À force d’aimer/1/2

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 13-36).
◄  I
III  ►

II



Ils étaient las, le lendemain, la tante et le petit garçon, quand ils revinrent de leur promenade. Pour économiser le tramway, ils avaient marché au retour du Jardin d’Acclimatation. Aussi, quand ils aperçurent de loin leurs trois fenêtres, avec les stores fixes cachant la partie inférieure, sur lesquels on lisait en lettres jaunes : Cours pour les jeunes enfants. Préparation aux classes du lycée, ils se serrèrent la main et s’écrièrent ensemble :

— « Ah ! nous y voilà… quelle chance ! »

Toutefois, c’était presque une joie de plus ajoutée à leurs joies de l’après-midi, cette bonne fatigue qu’on allait détendre dans le gentil chez-soi, et ce creux à l’estomac qui rendrait si savoureux le dîner préparé par la brave vieille femme de ménage. Puis on s’était tant amusé ! Sur les deux visages pareils de la jeune femme et du petit garçon fleurissait la même fraîcheur rose, brillait le même rayonnement doux, et nulle trace n’y restait des larmes répandues la veille. Pourtant l’oubli ne s’était pas fait chez l’une aussi promptement que chez l’autre. À plusieurs reprises, Hélène dirigea vers la grille du parc Monceau un regard chargé d’une anxieuse préoccupation.

Quand ils entrèrent, la concierge arrêta Mlle Marinval.

— « Il est venu un monsieur qui paraissait très contrarié de ne pas vous rencontrer.

— Un monsieur ?… » dit Hélène surprise : car elle avait plutôt affaire aux mamans de ses petits élèves.

— « Oui… Un monsieur très bien, très bel homme. Il a dit comme ça que c’est très pressé ce qu’il a à vous dire, alors qu’il prendra la liberté de revenir ce soir, vers huit heures.

— Mais je ne reçois personne le soir ! Il ne vous a pas dit son nom, ce monsieur ?

— Oh ! si, mademoiselle. Voilà sa carte. »

Et la portière, ayant suffisamment prolongé son petit effet et scruté la physionomie d’Hélène, se décida à tendre le carton.

Sa locataire lut d’un coup d’œil :

ÉDOUARD VALLERY
57, avenue de Messine.

Elle devint toute pâle, et resta immobile.

— « Faudra-t-il dire que Mademoiselle n’y est pas ? » demanda la concierge, les traits aiguisés de curiosité.

— « Non, non, vous laisserez entrer. »

Mlle Marinval se détourna et pénétra chez elle.

Elle entendit, comme dans un rêve, sa femme de ménage lui dire :

— « Le potage est sur la table, mademoiselle, et le poulet sauté mijote sur le gaz. Est-ce que je puis m’en aller, maintenant, pour tremper la soupe à mon homme ?

— Oui, oui… partez. »

Elle servit René, ne mangeant pas elle-même, hâtant nerveusement le repas du petit garçon. Celui-ci s’alarmait devant le regard absent, l’expression tendue, les lèvres contractées et silencieuses de sa tante.

— « Tu n’as pas du chagrin, dis ?… » fit-il en se levant, la bouche pleine, la serviette sous le menton, pour lui mettre les bras au cou.

— « Non, mon cher trésor. »

Il sentit qu’elle n’était pas sincère, réfléchit un instant, puis, par une de ces intuitions bizarres de l’enfance, il reprit :

— « Le monsieur qui va venir, ce n’est pas le mari de la méchante dame ? »

Hélène eut un tressaillement.

— « Pourquoi demandes-tu cela ?… Si, » ajouta-t-elle, « c’est son mari.

