À force d’aimer/1/4

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 56-75).
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IV



Horace Fortier se sentait épris d’Hélène dans la mesure la plus forte où son impérieuse personnalité comportait un tel sentiment.

Cet homme était un intellectuel, et non un sentimental. Et il était, de plus, un égoïste d’esprit, un être pour qui les satisfactions que donne l’idée l’emportaient sur toutes les autres, et qui eût sacrifié toutes les tendresses aux voluptés de son cerveau. Si la philosophie sociale absorbait son extraordinaire puissance de raisonnement et de travail, ce n’est pas qu’il sentît son cœur dévoré par les ardeurs de charité qui font les apôtres religieux et politiques : c’est qu’il considérait le problème du bonheur humain comme la plus formidable et, par conséquent, la plus intéressante équation qu’un penseur pût se proposer de résoudre.

Horace méprisait les passions et les appétits qui torturent les termes de cette équation et veulent en forcer le résultat. Mais il ne désespérait pas que la raison et la science trouvassent enfin la vraie formule de l’X, de l’inconnue dont les dieux mêmes ne nous ont pas donné le sens.

Ce modeste professeur d’un lycée de province entretenait l’ambition de se dresser un jour en face de la société et de lui dire :

« Voici le modèle auquel tu dois te conformer. Tu seras ainsi ou tu ne seras point. » Rêve passionnant, surexcité en lui par l’attente anxieuse où vivent les peuples, par les frémissements dont tressaille le monde, par ce travail universel de gestation dont le fruit semblait par instants prêt à surgir de son propre cerveau.

S’il espérait réussir là où tant d’autres ont échoué, c’était par la différence du point de départ. Le socialisme jusqu’ici a pris pour base les besoins de l’individu, puis tâché de concevoir un état social qui pût les satisfaire. Fortier, lui, voulait établir scientifiquement, par l’étude de tous les groupements historiques et celle des ressources économiques de l’humanité, ce que la société, en tant qu’association, peut offrir à ses membres, et dans quelles conditions elle fera produire à l’effort humain le maximum de résultat. La répartition viendrait ensuite, égale ou proportionnelle suivant la logique du système général. Et l’individu y conformerait ses besoins.

« Mais quoi ! » pensait Fortier, « tous les novateurs dont je lis les chimériques programmes appuient leur société de demain sur deux pierres d’angle empruntées à la société d’hier : les appétits et les richesses. Ils acceptent les premiers, puis qu’ils s’engagent à les satisfaire, et les secondes, puisqu’ils promettent de les partager. Mais c’est les détruire du même coup. Les pierres d’angle crouleront. Les appétits satisfaits ne produiront plus les richesses, et les richesses dilapidées n’exciteront plus les appétits jusqu’à l’effort prodigieux de travail que nécessite la civilisation moderne.

« Au bout de quelques jours, ce sera la ruine absolue, la pire barbarie, la plus abjecte misère.

« Mais ces gens qui ont étayé leurs systèmes sur les passions et sur les désirs humains sont les théologiens et les métaphysiciens du socialisme. Avec moi, il entrera dans la voie scientifique. »

Auprès de préoccupations pareilles, l’amour devait paraître à Fortier une faiblesse contre laquelle il ferait mieux de se tenir en garde. Mais plutôt, il avait jugé tellement négligeable ce piège du cœur et des sens qu’il n’avait même pas songé à l’écarter de son chemin. Quand il s’y était vu pris, il s’était résigné assez vite. C’était un accident qui modifierait l’organisation de sa vie, mais qui n’influerait pas sur sa vocation secrète. Tout au plus perdrait-il un peu de temps par les distractions que ce sentiment donnerait à sa pensée. Tant que la beauté, la grâce délicieusement triste, et le charme de loyauté, de douceur, qui l’avaient séduit chez Hélène, resteraient pour lui choses étrangères et convoitées, l’effervescence de son désir gênerait le fonctionnement de sa réflexion. Mais il épouserait cette charmante femme. La possession paisible lui rendrait toute sa liberté d’étude et de méditation.

Jusque-là, il avait repoussé la perspective du mariage. Toutefois, avec une compagne d’une âme si délicatement soumise et de tant de silencieuse raison, cette perspective ne l’effrayait plus.

La doctoresse, amie d’Hélène et de M. Fortier, se plaisait à les réunir. Elle n’avait pas de peine à constater qu’ils étaient heureux l’un près de l’autre. Avant eux-mêmes elle avait esquissé leur petit roman, et c’était avec un amour-propre d’auteur qu’elle tenait à le mener jusqu’au dénouement conjugal.

