À force d’aimer/2/02

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 175-190).
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II



Pour correspondre à la colossale fortune qu’étalait Édouard Vallery vers 1890, l’hôtel du banquier Lafond, avenue de Messine, devenait trop mesquin.

Cet hôtel, propriété de sa fille Huguette, fut mis en location. Celle-ci, plus tard, après son mariage, se proposait de l’habiter.

M. et Mlle  Vallery s’installèrent alors avenue d’Antin, à l’angle des Champs-Élysées, dans une sorte de palais bourgeois, bâtisse énorme, toute neuve, éclatante de la blancheur de ses pierres de taille, du scintillement de sa marquise vitrée, de la dorure de ses grilles et de ses lampadaires. Le financier avait inspiré son architecte, et considérait cette construction comme le triomphe du goût et le sanctuaire de sa gloire.

Peut-être s’étonnait-il qu’en passant devant, les gens n’ôtassent pas leur chapeau.

Une lourde arcade séparait la cour du trottoir. La loge du concierge, les écuries, les remises monumentales, et dont on devinait le luxe intérieur, formaient, à droite et à gauche, deux pavillons symétriques. Au delà d’un vaste rectangle sablé, la maison d’habitation dressait sa façade trop régulière, trop surchargée, couverte de frises, de colonnes, de chapiteaux en demi-relief, et encore alourdie, devant les fenêtres du premier étage, par de massifs encorbellements. En haut d’un perron de douze marches, sous une marquise en forme de coquille, la grande porte s’ouvrait sur les somptuosités obscures du vestibule, parmi lesquelles brillaient toujours, au regard émerveillé du passant, les mollets blancs et les culottes cramoisies de quelques domestiques.

La seule chose noblement fastueuse de cette demeure était le jardin, de dimensions exceptionnelles pour Paris, qui s’étendait jusqu’aux maisons de la rue Montaigne, et qui, derrière la brutalité de la pierre de taille, la lourdeur des ornements architecturaux, l’insolence des dorures, élevait la rêveuse majesté de ses arbres, déployait le velours de ses pelouses, arrondissait des bosquets anciens, où, sur des bancs un peu verdis de mousse, des songes du passé flottaient.

Pour empêcher que, des fenêtres surplombant au fond ce jardin, on pût apercevoir les personnes qui s’y promenaient, M. Vallery avait fait surélever le mur par un immense treillage contre lequel du lierre se déployait comme un rideau. En été, d’ailleurs, les feuillages formaient presque partout des obstacles impénétrables aux regards des voisins. Mais, dans l’après-midi de mars 1892, où commence la seconde partie de cette histoire, c’est à peine si, vers l’extrémité des branches noires, se gonflaient de frileux bourgeons ; le lierre amaigri du treillage se déchiquetait par places comme une tenture en lambeaux. Si bien qu’un jeune homme, assis à une croisée, dans un appartement de la rue Montaigne, voyait distinctement deux jeunes filles se promener à pas lents et les bras enlacés dans les allées du petit parc.

La chambre où se trouvait ce jeune homme était celle d’un étudiant qui travaille dans sa famille. La masse de livres, de journaux, de papiers, qu’on remarquait sur des rayons, sur la table-bureau et jusque sur les chaises et le parquet, témoignait de l’avidité cérébrale d’une tête de vingt-quatre ans dont l’élasticité ne s’effraie d’aucune indigestion intellectuelle. En même temps, certaines coquetteries et certaines intimités de l’ameublement : des bibelots dispersés sur la cheminée et accrochés partout aux murs, — bibelots dont quelques-uns devaient remonter à l’enfance du locataire, — de jolies portières orientales fermant l’alcôve où se cachait le lit, et surtout l’absence de poussière, ôtaient à cette pièce très simple la banalité vulgaire d’un garni.