— Oh ! tante, il ne va pas nous faire du mal ?… »

C’était un si profond cri de frayeur qu’Hélène se hâta de le rassurer :

— « Non, non… Mais je te dis que non, petit bêta… Je te jure… Je le connais, lui… Il t’aime bien…

— Il m’aime bien !… Il ne m’a jamais vu !… »

Tout à coup, Hélène changea de ton :

— « Du mal !… Ah ! il ne peut pas nous en faire plus qu’il ne nous en a déjà fait ! »

René s’étonnait de plus en plus. Des imaginations singulières passaient dans sa petite tête. Peut-être le monsieur l’avait-il volé jadis à son papa et à sa maman, dont on ne lui parlait jamais, et qui sûrement étaient roi et reine dans un autre pays. Peut-être sa tante s’était-elle dévouée pour le suivre, mais le monsieur pouvait la tuer si elle essayait de retourner chez eux… On lisait, comme cela, dans les livres, des histoires d’enfants enlevés, qui retrouvaient plus tard leurs parents dans des châteaux magnifiques. La peur du petit garçon disparaissait dans l’enchantement des circonstances romanesques qu’il était bien près de considérer comme véritables.

— « Je te laisserai une lampe dans la salle à manger, » dit sa tante, « et tu y retourneras quand je te le dirai. Les petits garçons n’ont pas besoin d’être là quand les grandes personnes causent. Tiens, pour que tu ne t’ennuies pas, je vais te sortir ton beau jeu de patience. »

Un coup de sonnette fit trembler les mains d’Hélène et vibra dans la tranquillité recueillie du modeste appartement. René courut sur les talons de sa tante tandis qu’elle allait ouvrir.

Une haute silhouette d’homme, à l’air solide, sûr de soi, presque arrogant, dans la tête levée, le mouvement des épaules rejetées en arrière, se dessina sur le clair-obscur du vestibule extérieur, où un dernier reflet de jour arrivait encore par la porte de la rue.

Il dit : « Bonsoir… » puis hésita, butta contre une appellation qui ne sortit pas distinctement.

Hélène murmura : « Entrez par ici. »

Elle l’introduisit dans un étroit salon, assez coquet avec ses quelques meubles et bibelots disparates, et par la porte ouverte duquel on remarquait, dans la pièce voisine, le tapis vert de la table de cours. Sous la clarté de la lampe, Édouard Vallery aperçut René.

— « Ah ! le voilà, » dit-il, « ce petit homme. »

Il le regardait. Hélène ne dit pas un mot. Tous trois restaient debout.

— « Approche, mon petit René, » dit le visiteur, dont l’assurance préméditée semblait se fondre dans une gêne grandissante. « Viens ici… Fais voir si tu es un beau garçon bien sage. Comme il vous ressemble, Hélène ! » ajouta-t-il en baissant la voix.

René leva les yeux vers sa tante, s’attendant à la voir sursauter d’être ainsi appelée par son petit nom. Mais elle ne sourcilla pas, toujours droite et muette, promenant un regard noir de cet homme à cet enfant, et de cet enfant à cet homme.

— « Tiens, » reprit l’étranger, « je t’ai apporté quelque chose. »

Il tendit à René une petite boîte en maroquin. L’enfant n’osait pas l’ouvrir. Enfin, de ses frêles doigts, il poussa un ressort. Le couvercle se souleva. Une montre apparut. C’était un remontoir en or, de dimensions moyennes, avec une courte chaîne de même métal. Quand on le retournait, on voyait sur le boîtier extérieur un R et un M entrelacés.

— « Oh ! tante ! » s’exclama l’enfant, suffoqué.

— « C’est bien à toi, » reprit le monsieur. « Tu vois tes initiales gravées : René Marinval. »

Le petit garçon, dans sa joie, se sentait troublé par la contenance impassible d’Hélène.

— « Puis-je la prendre ?… » dit-il avec une gentille supplication de tout son petit être, en tirant la jupe de sa tante.

— « Oui, mon enfant. Et maintenant va jouer dans la salle à manger… Laisse-nous. »

René allait obéir, quand, tout à coup, il se rappela que, dans son émotion, il n’avait pas dit merci. Il revint donc sur ses pas, se planta devant le visiteur, et, ne sachant comment exprimer sa reconnaissance, il se haussa sur la pointe des pieds, les bras tendus, disant :

— « Voulez-vous me permettre de vous embrasser ? »

Le monsieur rougit très fort. Puis il accepta et rendit la caresse avec un froid empressement.

