À force d’aimer/2/06

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 251-265).
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VI



Un matin, René, en dépouillant son courrier, à l’Avenir social, trouva un billet ainsi conçu :

« Monsieur Édouard Vallery serait heureux de recevoir la visite de Monsieur René Marinval, pour une communication de la plus haute importance. »

Le jeune homme fut profondément troublé par cette avance inattendue. Plusieurs conjectures surgirent dans son esprit. Celle qui l’ébranla le plus rapprochait la démarche faite par M. Vallery des quelques minutes passées dans la loge entre le ministre et les deux jeunes filles. Huguette et Germaine savaient peut-être ?… Elles l’avaient vu, elles lui avaient parlé… Quels sentiments s’étaient éveillés dans leurs cœurs ? Ne serait-ce pas leur intervention qui lui ramenait son père ?

Son père ?… Mais il ne l’était pas ! Il ne l’avait jamais été !… D’ailleurs il ne pouvait plus l’être, puisqu’un serment prévalait contre le lien du sang, et que la volonté d’une morte anéantissait l’œuvre de la chair. Le vrai père de René, n’était-ce pas cet Horace, qui lui avait donné plus que la vie : la sollicitude, l’affection forte et profonde, l’éducation virile, et la conviction créatrice ?

Le moindre rapprochement avec Édouard Vallery constituait un commencement de trahison envers la mère qui s’était dévouée à son enfance et le maître qui l’avait fait homme.

René ne montra pas le billet à Horace.

Il n’y fit aucune réponse.

Deux jours après, — car la situation devenait pressante pour le financier, — le jeune rédacteur de l’Avenir social reçut un message plus étendu.

« Monsieur,

« Si vous me considériez comme un étranger, vous auriez répondu, fût-ce par une défaite, à mon invitation d’avant-hier.

« Votre silence me prouve que vous savez ce que nous sommes l’un pour l’autre, mais que vous ne découvrez dans votre cœur que de la rancune à mon égard.

« Je suis si certain d’effacer un tel sentiment par l’explication de ma conduite et par la transformation complète de cette conduite à l’avenir, que j’insiste pour avoir avec vous un entretien.

« Ne faites pas de moi plus longtemps un coupable involontaire et le plus malheureux des hommes, en refusant de m’écouter.

« N’osant encore vous appeler du nom qui est dans mon cœur et sur mes lèvres, je suis, et pour toujours,

« Votre absolument et sincèrement dévoué,

« Édouard Vallery. »

Un éblouissement passa dans les yeux de René lorsqu’il lut cette lettre. Il s’aperçut donnant à Huguette un baiser de frère, et s’asseyant entre elle et Germaine, au fond du noble jardin, sous quelque séculaire bosquet, qui jamais n’aurait vu vivre un pareil rêve.

Il était seul. Il jeta son front dans ses mains, s’accouda sur son bureau. Mais il ne demeura pas immobile. Sa tête oscillait, son corps était secoué d’un frémissement, une sorte de sanglot sourd montait par instants de sa poitrine. Un délire de pensées, une frénésie d’espoirs, de tentations, de regrets, se déchaînaient à travers son être. Jamais il n’aurait imaginé que la chair et l’esprit d’un homme pussent être le théâtre d’une lutte aussi douloureuse.

Cela dura quelque temps. Puis un calme survint. Une sorte de calme glacé qui eût effrayé le spectateur. Le jeune homme leva son visage ravagé, marbré par l’enfoncement de ses doigts crispés dans les joues et les tempes. D’un regard fixe, il sembla contempler une idée nette parmi le chaos de ses incertitudes. Cette idée se définit, s’imposa. Alors, de toute sa volonté, le pauvre garçon la saisit. Il s’y cramponna comme le nageur qui va sombrer se cramponne à la planche de salut. Puis, comme s’il craignait qu’elle ne lui manquât, qu’il ne se retrouvât sans force pour agir, vivement il prit une plume, il écrivit :

« Monsieur,

« La conclusion que vous avez tirée de mon silence n’est pas exacte. Nous sommes et nous ne devons être l’un pour l’autre que des étrangers.

« René Marinval. »

Ce soir-là, quand il se retrouva dans la petite salle à manger de la rue Montaigne, devant le simple et fraternel repas, face à face avec Horace Fortier, René se sentit vraiment digne de rompre le pain avec cet homme de dévouement et de devoir, qui avait tué dans son cœur toutes les passions, sauf l’amour de l’humanité.