Un soir, ils venaient de dîner chez elle, dans sa maison de la place d’Espagne. Il faisait chaud. Les fenêtres s’ouvraient vers les montagnes. Derrière la chaîne des puys trapus, dominé par celui du Dôme, le ciel montrait de longues traînées sanglantes. Plus haut, il semblait un lac de lumière verte et frissonnante. Puis, au zénith, il étendait un crêpe violet semé de points d’or. Au-dessous de la maison, dans l’ombre tiède, un quartier de Clermont se tassait. Parfois, de toutes ces existences invisibles une voix montait, un appel indistinct, un rire lointain, un hennissement ou un aboi de bête. Ensuite l’immensité semblait plus vaste et le silence plus profond.

Hélène sentait la joie de son cœur se dilater jusqu’à remplir l’espace. Elle était si grande, cette joie, qu’elle montait aux étoiles. Tout le paysage en exprimait l’ivresse. Un peu de son bonheur flottait tout là-bas, avec le dernier rayon qui blanchissait l’observatoire au sommet du Puy de Dôme. La jeune femme eût voulu embrasser d’une étreinte cette beauté de choses qui s’harmonisait avec les délices de ses sentiments. Et son regard extasié caressait les couleurs et les contours inoubliables, tandis qu’elle prêtait l’oreille à la voix d’Horace.

Elle était venue seule, sans son petit René. L’enfant avait passé la journée à la campagne, chez la nourrice qui l’avait élevé jusqu’à trois ans. Sans doute, à cette heure-ci, la brave femme l’avait déjà ramené au logis, et la bonne le couchait. Hélène irait le rejoindre dans un instant. M. Fortier l’accompagnerait-il ?… Elle se voyait marchant à son côté par les avenues assombries. Ce serait tout à l’heure, elle en était certaine, qu’il allait lui parler d’amour. Oh ! des mots passionnés dans cette bouche si grave !… D’avance elle en défaillait d’une émotion délicieusement aiguisée de crainte. Car elle se sentait bien petite fille auprès de cet être de raison, de volonté, dont les yeux, lui semblait-il, faisaient agenouiller en elle-même son âme.

Que lui répondrait-elle ?… Ah ! tout de suite, elle l’arrêterait : « N’achevez pas. J’ai un triste secret dans ma vie… Je vous dois un aveu… » Mais elle connaissait les idées larges d’Horace, sa haine des préjugés sociaux. Elle se sentait pure, malgré tout. Elle savait qu’il la jugerait telle, et qu’il le lui dirait. Quel relèvement !…

Malgré la fièvre de ses pensées, Hélène essayait d’écouter et de soutenir la conversation.

M. Giraudet ne parlait guère. C’était un bureaucrate dont le cerveau honnête imitait l’intérieur de son pupitre, à la préfecture. Les idées courantes y étaient rangées avec le même ordre minutieux que ses papiers, ses plumes, son grattoir et sa gomme élastique. Et tout de suite, pour toute circonstance, le lieu commun dont il avait besoin sortait de sa case, tant il mettait vite la main dessus. Les controverses de sa femme avec Horace Fortier lui semblaient incompréhensibles en même temps qu’un peu inquiétantes et subversives. Mais son admiration pour la doctoresse ne laissait passer dans ses regards et ses paroles que de timides approbations. Quand celle-ci voulait obtenir un appui plus motivé, elle en appelait à « madame » Marinval. Le bon sens d’Hélène suppléait parfois heureusement la supériorité de l’intelligence et l’éducation scientifique.

Ce soir-là, on avait laissé de côté la philosophie et le socialisme pour traiter une question de sentiment. Un crime passionnel venait d’émouvoir Clermont. Le second mari d’une femme divorcée avait tué le premier, sous l’impulsion d’une jalousie invincible et sans l’excuse d’aucun flagrant délit. Il avait profité de la plus futile apparence pour supprimer son prédécesseur.

— « Moi, » dit Horace, « je le comprends. J’espère qu’il sera acquitté. »

Le professeur accompagna cette phrase du sourire d’ironie dont il soulignait, les dénigrant lui-même, ses opinions sentimentales.

— « Nous n’en croyons rien, » dit Mme Giraudet. « Vous êtes en train de vous moquer de nous, comme cela vous arrive souvent.