Pour observer ce qui se passait dans le jardin de l’hôtel Vallery, le jeune homme avait laissé sur la table un livre ouvert et des notes commencées. Ce livre était Le Capital, de Karl Marx. Tout à l’heure peut-être, l’esprit curieux et hardi qui sondait ces pages se passionnait pour ou contre les théories du célèbre socialiste. Mais, en ce moment, ce n’était plus le chimérique bonheur des peuples qui le préoccupait. Accoudé sur l’appui de la croisée, le jeune homme appuyait sur sa main une belle tête aux cheveux foncés, aux traits délicats et fiers ; ses yeux, d’un brun lumineux sablé d’or, s’adoucissaient jusqu’à l’attendrissement, tandis que sa bouche, d’un modelé finement sensuel sous une moustache retroussée, frémissait parfois vers les coins comme dans un sourire un peu tremblant, mouillé d’une larme intérieure.

Il distinguait parfaitement les deux jeunes filles, tandis qu’elles-mêmes, si elles avaient pensé à lever les yeux de son côté, n’auraient pu le voir que d’une façon confuse. Cela tenait au treillage et au lierre, qui le masquaient de loin, mais, de près, laissaient son regard passer par leurs interstices.

Un détour d’allée cachait les deux promeneuses ; elles reparaissaient de face, suivaient le circuit d’une pelouse, passaient, de profil, à peu de distance de l’observateur, s’éloignaient en lui tournant le dos, disparaissaient un instant, puis revenaient encore.

Chaque fois que leurs silhouettes s’effaçaient, une petite pointe d’angoisse piquait le cœur du jeune homme ; il craignait qu’elles n’eussent regagné la maison. Mais, brusquement, elles surgissaient, et un tressaillement le secouait tout entier.

Les deux jeunes filles ne se doutaient guère de l’intérêt qu’elles excitaient. C’était Huguette Vallery, la fille du financier, et Germaine de Percenay, la fille du ministre. Jolies toutes les deux. L’une très blonde et très blanche, aux yeux fleur de lin, — des yeux de pureté, d’enfance, les mêmes grands yeux transparents et étonnés qu’elle ouvrait, toute petite, sous ses immenses capotes, quand sa maman l’emmenait au Bois ; l’autre, brune, d’une maigreur élégante, plus femme quoique plus jeune, avec plus de science instinctive de la toilette et des attitudes, les prunelles sombres, volontaires et câlines, le nez correct et délicat, les lèvres fortes au milieu, s’affinant vers les coins en une ligne sinueuse, retroussée d’une façon bizarre, et lui donnant comme un petit air d’idole cruelle, air que soulignait le dessin un peu dur de la mâchoire inférieure.

Lentement, leurs deux têtes penchées l’une vers l’autre, les bras unis, elles circulaient, absorbées par une de ces causeries, la plupart du temps signifiantes, auxquelles les voix chuchotantes et les façons mystérieuses des jeunes filles donnent toujours un aspect si profondément confidentiel.

Leur couple gracieux offrait, certes, un tableau capable de captiver un spectateur moins jeune et moins ardent que celui qui les regardait, du haut de sa croisée, rue Montaigne. Ce jeune homme était si perdu dans sa contemplation qu’il n’entendit pas ouvrir la porte de sa chambre.

— « Eh bien, René, » dit une voix, « pourquoi n’es-tu pas venu ? Je t’ai attendu, tout à l’heure, au journal. »

Le jeune homme se retourna, saisi, dans un sursaut qui agita visiblement ses épaules. Et sa charmante figure se couvrit de rougeur.

Celui qui venait d’entrer s’avança vers la fenêtre ouverte, jeta un coup d’œil dans le jardin, vit les jeunes filles, et fronça les sourcils.

C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, aux cheveux argentés, à la barbe noire, aux yeux d’aigle. Un intellectuel et un dominateur. Un homme qui, depuis dix ans, s’était créé dans le monde, par ses écrits et sa parole, un peuple de sujets fanatiques, un empire sans frontières et sans forteresses, invincible cependant, et une armée toujours en marche vers la conquête. C’était le grand chef socialiste, celui à qui le petit nombre des satisfaits montrait le poing et qu’acclamaient les multitudes souffrantes. C’était Horace Fortier, l’auteur de L’État pour le Peuple ou le Peuple pour l’État, le directeur de L’Avenir social.

