Imprimerie Le Quotidien (p. -181).

Laetitia Filion


À Deux
1er MILLE

À DEUX



Les lumières électriques rutilent à profusion. Les mille et un bibelots, tous ces riens qui servent à parer la femme et à faire d’elle une idole, dont les moindres atours représentent une fortune, s’étalent et resplendissent sous ce flot de clarté. Près de l’étalage, où se vendent les parfums, une jeune fille blonde, des cheveux d’or, légers et flous que le coiffeur n’a pas réussi à maîtriser, qui s’éparpillent autour de sa tête et lui font une magnifique couronne bouclée, des yeux bleus, d’un bleu limpide et doux, un visage de figurine, se tient dans l’attitude de l’attente ; elle sourit, et devant cette exquise apparition, les clients semblent se demander, si elle n’est pas descendue d’un piédestal ou de l’un des vitraux de l’église la plus rapprochée.

Un grand jeune homme aux allures délurées vient de passer en lui jetant à la dérobée un coup d’œil d’admiration. Elle le reconnaît sans savoir son nom, deux fois déjà cette semaine, il est venu au magasin, il parait y venir par affaire, elle ignore tout de lui, et ne voudrait pas demander aux autres commises, qui il est, si toutefois il en est qui savent ; sans se l’avouer elle est flattée de l’attention qu’il lui porte. Les regards admirateurs ne manquent pas à cette beauté par trop exposée : elle tient le premier comptoir près de la porte d’entrée qui s’ouvre sur la rue Sainte-Catherine, dans l’un des grands magasins à rayons de Montréal ; mais aucun des jeunes fats, ni même des vieux beaux qui ont voulu engager un flirt avec elle, n’avaient dans leur regard ce respect mêlé d’admiration. Elle est habituée depuis sa sortie du couvent, à voir les hommes la dévisager, avec une insolence qui la fait rougir jusqu’à la racine des cheveux, elle ne saurait dire pourquoi, mais les manières de celui-ci lui plaisent davantage.

Il vient de disparaître dans l’ascenseur. Les yeux pleins de cette vision, elle sourit aimablement à une cliente en lui faisant choisir parmi les parfums les plus en vogue. La dame, plus très jeune, met un temps infini à se décider : elle trouve trop grisant cet arôme, cet autre vulgaire, malgré la renommée que lui fait la mode d’un jour.

Le grand jeune homme brun est maintenant appuyé à l’autre extrémité de la montre et attend son tour, évidemment désireux d’être servi par ces petites mains dignes d’une princesse.

Il a enlevé son chapeau de feutre mou et elle voit un front large, des tempes bien dégagées, des cheveux bruns lisses et brillants très simplement rejetés en arrière, des yeux noirs perçants, mais limpides.

La jeune fille prend les fioles aux formes diverses et attrayantes, les pose maintenant distraitement devant la dame, et énumère par habitude la valeur et les particularités du contenu. Elle se sent détaillée par le joli brun qui stationne tout près. Dans une minute il lui parlera, il commandera : « de la violette ou du muguet, Mademoiselle. » Et elle songe : je connaîtrai le son de sa voix. Enfin la cliente a fixé son choix et s’éloigne avec son acquisition. Le salut et le sourire d’adieu de l’employée pour la dame qui se retire, s’adressent en même temps au jeune homme qui se rapproche. Tandis qu’elle évoluait gracieuse sous les reflets trop crus des ampoules nombreuses, il l’avait examinée entre ses cils rapprochés. Tout près d’elle maintenant, il baisse les yeux comme s’il était ébloui par cette beauté lumineuse, et demande d’une voix douce et un peu voilée :

— Je voudrais du parfum, s’il vous plait, Mademoiselle.

— Quelle marque et quel arôme préférez-vous, Monsieur ?

Tout en parlant, elle avait levé vers lui ses grands yeux et ses cils avaient battu.

— Est-ce que je sais ? ajouta-t-il. Voulez-vous avoir l’obligeance de me laisser voir quelques échantillons.

C’était vrai, pour le moment, il avait oublié jusqu’au nom du parfum dont il se servait tous les jours. Seul, un grand flot de tendresse montait en son cœur pour cette étrangère qui était là devant lui. Est-il permis d’être aussi idéalement belle ?

D’une main inhabile, il touche les flacons qu’elle dépose avec grâce devant lui, elle enlève même le bouchon et le lui présente, afin qu’il puisse respirer l’odeur pas trop pénétrante, mais agréable. Elle ose suggérer :

— Je crois que vous aimeriez celui-ci.

— Si vous l’avez pensé, acquiesça-t-il sans même sourire, bien sûr qu’il me plaira.

Il ne pouvait plus rester là sans être remarqué, sans en même temps attirer l’attention sur la belle enfant, et peut-être lui causer des ennuis.

Elle ne releva pas sa dernière phrase. En avait-elle assez entendu de ces compliments frelatés, depuis qu’elle était préposée au service du public, ils n’étaient plus pour elle que des banalités quotidiennes.

Elle enveloppe le minuscule paquet, il regarde les doigts fins et fuselés enrouler la ficelle, la nouer avec goût et dextérité. Elle lui tend son achat d’un air indifférent, et il s’éloigne à regret.

Pourtant, elle ne peut s’empêcher de rêver quelques minutes au jeune homme qui vient de disparaître. Elle secoue sa toison d’or, comme pour chasser ce souvenir : il n’est après tout qu’un client passager comme les autres, un étranger que la grande ville engloutira et qu’elle ne reverra jamais.

Tandis qu’il parcourt les autres magasins de la métropole — il est voyageur dans les chapeaux de dame — un jeune visage blanc et rose, des cheveux blonds s’interposent constamment entre lui et le marchand, avec lequel il discute le prix de sa marchandise, il ne peut s’empêcher de penser : « Ce modèle lui siérait bien, à elle. » Il est effrayé de la place que cette inconnue a prise tout à coup dans sa vie, de l’avoir vue trois fois, et elle ne veut plus sortir de son imagination. Cela ne l’empêche pas de faire des ventes mirobolantes tout l’après-midi.

Sept heures du soir, il s’assoit au restaurant avec l’intention de souper comme à l’ordinaire, mais il trouve insipides les mets qu’on lui sert et qu’il a commandés : nerveux, il repousse son assiette. Il revoit sans cesse les cheveux flous, la bouche si jeune et si rieuse, les grands yeux bleus. Il endosse son pardessus, prend son chapeau, et prestement quitte l’établissement. Il marche à grandes enjambées, comme aux jours où un rendez-vous d’affaires très pressant le stimule.

Il a une amie avec laquelle il ne sort pas régulièrement, mais enfin, par-ci par-là, il lui offre une soirée au théâtre ou bien la conduit à une conférence : les jours où il se sent déprimé, seul ; en un mot quand il a le mal du pays. Il entre à sa chambre, appelle Lucille au téléphone et prend un engagement pour le cinéma. De la sorte il espère réussir à exorciser la trop belle vision. Préoccupé, il n’est pas très aimable envers sa compagne : il ne lui a pas adressé la parole dix fois, pendant le trajet de chez elle à la salle de spectacle, la représentation et le retour. Le fait est qu’il est occupé à faire mentalement une comparaison, (et comme toutes les comparaisons sont odieuses) celle-ci n’est pas à l’avantage de Lucille. La jeune fille piquée de son peu d’empressement finit par lui décocher une remarque :

— Une autre fois, quand tu auras le bleu, que tu auras le cœur tout plein de ta payse, tu feras mieux de demander quelqu’un autre pour te servir d’amusement, de…

Il parut s’éveiller d’un songe.

— Que dis-tu là Lucille ? me servir d’amusement, de…

— Mais oui, te servir de Madelon, je me suis mal exprimée, tu dois comprendre mieux.

— De Madelon… il paraissait descendre de la lune.

— Mais, comprends donc que je ne suis pas dupe. Tu ne penses pas à moi ce soir, à moi qui suis si près de toi ; par la pensée, tu es avec ta payse, et tu as désiré ma présence pour te créer une chimère.

Il n’était pas de Montréal, de la grande ville où viennent tous les jeunes gens de la campagne, qui désertent volontairement ou qui y sont forcés, il était d’une région agricole située en bas de Québec. Il y avait toujours eu dans le cœur de Lucille une défiance à son égard. Elle avait sans cesse imaginé qu’il y avait dans le petit village qu’il avait laissé, une jeune fille élevée comme lui, ayant les mêmes idées, le même idéal, qu’il aimait d’amour et qu’il irait chercher quand viendrait le temps de se marier. Toujours, elle avait eu cette impression, et ce soir plus fortement qu’à l’ordinaire : qu’elle n’était qu’un passe-temps, quelqu’un à qui on s’adresse quand on a besoin d’être réconforté, d’être amusé. Autrefois, il lui arrivait songeur, taciturne, mais elle parvenait vite à le dérider ; ce soir, tous ses efforts avaient été vains, elle était dépitée et n’avait pas su plus longtemps retenir cette parole méchante.

Les premiers mots de la jeune fille l’avaient piqué au vif, tant ils étaient vrais au fond. Il comprit qu’elle l’aimait vraiment pour le deviner ainsi, mais il voulut la raisonner ; pourquoi la faire inutilement souffrir, pourquoi ne pas lui exposer la raison qui le fait si distrait, il n’y a rien de brisé entre eux, et il ne voudrait pas perdre sa seule et chère amie pour un fantôme insaisissable. Sa voix se fit donc très douce pour dire :

— Tu te fais illusion, tu le sais, Lucille, je t’ai choisie entre mille et mille de ces filles dévergondées ou légères que je croise chaque jour, parce que tu es sérieuse, bonne, que tu es chrétienne, que tu as mes principes et sur bien des points, mes manières de voir. Je ne te parle jamais d’amour, mais tu le sais aussi, c’est un accord passé entre nous depuis les premières semaines de notre connaissance, de nos relations. Je ne suis pas prêt à me marier, nous nous faisons réciproquement la vie plus belle. Je m’excuse de ma conduite de ce soir, je suis vraiment impardonnable. J’ai voulu t’avoir près de moi afin que tu m’aides, par ta présence, à chasser une jolie figure qui m’a frappé et que je ne puis arriver à sortir de mon imagination : c’est une véritable obsession. N’es-tu pas flattée de cette nouvelle preuve de confiance ! Comprends bien qu’il n’y a aucune femme entre toi et moi, ne reviens jamais avec cette idée de payse, que ce soit là une nouvelle condition de notre pacte à deux.

Ils étaient descendus du tramway et longeaient une rue étroite ; quelques minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant la maison de simple apparence, qui cachait la vie laborieuse et dévouée de Lucille Prévoust.