— Oh ! » s’écria-t-il avec une protestation exagérée dont la malicieuse hypocrisie souleva le rire des jeunes femmes, « je ne me permettrais pas… C’est de moi que je me moque, parce que, sur cette question-là, je ne saurais parler que d’une façon absurde. La jalousie, même rétrospective, est une maladie à laquelle je me crois sujet. Mais au moins, moi, je connais mon faible, et jamais je n’épouserai une femme divorcée.

— Allons donc !… » fit la doctoresse.

Comme on n’avait pas allumé de lampes, l’obscurité grandissante empêcha de voir Hélène pâlir.

Il y eut un silence où l’on sentit comme une gêne. Puis Mme Giraudet reprit :

— « Vous qui êtes au-dessus des préjugés, qui nous prédisez l’avènement de l’union libre…

— Mais, chère madame, ce n’est pas une théorie que je développe. C’est un sentiment que j’avoue. Je prêcherais aussi bien la cuisine libre, si elle ne l’était pas, et je ne mangerais pas pour cela des ris de veau ni des cervelles, parce que je les déteste. Heu !… ces viandes molles et blanchâtres, quelle abomination !… »

Il mit une intonation comique à l’expression de son dégoût, cherchant à faire dévier la causerie, car il venait de sentir comme un souffle froid circuler entre eux. Mais qui donc avait-il pu froisser par une opinion toute personnelle sur le divorce ? « Madame » Marinval était veuve, et les Giraudet mariés pour la première fois.

Tandis qu’il parlait d’autre chose, la pensée éperdue d’Hélène restait cramponnée à cette phrase dite en l’air, à cet aveu d’une jalousie latente, qui retiendrait Horace d’épouser une femme dont le premier mari existerait encore. Un mari !… Mais pour elle, sa situation n’était-elle pas bien pire ? L’homme qui l’avait possédée, elle s’était donnée à lui volontairement, sans condition… Et elle en avait un fils… Et cet homme allait et venait sous la lumière du ciel… Il respirait, marchait, riait, faisait des affaires, emplissait les journaux de son nom… Il faudrait révéler cette horrible chose à celui-ci qu’elle aimait, dont elle se sentait aimée !…

Comment avait-elle jamais pensé que ce serait facile, qu’un mot généreux prononcé par lui anéantirait une réalité semblable ?… Mais elle ne l’avait donc jamais deviné, jamais compris, cet Horace ! Elle n’avait jamais mesuré la hauteur dédaigneuse de cette personnalité, qui, en effet, ne devait pas supporter un rival, même dans le passé. Elle se l’était représenté à son image, comme les croyants font pour leur Dieu. Dans son rêve puéril, d’un dévouement trop confiant, trop tendre, elle avait fait tenir ce front, ce cœur, altiers et forts. Et voilà qu’au premier geste, un bras trop dur brisait, dispersait les nuages légers de son illusion. L’inconscience du mouvement le rendait plus redoutable. Une obscurité de passions imprévues se découvrait. Le mystère pressenti dans cette âme adorée et inconnue fit frissonner Hélène.

« Non, » se dit-elle, « plutôt le fuir et mourir que de le voir se glacer au récit de ma vie ! Jamais je n’aurai le courage de lui dire… »

Un instant après, ils se trouvaient côte à côte, silencieux, sous les arbres de la place d’Espagne, tous deux seuls dans la suavité de la nuit et de l’air chargé de souvenirs qui dort sur cette promenade mélancolique. Au-dessous d’eux, au pied du haut soubassement de pierre, la rue s’enfonçait, déserte. Ils auraient pu se croire sur le chemin de ronde d’une ville forte abandonnée. Des odeurs poudreuses et surannées flottaient. Mais là-bas, sur la dernière clarté du ciel, se profilait dans une pureté merveilleuse d’atmosphère le sombre feston des monts Dôme.

— « Hélène !… » dit le jeune homme en se tournant vers sa compagne.

Était-ce bien sa voix ? C’était si doux, un peu craintif, presque tremblé, ce petit nom qu’il prononçait pour la première fois. Et cela contrastait tellement avec les derniers accents de sa causerie, avec l’intonation d’une netteté de métal qu’elle avait encore dans l’oreille ! La pauvre amoureuse en défaillit. Elle s’attendait à une déclaration, à un discours, pendant lequel elle aurait préparé quelque ferme réponse. Et voilà que tout était dit, avec une intensité singulière de passion, en trois courtes syllabes…

Elle leva les yeux et rencontra ceux d’Horace. Leur flamme obscure la dévora tout entière. Jamais elle n’aurait cru tant l’aimer… Mais en même temps l’angoisse de son secret la suffoqua. Et de nouveau elle baissa les paupières, dans un tel trouble qu’il la vit pâlir, malgré la nuit, en même temps qu’il la sentit trembler.