Hélène s’était laissée tomber sur une chaise et avait caché son visage dans ses mains.

Quand René fut sorti de la chambre, Mlle Marinval releva la tête. Ses yeux ruisselaient de larmes. Édouard Vallery s’approcha.

— « Voyons, ma chère Hélène, voyons… » dit-il avec l’accent qu’on prend pour consoler un bébé.

Elle dit fièrement :

— « Ce n’est pas sur vous ni avec vous que je pleure. N’y faites pas attention, je vous prie.

– Si c’est sur René, » reprit-il sans obéir à son injonction, « vous avez tort. Ce petit bonhomme ne m’a pas l’air malheureux du tout. Avec une charmante et tendre mère comme la sienne… »

Hélène le considéra, l’air ironique, puis d’une voix mordante :

— « Et avec un charmant et tendre père comme le sien… »

Édouard Vallery dit sèchement :

— « Il n’a tenu qu’à vous que cet enfant trouvât en moi des sentiments vraiment paternels. C’est vous qui m’avez éloigné, qui m’avez fermé votre porte. Je n’étais pas sûr aujourd’hui même que vous consentiriez à me recevoir. »

Elle répliqua :

— « Je n’ai cessé de vous voir que lorsque vous vous êtes marié. Vous avez épousé une grosse dot, et vous m’avez proposé d’en manger ma part avec vous. Oui, je sais… vous n’auriez pas rompu. Vous m’auriez gardée comme maîtresse, et vous seriez venu jouer de temps à autre avec votre enfant. C’est à ce prix, n’est-ce pas ? que je lui aurais conservé son père. J’ai préféré ne pas entrer avec mon René dans cette existence d’abominations et de mensonges. »

Le visiteur haussa les épaules.

— « Grands mots !… » dit-il. « Je vous aimais, j’aimais notre fils… Mon cœur s’est brisé quand vous vous êtes retirée de moi en me l’enlevant du même coup. Et c’est cela que vous me reprochez !…

— Que ne restiez-vous libre ? » reprit Hélène. « J’aurais consenti à vivre près de vous, dans l’ombre. Je n’aurais jamais réclamé votre nom, ni pour moi, ni pour mon fils. Et cependant — vous ne le nierez pas — nous le méritions tous les deux.

— Il n’est pas question de mérite… Vous êtes au-dessus de pareils raisonnements, Hélène. Mais la société marche… L’union libre n’a plus rien de déshonorant. Et le mariage n’est qu’un contrat d’affaires.

— Est-ce là ce que vous dites à votre femme ? Lui auriez-vous fait accepter la combinaison que vous méditiez ?

— Eh ! ma chère, » dit brutalement Édouard, « la vie est la vie. Je ne pouvais sacrifier tout mon avenir. Si le banquier Lafond m’a offert sa fille, à moi qui n’étais que son employé, c’est que mon instinct des affaires m’avait permis de lui donner une idée qui, à un moment, fut le salut de sa maison compromise. Il se douta de ce qu’elle deviendrait entre mes mains, cette maison. Parbleu, elle est en train de se classer parmi les premières du monde. Vous ne savez pas quelle entreprise importante, nationale, – oh ! je peux dire : européenne, – va être lancée par moi… Oui, par moi, l’ancien petit sous-caissier que vous avez connu !… »

Il s’arrêta, la parole coupée par une suffocation d’orgueil. Et il oubliait l’objet de sa visite, croyait n’avoir plus d’autre but que de satisfaire un désir ancien déjà et très lancinant : celui de constater l’effet produit sur cette femme par son étonnante carrière, et d’écraser sous une irrésistible admiration le mépris qu’elle osait peut-être lui garder.

— « Vous croyez que j’aime l’argent ? » reprit-il devant le silence d’Hélène. « Certes, je l’aime… mais non pas comme un vulgaire instrument de jouissance. Je l’aime pour la puissance qu’il donne et pour les entreprises qu’il rend possibles. Vous verrez sous peu quel service je rendrai au Gouvernement, à la France…

— Pardon ! » interrompit Mlle Marinval. « Si c’est pour faire l’article sur votre prochaine émission que vous êtes venu me voir, je vous avertis que je n’ai pas de fonds à placer. »

Le ton était encore plus cinglant que la phrase. Édouard Vallery eut une rougeur, un balbutiement de gêne ; puis la colère le prit.