Elle tendit la main :

— Sans rancune, Alexandre. À quand notre prochaine sortie ?

— Je n’en sais rien, répondit le jeune homme, en pressant sans chaleur la main qui lui était tendue. Il revoyait par la pensée les petits doigts fuselés.

La porte se referma, la simple maison bourgeoise avait repris Lucille Prévoust.

Alexandre refit à pied le trajet assez long qui devait le conduire à sa chambre. Il dormit peu et d’un sommeil très agité.

Le lendemain au réveil, il prit la résolution de ne plus retourner dans ce magasin, dont l’une des employées rompait ainsi son équilibre moral. Que pouvait-il en attendre de cette jeune fille trop belle, si exposée ; dans quelques mois, elle serait une aventurière. Elle ferait tourner autour d’elle une foule d’admirateurs aussi épris que lui, et se rirait probablement de tous. Le fils de n’importe quel gros bonnet de Montréal, serait capable de lui offrir sa vie et sa fortune. De quoi pouvait-elle douter avec cette figure ?

Pendant une semaine, il tint sa résolution, bien qu’à plusieurs reprises il se fut aperçu, qu’inconsciemment, il prenait le chemin de la rue Sainte-Catherine sans raison. Quand par nécessité, il passait devant l’étalage du grand magasin à rayons, il détournait la tête, afin de se donner le courage de résister à la tentation d’y pénétrer.

Il avait essayé de voir Lucille plus souvent, mais maintenant il la trouvait insignifiante. Il la trouvait trop maigre, trop petite, il se permit de lui faire des remarques :

— Lucille ne pourrais-tu pas avoir une robe blanche ?

C’est la mode, mais la jeune fille dont le budget est très limité, choisit toujours une couleur foncée qui lui donne un plus long service. Ce soir là, elle portait une robe de foulard bleu marine à pois blancs. Réellement cette mise aurait pu convenir à une personne d’un âge plus respectable.

Elle ne répondit pas à cette requête du jeune homme, cependant, quand il la pria de nouveau pour une sortie elle lui dit : « oui », puis elle ouvrit la bouche avec l’intention de lui annoncer l’acquisition de la robe blanche demandée ; elle se ravisa, voulant jouir du plaisir qu’elle procurerait à son ami, elle ajouta donc, pour ne pas rester court : « je mettrai ma robe bleue. »

— Ce que tu voudras, avait répondu la voix masculine à l’autre bout du fil.

Quand il ne la voyait pas, il l’aimait à sa manière à lui : c’est-à-dire qu’il savait rendre hommage à ses qualités. Il se rappelait combien elle était sérieuse, bonne, douce. Il se souvenait de tout ce qu’elle avait été pour lui, dans ce désert de la grande ville, quand il était arrivé de son lointain village, et pour cela aussi, il lui gardait une reconnaissance émue. Il savait aussi qu’elle faisait à son père malade une part très large, sur ses revenus de couturière dans un grand atelier. Pour cela il l’admirait et la respectait. Mais, quand ils se trouvaient ensemble depuis l’apparition de la fée blonde, il trouvait à son physique toutes sortes de défauts, qu’il n’avait jamais remarqués auparavant, et il en souffrait.

Il trouvait ses robes de couleur trop sombre, étriquées, de matériel trop mince, trop commun. Elle avait des cheveux blonds qui paraissaient fanés, comparés à ceux d’une autre jeune fille blonde. Elle sentait par un réflexe, ce changement presqu’imperceptible dans les manières de son ami. Il ne mettait plus le même entrain à lui dire bonjour, il ne lui disait plus de ces mots tendres qui autrefois caressaient son oreille, elle désirait les entendre à nouveau, afin de s’assurer qu’il ne s’éloignait pas d’elle graduellement. Autrefois il l’appelait : ma Lucille, ma petite Lucille, ma chérie. Il lui disait Lucille, et toujours Lucille, il n’y mettait aucune tendresse, bien plus, à certains moments sa voix était presque brève. Il venait à elle, mais il avait oublié son cœur quelque part en chemin. Ce soir, tout en terminant les derniers préparatifs de sa toilette, elle se remémorait tous ces indices qu’elle avait notés récemment ; malgré tout, son grand amour aidant, l’espérance renaissait dans son cœur. Ne portait-elle pas cette robe blanche qu’il avait sollicitée ? Il ne sera pas aussi distant, il lui saura gré de cette toilette qu’elle a achetée pour lui, et pour lui seul, en se privant de quelque chose autre qu’elle désirait et dont elle devra faire le sacrifice. Deux nuits, elle a travaillé très tard, afin de terminer ce chef d’œuvre. Il ne vient pas la chercher chez elle, il en est souvent ainsi. Il l’attend en faisant les cent pas dans la rue Sainte-Catherine, non loin du théâtre Capitol. Sous les réverbères électriques les passants circulent nombreux, leur ombre démesurément allongée. Lucille avance lentement, admirant dans les vitrines des magasins sa robe toute blanche.

Tout à coup, elle se hâte radieuse vers Alexandre qu’elle vient d’apercevoir. Elle lui tend la main :

— Bonsoir, Alexandre.

Ce qu’il y a d’amour contenu, d’admiration dissimulée dans ces simples mots ! Le jeune homme ne remarque même pas la vie débordante, qui sourit dans les yeux animés par la joie de la rencontre, par le bonheur de faire plaisir.

Elle attend un compliment, un merci qui ne viennent pas. Une minute, Alexandre détaille sa toilette, il laisse percer son mécontentement :

— Pourquoi as-tu mis une robe blanche ?…

Son ton est involontairement sec et mordant.

— Parce que tu m’en avais priée, dit-elle, la gorge serrée.

Elle sentit une telle souffrance l’étreindre à l’énoncé de ces simples mots, qu’elle garda le silence afin de ne pas trahir sa peine. À quoi bon ?… Il avait des yeux pour ne pas voir. Et son cœur lui était fermé.

Alexandre avait demandé une robe blanche, comme il en aurait demandé une noire. Ce qu’il désirait, c’était de voir Lucille bien mise, de pouvoir la comparer à l’autre avec avantage. Il n’avait pas pensé ; elle non plus, que blonde, mais très pâle, le blanc ne la mettrait pas en valeur.

Bien que la jeune fille se fut efforcée de répondre sur un ton très naturel, il eut conscience par l’insistance qu’elle mettait à détourner les yeux dans la direction des passants, par le silence subit qui était tombé entre eux, de la blessure qu’il venait de lui infliger bien gratuitement. Il se mordit les lèvres, mécontent d’avoir fait souffrir sa jeune amie. Pouvait-il lui expliquer quelle raison l’avait amené à lui demander une toilette blanche ? Non autrefois c’eût été possible, pas aujourd’hui. Il réfléchit. Je l’ai obligée à faire un déboursé qu’elle n’avait pas prévu, je l’ai égoïstement condamnée à une plus grande somme de travail, elle méritait au moins un compliment sur sa toilette, il eut valu pour elle, plus que tous les efforts dépensés à me satisfaire. Au lieu de cela, je l’ai blessée. Quelle femme sera jamais indifférente à un tel reproche ? Surtout s’il sort de la bouche de celui qu’elle aime. Aussitôt, il voulut réparer sa maladresse. Il l’arrêta sous le reflet des quatre lumières d’un poteau d’ornementation.

— Laisse-moi voir cette robe blanche, Lucille, elle est belle, elle te va bien. Sais-tu ce que j’ai ressenti au premier moment, de la surprise de te voir en pâle, tu m’y as si peu habitué. Où avais-je l’idée de te poser cette question ? N’est-ce pas un peu ta faute ? Ne m’avais-tu pas annoncé une robe bleue ? Cette toilette te fait si différente. On m’a changé ma petite Cendrillon.

À son accent penaud, elle comprend aussitôt qu’il désire réparer sa gaucherie. Il accumule les mauvaises raisons, il sait si peu mentir. Aussi ne retient-elle pas un mot de ce plaidoyer, la misérable phrase tinte encore toute vibrante à son oreille : « Pourquoi as-tu mis une robe blanche ? » Et ce ton, ce ton de reproche, était-il assez éloquent.

Elle était plus pâle qu’à l’ordinaire, et n’articula pas une parole en réponse à cette diatribe. Il la prit par le bras, et doucement l’entraîna vers la salle de représentations. Plusieurs fois, il essaie d’engager la conversation ; mais ce soir, c’est elle qui est absente, et volontairement. Elle frissonne chaque fois que sa voix vient frapper son oreille pleine d’une seule parole, et répond par monosyllabes. Tandis que les scènes se déroulent sur l’écran, deux grosses larmes coulent le long de ses joues pâlies, et viennent rouler jusque sur ses mains croisées, sur la malheureuse robe blanche.

Il comprend qu’elle souffre encore à cause de lui, et il n’est pas méchant.

Il saisit la petite main encore humide du contact des larmes :

— Je n’ai pas voulu te faire de la peine, petite Luciole. Je n’ai pas pensé une minute les paroles que j’ai dites, regarde-moi et souris. Si tu savais comme il me fait mal de te voir souffrir par ma faute.

— Je n’ai pas de peine, Alexandre, ce sont ces lumières qui m’éblouissent.

Son sourire n’est qu’une petite chose bien misérable, sa voix est mal assurée, et pourtant elle se raidit, afin que d’autres gouttes de rosée ne viennent pas abondantes perler à ses paupières et démentir ses paroles.

Avant la fin de la représentation, elle supplie Alexandre de la reconduire.

— Es-tu malade Lucille ? il fallait me prévenir, je t’aurais épargné cette corvée.

— Non, ce n’est que l’effet de la température surchauffée. Il y a si peu d’air dans cette boîte.

Ils se dirigent vers la sortie, Alexandre soutenant la jeune fille :

— Nous allons prendre un taxi ?

— J’aimerais mieux pas, objecta Lucille.

— Alors, le tramway, chérie ?

Que n’aurait-il pas fait, en ce moment, pour ramener sur les lèvres de cette jeune fille dont il se savait aimé, un sourire confiant ? Cette figure figée faisait mal à voir.

— Si tu voulais, au contraire, Alexandre, nous marcherions tout doucement. C’est le manque d’air qui me suffoque ce soir, une marche sous les étoiles me fera du bien.

Elle ne voulait pas paraître le fuir. Toutes ces petites combinaisons bien échafaudées étaient inutiles. Alexandre avait compris tout ce qui se passait dans le cœur de sa petite amie, mais puisqu’elle ne voulait rien avouer, il ferait mine d’être dupe. Elle avait tort. Ce soir, que lui aurait-il refusé ? Il était ému par les larmes qu’il avait fait couler, ému par l’amour qui dans son cœur naissait pour une autre, et il aurait peut-être prononcé des paroles sur lesquelles il n’aurait pu revenir.