Il prit la main qu’elle appuyait sur son bras, et, rendu plus assuré par cette émotion aussi claire qu’un aveu, il dit avec un ton plutôt grave maintenant que tendre :

— « Hélène, je vous aime beaucoup. N’est-ce pas que vous voulez bien être ma femme ?

Elle secoua la tête et fondit en pleurs.

Horace lui quitta le bras, décontenancé. Ce qu’il admirait en elle, c’était une nature mesurée, une sagesse tranquille, trop saine pour la nervosité des larmes. Et il s’étonnait, un peu refroidi, devant la silhouette immobile de la jeune femme, qui, les deux mains levées, cachait d’un mouchoir son visage.

— « Je vous ai fait de la peine ? » interrogea-t-il doucement. « Je vous demande pardon. J’espérais tant que vous m’aimiez un peu !

— Ah !… » soupira-t-elle.

Et sa figure se dégagea, charmante malgré les pleurs, avec le regard assombri de nuit, mais pour tant expressif de franchise.

— « C’est vrai… je vous ai aimé…

— Pourquoi ce passé ? Ne m’aimez-vous plus ?

— Je ne le dois pas… Non… c’était un rêve de folie… Je ne puis avoir d’autre affection que mon fils.

Mais votre fils a besoin d’un protecteur, d’un père. Je serai tout cela pour lui, si vous devenez ma femme.

— Je ne puis pas vous épouser. »

Horace tressaillit, et, détournant la tête, se remit à marcher en silence. S’il avait laissé son visage face à face avec celui d’Hélène, peut-être celle-ci eût-elle vu s’y peindre un reflet de singulier espoir. Le philosophe socialiste n’était, ni théoriquement ni pratiquement, un partisan du mariage. Qu’un obstacle l’empêchât de donner son nom à cette femme, cela n’était pas pour le désobliger outre mesure, puisqu’elle l’aimait.

La surprise, le sentiment d’une satisfaction un peu inconvenante, quelque légère angoisse aussi, le retenaient d’interroger.

Au même instant, chez Hélène, renaissait la confiance. Elle ne pleurait plus. Son effort de loyauté la grandissait intérieurement, l’exaltait. Nul doute que les yeux épris ne la vissent tout à l’heure à la hauteur où elle s’apercevait elle-même. D’ailleurs la sincérité de son nouvel amour effaçait, lavait l’ancien jusqu’à le lui rendre inconcevable. La puissance d’oubli qu’ont les femmes lui ôtait toute notion de solidarité avec sa personne d’autrefois. Qu’importerait à Horace un passé qui, pour elle, n’existait plus ?

Ainsi, durant les quelques pas qu’ils firent sans parler, tellement proches par le frôlement et le désir, un muet abîme s’élargissait entre eux.

Fortier mit un bras autour d’elle, l’attira tout contre lui :

— « M’aimez-vous ? Dites seulement que vous m’aimez. Je ne veux rien savoir d’autre. »

Sans force dans l’étreinte, et croyant que, par cette phrase, d’avance il acceptait tout, elle murmura :

— « Oh ! oui, je vous aime… »

Ce fut une minute d’extase, qu’elle abrégea par une tension suprême de sa volonté. Déjà sous ses lèvres, elle eut la force de se rejeter en arrière, de se dégager de ses bras.

— « Mais non, c’est impossible… Vous ne voudrez jamais !… Si vous saviez… Ah ! vous me mépriserez peut-être… »

Il protesta. Puis comme elle voulait s’expliquer tout de suite, il la fit taire.

— « Laissez-moi vous parler d’abord, chère Hélène. J’ai tant de choses à vous dire !… Je vous admire… je vous aime depuis si longtemps !… »

À pas lents et glissés, comme sur le mol tapis de nuées d’un paradis, tous deux marchèrent, ne sachant où ils allaient, mais, d’instinct, fuyant le centre de la ville ; longeant les avenues endormies dans un provincial silence, et même, bientôt, gagnant la campagne, la solitude, les ombres et les effluves complices.