La semaine suivante, ouvrant un numéro de l’Avenir social dont pourtant il avait surveillé la composition, René eut la surprise de lire cet entrefilet, ajouté sans doute après coup :


l’affaire du tunnel sous la manche.


Nos lecteurs seront étonnés de revoir cette rubrique. Il semble qu’elle ne doive rien annoncer de bien intéressant. Tout n’est-il pas fini ? Les administrateurs n’ont-ils pas été acquittés ? N’ont-ils pas fait honnêtement de colossales fortunes ? Et, parmi les souscripteurs, la liste des ruines et des suicides n’est-elle pas close ?

Tout ce que nous dirons pour aujourd’hui, c’est qu’elle apparaîtra, cette rubrique, aux yeux de certains puissants du jour, comme le « MANÉ, THÉCEL, PHARĖS », qui les secouera d’épouvante au sein de leur sécurité.

Depuis des années, nous promettons justice aux victimes de cette catastrophe sociale, qui fut — nous le savions — un crime social. Justice sera faite, plus tôt et plus terriblement que nous n’aurions osé l’espérer.

H. F.


René se précipita dans le cabinet du directeur.

— « Mon cher maître, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Quoi donc ? » dit tranquillement Horace.

Dans la seule intonation de ces deux mots, et dans le regard que le socialiste posa sur son élève, René sentit une résolution qui l’effraya.

— « Cet entrefilet sur l’affaire du Tunnel ?…

— Mais… cela ne veut rien dire pour toi de plus que pour le public.

— Cependant…

— Mon ami, je suis le directeur du journal. Tu n’es qu’un de mes rédacteurs. Si je trouve convenable de te laisser en dehors de la campagne que j’entreprends, comment pourrais-tu te juger responsable ?

— Cette campagne, maître, vous la dirigez contre mon père.

— Oh ! il l’est si peu !

— Il l’est peut-être plus que vous ne croyez ?

— Qu’entends-tu par là ?

— Il m’a fait des avances. Il m’a écrit comme à son fils. »

Horace eut un sourire de férocité satisfaite.

— « Une preuve de plus, » murmura-t-il.

— « Oh ! » dit René, « comme vous détestez ce malheureux ! Qu’est-ce qu’il vous a fait ? »

Le socialiste ne répondit pas à cette question. Il reprit, sans emphase, mais avec une gravité simple qui impressionna fortement le jeune Marinval :

— « La résurrection des sentiments paternels chez Édouard Vallery coïncide avec ce fait qu’on propose de nous livrer les documents les plus compromettants pour lui.

— Méfiez-vous, maître, c’est si facile à fabriquer, des documents !

— Oh ! ceux-ci sont trop énormes. On n’invente pas ça. L’imagination de l’homme est décidément inférieure à sa capacité criminelle. »

René devint d’une pâleur de cendre. Ses yeux assombris se dilatèrent.

— « Il s’agit donc d’un crime ? »

Horace inclina la tête.

— « Oui, et du pire de tous. »

L’interrogation muette qui s’exprima sur le visage de René fut terrible d’angoisse.

— « Mon pauvre garçon, » reprit Horace, « tu veux absolument savoir ?…

— Parlez… » fit le jeune homme entre ses dents, que rapprochait une contraction nerveuse.

— « Eh bien, Vallery a été payé par l’Angleterre pour faire avorter l’entreprise du Tunnel et sombrer la Société dont il était directeur. Tu sais la catastrophe qui en résulta pour l’épargne française.

— Ce n’est pas possible ! » cria René. « Il ne l’aurait pas pu. Le Gouvernement français avait envoyé des experts. On avait lu à la Chambre un rapport favorable…

— Oui, un rapport, un seul !… Y en eut-il jamais un autre ? À ce moment-là, les administrateurs avaient besoin d’une hausse des valeurs, d’une émission d’obligations à lots. Plus tard, le silence se fit. Il y eut des complicités ministérielles. Et le pot-de-vin anglais se doubla par le jeu à la baisse, que le directeur lui-même et son ami de Percenay exécutèrent par des prête-nom.

— Mais les ingénieurs ?

— Les ingénieurs… C’est comme les médecins : il y a toujours l’ingénieur Tant-Pis à côté de l’ingénieur Tant-Mieux. On n’a laissé la parole qu’à celui-là. D’ailleurs… »

Fortier s’interrompit, avec un geste énigmatique.

— « Quoi encore ? » insista René. « Allez donc !… Vous voyez que je puis tout entendre.