Il prit son coude et lentement, ils cheminèrent l’un à côté de l’autre en silence. Lucille sentait sa poitrine trop oppressée. Alexandre, marri de son manque de délicatesse, de politesse même, découragé par la froideur voulue de Lucille, ne savait plus comment réparer.

Quand elle lui souhaita le bonsoir, dans la petite rue déserte, sa voix était encore toute tremblante des larmes qu’elle avait si vaillamment refoulées.

À ce moment, Alexandre aurait voulu dire à Lucille :

— Je t’aime, je t’aime, Lucille, ne sois plus malheureuse.

Avant qu’il en eût le temps, la porte se referma sur la jeune fille qui aspirait ardemment à la solitude.

Alexandre resta quelques minutes indécis sur le trottoir. Mais sonner, demander Lucille eut paru bizarre. Il se décida à s’éloigner.

Aussitôt entrée dans sa chambre simple et proprette, Lucille, la petite Luciole blessée, enlève sa robe, cette malheureuse robe, qui lui a valu deux sacrifices et apporté un gros chagrin. Elle se laisse choir sur une chaise, et, sans contrainte, laisse couler ces larmes qui l’étouffent. Et ce soir, en jeune fille pratique, elle conclut qu’il est inutile de vouloir lutter avec cette autre femme qui lui a pris l’amour d’Alexandre. Qui est-elle, elle l’ignore, mais son instinct féminin lui a découvert une rivale, une rivale qui lui est supérieure. Comme la vie lui paraît sombre ! Tous les jours, enfermée dans cet atelier, tous les jours être en contact avec des personnes, dont plusieurs n’ont pas sa délicatesse et la font souffrir. Cette petite fleur bleue de l’affection d’Alexandre, lui permettait de trouver faciles les sacrifices, parce qu’elle avait l’espérance, un jour de fuir ce milieu. Quand ? elle n’en savait rien, mais elle pouvait lutter, peiner, elle s’acheminait vaillamment vers ce point brillant de son avenir. En une minute, elle venait de perdre toutes ses illusions. Le choc était très dur, sans sa piété profonde et vraie, elle serait glissée vers le désespoir. Après avoir soulagé son cœur, elle sécha ses larmes, bassina son visage d’eau froide pour effacer la trace de ce grand chagrin, et devant sa glace, s’essaya à sourire. Le lendemain, au travail, on ne devait rien deviner de sa vie privée et de ses ennuis.

Pendant une quinzaine, elle n’eut plus de nouvelles d’Alexandre et sa fierté lui défendait d’appeler le jeune homme. Elle s’efforçait de se persuader que tout était bien fini, mais, au fond, elle gardait malgré elle un rayon d’espoir.

Sans préméditation, il est retourné au grand magasin. Il passait devant la porte un après-midi bien chaud, son cœur battit plus fort, il ne put résister au désir de la revoir. Pourquoi cette démarche ? Combien il sent l’impossibilité de la voir attacher quelqu’importance à sa personne. Il est jeune, il est beau garçon, il a une position qui pour Lucille peut sembler le summum du bien-être. Mais pour cette femme… une femme si belle ne peut avoir des goûts simples, il lui faudra de l’argent, beaucoup d’argent. Paraître, briller, être la première partout. Peut-il y avoir pour elle un autre idéal ? Tout en se tenant ce raisonnement, il franchit l’entrée, et de nouveau il ne sent plus en lui, qu’un grand flot de tendresse qui submerge toutes ses craintes. Il s’approche, elle sourit, involontairement il baisse les yeux pour lui adresser la parole, comme s’il était incapable de supporter l’éclat des prunelles bleues lumineuses. La chaleur donne à ses joues une couleur plus vive, son regard est brillant. Il commande le même parfum que la première fois. Puisqu’il lui plaît, peut-il en choisir un autre ? Mais il ne s’éloigne pas tout de suite. Les clients sont peu nombreux par cet après-midi torride. Les citadins ont fui vers les plages environnantes, ceux qui forcément sont demeurés à la ville, n’ont pas eu le courage d’affronter la rue par cette chaleur de 90° degrés. Les quelques jeunes filles inoccupées qui auraient pu suivre leur conversation, étaient nonchalamment abandonnées sur leurs bancs. N’en avaient-elles pas assez d’être enfermées là ? Que leur importaient les paroles échangées entre la « Belle » comme elles l’appelaient, non sans envie, et ce jeune homme inconnu ?

Il appuya ses coudes au comptoir, elle se rejette un peu en arrière, et bientôt elle s’éloigne pour empaqueter le parfum, elle revient et lui présente le paquet ; il le saisit et le dépose aussitôt devant lui. Une seconde il la regarde intensément et articule surpris lui-même de son audace :

— Vous vous appelez Rose ou Blanche ?

Elle sourit amusée et finit par lui répondre :

— Laure.

Il répète à mi-voix, Laure. C’est bien trouvé, continue-t-il, mais vous écrirez LAURE.

De nouveau, elle sourit en signe d’assentiment et deux fossettes se creusent dans ses joues blanches et roses qui sont encore plus d’une enfant que d’une jeune fille.

Comme elle ne paraissait pas se formaliser de son interrogatoire, il eut la témérité d’ajouter :

— Laure ?

— Laure Lavoise.

Et un petit tremblement de ses cils avait suivi cette réponse.

— Ne me trouvez-vous pas bien mal élevé, dit-il en guise d’excuse ?

— Vous n’êtes pas le seul à m’avoir posé ces mêmes questions, dit-elle sans s’émouvoir.

Il fut désagréablement surpris du ton dont elle disait cela. Quelle indifférence ! Encouragé, bien qu’elle ne parut pas intéressée, elle ne l’avait pas non plus repoussé. Avait-elle réclamé la moindre information sur sa personnalité ? Non, et elle ne désirait rien savoir non plus. Elle lui répondait comme aux autres curieux, parce que clients de la maison, elle leur devait du matin au soir, sa politesse.

— Vos parents demeurent-ils à Montréal ?

— Non, avait-elle ajouté, en hésitant sans savoir pourquoi.

Avait-elle des parents, elle qui n’avait qu’une mère ? Une mère qu’elle connaissait si peu, une mère qui ne l’avait jamais gardée près d’elle.

Il ne perçut pas le trouble subit de la jeune fille, il était trop occupé de lui-même, puis il n’osait même plus la regarder ; distraitement, son regard était fixé sur les montres remplies de bouteilles, de boites si diverses.

Il ajouta entre haut et bas, absolument comme s’il eut réfléchi tout haut :

— Comme moi, mes parents sont bien loin.

Puis une cliente se présenta toute vaporeuse dans une toilette de mousseline blanche très souple, sur laquelle s’enlevaient des roses d’un ton pâle. Elle venait de descendre d’une superbe Packard grise, qu’Alexandre put admirer en quittant le magasin.

Il comprit que Laure s’éloignait et qu’il n’avait plus qu’une chose à faire pour cet aujourd’hui, la laisser ; il la salua et elle inclina légèrement la tête en réponse.

Il était déjà loin dans la rue, perdu au milieu des indifférents, ou discutant ailleurs les conditions d’une vente, quand elle s’avisa de voir qu’il avait oublié son achat. Elle songea, non sans un petit plaisir d’orgueil qu’il l’avait peut-être fait, avec l’intention d’avoir un prétexte de revenir causer avec elle. Elle mit donc le paquet de côté, certaine qu’un jour ou l’autre il viendrait le réclamer.

Une longue semaine s’écoula sans qu’elle ne le revit. Plusieurs fois il avait été sur le point d’entrer en passant, mais toujours, un réflexe de son subconscient dont il ne concevait pas tout le bien fondé lui criait : « arrière, tu cours à une aventure. » Pourtant aujourd’hui, il n’a pas su résister.

— Bonjour, Mademoiselle Lavoise. Vous allez bien ?

— Merci Monsieur, répond-elle sans empressement. Vous venez réclamer votre parfum.

Elle se détourne, entr’ouvre un tiroir, revient.

— Le voici.

Elle lui tend le paquet recouvert de papier vert.

— J’en étais venue à croire, que vous pensiez l’avoir perdu.

Elle sourit et malgré elle ses yeux se fixent interrogateurs.

Il regarda simultanément et la jeune fille et le paquet. À son tour il sourit amusé :

— J’avais complètement oublié cette emplette.

Puis changeant de ton :

— Mademoiselle Lavoise, l’autre jour je vous ai fait subir un véritable interrogatoire, vous avez été soit trop indifférente, soit trop gênée pour me rendre le réciproque, aujourd’hui je me présente : Alexandre Daubourge. Mes parents demeurent quelque part dans le comté de Kamouraska, cela ne peut vous intéresser, probablement vous ne connaissez pas du tout cette partie du pays, en vraie montréalaise.

— Au contraire, maman demeure aussi dans cette partie de la province de Québec : à Sainte-Hélène de Kamouraska.

Mais pourquoi ne lui dit-elle pas qu’elle n’y était jamais allée, cette impulsion avait été irraisonnée. Lui dire cela. Puis il aurait demandé : « Pourquoi » et qu’aurait-elle pu répondre.

Elle regrettait déjà d’en avoir tant dit. S’il allait poursuivre son investigation dans sa vie privée ? Eut-il conscience de l’embarras subit de la jeune fille ? En tout cas il ne posa aucune question indiscrète.

— Et vous logez, Mademoiselle ?

— À l’« Ave Maria », répondit-elle très calme, cette fois.

C’était peu, c’était beaucoup, c’était assez. L’endroit où elle demeurait était parfait, elle était donc une honnête fille. Il se préparait à s’éloigner, elle lui fit doucement remarquer :

— N’oubliez pas une seconde fois que vous avez acheté du parfum.

Elle prit la boîte sur le comptoir et la lui tendit.

Sans avancer la main, il dit :

— Acceptez en souvenir d’Alexandre Daubourge.

— Non, merci, dit-elle en rougissant.

— En remerciement de tous les renseignements que vous avez mis tant de bonne grâce à me fournir.

— Non merci, je ne puis.

— En souvenir d’un « pays ».

Elle déposa le paquet et dit en inclinant la tête pour lui signifier son congé :

— Comme vous le voulez, Monsieur.