Il lui disait la grâce, la douceur, la beauté qu’il adorait en elle, lui exprimait ses lassitudes de penseur, qui se détendraient si doucement sur un oreiller de tendresse, et l’aridité de sa vie tout intellectuelle, où comme une brise fraîche et délicieuse avait passé dès qu’elle lui avait montré de la sympathie.

Elle, à son tour, murmurait, sans presque le vouloir, par monosyllabes irréfléchis, par phrases inachevées et naïves, l’humilité de sa passion, qui plaçait Horace sur un sommet de splendeurs avec le monde pour piédestal. Elle prononça sincèrement le mot de génie. Et elle se faisait toute petite pour se griser de plus d’admiration.

L’un et l’autre évoquèrent aussi leurs communs souvenirs. Réciproquement ils se rappelaient des gestes, des attitudes, des paroles, qui, malgré leur insignifiance, les avaient plus impressionnés que si les astres avaient changé de cours, ou que si la mer avait englouti toute une ville avec les douleurs et les joies de ses milliers d’habitants.

Enfin, Hélène dit :

— « Où sommes-nous donc ? Il faut que je rentre. Si René s’éveille et m’appelle, il sera inquiet.

— Les enfants, » fit observer Horace, « ont le sommeil si profond ! »

Il ajouta :

— « Vous verrez comme je l’aimerai, le cher petit !

— Hélas ! » répondit-elle, « c’est pourtant lui qui nous séparera peut-être pour toujours ! »

L’instant était venu. Elle arrêta M. Fortier pour lire dans ses yeux en lui disant :

— « Horace, jurez-moi que, quelle que soit votre décision après ce que je vous aurai appris, vous garderez un pur et doux souvenir du rêve de ce soir.

— Je vous le jure, Hélène. Mais ce rêve est une réalité que rien ne peut détruire.

— Non, » reprit-elle bravement et avec une grande dignité, « car vous avez parlé à une Hélène imaginaire. Je ne suis pas veuve, comme vous croyez. Je ne m’appelle pas madame, mais mademoiselle Marinval, et René n’a pas d’autre nom que le mien. »

Le choc fut rude, bien qu’à demi prévu, presque à demi espéré. Mais Horace pensait plutôt à un mari indigne, en fuite, en prison peut-être, qu’à un amant. Sa jalousie, à peine éveillée par le vague soupçon d’une fatalité dans la vie d’Hélène, mais d’une fatalité n’ayant rien à faire avec l’amour, bondit en lui comme une bête fauve, toutes griffes ouvertes, à l’idée que cette femme s’était donnée sans conditions à un autre homme. Ce fut une déchirure qui l’ensanglanta intérieurement. Il n’en put dompter la douleur que par l’espoir et la volonté de posséder de même celle contre laquelle il s’indignait maintenant en secret sans cesser de la désirer. Extérieurement, sa physionomie ne changea pas, mais la chaleur et la caresse de sa voix se transformèrent en une courtoisie froide. L’irréprochable politesse de sa réponse glaça la pauvre Hélène.

— « Ma chère amie, la femme que j’aime n’est pas, comme vous le dites, une créature imaginaire. C’est vous, telle que je vous ai connue, telle que je vous vois. Quant à votre passé, je n’y constaterai jamais de fautes, je n’y verrai que des malheurs. »

Il lui offrit le bras de nouveau, comme pour clore un incident sans importance.

C’étaient les paroles de réhabilitation qu’elle attendait de la justice du sort et de la générosité de l’amour… Pourtant Hélène se sentait plus éperdue que si un gouffre se fût ouvert et qu’elle y glissât d’une chute désespérée. Quelque chose d’ironique et d’implacable avait résonné dans cette voix et flottait maintenant sur ce visage, dont elle devinait l’expression sans oser y porter les yeux.

Ce qui accrut son supplice, c’est qu’il lui fallut répondre à des réflexions d’une indifférence voulue que M. Fortier s’avisa d’émettre. Il fit quelques remarques sur les changements survenus dans un faubourg qu’ils traversaient, et sur l’animation qu’apporteraient bientôt les baigneurs de Royat.

Elle y crut voir une telle affectation de mépris qu’elle faillit crier quelque parole de démence et de désespoir. Mais tout à coup elle comprit combien il souffrait lui-même, et que tout cela n’était qu’un jeu d’orgueil, à la façon brusque dont il se pencha, pâle et comme suffoqué par la question qui lui jaillit des lèvres :

— « Dites-moi… Le père est-il encore vivant ? »

Hélène laissa tomber sa tête dans une affirmation douloureuse.