— « Si vous croyez servir les intérêts de René en vous montrant hostile comme vous le faites !…

— Les intérêts de René !… Mais il n’a rien à attendre que de mon travail pour le présent et du sien pour l’avenir. »

— « Ah ! » pensa-t-il, « comme elle va devenir souple dans un instant ! » Il adoucit lui-même ses intonations pour répondre :

— « C’est ce qui vous trompe, Hélène. Aujourd’hui que ma fortune personnelle a triplé la dot de ma femme, et que vous ne pouvez plus m’accuser de prendre dans sa caisse pour vous venir en aide, je puis offrir à mon fils… je suis venu vous proposer… »

Il s’interloquait de nouveau, à ne lui voir aucun mouvement d’inconsciente joie, aucun frémissement des mains, nul éclair dans les yeux. Au scepticisme glaçant le regard d’Hélène, il pressentait qu’elle devinait un marché, qu’elle restait sur la défensive. Qu’était devenue la douceur ancienne de ces prunelles, où jadis il avait lu tant d’amour jeune et confiant ? Mais de quel prix la pauvre amoureuse d’autrefois avait acheté sa triste clairvoyance ! À quelle école d’angoisse elle avait appris à douter de cet homme, à ne plus croire qu’à sa sensualité et à son ambition !…

Laquelle de ces deux passions l’amenait chez elle ce soir ? Était-ce un réveil de ce désir, éloquent jadis comme l’amour même, et qui avait ébloui, grisé, entraîné la jeune fille, l’orpheline mal guidée qu’elle était alors, — de ce désir contre lequel, ensuite, elle avait dû lutter, après le mariage d’Édouard, d’une lutte que rendait atrocement, héroïquement douloureuse la secrète complicité de son propre cœur ? Il y avait sept ans que tout était fini entre eux. Hélène, maintenant, approchait de la trentaine, et elle ne redoutait guère une tentation charnelle, ni de cet amant, consolé maintes fois d’autre part, ni d’elle-même, si bien guérie.

C’était donc quelque nécessité d’ambition qui mettait dans la bouche d’Édouard des paroles de conciliation et d’inattendue générosité. Qu’allait-il lui demander finalement ? Si disparue de sa vie qu’elle se trouvât, avec leur enfant, peut-être le gênait-elle encore ?

Tout absorbée par le besoin de le deviner plus que par celui de l’écouter, elle avait un peu perdu le fil des raisonnements dans lesquels lui-même s’embrouillait. Soudain, une phrase plus nette surgit, qui la fit sursauter de surprise indignée. Car Édouard Vallery disait :

— « Ce n’était pas digne de vous, de votre caractère, cette façon de nous braver, ma femme et moi, en imposant la camaraderie de René à notre petite Huguette. Vous, d’ordinaire si délicate… »

Elle bondit tout debout, agressive cette fois, avec un mouvement de griffes en avant, comme une chatte dont on veut toucher les petits.

— « Ah ! c’est bien ce que je croyais… C’est votre femme, n’est-ce pas ? qui a osé brutaliser mon fils !…

— Brutaliser… Oh ! non… Mais avouez qu’il y avait provocation de votre part.

— C’est faux !… Le hasard a tout fait. Et si ces enfants ont joué ensemble, quel mal y a-t-il ? Ne sont-ils pas frère et sœur ?… Irais-je me venger sur votre fille de vos torts envers moi ?… Quelle lâcheté de s’en prendre à ce pauvre petit !…

— Ma femme a peut-être été un peu vive… Mais elle a cru que vous cherchiez un scandale.