Pouvait-elle dire qu’elle ne lui était pas une payse après lui avoir fait connaître que sa mère demeurait non loin de ses parents à lui ; quelques villages de distance, si peu de chose, mais elle… elle qui n’était jamais allée là-bas, n’était-elle pas une montréalaise ?…

Et tandis qu’elle répondait aux autres clients tout cet après-midi, elle se demandait, non sans angoisse : « Qui suis-je ? »

***

Laure Lavoise et Alexandre Daubourge sont devenus les meilleurs amis du monde. Comment cela s’est-il fait ? petit à petit, le jeune homme s’est imposé. Laure a fini par comprendre qu’il est sérieux, qu’il l’aime vraiment et qu’il est digne d’elle. Depuis leur sommaire présentation, ils n’ont plus échangé un mot sur le compte de leurs parents. Laure ne sait rien ou presque rien de sa mère, elle ne l’a vue qu’une fois l’an depuis son enfance, jamais davantage. Ses mères à elle, ce sont les bonnes religieuses qui l’ont élevée. Elle n’en parle jamais à Alexandre. Quel intérêt y porterait-il ? un homme… des religieuses… De son côté, le jeune homme, à voir la beauté resplendissante de Laure, s’est imaginé que ses parents sont des demi dieux, et il n’ose pas l’entretenir de sa famille. Son père, un cultivateur sans instruction, sa mère chargée d’une famille de dix enfants et qui sait à peine lire, comme ils feraient triste figure auprès de la ravissante Laure. Ce n’est pas que le jeune homme dédaigne ses parents ; au contraire, ce sont de braves gens auxquels il se sent fortement attaché, mais les sujets de conversation ne manquent pas entre eux. Les heures qu’ils passent en tête à tête dans le grand salon du Foyer, les soirées pendant lesquelles ils entendent un concert, ils vont au cinéma ou à une conférence, leur paraissent toujours trop courtes. C’est l’hiver et les occasions ne manquent pas d’occuper agréablement les heures de la veillée. Alexandre est de plus en plus surpris du sérieux de la jeune fille, comme elle vibre à l’énoncé d’une parole patriotique, d’un sentiment élevé.

L’autre soir, ils se dirigeaient vers Notre Dame pour entendre un prédicateur en renom. Ils croisent Lucille au bénitier, elle sortait du temple. Alexandre ne peut éviter de la saluer et de lui présenter l’eau bénite. Elle est devenue toute pâle et ses doigts ont tremblé en touchant ceux du jeune homme. Sur le coup, il fut un peu saisi, mais il l’oublia vite sous le charme de la parole ardente du prêtre ; et n’était-il pas en compagnie de Laure ? de Laure qui en s’avançant aux premières rangées à ses côtés, avait attiré l’attention de la nombreuse assistance.

Il n’en fut pas de même de Lucille. Aussitôt qu’ils se furent placés, elle retourna sur ses pas et vint s’agenouiller quelques bancs derrière eux. Elle ne pouvait détourner ses regards de Laure. Elle portait un manteau en rat musqué, une toque de velours brun, d’où s’échappaient légers et flous des cheveux plus dorés que les blés murs. Elle établissait mentalement un parallèle entre sa petite personne trop mince, fagotée d’un manteau d’étoffe bleue, dont la couleur était passée par deux longs hivers de service. Ses cheveux, c’était de la filasse comparés à la toison lumineuse qu’elle devinait sous le minuscule chapeau. Son impression de rivale, et d’impossibilité de lutte se précisa en une image tangible. Elle n’entendit pas un mot du sermon et ne pensa même pas en avoir du remords, il n’y avait place en ce moment dans son cœur que pour la souffrance mortelle qui le pressurait ; au moment du salut du Très Saint Sacrement, elle s’agenouilla, mit sa tête dans ses deux mains, et pleura silencieusement. Quand Laure et Alexandre redescendirent la grande nef pour gagner la porte de sortie, elle était toujours abîmée dans sa douleur.

Aussitôt dans la rue, Laure s’informa :

— Vous connaissez cette personne qui pleurait de si profonds sanglots, ses épaules en étaient soulevées, vous l’avez saluée en pénétrant dans l’église. Ne pouvons-nous rien pour soulager sa peine ? Pensez-vous ?

— Merci Laure, merci de votre bonne intention à l’égard de mon amie Lucille, mais nous ne pouvons rien pour elle en ce moment, parce qu’elle sanglote de vous voir avec moi.

Et un voile de tristesse couvrit une minute la figure du jeune homme.

— Vous la voyez encore ? questionna-t-elle sans arrière pensée.

— Non, pas ces dernières semaines, parce que je ne puis le faire sans la meurtrir.

— Avez-vous été fiancés ?

— Non, pas précisément dans le sens de ce mot. Cependant, si vous ne vous étiez pas trouvée un jour sur mon chemin, je crois qu’elle serait devenue ma femme. Nous n’avons jamais échangé de serments, nous ne nous sommes jamais permis de parler d’amour, mais elle me portait un attachement très profond. De mon côté, j’avais appris à apprécier sa bonté, sa douceur, sa vaillance. Mais chérie, dit-il, en lui prenant le bras, pensons à nous, à notre bonheur.

L’égoïsme reprenait le dessus. Il avait bien voulu rendre justice à la valeur morale de la jeune fille, mais de là, à lui laisser gâcher son bonheur présent il y avait un abîme, l’abîme de son égoïsme d’homme heureux.

Laure acquiesça par un oui peu convaincu, et resta pensive toute cette soirée.

Son bonheur personnel faisait verser des larmes bien amères à une jeune fille qui certes, ne l’avait pas mérité, puisque celui même qui la délaissait, était forcé de rendre hommage à ses qualités.

Comme Alexandre la suppliait d’être gaie pour lui.

— Je ne le puis, soupira-t-elle. Oh ! les larmes de cette jeune fille dont je suis cause ne peuvent que me porter malheur !

— Allons, souriez Laure. J’irai voir Lucille demain, je serai bon pour elle ; plus tard, quand elle sera un peu guérie de mon amour, je lui présenterai l’un de mes amis qui est digne d’elle. Cela vous console, dites.

Elle sourit parce qu’elle était jeune, et qu’elle désirait être agréable à son ami ; pourtant elle sentait sur son cœur le poids de toutes ces larmes que la pauvre enfant avaient versées ce soir.

C’est la veille de Noël. Alexandre a décidé d’appeler Lucille. Laure ne peut sortir avec lui ; elle sera au comptoir toute la soirée, ensuite elle aura bien gagné des heures de repos.

— Lucille, c’est Alexandre qui parle. Comment vas-tu ma petite Luciole ?

— Bien, je te remercie.

— Veux-tu que nous sortions ensemble ?

Pourquoi eut-elle la lâcheté de dire : « oui. » Simplement, parce qu’elle espérait qu’il se fut brouillé avec la jolie poupée qui l’accompagnait l’autre soir. Pourquoi pas ? Cette tête trop belle ne devait pas contenir une forte quantité de tendresse, la coquetterie et l’orgueil devaient aussi y tenir une bien grande place.

Elle resta un long moment devant son miroir. Elle se servit pour la première fois de rouge, elle en mit un soupçon à ses joues, un rien de carmin à ses lèvres. Il devait venir la prendre à sa pension.

Son coup de sonnette la fit sursauter. La vieille dame, chez qui elle logeait, vint frapper à la porte de sa chambre :

— Mademoiselle Prévoust, vous êtes demandée au salon.

Son cœur battait à grands coups. Si Alexandre lui revenait pour tout de bon.

Elle se précipita en coup de vent dans l’escalier, et se présenta dans la porte du salon la main tendue :

— Comme je suis heureuse de te revoir, Alexandre. Comme tu t’es fait rare ces derniers temps ?

Il prit la petite main qui était glacée, la pressa sans chaleur.

Tout l’enthousiasme de la jeune fille tomba du même coup. Elle sentit par un réflexe inexplicable que son imagination l’avait trompée, qu’il ne lui revenait pas comme elle avait osé l’espérer. Elle comprit que son cœur était tout plein de l’autre, qu’il n’avait pas de regard pour constater, découvrir qu’elle s’était faite belle pour lui ; mais alors, pourquoi avait-il réclamé cette soirée ? Elle mit ses gants, en se demandant si elle ne devait pas prétexter une migraine. Partir en sa compagnie dans les dispositions où il se trouvait, c’était aller vers un martyr moral. Toute sa volonté se tendit, je ne lui donnerai pas le spectacle de mes larmes, je lui cacherai ma peine… Dans le moment d’heureuse ivresse qu’il vit, il ne comprendrait pas, sa vie est devenue un rêve délicieux.

Il ouvre la porte, s’efface pour la laisser passer, elle suit docilement la route qu’il choisit. Après un quart d’heure de marche silencieuse, il questionne :

— Où veux-tu que nous allions, Lucille ?

— Où tu voudras, que m’importe.

En effet, que lui importait cette parade dans les grandes rues de la ville avec ce jeune homme qui ne devait plus lui être rien. Que pouvait-elle ? le ramener à elle. Impossible. Rendre la « Beauté » de l’autre soir jalouse ? On me dépeindra, que pourra-t-elle en déduire ? Que je suis une parente pauvre, une amie très ancienne, qu’Alexandre chaperonne par bonté, mais lui porter ombrage ?… Et cette pensée de la charité qu’il lui fait, de cette miette d’amour qu’il lui sert, lui est insupportable.

Ils longeaient la rue Sainte-Catherine, ils passèrent devant le grand magasin à rayons. Lucille ignorait que sa rivale fut là derrière un comptoir, qu’elle pouvait la voir passer en compagnie d’Alexandre ; le jeune homme lui, le savait, mais il était si sûr de lui. Que pouvait en dire Laure ? Ne l’avait-il pas prévenue qu’il sortirait avec Lucille, la petite personne insignifiante qu’elle avait vue l’autre soir.

Ils entrèrent au restaurant, il prit place en face d’elle.

— Que veux-tu que je te fasse servir ?

— Ce que tu prendras.

Elle était plus que jamais passive, sans aucune volonté. Ses traits pâlis avaient pourtant gagné au peu de rouge qui les avivaient, sa bouche petite paraissait une belle cerise. Alexandre assis en face d’elle ne la voyait toujours pas. Alors à quoi avaient servi tous ces frais ?

Elle mange du bout des dents, prend un temps infini à siroter son café. Elle avait un coude posé sur le marbre de la table, son manteau était rejeté en arrière.

— Enlève-le donc, proposa Alexandre.

— Non merci, je préfère le garder.

Il n’insista pas.

— Lucille, dit-il tout à coup sans préambule, je ne veux pas te faire un mystère de mes relations avec Laure Lavoise.

Lucille répéta pensive : « Laure Lavoise ».

