À force d’aimer/1/1

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-12).
II  ►

I



Tu sais… Il ne faut plus que je joue avec toi… Germaine non plus. Maman a grondé hier Fräùlein parce qu’elle nous laissait jouer avec un garçon.

— Quelle idée !… Un garçon, au contraire, c’est fort… Ça peut se battre pour les filles… Tu as bien vu hier comme j’ai poussé ce type qui voulait marcher dans le jardin que nous avions fait.

— Je sais bien… Mais maman ne veut pas… La preuve, c’est que, quand tu es entré par la grille, nous avons couru derrière le massif, comme en jouant à cache-cache, pour que Fräùlein ne nous voie pas te parler. »

Le petit garçon à qui s’adressaient ces paroles devenait très rouge en les écoutant, et des larmes semblaient prêtes à poindre sous ses paupières qui battaient.

C’était un enfant de huit ans tout au plus, aux traits distingués et jolis, à la mise propre mais très simple. Deux fillettes de quatre et six ans, très élégantes, se tenaient devant lui. L’aînée lui parlait d’un air raisonnable, avec déjà des délicatesses toutes féminines.

— « Moi, ça me fait du chagrin aussi, » disait-elle. « Mais, tu comprends, nous ne pouvons pas faire gronder Fräùlein… Nous, ça n’est pas notre faute… Nous voudrions bien jouer encore avec toi… Nous t’aimons bien, tu es gentil. » Elle se tourna vers sa compagne : « Il est gentil, pas, Germaine ? »

Germaine prononça d’un air grave :

— «  Il sait faire des bateaux… pis des jardins, avec des vraies rivières. »

De l’autre côté du massif, une voix appela, avec un fort accent tudesque :

— « Huguette !… Germaine !… Où êtes-vous ?… »

Les deux fillettes bondirent du côté de la voix, en un trémoussement de petits pieds, un frou-frou de petites jupes… Pfft… Deux oiseaux qui auraient pris leur vol.

René resta seul. Alors ses larmes, contenues jusque-là, s’échappèrent. Mais des passants s’approchaient, et, sa fierté de petit homme réveillée, bien vite il sécha ses yeux. Puis, à son tour, d’un pas tranquille et d’un air qui voulait être indifférent, il tourna le massif.

Cet enfant n’avait jamais connu ni son père ni sa mère. Mais il ne songeait pas à la tristesse d’être sans parents, car il vivait auprès d’une jeune tante, non mariée, dont il était l’unique et passionnée affection. Ce qu’il eût rêvé d’avoir, c’était une sœur. Les petites filles l’attiraient, par un sentiment qui n’était pas l’instinct précoce du sexe, puisque cet instinct se trahit plutôt, à son âge, par un besoin de brutaliser et de tyranniser ces créatures plus faibles. Il les aimait par similitude de nature, les devinant fines et tendres, et facilement blessées, comme lui-même. N’avaient-elles pas toujours des caresses pour leurs poupées et pour les bêtes, tandis que les garçons brisent leurs pantins et arrachent les ailes aux mouches ? Puis c’était amusant de voir flotter leurs longs cheveux de soie. Et aussi elles étaient faciles à l’admiration, s’étonnant d’un marron sculpté en tête de monstre, d’une coquille de noix transformée en brick de guerre par une voilure en papier.

Aussi avait-il été bien heureux, pendant quelques jours, lorsque, à ses heures de récréation, il venait au parc Monceau retrouver Huguette et Germaine. Sa tante, Mlle Hélène Marinval, qui tenait un cours de jeunes enfants, dans un rez-de-chaussée du boulevard de Courcelles, se mettait à la fenêtre pour le regarder traverser la chaussée, et l’envoyait courir tout seul parmi les verdures. Elle était toujours retenue chez elle par une répétition ou des devoirs à corriger ; sa femme de ménage ne venait qu’un petit nombre d’heures par jour ; elle devait donc se fier au caractère docile et raisonnable de René, si elle voulait qu’il eût sa dose de mouvement et de grand air. Le petit était si sage qu’un accident n’était guère à craindre. D’ailleurs, ne fallait-il pas — pauvre enfant ! — qu’il apprît de bonne heure à ne compter que sur lui-même ?…

C’était grâce à une maladresse que René Marinval avait fait la connaissance de Huguette et de Germaine. N’avait-il pas, un beau jour, envoyé, sans le faire exprès, son ballon sur les genoux de Fräùlein ! Du coup elle avait rebondi sur son banc, comme si le siège en bois fut devenu un sommier Tucker, tandis que le volume qu’elle lisait allait s’aplatir dans le sable. Les deux fillettes, qui sautaient à la corde à côté d’elle, avaient été prises d’un fou rire si contagieux que l’Allemande, une fois remise de sa frayeur, n’avait pu se tenir de faire chorus avec elles. D’autant que l’auteur du méfait s’excusait, son chapeau de paille à la main, avec une telle bonne grâce qu’on reconnaissait tout de suite un petit garçon bien élevé.

— « Cela ne fait rien, mon petit ami, » avait dit la gouvernante.