— Alors elle a eu la complaisance de le faire éclater. »

Il bifurqua, se rejeta dans des explications filandreuses. Et Hélène attendait toujours en vain qu’il laissât voir le fond de sa pensée. Elle sentit qu’il n’osait pas. Alors elle résolut de l’apprivoiser. Elle se rassit, feignit de désarmer, de devenir raisonnable. D’une voix conciliante, elle prononça :

— « Pourquoi donc avez-vous cru devoir mettre Mme Vallery au courant de la situation ?

— Elle l’aurait toujours apprise une fois ou l’autre, » dit naïvement Édouard. Il n’ajouta pas : « J’ai voulu me réserver le bénéfice de ma franchise. » — « Seulement, » reprit-il en détournant les yeux, « j’avais cru pouvoir lui faire une promesse.

— Laquelle ?

— Celle d’obtenir que vous quitteriez Paris. »

Le grand mot était lâché. Voilà donc le but de la visite de ce soir. Il évoqua chez Hélène tout un monde d’images, de confuses pensées, en dehors de sa signification directe. Elle eut comme la vision et l’écho de la scène qu’avait dû faire Clotilde Vallery en rentrant hier du parc Monceau. Cette créature mince et frivole, toute de nerfs et de vanité, quelle âpre source d’irritation elle avait dû laisser jaillir de son âme étroite, intolérante, et comme son arrogance de fille richement dotée avait dû cingler le mari pris jadis parmi les commis de son père ! Comme elle avait dû ricaner en lui défigurant sous un mépris de convention ses premières amours de pauvre employé ! Avec quel excès d’exigence elle avait dû lui intimer l’ordre d’éloigner cette femme et cet enfant, qu’elle n’avait certes pas désignés sans injure ! Hélène crut sentir cette haine lui passer sur le cœur comme un souffle. Elle en frissonna, et elle en triompha. Car elle eut le pressentiment que l’épouse, en son aigre despotisme, déjà commençait à venger la maîtresse.

Elle ne savait pas jusqu’à quel point. Clotilde, en effet, avait prononcé le mot de divorce. Et c’était la menace de ce mot qui faisait accourir Édouard chez Mlle Marinval. Malgré les vantardises du directeur de la banque Lafond, Vallery et Cie, une séparation judiciaire entre les époux eût amené une liquidation désastreuse pour le financier de fraîche date. La restitution de la dot et le partage des acquêts, sans compter la perte probable de son poste à la tête de la banque, lui eussent fait rebrousser, presque jusqu’au point de départ, le chemin si triomphalement parcouru.

Un pareil intérêt en cause le rendait hésitant dans sa tactique auprès d’Hélène. Réservant les propositions d’argent dont le premier mirage n’avait pas paru éblouir la jeune femme, Édouard invoquait le respect humain.

— « Songez donc ! » disait-il, « c’est braver toutes les convenances. Nous demeurons avenue de Messine, et vous ici, boulevard de Courcelles… Presque porte à porte !…

— Je me trouvais la première dans ce quartier, » dit-elle. « Vous n’aviez qu’à ne pas y venir.

— Mais notre hôtel appartenait au père de ma femme, M. Lafond, qui est mort il y a deux ans.

— Eh ! que voulez-vous que ça me fasse ? » s’écria Hélène. « Moi, je n’ai pas d’hôtel. Mon appartement vaut neuf cents francs de loyer. Mais je ne le quitterai pas. J’ai mon cours, ma clientèle. Encore moins m’éloignerai-je de Paris… Même, » ajouta-t-elle avec ironie, « pour vous rendre service. Dans cette grande ville, on est tolérant envers une situation comme la mienne. Parmi les parents de mes élèves, plusieurs peut-être se doutent que René n’est pas mon neveu, mais bien mon fils. Peu leur importe ce mystère du passé, si mon existence actuelle est correcte et si leurs enfants font des progrès avec moi. En province, on me montrera au doigt, on me tournera le dos, et nous mourrons de faim. »

Édouard fit un mouvement. Hélène reprit très vite :

— « Non, non, n’insistez pas. Vous faites aujourd’hui une démarche dictée par une femme — la vôtre. Il n’y a que les femmes pour avoir de ces idées absurdes et monstrueuses. Vous-même » (et elle eut un subtil mépris dans la voix pour prononcer le compliment) « vous-même n’iriez pas tout seul jusque-là dans l’égoïsme et la dureté. »

Il se récria. Elle n’avait pas compris. Lui, exposer à la misère son propre fils et la mère de cet enfant !… Il sortit un portefeuille de sa poche.