Comme le nom de famille semblait peu convenir à la belle jeune fille qu’elle avait admirée l’autre jour, toutefois le prénom allait bien. Et l’autre, est-ce qu’on le choisit ? Elle, n’avait-elle pas rêvé devenir Madame Daubourge ? Et maintenant, que serait-elle Madame n’importe qui, ou Madame rien du tout ; c’est-à-dire toujours Mademoiselle Prévoust.

Elle avait retiré son coude, la table était trop froide et la glaçait, elle tenait ses deux mains crispées à l’étoffe rude de sa jupe.

Alexandre continua impitoyable :

— Comment la trouves-tu ?

— Belle, trop belle…

Et un flot de sang empourpra ses joues.

— Trop belle, Que veux-tu dire ? Laure est aussi bonne, aussi pure que belle.

— Je n’en doute pas, acheva Lucille. Oublie ce que je viens de te dire, tu croirais que je suis jalouse. Tu le sais, ces choses là se devinent facilement, je t’aimais. À quoi bon vouloir te le cacher ? Maintenant que j’ai vu ta belle payse, je comprends que tu n’as jamais pu m’aimer. Si par hasard, ce que je ne suis pas assez méchante pour te souhaiter, elle te délaissait un jour ; si tu avais besoin d’un cœur assez grand pour te consoler : souviens-toi de Lucille Prévoust.

— Tu ne pouvais mieux deviner, ma petite Lucille, Laure est ma payse. Pourtant quand tu as commencé de la jalouser, elle n’était pas encore apparue dans ma vie. Ma payse, mais je ne l’ai connue qu’ici. Comment se fait-il ? je ne me l’explique pas moi-même, que je puisse être passé tout près de cette enfant jolie sans l’avoir remarquée. Et encore, quand un garçon a quinze ou seize ans, il ne pense qu’à se faire un avenir, à devenir quelqu’un, avant de songer à attirer les regards, à éveiller l’amour. Lucille, je te remercie de ton offre généreuse, mais j’espère bien que Laure ne me forcera jamais à quémander la pitié de la consolation. J’ai l’espérance qu’avant longtemps, nous serons fiancés.

Lucille sentait ses jambes flageolantes, heureusement elle était assise. Elle maîtrisa son émotion avant de dire :

— Je n’ose te demander de me la présenter. Elle pourrait trouver cette démarche déplacée, puis elle dédaignerait ma chétive personne.

— Oh non, Lucille, tu te trompes, tu ne connais pas Laure et son bon cœur. Elle serait heureuse de te connaître, elle serait gentille avec toi, n’en doute pas.

De nouveau il se mit à chanter les louanges de l’absente.

Lucille écoutait, ou plutôt non ; elle ne voulait plus entendre, elle avait trop mal. Son cœur n’était plus qu’une loque dans sa poitrine. Mais pourquoi ? pourquoi ? Alexandre était-il si inhumain ? Ne lui avait-elle pas avoué qu’elle l’aimait ? Sans la voir, sans comprendre, il allait toujours, sans songer qu’il faisait souffrir atrocement. Pour faire taire ses remords, il s’était persuadé peu à peu que Lucille devait être guérie ; l’autre soir, elle a pleuré, se rappelait-il, mais c’était l’effet de la surprise. Ce soir, elle semble si indifférente, et pour se consoler de n’être pas avec Laure, il en parlait jusqu’à être cruel. Et Lucille était une personne si sage, si réservée, elle n’avait certainement pour lui qu’un amour tout platonique ; en cela surtout il se trompait. Lucille Prévoust était de celles qui n’extériorisent pas leurs sentiments, mais qui les cachent profondément dans leurs cœurs, ils y prennent des racines gigantesques et ne meurent qu’avec elles.

Quand à dix heures et demie ils se levèrent de table, Alexandre proposa à Lucille de la reconduire à sa pension.

— Non merci, si tu veux bien, accompagne-moi jusqu’à l’église, je désire entendre la messe de minuit à Saint-Jacques ; tu pourras m’y laisser, après l’office les fidèles sont si nombreux, que je ne serai nullement en danger pour regagner ma chambre.

Agenouillée au milieu de la foule anonyme, elle déversa devant Dieu la grande douleur qui submergeait son âme. Les cantiques de Noël au lieu d’éveiller des sentiments de joie en elle, comme les années passées, ne firent qu’aviver sa souffrance.

Elle ne lui avait pas tendu la main à la porte de l’église, et n’avait articulé qu’un faible au revoir en réponse au sien qui se faisait enthousiaste : il allait rencontrer Laure qui laissait son travail.

Il attendit quelques minutes sur le trottoir ; enfin elle surgit au milieu des autres commises. Il héla un taxi. En peu de temps le véhicule s’arrêtait sur la rue Saint-Hubert devant la façade de l’« Ave Maria. »

— Dormez bien, demain, votre journée sera à moi.

Elle avait souri pour toute réponse.

Pendant ce temps Lucille se rappelait les différents incidents de la soirée. Pourquoi lui avait-elle dit qu’elle l’aimait ? Insensée, il n’avait même pas entendu. Pourtant, à son insu, tout son cœur avait été mis à nu en cette minute ; si seulement Alexandre avait eu des yeux pour quelqu’un autre que Laure. Elle voudrait être généreuse, ne pas en vouloir à cette jeune fille trop belle, du bout des lèvres elle répète : « Mon Dieu qu’ils soient heureux. » Mais dans le fond de son cœur un orage gronde qui mugit : « C’est trop dur. »

Après la messe, elle a regagné son logis dans la rue étroite, sa chambre dans la petite maison bourgeoise de si modeste apparence. Le sommeil n’a pas voulu venir, et elle s’est promis en buvant son maigre café au lait le lendemain matin, de les éviter et l’un et l’autre.

Le soleil darde des rayons froids malgré leurs feux, à cette époque, le soleil est si loin de la terre. Alexandre, un paquet à la main marche vite, sur la neige qui craque, signe que la température est au-dessous de zéro. Midi moins cinq, il sonne à la porte de l’« Ave Maria. »

— Mademoiselle Lavoise, demande-t-il.

La porte s’ouvre devant lui, il pénètre dans la vaste salle dont une grande table occupe le centre, des chaises le long des murs, quelques fauteuils, dans un coin, un piano sur lequel l’une des pensionnaires de l’établissement saccadait une valse. Il le connaissait bien ce salon sans marque personnelle, ce salon de tout le monde, pour recevoir tout le monde. Aujourd’hui il lui paraît bien triste, et il se dit : Si Laure veut bien, nous fonderons bientôt un foyer à nous, et nous aurons des meubles à nous, un salon qui portera les traces de notre goût. Il en était là de ses réflexions, quand la porte, poussée du dehors, laissa passer la fine silhouette de la jeune fille, il s’avança, la main tendue :

— Bonjour Laure, vous avez bien dormi. Nous allons dîner en ville si vous n’avez pas d’objection.

En même temps il lui tendait la boite de chocolat achetée à son intention.

Elle avait son manteau de fourrure, son petit chapeau brun, ses boucles folles ; sous son manteau, une robe de crêpe bleu pâle.

Elle grimpa les escaliers en vitesse, déposa son livre de prières sur l’unique meuble de sa chambre et redescendit toute rosée de la course.

Ils se placèrent au restaurant dans un endroit très en vue, c’était Alexandre qui avait choisi. Il voulait surtout que la beauté de sa compagne fut admirée.

De son petit doigt fuselé qui était encore celui d’une enfant, elle indiquait sur le menu ce qu’elle préférait et Alexandre inconsciemment commandait la même chose. Il s’aperçut, tout à coup, que le serveur venait de déposer devant lui une assiette sur laquelle il y avait de la dinde.

Elle eut l’intuition de sa contrariété :

— On ne vous a pas servi ce que vous aviez demandé ?

— Plutôt je crois avoir commandé quelque chose que je n’aime pas manger.

Ils rirent tous deux de bon cœur.

Si Lucille eut été dissimulée dans quelque coin, elle aurait pu leur chanter :

« Ah ! mon Dieu, ce qu’on est bête quand on est amoureux, »

« Elle n’était ni blonde ni brune, elle n’avait pas de cheveux. »

Laure ignorait ce refrain et pour cause, élevée dans un couvent, que pouvait-elle savoir des saveurs des vieilles chansons, des vieilles mœurs, des vieilles gens de chez nous ?

Alexandre l’avait peut-être entendu chanter, une fois ou l’autre dans son enfance, au cours des réunions de famille, par une vieille tante au chef branlant. Pour le moment il ne songeait qu’à Laure.

Pendant ce repas, Laure et Alexandre rirent beaucoup plus qu’ils ne mangèrent. Pourquoi tout leur semblait-il si drôle ? Pourquoi étaient-ils si gais sans cause ?

Lui, était loin de sa famille, elle Laure, n’avait pas reçu une lettre de sa mère, puisqu’elle ne savait pas écrire, la pauvre femme. Ils étaient heureux, débordants de joie, parce qu’ils se suffisaient à eux-mêmes. Elle et lui, lui et elle, que pouvaient-ils demander de mieux ? C’était leur univers.

Alexandre prit occasion de la belle humeur de Laure, de la grandeur de la solennité du jour pour demander à la jeune fille de devenir sa femme.

Ils marchaient depuis quelques minutes en silence, Alexandre se penchant vers sa compagne eut l’audace de dire :

— Laure, regardez comme il fait beau. Laure, à quoi pensez-vous ?

Elle avait rougi, son ton était si changé, et sans attendre sa réponse, il avait ajouté :

— Moi, je pense que je voudrais vous voir accepter bientôt de partager ma vie ?

Laure ne paraissait pas très surprise, mais un peu émue. Elle le fut davantage quand il continua :

— Laure, nous n’avons pratiquement pas de famille, puisque nos parents sont si éloignés. Pourquoi retarder la minute de mon bonheur ? Nous vivons en dehors du monde, en dehors des conventions mondaines à cause de notre solitude réciproque. Laure, je vous en supplie, sous ce beau ciel bleu, par cette belle journée de fête, promettez-moi votre amour ?

Elle s’était presqu’arrêtée. Une foule de sensations diverses s’élevaient en elle. Désir de faire plaisir et de dire tout de suite : « Oui, Alexandre, je suis heureuse de vous donner ma main », vague sensation de frayeur à la vue de l’abîme d’inconnu qui s’ouvrait devant elle, elle frissonne d’un long frisson.

Alexandre s’était rapproché, il avait pris son bras et le passait sous le sien :

— Dites, Laure, que vous avez confiance en moi, que vous n’avez pas peur de l’avenir que je saurai vous faire ?