Un cruel silence commença. Et, à tout instant, la pauvre femme s’imaginait entendre l’air vibrer au premier mot d’une autre demande qui, fatalement, allait suivre : « Qui est-ce ? »

L’attente de ces trois syllabes lui tendait les nerfs d’une façon intolérable. Si galant homme que fût Horace, elle sentait qu’il résistait vainement à une affreuse curiosité, qu’il irait jusqu’au bout de l’interrogatoire. Effectivement, comme elle se débattait contre l’hallucination de ces torturantes syllabes, elle les entendit se glisser, honteuses, à son oreille.

— « Oh ! je vous en prie !… » supplia-t-elle.

— « Ah ! » dit-il, « c’est vrai… Il vaut mieux que je ne le connaisse pas. »

Cette phrase ne fut prononcée ni avec résignation, ni avec colère. Toutefois, mieux eût valu l’éclat d’une violence ou la sourdine d’un détachement que l’ironie dont elle vibra. Par le froid cinglement qu’elle fit siffler sur le cœur d’Hélène, Horace lui-même semblait s’être volontairement atteint. On eût dit qu’il raillait son propre amour, ou sa propre souffrance, et cela était pire que tout.

À qui en voulait-il le plus ? À elle, de ne pas être ce qu’il avait cru ? Ou à lui-même de n’en pas prendre son parti, malgré la possibilité commode qu’il entrevoyait de faire d’Hélène sa maîtresse au lieu de l’épouser ? Cette alternative convenait mieux à son goût pour l’indépendance et au libre accomplissement de son œuvre sociale. Pourtant nul doute que sa raison, en ce moment, ne fût incapable de prévaloir contre la révolte de son amour blessé, désorienté, humilié, jaloux.

De ce qui se passait en lui, Hélène ne pouvait avoir qu’une idée absolument fausse. Elle était faite pour adorer cet homme en fervente et en esclave, mais non pas pour le comprendre. Sa nature sans complexité, toute d’impulsive tendresse, n’imaginait point les modifications qu’une volonté de fer sait imposer à l’expression naturelle des sentiments. De la physionomie d’Horace ou de ses paroles, elle déduisait directement son état d’âme. Comment aurait-elle eu la moindre idée de cette chimie psychologique suivant laquelle les explosifs des passions sont décomposés par une raison froide et savante en corrosive ironie, en souriant orgueil ou en dédaigneuse indifférence ?

Elle ne sut donc que penser lorsque, au moment d’arriver devant sa porte, elle constata un changement soudain dans l’attitude de M. Fortier. La dureté d’intonation et de visage qui l’avait si profondément désespérée s’effaça. Au lieu de l’adieu glacé qu’elle considérait d’avance comme définitif, elle eut la surprise de l’entendre parler de leur prochaine entrevue. Et lorsque, sur une parole presque caressante, elle osa lever les yeux, ce fut un regard très doucement ardent qui pénétra dans ses prunelles.

— « Horace, » dit-elle toute tremblante, « si l’aveu que je vous ai fait a changé vos sentiments, dites-le-moi en toute franchise. Je le comprendrai… Je quitterai Clermont… Mais…

— Que pensez-vous là, Hélène ?… Ne vous ai-je pas répondu ?…

— Mais, » poursuivit-elle d’un ton suppliant, « si vous devez en souffrir et m’en faire souffrir, oh ! je vous en prie, ne me retenez pas… ne me parlez pas d’amour… Quittons-nous pendant que j’en ai la force.

— Nous quitter !… » s’écria-t-il avec un accent qui la transporta d’une joie infinie.

— « Horace !…

— Ma chère Hélène !…

— Ah ! » soupira-t-elle, « c’est que je puis mourir, mais je ne puis pas vivre sous votre froideur et votre mépris.

— Moi… vous mépriser… Je vous admire, et je vous aime.

— Vous m’aimez ?… »

Certes, il l’aimait — plus peut-être qu’il ne le croyait lui-même. Et il n’eut pas de peine à l’en persuader. Quand, traversant son petit jardin, elle se retourna pour entrevoir encore, à travers la grille, l’ombre adorée sur la nuit pâle de l’avenue, Hélène sentit ruisseler sur ses joues des larmes de bonheur surhumain.