— « Ma chère Hélène, vous savez pourquoi jusqu’à présent je n’ai pas fait pour René ce que j’aurais voulu faire…

J’ai refusé l’argent de votre femme, » dit Mlle Marinval. « Je le refuse encore.

— Mais c’est le mien ! Je suis maintenant aussi riche qu’elle… Vous faut-il des preuves ?

— C’est inutile, » fit-elle en étendant la main pour l’empêcher de produire les valeurs. « Je ne veux pas quitter Paris. »

Elle ajouta :

— « Notre conversation est terminée. Je vous saurai gré de ne pas sortir trop tard de chez moi, et de n’y jamais revenir. La stricte régularité de mon existence est un des éléments de mon gagne-pain. »

Il y avait quelque chose de si décisif dans ce congé, qu’Édouard Vallery, malgré sa déception, faillit obéir. La fermeté d’Hélène paraissait inexorable à force de douceur. Le banquier crut la partie perdue. Pourtant un éclair de réflexion le retint encore, et il reprit d’un ton pénétré :

— « Vous avez le droit de refuser pour vous, Hélène. Mais réfléchissez bien… Avez-vous le droit de refuser pour votre fils ?

— Mon fils, s’il avait l’âge de comprendre, refuserait comme moi.

— Allons donc !… Et pour quelle raison ? Y a-t-il quelque chose de déshonorant à recevoir une donation de son propre père ? Est-ce que je lui propose un marché honteux ? »

L’argument était si juste qu’il saisit Hélène. Elle se tut. Édouard en profita pour ajouter d’une voix nuancée d’onction, de reproche attristé, presque évangélique :

— « Analysez bien le motif de votre refus… N’est-ce pas un orgueil mal placé, ou la rancune ?… Devez-vous sacrifier à de pareilles satisfactions tout l’avenir de René ? »

Elle se taisait toujours. Il poursuivit avec plus de confiance :

— « Oui, tout l’avenir. Car la somme que j’offre lui permettrait de s’adonner aux études les plus complètes, les plus longues, de choisir n’importe quelle carrière. Seriez-vous à même d’en faire autant pour lui ? »

Un long tressaillement intérieur secoua la jeune femme. Elle venait d’être touchée au point le plus sensible. Son angoisse permanente en face de l’avenir, sa tristesse d’élever l’enfant vers la médiocrité certaine de quelque demi-métier appris de bonne heure, s’exaspérèrent devant la possibilité d’un apaisement. Oh ! ne plus avoir cette amertume au fond du cœur ! Suivre dans la sécurité, dans l’espoir, dans la griserie des beaux rêves, le développement de son petit adoré !… Il serait — elle n’en doutait pas — un des fronts lumineux qu’admirent les hommes, s’il pouvait se soustraire aux enlizantes influences de la gêne. Devait-elle lui fermer l’avenir en repoussant la proposition d’Édouard ? Non certes. Toutefois son orgueil de femme protestait encore en elle. Jamais elle ne toucherait l’argent de cet homme !

— « Voyons, soyez raisonnable, » insinua encore le banquier. « Voici un chèque de cinquante mille francs. Il est à votre fils… Mais consentez à quitter Paris… »

Comme il avançait le papier jusque vers la main d’Hélène, celle-ci eut un sursaut, un recul.

— « Qu’est-ce qui vous offense ? Puisque c’est pour l’enfant.

— Soit, » dit-elle brusquement. Et elle se leva, « Je vais l’appeler. Vous lui donnerez cela à lui-même. »

Son mouvement surprit Édouard. Avant qu’il pût l’arrêter, elle était hors de la chambre.