Ce n’était pas le jeune homme qui lui inspirait la crainte. Cette impression de frayeur était celle d’une âme toute jeune, toute neuve, qui ne sait rien de la vie, et qui voit défiler devant elle toute une série d’inconnus qu’elle ne peut résoudre par une équation algébrique. Elle revoyait les religieuses, et entendait encore résonner à ses oreilles leurs recommandations : « Ne prenez jamais une résolution grave sans avoir pris conseil. Vous pourriez regretter toute votre vie une légèreté d’un moment, qui comporte parfois des suites funestes irréparables. » Elle sentait son cœur bondir dans sa poitrine, tandis qu’Alexandre, sans deviner les vraies raisons de l’émotion de la jeune fille, continuait pressant :

— Ma Laure aimée, dites que vous voulez bien.

Elle déganta sa main droite et lui tendit sa menotte toute chaude, il la pressa dans sa forte main.

— Alors, c’est oui, dit-il, nous irons ainsi tout le long de la vie, la main dans la main.

— C’est oui, affirma-t-elle dans un souffle.

Puis un sentiment de remords submergea dans l’âme de Laure, la joie de ses fiançailles. N’avait-elle pas été légère, imprudente ! Que savait-elle d’Alexandre Daubourge ? Ce que leurs relations si neuves lui avaient découvert, ce qu’il avait bien voulu lui dire.

Mais à vingt ans, quand l’avenir est plein de promesses, que l’amour chante au cœur sa chanson grisante, on ne saurait être longtemps malheureux, surtout si la raison n’a que des craintes chimériques à opposer à la valeur des faits présents.

Ils terminèrent ensemble dans le grand salon de l’Ave Maria cette journée de leurs fiançailles.

En partant Alexandre dit, avec le besoin évident d’être entendu :

— Au revoir, ma petite fiancée.

Quand Laure réapparut dans la pièce, afin de constater, avant de gagner sa solitude, qu’elle n’y avait rien laissé, elle entendit chuchoter : « ils sont fiancés. Sais-tu qui il est ? »

Pourquoi cette simple parole de curiosité vint-elle réveiller la souffrance, et la crainte, dans l’âme de Laure ? Elle n’aurait su le préciser. Était-ce seulement parce que, cette même question lui eut-elle été posée, elle n’aurait pu répondre que ces mots : Alexandre Daubourge, elle ne savait rien de plus. Était-ce au contraire un pressentiment qui montait de son moi intime ? Elle n’aurait pu le dire.

Elle gravit lentement les escaliers, pénétra dans sa chambre et ferma la porte à clef.

Elle n’avait qu’un minuscule miroir, tout comme au temps de son pensionnat, elle s’y regarda avec curiosité en répétant avec l’intention de se convaincre : « je suis fiancée. » Puis, elle se trouva si semblable aux jours précédents, qu’elle douta une minute du pouvoir magique de ce mot : fiancée.

Ce ne fut que très tard dans la nuit qu’elle put trouver le sommeil. Elle bâtit inlassablement de magnifiques châteaux en Espagne, dont Alexandre était le roi et elle la reine, mais dans son subconscient, flottait une vague de crainte irraisonnée au milieu des blancs nuages d’hyménée.

Quelques jours plus tard, il ne lui était plus permis d’en douter. Alexandre avait passé à son doigt un anneau d’or blanc surmonté d’un diamant. Elle n’avait pas encore écrit à sa mère pour lui annoncer la grande nouvelle. Sa mère, mais c’était pour elle presqu’une étrangère, et cette circonstance explique le peu d’empressement qu’elle mit à faire savoir le fait accompli. D’abord, elle ne pouvait qu’en être heureuse, elle n’aurait plus à lui envoyer de l’argent comme elle le faisait à intervalles réguliers. Des idées tourbillonnaient dans sa tête : maman, est-elle riche ? que fait-elle ? Je n’ai jamais pu le savoir. Ces malheureux points d’interrogation les avait-elle remués dans sa cervelle, depuis que son intelligence grande ouverte, lui avait découvert des horizons insoupçonnés de son enfance. Et elle se rappelait. Quand j’étais petite, et que je faisais de nombreuses demandes, elle me répondait invariablement :

— Les enfants ne doivent jamais questionner leurs parents.

Et ces enseignements complétaient ceux des dames religieuses. Pour un temps, je me gardais de récidiver. Plus tard, quand j’eus grandi et qu’elle n’osait plus articuler les mêmes paroles de crainte que je ne dise : « j’ai le droit de savoir, » elle se faisait câline et répétait : « embrasse-moi, aime-moi bien, » et des larmes montaient à ses yeux.

Devant ce chagrin prêt à éclater, je n’osais insister. Tout ce que j’ai pu apprendre, c’est que mon père est mort avant que je ne vienne au monde, et que maman a été tout pour moi. Tout et rien, je la connais si peu. En réalité, qu’est mon attachement, mon amour pour ma mère ? Des sensations imaginatives.

Elle se perdait en longues rêveries, et remettait au lendemain le devoir d’écrire.

Alexandre avait annoncé ses fiançailles à son père, sans faire connaître le nom de l’élue. Vous ne la connaissez pas, disait-il, nous avons de longs mois devant nous avant l’époque du mariage. Ce printemps ou cet été, je m’arrangerai pour vous l’amener ; je ne doute pas une minute qu’elle vous plaise. Quelque temps après, il avait même envoyé une photographie de la jeune fille. Il était si sûr que sa beauté plaiderait en partie sa cause. Il reçut enfin une réponse à ses deux lettres, elle contenait des reproches, il n’en était pas surpris. Il avait bien imaginé que le chef de la famille ne serait pas satisfait qu’il eut tout décidé seul. N’aurait-il pas pu demander un conseil pour la forme ? Il n’avait pas eu le temps, ayant devancé le moment qu’il s’était choisi à l’avance pour parler à Laure. Comme Lucille, ses parents étaient effrayés de la trop grande beauté de celle qu’il avait choisie pour devenir sa femme.

Cette lettre, Alexandre l’avait mise dans la poche intérieure de son veston, et il n’y pensait qu’aux moments où il était seul dans sa chambre de célibataire.

Quand ils étaient ensemble, ils jouissaient sans arrière pensée. Leurs parents, ils étaient si loin, si loin…

L’autre soir, ils sont sortis tous deux, ils sont allés au cinéma ; et par inadvertance, ils se sont placés à côté de Lucille, de Lucille seule et morose, venue là avec l’espoir de trouver un peu de soulagement à sa tristesse, dans un divertissement passager.

Alexandre n’a pu se dérober, il a présenter l’une à l’autre les jeunes filles. Comme il l’avait prévu, Laure se montra très gentille à l’égard de Lucille, elle s’enquit de son adresse :

— J’irai vous faire une visite un de ces jours, si je ne dois pas vous importuner.

Malgré elle, Lucille se sentait attirée vers cette jeune fille si belle et qui paraissait si bonne en même temps. Ce fut avec un peu moins d’amertume qu’elle les vit s’éloigner, causant de choses qui devaient être bien intéressantes, car ils marchaient lentement, et se tournaient à tout instant l’un vers l’autre.

Ce soir-là, Laure dit à Alexandre avant de le quitter :

— Il faudrait bien que je fasse connaître mes fiançailles à ma mère.

Le jeune homme fit effort pour lui dire :

— Pour ma part, c’est déjà fait. Je ne puis m’empêcher de regretter de n’avoir pas consulté mon père avant de vous parler. Sans cela tout serait parfait.

— Vos parents sont-ils mécontents de votre choix ?

— Non pas, c’est de mon manque de respect, de soumission. Mon père ne m’aurait pas contrarié, mais il aurait cru vous avoir choisie lui-même, si j’avais semblé le laisser décider. Ce qui est fait, est fait, ne revenons pas sur le passé. Tout sera effacé quand ils vous auront vue.

Laure de son côté avoua :

— Je me demande pourquoi j’ai tant tardé à prévenir ma mère ?

Elle promit de s’exécuter sous peu, afin de mettre leurs accordailles bien en règle.

Le temps passe vite. Le carnaval touche à sa fin, le carême suit, ils ont mis une petite sourdine à leurs sorties. Leur formation religieuse ne leur permet pas d’oublier que ce temps est réservé à la pénitence.

Laure n’a pas encore osé faire connaître sa décision à sa mère. Pourquoi s’est-elle mis en tête que cette nouvelle sera mal reçue ? Elle est allé voir les dames religieuses. Son ancienne maîtresse a insisté : « Vous n’avez pas le droit de laisser ainsi votre mère en dehors de votre vie, ce que nous savons, elle est en droit de le savoir. » Relancée dans ses derniers retranchements, Laure a promis d’écrire à Sainte-Hélène à l’occasion de la fête de Pâques.

Elle a choisi quelques bibelots qui, dans son idée, feront plaisir à sa mère, elle en a fait un paquet mignon. Puis, toute la soirée enfermée dans sa chambre, elle a élaboré des lettres, elle ne peut être expansive, cette correspondance. Laure sait si bien qu’elle sera lue par une étrangère. Ce lui est une souffrance de penser qu’une autre apprendra cette nouvelle, avant même d’en faire part à sa mère. Ironie du bonheur de la terre : nos plus grandes joies doivent comporter des ombres. Ce fut avec une crainte irraisonnée, qu’elle mit cette lettre dans une boite en se rendant au travail le lendemain, elle avait l’intuition que tout son bonheur s’en allait avec elle. Au magasin, elle retrouva tout son entrain, les clients étaient nombreux, elle n’avait pas une minute pour songer à elle, à ses pressentiments.

C’est dimanche. La lettre de la jeune fille est partie depuis la veille. Laure est allée à la messe de neuf et demie à Saint-Jacques, elle n’y a pas rencontré Alexandre. Le plus souvent maintenant, comme il sait à quelle heure et dans quel temple elle fait ses dévotions, il vient la rencontrer. Elle sent un petit désappointement en sortant de l’église, de se trouver si seule sur le trottoir, malgré le grand nombre d’indifférents qu’elle coudoie. Elle a tellement pris l’habitude de voir Alexandre lui ouvrir un chemin au milieu de cette foule, qu’elle se sent désorientée. Que fait-il ? Pourquoi n’est-il pas venu la rejoindre ? Son dîner à la longue table de l’« Ave Maria » fut triste. Pourquoi n’était-il pas encore arrivé ? Autant de points d’interrogation qui restent sans réponse. Ils s’étaient promis tant de bonheur de cette journée, où ni l’un ni l’autre ne serait occupé. Puis, ce serait leur dernière journée de tranquillité parfaite ; ensuite, les parents avertis, tous les préparatifs inévitables suivraient. Dans leur position, n’étaient-ils pas mieux de ne pas prolonger indéfiniment la durée de leurs fiançailles. Loin de leurs parents, sans surveillance autre que celle exercée sur la jeune fille par le « Foyer », ne devaient-ils pas se marier dans le plus court délai possible. N’était-ce pas l’idée d’Alexandre, qui s’était décidé à faire connaître son nom à sa famille. Depuis quelques mois, il avait travaillé ferme et économisé en vue de cette éventualité. Et maintenant, à la dernière minute allait-il se dérober ? Laure ressassait toutes ces pensées dans sa tête, et bien d’autres aussi, tandis qu’elle mangeait du bout des dents son maigre potage, sa viande et ses légumes.