— « Mon cher enfant, » dit-il d’une voix mordante, « si les riches poupées et les amusettes te font oublier nos travaux, laisse-moi poursuivre mon œuvre tout seul. Mais alors, quitte-moi. N’ajoute pas, à mes luttes, certaines préoccupations, certaines amertumes… Tu es un homme, tu as une carrière, puisque tu es docteur en droit, et je suis prêt à te rembourser la somme que tu as consacrée aux intérêts de notre parti. »

René Marinval se leva, devenu maintenant très pâle.

— « Mon cher maître, je n’ai pas mérité que vous me parliez ainsi.

— Si !… » reprit durement Horace. « Car je ne juge pas au hasard, et il ne s’agit pas d’aujourd’hui. Regarde en toi-même. Quels rêves, quels espoirs poursuivais-tu près de cette fenêtre ? Vers quelles faiblesses allais-tu glisser ? C’est ma faute, je le sais bien, puisque c’est moi qui t’ai amené ici, qui ai choisi cet appartement. J’ai pensé que ceci » (et son bras tendu désignait le lourd et superbe hôtel, tout blanc parmi les arbres noirs) « serait un enseignement pour toi, un perpétuel scandale qui nourrirait ton âme d’indignation… Malheureux enfant ! ce qu’il a fait naître dans ton cœur, ce sont, au contraire, de lâches attendrissements, de vils désirs !…

— Maître, maître… encore une fois ne parlez pas ainsi !… »

Ce grand garçon, admirable de force physique, d’expression intelligente et fière, avait, dans sa voix suppliante, comme un frémissement de désolation enfantine. On sentait dans cette voix — touchante par le contraste avec cette jeune virilité ombrageuse — un amour et un respect extraordinaires pour l’homme qui le traitait si rudement, une douleur d’être mal compris par lui, et aussi une certaine anxiété de sentir quelques fibres secrètes de son âme se convulser, saignantes, sous ce doigt brutal. Horace touchait donc vraiment à un point malade, à une plaie de la sensibilité chez ce disciple cher, auquel il avait voulu donner une énergie si robuste, une fierté si haute, un si large esprit de sacrifice ?… Lui-même, qui n’avait peut-être pas cru tout ce qu’il reprochait à René, se troubla de constater le silence confus où maintenant s’enfermait celui-ci.

— « Mon enfant, » lui dit-il avec plus de douceur, « parle-moi franchement. Quelle est la séduction que tu subis, qui te rend moins ferme dans ta foi socialiste, plus indulgent envers la pourriture de l’or ?… Oui, oui… » ajouta-t-il en étendant la main pour arrêter une protestation de René, « ne t’ai-je pas entendu l’autre jour, dans les bureaux du journal, accorder un rôle civilisateur aux richesses capitalisées, qui, disais-tu, se transforment en travail par leur placement en actions ou obligations de chemins de fer, de mines, de compagnies transatlantiques et autres ? Comme si tu ignorais le mécanisme des fonds d’État, transformant les citoyens qui possèdent en créanciers perpétuels et impitoyables de ceux qui ne possèdent pas ! Et comme si tu ignorais encore le jeu de la spéculation, qui inutilise, dans un va-et-vient stérile, des trésors incalculables, sans jamais les laisser descendre jusqu’aux régions industrielles qu’ils sont censés féconder !

— Pardon, » s’écria René, « vous n’aviez pas suivi la discussion, maître. Mes théories n’ont pas changé. Seulement…

— Il ne s’agit pas de tes théories, » interrompit Horace, « mais de tes sentiments. Réponds-moi, René. Qu’est-ce qui t’attire et te retient là ?… » (Encore une fois il désigna la fenêtre.) « Est-ce la fascination de cette monstrueuse fortune ?… ou la fascination… de… cette jeune fille ?

— Cette jeune fille ?… Elle est ma sœur !… »

Horace eut le retrait de corps et la crispation de visage d’un homme physiquement blessé.

— « Je ne te parle pas de celle-là, mais… de l’autre ?

— L’autre, je ne la connais pas… Je ne lui ai jamais parlé… »

Il se reprit avec un sourire un peu amer et peut-être un peu attendri :

— « Excepté au parc Monceau, quand elle avait quatre ans et que j’en avais huit.

— C’est donc elle ?… » dit Horace presque à voix basse.

Il semblait répondre plus à sa propre pensée et à celle du jeune homme qu’aux vaines paroles prononcées par celui-ci.