Mlle Marinval traversa la salle d’étude, pénétra dans la salle à manger. Sous la lampe, René dormait, la joue sur un bras replié, parmi les pièces du jeu de patience étalées sur la table.

Avant de l’éveiller, sa mère le contempla un instant. La résolution qui venait de surgir en elle vacilla. Il était si paisible, tout souriant de la douceur de ses songes, avec sa divine pureté d’enfance, ses traits de petit chérubin, et la grâce de son attitude abandonnée. Ses lèvres roses s’entr’ouvraient, écartées par un souffle égal. Sur la peau laiteuse et satinée de son front une buée de chaleur perlait. Et ses grands cils, sur sa joue, paraissaient d’une longueur invraisemblable.

Hélène posa ses bras autour de lui.

— « Mon petit René… mon amour… »

Il mit un instant à s’éveiller, balbutiant, parlant des bêtes du Jardin d’Acclimatation, avec lesquelles il avait sans doute en rêve quelque mystérieuse causerie. Puis il bâilla, se frotta les yeux et dit :

— « Ah ! c’est toi, petite tante. Le monsieur n’est donc plus là ?

— Si, mon chéri. Et il faut que tu viennes le voir. Mais réveille-toi bien d’abord… Écoute, René, tu as huit ans, tu es un homme, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, tante.

— Et tu as confiance en moi, et tu m’aimes bien, mon ange ?

— Oh ! oui, ma petite tante.

— Eh bien, viens avec moi. »

Elle lui prit la main.

Édouard Vallery se leva, très gêné, lorsqu’il les vit reparaître ensemble. Est-ce qu’Hélène voulait provoquer une scène d’attendrissement ?

— « Voilà, » dit-il, en faisant avec négligence glisser le chèque sur la table.

Puis, esquissant un mouvement de retraite :

— « Adieu, mon petit homme.

— Regarde, » dit Hélène à son fils, « regarde bien ce monsieur, mon enfant. Il s’appelle Édouard Vallery. C’est ton père.

— Hélène ! » cria l’homme de finance, cloué sur place par l’inattendu de ces paroles.

René se mit à rire en secouant la tête.

— « Oh ! je sais bien que non, » dit-il. « Car c’est le mari de la méchante dame… Et la méchante dame n’est pas ma maman.

— Non, oh ! non, mon chéri, elle n’est pas ta mère. Mais lui est ton père, je te le jure. Il faut que tu le saches, il faut que tu regardes bien son visage. Il n’a jamais tenu à te voir, et maintenant il t’apporte de l’argent pour que tu t’en ailles avec moi, et pour que tu ne te trouves jamais sur son chemin.

– Hélène !… » s’écria encore M. Vallery. « Ce que vous faites est abominable ! »

Elle le regarda bien en face, une main sur l’épaule de son fils.

— « Dites le contraire à cet enfant.

— Pourquoi lui révéler des secrets qui ne sont pas de son âge ?

— Il en souffrira moins à son âge que plus tard. D’ailleurs, monsieur, que vous importe ce que je dis ou ce que je ne dis pas à René Marinval ? J’ai appris à cet enfant qu’on n’accepte de l’argent de personne, sauf de ses parents. Vous lui donnez cinquante mille francs qui le dégraderaient s’il ne savait de qui il les tient.

— Je ne veux pas de son argent ! » s’écria le petit garçon.

— « Je suis forcée de l’accepter pour toi, » dit Hélène. « Je n’ai pas le droit de te priver du nécessaire pour satisfaire ma propre fierté.

— Vous regretterez ce que vous avez fait ce soir, Hélène, » prononça Édouard Vallery, du ton d’un homme dont on méconnaît les bonnes intentions et que l’on traite avec la plus dure injustice. « Oui, vous le regretterez. Vous croyez jouer le beau rôle. Cependant je suis plus généreux que vous. Car je n’aurai pas à l’égard de cet innocent votre imprudente, votre inconvenante franchise. »

Elle tourna vers lui l’interrogation stupéfaite de son regard.

– « Oui, que diriez-vous, si, à mon tour, je lui apprenais qui est sa mère ?

— Ma mère ?… » répéta l’enfant.

