura de ses lèvres, René sentit que, dans cette créature si complète, l’amour avait éveillé toutes les forces d’une jeunesse vibrante, et que rien d’elle n’était insensible aux ardeurs qui brûlaient en lui. Peut-être cette voluptueuse certitude eût-elle fondu sa fermeté… Peut-être le second baiser que sollicitaient ses yeux et sa bouche eût-il triomphé des vaillantes résolutions inspirées par l’exemple d’Horace, par le souvenir d’Hélène, et par l’appel des multitudes désolées… Mais ce second baiser, Germaine ne l’accorda pas. Elle se redressa, par un geste de dignité et de douceur, détourna les yeux et dit :

— « Maintenant apprenez-moi ce que vous avez à m’apprendre. »

Il commença.

Le récit était plus difficile qu’il n’aurait cru. À peine avait-il évolué dans les eaux mortes des circonlocutions préalables, et allait-il voguer avec une assurance relative, qu’il s’arrêta net, contrarié, stupéfait.

Deux personnes, au coin le plus proche du labyrinthe, surgissaient brusquement de la verte muraille.

C’était Huguette, accompagnée par Mlle Bjorklund.

Elles s’avancèrent vers Germaine, qui, dans son étonnement, demeurait immobile.

— « Ma chérie… » commença Huguette.

Ni Mlle Vallery, ni sa gouvernante, ne semblaient attentives à la présence de René. Toutes deux concentraient sur Germaine des regards pleins d’un apitoiement navré. Elles paraissaient près de fondre en larmes. Le jeune homme les vit si pâles, si bouleversées, qu’une épouvante le saisit. Quel malheur allait donc frapper celle qu’il aimait ?

Oh ! comme elle avait peur, elle aussi, la pauvre petite… Toute blanche, toute droite, les yeux agrandis, elle regardait tantôt la Suédoise, tantôt son amie. Personne ne parlait. Il y eut quelques secondes d’une anxiété sans nom.

À la fin, Germaine cria :

— « Il est arrivé quelque chose à mon père ?…

— Du courage, ma mignonne… » murmura Mlle Bjorklund qui voulut la prendre dans ses bras.

Elle la repoussa, folle d’angoisse.

— « Qu’est-ce que c’est ?… Oh ! qu’est-ce que c’est ?… Un accident ?…

— Oui… un accident.

— Oh ! papa !… ô mon Dieu !… » cria Germaine, qui s’élança.

Mlle Bjorklund se précipita derrière elle, et Huguette, éperdue, tout en pleurs maintenant, allait les suivre, lorsque René la retint.

— « Huguette… Que se passe-t-il ?… Vous pouvez bien me le dire, à moi ?… »

Elle leva sur lui des prunelles terrifiées, hésita, s’assura d’un coup d’œil que Germaine était déjà loin, puis prononça d’une voix basse et frissonnante :

— « Son père… M. de Percenay… Oh ! c’est épouvantable… Il vient de se tuer !…

— De se tuer !… Ce n’est pas possible !… Pourquoi ?…

— Je ne sais pas encore… On l’avait attaqué à la Chambre… Il revenait de chez le garde des sceaux. »