Le regard profond qu’il posa sur son élève amena une nouvelle rougeur sur les joues de René.

— « Tu me diras, » reprit-il avec une grande tristesse et un calme presque solennel, « que c’était inévitable. Elle est la sœur, par l’affection, l’éducation commune, de celle qui est ta sœur par le sang. Elle vit de sa vie, elle l’embrasse et la tutoie. Tu les vois ensemble, et le bruit de leur babil et de leurs rires monte parfois jusqu’à tes oreilles. Tu as transporté sur Germaine de Percenay le trop-plein passionné de cette fraternelle affection romanesque, dont ton cœur, dès ton enfance, a débordé pour Huguette Vallery. Peu t’importe que ces jeunes filles ignorent ton existence, et que tu sois moins pour elles qu’un de leurs chevaux ou un de leurs chiens. Elles sont tout, pour toi, n’est-ce pas ?

— Tout, mon cher maître ?… Oh ! non… Je vous appartiens trop pour me donner entièrement à quelque autre créature humaine. N’avez-vous pas formé ma pensée, dirigé mon esprit, fortifié mon caractère ? Ne m’avez-vous pas donné le bien le plus précieux : un idéal ? N’ai-je pas voué toutes mes facultés à la noble tâche que vous vous êtes proposée à vous-même : améliorer le sort des malheureux, c’est-à-dire des faibles, sans paralyser les énergies sociales que représentent les forts ? Combattre seulement les parasites et les inutiles, c’est-à-dire les intermédiaires, les spéculateurs et les fonctionnaires. Alléger la société de ses non-valeurs, et trouver un mode équitable pour répartir les richesses communes proportionnellement au travail individuel. Substituer à la morale des convenances et de l’intérêt la morale du cœur, de la pitié, de la bonté… Ne sont-ce pas là les grandes lignes de votre œuvre ? N’est-ce pas vers ce but sublime que je marche avec vous ? Et croyez-vous que je m’en laisserai détourner par… par… quelques rêveries ?… »

Le dernier mot s’échappa sourdement, comme si la franchise du jeune homme avait honte de se payer et de payer le maître avec la fausse monnaie de cette expression.

— « Ah ! » dit Horace, « tu as déjà besoin de te soutenir par tes protestations, et de recourir à des paroles pour te donner l’illusion de la volonté. Tu es bien malade, mon garçon !… C’est-à-dire : tu es bien amoureux !

— Soit !… C’est vrai !… » s’écria René avec un geste violent… « Mais qu’est-ce que cela prouve ? Oui, maître, j’aime cette jeune fille… Ou plutôt, vous l’avez dit, j’aime une autre en elle, avec elle. Toutes deux, elles me charment et m’attirent. J’ai rêvé d’elles durant toute mon adolescence. Je les adorais petites, comme je les avais connues, et grandissantes, comme je les devinais. Ce qu’il y avait dans mon cœur à leur égard, c’était du souvenir et du pressentiment… du rêve. Quand je les ai revues, l’une si gracieuse, l’autre si belle, toute ma tendresse, toute ma passion, tout ce que la femme éveille en nous, comme sœur et comme fiancée, est allé vers elles. Oh ! les nommer de ces deux noms !… Mais songez donc, maître, que c’est la réalité, que je ne suis pas fou… que l’une au moins est la chair de ma chair, que je lui dois l’affection, la protection…

— L’affection et la protection, » ricana Horace. « Si tu te présentais chez votre commun père, elle te ferait éconduire par ses domestiques. Et lui, le financier archi-millionnaire, s’est-il seulement informé de ce que tu es devenu depuis que ta pauvre mère est morte ? D’ailleurs, oublies-tu le serment qu’elle t’a fait prêter, et que tu m’as répété, de ne jamais donner à cet homme le nom de « père » ?

— Non, » dit René. « Et ce serment, je n’y faillirai pas. Quelles raisons graves devait avoir ma mère, elle si bonne, si prompte à l’indulgence, pour me le dicter… Et ces raisons, je les devine, car je vois ce qu’est l’homme. Pourtant je n’ai pas juré autre chose à ma mère.

— Que veux-tu dire ? »

René regarda longuement son maître et ne répondit pas.