Ce fut une grêle exclamation, d’un étonnement si douloureux, d’une si plaintive tendresse, que les deux parents, debout l’un en face de l’autre, frémirent. Souvent, plus tard, les tremblantes syllabes, inaccoutumées aux lèvres de leur fils, devaient s’éveiller au fond de leur être, avec la même intonation, et le même aigu retentissement à travers leurs fibres.

Cependant le petit garçon les regardait l’un et l’autre. Et, devant leur silence, sentant confusément le poids de la fatalité sur ses frêles épaules, saisi du désir éperdu de ce refuge maternel qu’il connaissait bien sans pouvoir lui donner son vrai nom, il se serra contre Hélène, se haussa vers sa poitrine, leva les bras pour les lui mettre au cou, et murmura passionnément :

— « Ma mère ?… Oh ! dis-moi que c’est toi !… Dis-moi que c’est toi !… »

Elle eut un cri d’orgueil, de tendresse enivrée :

— « Oui, c’est moi !… Oui, c’est moi… mon fils !… mon René !… mon fils adoré !… »

L’enfant sentit ses pleurs qui lui mouillaient la joue. Alors lui-même eut un gros sanglot convulsif. Et, tout joyeux malgré ses larmes, avide de prononcer la douce appellation qu’il rêvait, et n’osant pas tout de suite, il dit à plusieurs reprises :

— « Oh ! petite tante… petite tante… »

Puis, tout bas, avec une timidité qui rendait le mot plus divinement secret et tendre :

— « Oh ! maman… »

Tous deux s’oubliaient. Quand finit cette minute d’extase, quand ils délièrent leur étreinte et regardèrent autour d’eux, Édouard Vallery avait disparu. Était-ce un excès d’émotion ou un excès d’indifférence qu’il avait voulu leur cacher ? Ni la mère ni le fils ne s’en soucièrent. Tout à la joie de se posséder, de s’adorer, de se donner mille noms de douceur, ils ne parlèrent même pas de lui. Le petit voulut dormir cette nuit-là dans le grand lit de sa maman. Mais, tout en serrant contre elle ce corps gracieux, cette chair de sa chair, qui lui paraissait deux fois plus à elle maintenant, Hélène dit à l’oreille de son fils :

— « Il faut continuer à m’appeler « ma tante », pendant quelques jours, mon chéri. Je te dirai pourquoi plus tard. Mais bientôt nous quitterons Paris, nous irons demeurer ailleurs, et alors tu me diras « maman ».

— Pour toujours ?

— Oui, pour toujours, mon bien-aimé. »

Encore quelques câlineries, et déjà l’enfant s’assoupissait. Hélène le contemplait, dans le demi-jour de la veilleuse, tout étonnée de se sentir au cœur une pareille joie après les cruelles secousses de cette soirée. Ah ! il avait bien fait de venir, ce père sans entrailles ! Il avait bien fait de remplir sa mission de dureté et d’égoïsme, puisqu’il en résultait une telle floraison de tendresse. Tout en le méprisant, elle le bénissait. Malgré la tristesse des circonstances, elle saurait faire du bonheur pour René. Elle serait son père et sa mère à la fois. Elle en ferait un homme. Il serait beau, intelligent, bon, honnête… Et comme il l’aimerait !

Cependant René ne dormait pas encore. Des mots échappèrent de ses lèvres. Hélène se pencha. Tout à coup le petit garçon ouvrit ses yeux tout grands.

— « Mais alors, » dit-il, « si le papa de Huguette est mon papa… Huguette est ma petite sœur !… »

Et, d’une voix molle de sommeil, il répéta deux ou trois fois :

— « Que je suis content ! J’ai une petite sœur ! J’ai une petite sœur !… »

Puis, laissant rouler sa jolie tête, il s’endormit pour tout de bon.

Alors, dans l’ombre et le silence, quelque chose de lourd tomba sur le cœur d’Hélène, étouffa sa joie, lui rendit l’anxiété du trouble avenir, la méfiance des cours incertains, le frisson de l’irréparable.