— Il y aurait quelque chose de pire… Mais, cela… je n’en ai pas vu les preuves… Je n’y veux pas croire. L’accident qui a déterminé la suspension des travaux, et qui a coûté la vie à plusieurs hommes, aurait été provoqué…

— Assez !… » cria René.

Mot jailli d’une telle souffrance morale que l’intonation impérative ne choqua pas son maître. Fortier se tut, et regarda le jeune homme enfouir sa tête dans ses mains. Les yeux du chef socialiste s’adoucirent, s’embrumèrent presque d’attendrissement, à voir cette attitude d’un si naïf et sincère désespoir. La première rencontre de cet enfant avec la bassesse et la vilenie humaines était rendue doublement tragique par ce fait qu’il sentait couler dans ses veines le sang abominable. Dans ce moment, en effet, l’horreur et la honte l’emportaient même sur la sollicitude ombrageuse dont son cœur, de loin, enveloppait sa sœur, et l’amie, trop chère, de cette sœur. Son anxiété fraternelle et son amour même se taisaient. Tout son être était bouleversé jusqu’à l’affolement par l’indignation et le dégoût.

— « Mon pauvre enfant ! » dit enfin Horace. « Toi qui veux la régénération du monde par la bonté, tu n’avais pas mesuré encore la sombre férocité de l’égoïsme humain. Ta « force inconnue » enlèvera-t-elle les dents et les griffes à ce monstre ? Ah ! nous autres réformateurs, qui rêvons des sociétés idéales, nous oublions tous que nous ne devons pas organiser des paradis, mais des bagnes… Car ce ne sont pas des anges qui peupleront nos cités futures, mais des forçats… les éternels forçats traînant le boulet de leurs appétits, de leurs maladies et de leurs vices.

— Oui… et de leur hérédité, » murmura René, avec un ricanement plein d’amertume.

— « Eh ! » s’écria Horace, qui le comprit, « pourquoi t’acharnes-tu à ne voir en toi-même que le fils de cet homme-là ? »

Marinval ne répondit pas. Mais, après un instant où ni l’un ni l’autre ne parlèrent, le jeune homme fut secoué comme d’un sursaut par le choc d’une pensée soudaine. Il leva son visage, où redoublait la pâleur, et, d’une voix qui semblait avoir peur d’elle-même, il demanda :

— « Ma mère ?… Pourquoi ma mère m’a-t-elle fait renier ?… Elle se doutait donc ?… Avait-elle été dans quelque secret aussi épouvantable ? … »

La physionomie d’Horace changea. Une sorte de voile sombre se posa sur ses traits. Il répondit :

— « Non.

— C’était l’avant-veille de sa mort, » ajouta René avec cette voix rêveuse qu’on prend inconsciemment pour évoquer des souvenirs. « On eût dit qu’elle avait le pressentiment de sa fin prochaine. Pourtant elle est bien morte, comme vous me l’avez répété souvent, mon cher maître, de la rupture d’un anévrisme ? »

L’inattendu de cette question, et le doute, plus inattendu encore, dont René la souligna, troublèrent Horace. Dans ce moment presque solennel, ne devait-il pas dire la vérité au jeune homme ? Maintiendrait-il le pieux mensonge par lequel il avait abusé le petit garçon d’autrefois ? Mais, d’autre part, pourquoi déchirer davantage ce cœur qui saignait si visiblement devant lui ?

L’impulsion de pitié surgit une seconde trop tard. Quand le socialiste voulut répondre, son élève avait surpris la presque imperceptible hésitation.

René se leva, saisit sa chaise et la rapprocha d’Horace. Puis il étreignit une main de son maître, comme pour l’assurer de sa fermeté par une mâle pression, et, les yeux dans ses yeux, la voix résolument affermie, il prononça :

— « Dites-moi comment ma mère est morte.

— Viens, » fit Horace, « quittons ce bureau de journal. Rentrons chez nous. Je te le dirai. »

Tous deux sortirent ensemble. Durant le court trajet, ils n’échangèrent pas une parole.

Et ce fut ce soir-là, dans la chambre de René, en face des verdures sombres et des éclairs de façade blanche étalés en décor par l’hôtel Vallery, qu’Horace Fortier, pour la première fois, débrida la blessure dont il n’avait jamais cessé de souffrir. Lui-même s’étonna de trouver encore la plaie si pantelante, et de ne pouvoir plus contenir l’épanchement fiévreux et irrité qui en sortit.