En même temps Huguette envoyait le ballon à René, qui l’envoyait à Germaine, et la première partie commençait.

C’est depuis ce jour-là que René, avant de s’endormir tous les soirs, se disait, pensant à la ravissante figure de Huguette, à ses boucles blondes et à ses jolies robes : « J’ai une petite sœur. »

Il ne se disait pas : « J’ai deux sœurs, » car il savait que Germaine était seulement une petite amie de sa préférée. D’ailleurs Germaine, ce n’était pas la compagne et la confidente, c’était le bébé qu’on protégeait.

Aussi eut-il le cœur gros lorsque Huguette lui déclara qu’on leur défendait de jouer ensemble. Il ne put ni s’amuser tout seul, cette après-midi-là, ni chercher la compagnie d’autres enfants. Il s’assit sur un banc, en face de celle qu’il appelait tout bas « sa sœur » ; il tira de ses poches deux images, trois grosses billes en verre, un tube en métal, et divers autres trésors propres à exciter la curiosité de ses petites voisines ; puis il examina successivement tous ces objets avec une attention en apparence des plus profondes, espérant toujours que cet étalage tentateur et cette mimique suggestive attireraient l’une au moins des deux fillettes. De temps à autre, il levait sournoisement les yeux, et les apercevait en face de lui, collées à la jupe de Fräùlein, — qui lisait toujours, — et ne le perdant pas du regard.

Tout à coup, une dame, qu’il n’avait pas vue s’avancer le long de l’allée, s’arrêta devant la gouvernante allemande et les deux petites filles. René, lançant un de ses furtifs coups d’œil, s’étonna de cette silhouette qui lui cachait Huguette et Germaine. Mais la dame se baissa ; il entendit un bruit de baisers, puis le mot : « maman ». C’était donc la mère de Huguette… C’était la redoutable personne qui interdisait leurs jeux en commun. Il se sentit trembler comme un coupable. Puis, tout aussitôt, à la voir toute jeune, très jolie, d’une douceur blonde, cette belle dame vêtue comme une fée sous son parasol de dentelles, René sentit son cœur se réchauffer, s’épanouir, tandis qu’une bouffée de hardiesse lui montait au cerveau. Il se leva, vint se planter au milieu de l’allée. Quand elle l’aurait aperçu, la maman de Huguette devinerait qu’il était un enfant bien élevé, avec qui on pouvait laisser jouer sa petite fille. L’habitude de plaire, d’être loué, câliné, qu’avait ce garçon aux traits charmants, à l’intelligence précoce, et d’une sagesse exemplaire, lui communiquait cette confiance en soi-même.

D’ailleurs, sans doute, on parlait déjà de lui. Les fillettes plaidaient sa cause. Germaine cria :

« Le voilà !… Voilà René ! »

La dame se tourna vivement… Oh ! quel changement d’expression sur sa figure ! De rose qu’elle était, elle devint toute blanche ; sa bouche, qui souriait, se referma d’une crispation telle que les lèvres disparurent ; l’azur pâle de ses yeux prit un éclat méchant. Sous son regard, René, instinctivement, recula de deux pas. Une frayeur le saisit quand elle s’avança de son côté, avec cet air terrible. Mais, comme c’était un brave petit garçon, qui n’avait rien fait de mal, il ne voulut pas fuir.

— « Tu t’appelles René Marinval, n’est-ce pas ? » dit-elle en le saisissant par le bras et en le secouant, comme si de lui jeter ce nom au visage eût été le convaincre d’un crime.

— « Oui, madame, » dit l’enfant, d’autant plus interdit qu’il était sûr de n’avoir pas prononcé devant Huguette son nom de famille.

— « Ah !… » reprit la dame, « ah !… » Elle suffoquait. « Et tu oses t’approcher de ma fille !…

— Je ne le ferai plus ! » s’écria le petit garçon épouvanté. « Laissez-moi m’en aller, madame ! Lâchez-moi !… »

Elle lui faisait grand mal en lui enfonçant dans le bras ses doigts nerveux, qui le pinçaient comme un étau d’acier. De ses lèvres blanches elle commençait des mots qu’elle n’achevait pas : « Petit mis… »

Elle ne voulait ou n’osait pas dire « misérable », et les dernières syllabes s’éteignaient dans une sorte de grincement.

Malgré la rapidité de cette scène, des passants déjà s’arrêtaient. Fräùlein, consternée, se demandait si un accès de folie n’avait pas frappé sa maîtresse. Tout à coup, Huguette et Germaine éclatèrent en sanglots bruyants.

« Emmenez-les… Rentrez… Je vous rejoins, » dit la dame à la gouvernante.

Et, sans lâcher René, elle fit quelques pas pour échapper à l’attention des badauds.

— « Laissez-moi, madame, laissez-moi !… » supplia le petit qui fondait en larmes.

— « C’est ta mère, n’est-ce pas, » dit-elle une intonation un peu détendue, « qui t’a envoyé faire cette vilaine action ?

— Je n’ai pas de mère, » murmura le pauvre enfant.

— « Tu n’as pas de mère ?… »

Elle se radoucit, desserra un peu son étreinte.