— « Parle, » insista Horace, qui paraissait se troubler à son tour.

— « Je n’ai pas juré de me faire le justicier de celui auquel, après tout, je dois la vie ; je n’ai pas juré d’embrasser contre lui votre haine inexplicable. »

Le socialiste fit un mouvement.

— « Ah ! pardonnez-moi, maître. Si vous craignez que l’amour ne me détourne, moi j’ai déjà craint que la haine ne vous entraînât. Vous, dont la propagande, si pacifique et si haute, se refuse à exploiter les basses rancunes populaires, à surexciter l’animosité, l’envie, vous semblez pourtant parfois désigner à mots couverts certains otages que vous livreriez volontiers aux bêtes, c’est-à-dire aux passions féroces que votre influence contient à grand’peine. Et n’ai-je pas remarqué avec quel acharnement vous vous efforcez de retrouver les causes de certaines mystérieuses catastrophes financières… celle du Tunnel sous la Manche, par exemple ?

— Ces catastrophes, si souvent voulues, ne comptent-elles pas parmi les pires crimes sociaux de notre époque ? Ne font-elles pas partie des malheurs dont nous voulons rendre impossible le retour ?

— Sans doute, maître. Mais, si scandaleuse que soit une fortune comme celle d’Édouard Vallery, si dépourvu de moralité que soit cet homme, laissez-moi espérer que je n’ai pas le sang d’un bandit dans les veines. Et permettez-moi de vous adresser une respectueuse prière : N’abusez pas de votre immense pouvoir moral pour déchaîner contre lui des soupçons et des haines, qui retomberaient ensuite sur une pauvre enfant innocente. À cause d’elle, je vous implore pour lui… Et, à cause d’elle, je le défendrai… Oui, maître, même contre vous. »

Il y eut un silence entre les deux hommes.

Puis Horace eut un ricanement.

— « Voilà le commencement de la défection, » murmura-t-il. « Et je l’ai élevé pour cela !…

— Défection !… » répéta René.

Il devint tout blanc, tandis que ses yeux s’assombrissaient d’un large cerne bistré. Une fureur le souleva hors de sa chaise. Mais il retomba aussitôt, vaincu par tout un passé de respect, d’affection, d’admiration.

— « Ah ! maître, retirez ce mot ! Vous êtes le seul homme de qui je puisse l’entendre sans… » (Il leva son poing crispé.) « Mais cela ne vous donne pas le droit de me le dire. »

Le philosophe sourit légèrement, devenu soudain paternel en retrouvant l’enfant tant aimé dans ce grand garçon tout vibrant d’indignation masculine.

— « Je le retire, » dit-il. Puis, reprenant sa sévérité soucieuse : — « Mais qu’espères-tu, mon enfant ?

— Rien. J’aime, voilà tout. Que puis-je espérer ? Mlle Germaine de Percenay est la fille d’un de nos pires adversaires. En outre, elle est riche, et je suis pauvre. Bien plus, j’ai, comme certains moines autrefois, fait vœu de pauvreté. Ce que je posséderai jamais sera consacré à la propagande de la cause. Quant à Huguette Vallery, elle ne saura jamais qu’elle a un frère. Qui le lui dirait ? Ce n’est pas moi, et je vous en donne, maître, ma parole d’honneur. »

Horace Fortier se taisait, sentant le jeune homme sincère. Mais quel souvenir monta du passé dans cette âme secrète et puissante ? Quelle blessure cachée s’entr’ouvrit ? Il avança une main, qu’il posa sur l’épaule de René.

— « Alors, » dit-il avec un éclair d’émotion, « tu souffriras beaucoup ! »

René eut un sourire confiant. Il secoua la tête.

— « Mais non !… C’est bon d’aimer, même sans espoir. Vous devez le savoir, maître… Vous qui marchez seul à travers la vie, vous que j’ai toujours connu seul, sans autre affection que mon affection d’enfant, vous avez dû jadis concevoir quelque grand amour impossible, trop beau pour se réaliser. »

La forte main qui pesait sur l’épaule du jeune homme se crispa jusqu’à lui faire mal.

— « Tais-toi, » murmura le chef socialiste. « Tu ne sais pas ce que tu dis. »