Il dit à ce fils l’amour qu’il avait eu pour sa mère, et les tourments indescriptibles de cet amour, et l’adorable grâce physique et morale de la femme qui l’inspirait. Il dit aussi, en termes effroyables, sa haine pour l’homme qui l’avait séparé d’elle, et la tragique apparition de cet homme, au moment où lui, Horace, croyait pouvoir oublier enfin son exécrable existence.

Des images s’évoquèrent dans l’esprit de René. Il revit le jardinet de Clermont, et, à la grille, cette silhouette dans le crépuscule… C’était lui qui avait insisté pour faire entrer celui qu’il savait son père… Il se rappela le brusque départ d’Horace, et son cœur se crispa, comme toujours, lorsqu’il évoquait la scène inexplicable et angoissante qui suivit : ses parents debout l’un en face de l’autre, échangeant des regards et des paroles que lui-même ne comprenait pas, et qui pourtant le faisaient pleurer.

Une lumière lugubre éclata dans son cerveau. Des mots résonnaient à son oreille : « Mon enfant, tu viens de tuer ta mère. »

Il interrompit son maître par un grand cri :

— « Elle est morte volontairement… et c’est moi qui en étais cause !…

— Non, » dit Horace, « non, ce n’est pas toi… »

La voix du socialiste se brisa dans un rauque sanglot. Il n’ajouta rien tout d’abord. Pouvait-il s’accuser devant ce fils du coup mortel porté à la mère ?… coup involontaire et si atrocement expié ! Ne s’était-il pas frappé lui-même avec elle dans un excès d’aveugle souffrance ? N’était-il pas assez puni par son deuil éternel ? Était-ce vraiment son devoir d’éloigner de lui cet enfant en lui dévoilant, tout enflammées, sur son propre cœur, les traces horribles et dévorantes, les éclaboussures du sang maternel ?…

Horace ne le pensa pas.

Il reprit, sourdement, par phrases hachées :

— « Nous allions être heureux, mon petit René… Je l’épousais dans quelques jours… Nous partions… Nous allions dans un pays nouveau… Toi, avec nous, comme notre fils… C’est à ce moment-là que l’autre est venu… Pourquoi ?… Que lui voulait-il ?… N’était-il pas marié, séparé d’elle pour toujours ?… Oh ! quand j’ai quitté sa maison, la laissant avec lui… sachant quels souvenirs, quels liens, il pouvait évoquer pour la reconquérir… te sachant entre eux, toi, René, qui, devant moi, l’avais appelé ton père !… Dieu du ciel ! c’était à en devenir fou… et je l’ai été, je crois, durant quelques heures.

— Et… quand vous l’avez revue ?… » demanda le jeune homme d’une voix tremblante.

— « Quand je l’ai revue… mon pauvre enfant !… elle était morte.

— Morte !… ma pauvre adorée mère… Mais elle était si belle et si calme dans son dernier sommeil ! Oh ! je la vois encore … Quel poison avait-elle donc pris pour s’endormir si doucement ?

— Pas un poison, » murmura Horace … « un coup de revolver … dans la tempe …

— Le revolver !… »

Ce fut une nouvelle image surgissant dans les régions obscurcies du souvenir. Il avait vu cette arme. Il l’apercevait encore, petite et sinistrement brillante, sur la table du salon, cette chose de bois et d’acier qui allait lui enlever sa mère.

Les deux hommes se turent. Ils pleuraient.

Que de choses ils se dirent encore au cours de la longue soirée ! Très tard, dans la nuit profonde, ils étaient encore assis devant la fenêtre ouverte. La bonne qui les servait, et qui vint leur annoncer le dîner, les trouva si graves qu’elle n’osa les avertir une seconde fois, mais laissa les plats se refroidir sur la table. En face d’eux, les arbres, peu à peu, devinrent noirs sur le ciel verdi. Puis toute lueur s’éteignit, les étoiles se montrèrent. Et, tout à coup, au delà des massifs, un rayonnement de lumière électrique dessina comme un château de féerie dans l’épaisseur de l’obscurité. C’était l’hôtel Vallery qui s’éclairait, lourd d’orgueil et de luxe. On devinait, devant ses perrons fleuris, le gravier luisant sous les globes de clarté, les portes de ses salons ouvertes sur la fraîcheur du soir, et le va-et-vient des valets, attentifs à ce que le maître n’eût même pas la peine de formuler des ordres.

René tendit son poing fermé dans la direction de la fastueuse demeure.

— « Il est là, celui qui a tué ma mère.

— M’empêcheras-tu encore de le châtier ? » demanda Horace.

Le jeune homme répondit :

— « Non. »