— « Comment appelles-tu la… enfin la personne qui t’élève ?

— C’est ma tante… Elle demeure tout près. Laissez-moi la rejoindre ! Qu’est-ce que je vous ai fait, madame ? Je ne sais pas, je vous assure !

— Je vais te laisser partir, » dit-elle. « Mais si elle t’envoie encore rôder autour de ma petite Huguette, ta… oui… ta tante !… eh bien, elle aura affaire à moi !… Je lui enverrai le commissaire de police, tu entends. Oui… parce que ça, c’est du chantage ! »

René ne comprit ni le mot ni l’absurdité de l’imputation et de la menace. Mais l’idée de la police ayant quelque chose à faire avec sa douce petite tante chérie, le révolta.

— « Ma tante est bonne… Ce n’est pas elle qui m’a envoyé vers Huguette, d’abord ! Et puis nous n’avons pas peur du commissaire de police. »

Il s’enhardissait, car cette méchante dame ne le tenait plus si fort, et ne paraissait pas disposée à l’emmener pour tout de bon ni à le battre. Mais, quand elle l’eut enfin lâché, ce fut l’humiliation subie qui le désola le plus. Il partit comme une flèche, le cœur gonflé, retenant ses sanglots, avec un élan de tout son petit être vers la tendre poitrine contre laquelle, dans un instant, il pourrait pleurer à son aise.

De l’autre côté du boulevard, dans une maison modeste, devant une porte de rez-de-chaussée, il sonna les deux coups que l’on connaissait bien. Des bruits familiers, déjà consolants, y répondirent de l’intérieur. Une chaise fut poussée… Sa tante se levait de sa correction de devoirs, dans la petite salle de cours. Ses pas légers s’approchèrent. Elle ouvrit.

— « Oh ! tante… oh ! tante…

— Mon chéri… Qu’est-ce que tu as ?… Tu es tombé !… Où t’es-tu fait mal ?… »

Elle l’avait pris tout entier dans ses bras, soulevé, emporté vers le fond de l’appartement, dans la chambre où leurs deux lits se touchaient, comme vers un refuge où nul mal ne pourrait le suivre. Et, sur ce visage de jeune femme, qui avait tous les traits de cet enfant, se lisait l’émoi d’une affection suprême.

— « Non… N’aie pas peur… Je n’ai pas mal… Je ne suis pas tombé, » disait le petit, pressé de calmer l’inquiétude où il la voyait. « C’est une dame… Elle m’a tordu le bras… elle m’a grondé… Elle m’a… oh ! elle m’a dit que tu es… que tu es…

— Que je suis… quoi donc ?… » demanda Hélène très pâle.

« Que tu es méchante… Mais je lui ai dit que ce n’est pas vrai !… » cria René avec une nouvelle explosion de larmes.

Ce ne fut pas sans peine que Mlle Marinval reconstitua ce qui s’était passé au parc Monceau. Elle apaisa sous ses caresses le chagrin du petit garçon. Elle lui fit boire de l’eau sucrée avec de la fleur d’oranger. Et, peu à peu, elle tira quelques renseignements précis de son bavardage incohérent. Le nom de Huguette la jeta dans un grand trouble.

— « Tu es bien sûr, mon mignon, qu’elle s’appelle Huguette, cette petite fille ?

— Oui, tante, tout à fait sûr.

— Ce n’est pas un nom très répandu, » murmura Hélène. « Et je crois me rappeler que sa fille s’appelle ainsi.

— La fille de qui, petite tante ?… De la méchante dame ?… »

Mlle Marinval ne répondit pas. Elle réfléchissait.

— « Mais elles sont deux, » reprit-elle. « Cette petite Huguette a donc une sœur ?

— Germaine n’est pas sa sœur, c’est seulement son amie.

— Et la dame est blonde, n’est-ce pas ?

— Elle a des cheveux jaunes… des vilains cheveux jaunes… Pas des beaux cheveux brun doré comme toi.

— Mais elle est jolie ?

— Oh ! non, tante… Elle est affreuse. »

L’enfant oubliait sa première impression admirative devant ce minois de Parisienne, plutôt insignifiant mais gracieusement rehaussé par une savante toilette. Son appréciation fit sourire Hélène.

— « Non, va, mon chéri… Elle n’est pas affreuse.

— Tu la connais donc ?…

— Je crois deviner qui c’est.

— Elle est très mauvaise, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu, elle n’est peut-être pas pire qu’une autre. Mais elle doit nous détester, mon pauvre petit.

— Pourquoi donc ? »

Hélène le regarda en silence, avec un long sourire triste. René reprit :

— « Est-ce vrai que c’est mal de jouer avec sa fille ? »

Il ne reçut pas plus de réponse qu’à ses autres questions. Sa tante, maintenant, se cachait le visage contre sa petite vareuse de marin, et pleurait à son tour.

Pourtant elle eut le courage de se reprendre très vite afin de ne pas attrister davantage l’enfant.

— « Ne parlons plus de tout cela. Demain, » dit-elle, « c’est jeudi. Je n’ai pas de cours. Je te mènerai au Jardin d’Acclimatation. »