Enfin, à deux heures, elle était demandée au salon. Toutes ses craintes s’envolèrent, comme un essaim de noirs papillons chassés d’une main légère, tandis qu’Alexandre lui expliquait : « J’ai passé tout droit. » (ce qui voulait dire qu’il ne s’était pas éveillé ) J’ai donc dû me rendre à la messe de onze heures, j’ai regretté, Laure, vous ne savez combien, vous avoir désappointée, avoir manqué cette rencontre. »

Laure sourit amusée à l’idée d’Alexandre, à qui le sommeil avait joué un vilain tour, elle sourit surtout à la pensée que ses noirs pressentiments n’étaient que de vaines chimères. Alexandre n’avait pas eu d’accident. Alexandre n’apportait pas de mauvaises nouvelles.

Comme toutes les personnes trop heureuses et qui ne sont pas habituées de l’être, elle craignait à chaque minute que cette bulle de savon s’échappant de ses mains, n’aille frapper un quelconque corps solide de la réalité et ne redevienne un peu d’eau. Alors ce serait la reprise de la vie monotone et sans horizon.

Pour se rassurer encore davantage, bien qu’elle sut cette demande oiseuse, elle questionna :

— Vous n’avez rien reçu de vos parents.

— Vous êtes bien pressée, Laure, ma lettre vient de partir. Puis, je sens combien vous êtes enfant, vous craignez pour notre bonheur. Il est bien à nous, nul ne peut le toucher. Que peut importer à mes parents que vous vous appeliez Laure ? Louise ? ou enfin… n’importe quel nom. S’ils avaient eu des objections à poser, il les auraient formulées avant, maintenant il serait trop tard.

Délivrée de l’obsession de la crainte, Laure se laissa emporter par le courant joyeux que suivait en ce moment le cours de sa vie. Comme des collégiens en congé, ils s’amusèrent tout l’après-midi.

Il faisait un soleil radieux. Toutes les femmes chics de la métropole arboraient une toilette neuve, pimpante. Toutes les couleurs chaudes à l’œil s’étalaient avec un goût exquis ; Laure s’ingéniait à trouver des reparties drôles, à admirer la distinction de certaines toilettes. En prévision de son mariage prochain, elle s’était montrée très raisonnable et portait son tailleur bleu marine de l’automne précédent. Sa jeunesse le parait si bien, qu’elle était sans nul doute encore parmi les plus belles.

Le lendemain, Laure se sentait transportée de joie quand elle pénétra dans le grand magasin à rayons, dont elle achevait d’être la vedette, l’étiquette, comme elle ne savait au juste dire, mais qu’elle avait tout de suite pressenti. Cette beauté remarquable placée à quelques pas de la porte d’entrée, c’était une réclame pour la maison d’affaires. Combien d’hommes et combien de femmes aussi, ayant entendu parler de cette beauté, entraient pour la voir et effectuaient un achat plus ou moins important. Dans quelques semaines, quelques mois au plus, elle serait remplacée par une autre, et elle en serait bien aise. Comme ce métier de sourire aux gens les plus insipides est quelque fois lourd à remplir.

Elle était si absorbée dans ses pensées riantes, qu’en se dirigeant vers l’« Ave Maria », comme elle longeait la rue Saint-Hubert entre Ontario et De Montigny, elle croisa Lucille Prévoust et elle ne l’aurait pas vue, si l’autre, s’amusant de sa distraction, ne l’avait interpellée :

— Bonjour Mademoiselle Laure.

Et Laure avait souri, d’un sourire de tout son visage épanoui, un sourire de ses yeux bleus, et elle avait répondu :

— Bonjour, ma petite Lucille.

Lucille ne pensa même pas à se formaliser de cette expression protectrice, ma petite Lucille. N’était-elle pas réellement une enfant, comparée à la belle et majestueuse Laure ? Elle ne souffrait plus autant non plus, de se savoir à jamais séparée d’Alexandre. Quel sentiment resterait-il pour elle dans le cœur du jeune homme, si par extraordinaire, la belle Laure l’abandonnait ? Rien, moins que rien.

Ce qu’elle ignorait, c’est que le grand sentiment qui emplissait le cœur d’Alexandre était payé d’une réciprocité nullement amoindrie ; et rien de surprenant, quand on réfléchit que Laure était si seule au monde, qu’il était son seul amour, son premier amour dans toute l’expression du mot. Depuis son enfance, elle avait trouvé chez ses compagnes cette affection superficielle, toute mêlée de jalousie, que la petite fille accorde à sa compagne plus favorisée qu’elle. Sa tendresse pour sa mère ne pouvait avoir cette profondeur, cette ampleur qu’elle prend chez les enfants placés dans des conditions normales, même eut-elle été orpheline ? Dans son cœur, il y aurait eu un culte gardé au souvenir d’une morte. Au contraire, son cœur appelait l’amour sans l’avoir jamais rencontré ; aussi, depuis le jour où elle avait compris qu’elle était aimée, véritablement aimée, vivait-elle des heures d’ivresse.

Midi et quart, elle pénètre dans le corridor de l’Ave Maria. Une vieille demoiselle se précipite vers elle et la prévient que les dames religieuses l’ont demandé deux fois au téléphone dans le cours de l’avant-midi, « elles se sont informées si vous résidiez toujours ici » ?

Elle remercia sans attacher d’importance à cet appel, elle songea aussitôt : elles ont peut-être eu des racontars sur mon compte, il faudra que j’aille les voir ; en même temps, je leur dirai que je me suis mise en règle avec maman.

Au fond, elle n’était pas mécontente d’aller leur annoncer son prochain mariage, elles avaient tant insisté pour la garder près d’elles : « Laure, vous souffrirez dans le monde, Laure restez ici au moins jusqu’à votre majorité. »

Et elle ne pensa plus à ce coup de téléphone.


***


— Laure, tu ne peux marier Alexandre Daubourge.

C’est Madame Lavoise qui parle. Arrivée de cet après-midi au Foyer, quand Laure n’était pas encore là, elle a passé son temps dans cette petite chambre qui lui semble une misère, habituée à d’immenses pièces campagnardes. Toute cette demi journée solitaire, elle s’est heurtée aux murs si proches, à la chaise, à la table. Maintenant, elle est assise, les bras ballants, le visage ravagé d’une souffrance que Laure ne peut arriver à comprendre. Pourquoi sa mère est-elle si bouleversée à l’idée de son mariage prochain.

— Maman, pourquoi êtes-vous venu me torturer ?

— Je suis venue, tu le sais bien, parce que je ne sais pas écrire, parce que tu auras besoin de moi ; puis, il est des choses qu’il faut expliquer verbalement, c’est la seule manière de les faire comprendre. Quand Monsieur le Curé m’a lu ta lettre, j’ai dit tout de suite : « J’irai voir Laure, je la raisonnerai, elle comprendra que c’est une folie, que c’est impossible. » Et, j’ai beau te le répéter, tu ne veux pas me croire, tu ne veux pas m’écouter, misérable enfant.

Et elle tordait ses mains dans son impuissance.

Laure très pâle, entoure les épaules de sa mère :

— Maman, donnez-moi une raison et je vous dirai si j’accepte de faire ce sacrifice. Mais est-ce une raison de me réitérer : « Tu ne peux épouser Alexandre Daubourge. »

La mère secoue sa vieille tête :

— Comme tu es entêtée… comme lui…

Et Laure pense : « Elle fait allusion à mon père. »

Toute la soirée s’est passée à poser les mêmes questions, amenant les mêmes réponses. Puis ces courts instants de conversation, sont coupés de long silence. Ni l’une ni l’autre n’ont pris de nourriture, ni l’une ni l’autre ne pensent au sommeil.

Maintenant Laure est assise au pied du lit, Madame Lavoise sur la chaise. Elles sont toutes deux silencieuses, ayant épuisé, l’une ce qu’elle avait à dire, l’autre, les arguments propres à gagner sa cause, et Laure découragée pense : Je croyais connaître un peu maman, je croyais au moins qu’elle m’aimait. Quelle folie de se leurrer de telles chimères ? Nous sommes des étrangères. Comment voulez-vous qu’il y ait entre nous autre chose que les liens du sang.

Et Madame Lavoise se levait, elle venait tout près de Laure, caressait ses cheveux blonds bouclés, en désordre, et répétait :

— Laure, ma petite Laure, ne résiste pas à mes conseils, rends-toi tout de suite ou tu seras bien malheureuse.

Laure fait signe de la tête. Elle ne comprend pas, elle ne peut comprendre, et sa mère refuse de s’expliquer davantage.

La jeune fille regarde cette personne mise si simplement, si pauvrement même, quand elle lui faisait tenir pour elle, des sommes assez importantes ; cet argent, sans aucun scrupule, elle l’avait dépensé pour les caprices les plus futiles. Elle regarde les mains brisées par de durs travaux, les veines qui saillent et disent les peines, et elle se demande d’une manière plus anxieuse : « Que fait maman ? Est-elle malheureuse ? Elle sent son cœur angoissé à toutes ces questions qu’elle n’a jamais creusées aussi profondément, avant cette terrible nuit.

Si elle relève la tête, elle retrouve les yeux de sa mère rivés sur elle, ses yeux bleus, comme les siens sont tout lavés de larmes. Et de nouveau, ce soir, tandis qu’elle contemple sa fille, comme toujours, comme bien souvent certainement, des pleurs brillent au bord des paupières, et Laure sent son cœur bien gros de voir ces petites perles qui roulent et s’effritent sur la robe noire ; d’autant plus gros qu’elle se sent impuissante à les empêcher de couler. Ces larmes de sa mère qui lui font mal, si mal, contre lesquelles elle ne peut rien, elles lui rappellent d’autres sanglots étouffés à cause d’elle, dans le silence d’une magnifique église : son passage ne produit donc que des larmes, elle qui voudrait tout le monde heureux comme elle l’était encore ces jours derniers, et sa poitrine se soulève dans un sanglot déchirant.

Sa mère se lève et l’entoure de ses bras, elles mêlent leurs larmes.

L’une à côté de l’autre dans le petit lit trop étroit, elles ne peuvent trouver le sommeil. Madame Lavoise passe ses doigts noueux sur les mains douces et chaudes de Laure qui frissonne toute, sous cette caresse presque constante. Elle voudrait prendre cette femme dans ses bras et lui dire : « Ma mère bien aimée, » mais elle ne peut pas. Quand elle n’était qu’une enfant, il lui était facile une fois par année, quand cette même femme se présentait au parloir de se pendre à son cou, de lui dire des mots tendres. Elle lui apportait des gâteries et Laure la payait en caresses. Maintenant, elle était devenue une femme, une femme qui défend son amour, entre elles se dressait la haute silhouette d’Alexandre Daubourge, et il manquait à Laure la tendresse passionnée qu’ont les enfants pour leur mère. Que cette nuit sans sommeil fut une dure épreuve pour ces deux femmes !

Aux petites heures, Laure se leva la première ; longtemps, elle bassina son visage avec de l’eau froide. Elle allait sortir en ville, et ne voulait pas donner sa détresse en spectacle à tous les curieux qui croiseraient son regard. Sa mère la regardait aller et venir sans bruit dans la pièce, vaquer à tous les soins de sa toilette. Ne semblait-elle pas oublier, la belle enfant, toutes les difficultés de la veille, que la nuit, cette grande pacificatrice n’avait pu entraîner avec elle. Maman Lavoise qui faisait la dormeuse, se décida à parler quand Laure allait franchir le seuil de la porte : — Vas-tu travailler ? Laure, ma petite.

La jeune fille fit deux pas en arrière, et se trouva près du lit.

— Non, je ne vais pas travailler.

Et de nouveau elle eut un mouvement en avant.

— Tu ne vas pas le rencontrer toujours, dit la mère, d’une voix angoissée ?

— Oh ! maman, pour qui me prenez-vous ?

La jeune fille eut un soupçon affreux, tout son sang lui monta au visage. Elle le chassa. Pouvait-elle ainsi flétrir sa mère dans son cœur ? Non, sa mère n’était pas riche, elle l’avait découvert maintenant à plusieurs petits indices, mais elle était honnête, elle n’avait pas le droit d’en douter. Elle n’aurait pu expliquer comment cette certitude était entrée en elle, mais de voir cette femme, elle avait compris qu’elle était incapable d’une vilenie : mais aussi pourquoi toutes ces réticences ? Pourquoi ne pas lui dire ? Pour telles et telles raisons graves qui se dressent entre Alexandre et toi, tu ne peux l’épouser. Pourquoi toujours ces mêmes mots : « Tu ne peux pas épouser Alexandre Daubourge. »

Elle se pencha sur le lit, mit un baiser sur le front ridé et dit en s’avançant vers la porte :

— Je vais au couvent, j’ai grand besoin de voir les bonnes mères.

Le couvent où Laure avait été élevée était à une grande distance de l’Ave Maria, mais Laure ne voulait pas prendre le tramway. Pourrait-elle supporter tous ces regards indifférents, tous ces regards qui lui sembleraient converger vers elle. Elle aurait peur maintenant qu’ils ne voient sur sa figure, une infamie. Elle allait rapide, toutes les forces de son être concentrées vers ce but unique : savoir, savoir à tout prix quel secret cachait sa naissance, et était cause qu’une barrière infranchissable se dressait entre elle et l’homme qu’elle aimait. Sa mère n’avait pas voulu donner d’autres précisions que celles-là hier soir : « c’est impossible, c’est impossible. » Les paroles revenaient impitoyables, monotones, maintenant elle allait enfin savoir.

À neuf heures, elle sonnait à la porte de la communauté où s’étaient écoulées tant d’années de sa vie. Elle y était entrée à quatre ans, sortie à l’été, elle en avait dix-sept révolus.

Elle attendait dans le grand parloir aux murs nus, aux chaises correctement alignées, et tandis que le monotone tic tac de l’horloge écrasait les minutes et les secondes, le cœur de Laure battait avec précipitation pour s’arrêter presqu’aussitôt. Elle sentait tout son sang lui affluer au visage, pour se révulser quelques secondes plus tard à son cœur. Elle revoyait ses longues années d’internat jamais coupées par la moindre vacance. Jamais elle n’était allée chez sa mère, jamais elle n’était allée nulle part ailleurs. Il y avait donc dans sa vie un secret si lourd, si lourd à porter, si cruel et si vilain qu’il devait être caché à tous sans exception.

L’attente lui parut bien longue. Un quart d’heure plus tard, la religieuse qu’elle avait demandée était près d’elle et disait, en lui serrant affectueusement la main :

— Laure, ma petite Laure, comme vous êtes bouleversée ! Que vous arrive-t-il ?

La pauvre enfant ne savait pas comment exposer ce qui l’avait amenée. Elle regardait la religieuse avec de grands yeux égarés, cherchant inutilement autour d’elle un appui dans sa détresse.

La religieuse la força à s’asseoir.

— Laure, mon enfant, vous êtes malade ?

Elle avait toujours eu dans son dévouement inlassable pour cette enfant si privée d’affection, sans famille, des mots doux et caressants. Ils firent du bien à son âme en peine.

— Ma mère, articula-t-elle lentement, dites-moi quel est le secret de ma naissance ? dites-moi, ai-je un père ? Ne serait-il pas mort ? Oh, dites-moi, dites-moi.

Elle éclata en sanglots et cacha sa tête dans ses deux mains.

La religieuse dégagea sa figure, lissa de chaque côté du front comme aux jours tout récents de son existence d’interne ses cheveux flous qui s’échappaient du petit chapeau.

— Que vous est-il arrivé, mon enfant ? pour qu’un tel besoin de vous tourmenter vous ait prise ? Vous savez qui est votre mère. N’est-elle pas digne de votre confiance ? Pourquoi ne pas la croire quand elle vous renseigne sur vos origines ?

Elle parlait d’une voix douce et calme, mais ce calme lui-même faisait mal à Laure. Pouvait-elle croire un mot des explications qu’on lui fournissait ainsi ? La jeune fille ne se contint plus.

— Ma mère, à quoi bon me faire un secret de ce que vous savez, j’ai l’âge de connaître ce qui se rapporte à ma famille, même si tout n’est pas comme je l’aurais désiré. Voyez plutôt ; je suis demandée en mariage, et maman n’a pas plutôt reçu ma lettre, qu’elle m’arrive, et qu’elle s’obstine à me répéter : « Tu ne peux marier ce jeune homme. » Si je veux savoir la raison, je me bute à un silence déconcertant. Si elle alléguait, ne fût-ce que des prétextes, j’étudierais leur valeur ou leur futilité. Mais ce n’est pas cela. Maman se met dans tous les états, elle a pleuré, mais elle ne veut rien dire qui puisse satisfaire ma trop légitime curiosité.

Elle ne s’était pas arrêtée une minute pour reprendre haleine, ses deux mains glissèrent le long de son manteau de rat musqué. Toute sa physionomie interrogeait. Allait-elle enfin apprendre quelque chose ?

La religieuse frottait l’une contre l’autre ses mains blanches et potelées :

— Mon enfant, je n’ai rien à vous dire. Retournez vers votre mère, informez-la que je lui conseille de tout vous raconter. Je ne connais pas ce jeune homme, des habitudes et des lois du monde je suis absolument ignorante. J’étais toute jeune quand je suis entrée ici. Cependant, ce dont je suis certaine, c’est que c’en est fini pour vous d’être heureuse sur terre. Que votre mère n’a-t-elle suivi notre conseil ? Je l’ai tant suppliée de vous laisser ici jusqu’à votre majorité ? Jusque là peut-être, vous seriez-vous décidée à partager notre existence ? Et tout ce qui arrive ne serait pas.

Laure restait silencieuse, mais ne faisait pas un mouvement pour s’éloigner.

La religieuse la toucha du doigt :

— Allez, dit-elle, soyez forte, nous prierons pour vous.

Quand Laure se retrouva sur le trottoir, que le vent froid vint en rafale s’abattre sur son visage et la faire reprendre contact avec la vie, elle se sentit encore plus malheureuse qu’en venant. Elle avait fourni cet effort, avec l’espérance, non, la certitude, de retourner avec des précisions, on la renvoyait à sa mère, qui lui apparaissait comme cette dernière nuit, volontairement aphone.

Elle marchait d’un pas d’automate, suivait le cours des rues avec une absence complète du sens de la réalité. Les images les plus fantastiques se dressaient devant ses yeux, et elle sentait le désespoir l’envahir. Au bout de ses forces physiques, épuisée par ces deux courses beaucoup trop longues après une nuit sans sommeil, elle parvint au quartier commercial, s’engagea dans la rue Sainte-Catherine. Elle ne voyait pas les étalages, passa sans le remarquer devant le grand magasin à rayons, dont hier encore elle occupait le premier comptoir.

Alexandre venait en sens inverse et ne pouvait s’affirmer qu’il ne rêvait pas. À deux pas devant lui, Laure qui marchait comme une somnambule sans le voir. Elle n’était pas allée travailler, ou elle s’était trouvée mal et elle rentrait, mais elle ne prenait pas le chemin de l’Ave Maria, et cet air d’hallucinée ! Que pouvait-il bien y avoir ?

Il l’avait croisée sans s’arrêter, sans lui parler, sans faire un geste pour lui signifier sa présence. Il revint sur ses pas, prit le bras de la jeune fille, elle se tourna vers lui, et le dévisagea à la façon de quelqu’un tiré d’un profond sommeil et qui ne sait pas encore s’il est bien éveillé.

— Laure, ma Laure, qu’avez-vous ? Au son de cette voix, toute sa souffrance engourdie par la fatigue de la marche, revint comme une énorme vague de fond la submerger, et elle chancela. Alexandre la soutint plus fortement et de nouveau s’informa :

Laure, qu’avez-vous ? Êtes-vous malade ?

— Je crois que je deviendrai folle.

— Êtes-vous allée travailler ce matin ? Que vous est-il arrivé ?

Maintenant il la sentait frissonner près de lui.

— Avez-vous déjeuné ?

— Non.

— Et il est onze heures et quart.

Il avisa le premier restaurant, l’installa à une table tout au fond. Lui, qui ordinairement était fier de sa compagne, et choisissait une table de laquelle toutes les personnes entrant et sortant pouvaient l’admirer, il agissait d’une façon toute différente sous le coup d’une intuition plus forte que sa volonté. Il la força à enlever son manteau, commanda des rôties et du café chaud.

Laure appuya ses poignets au rebord de la table, tous ses membres étaient si lourds.

— Je ne puis manger, Alexandre, je ne puis pas.

— Buvez ce café, il vous remontera, vous stimulera ; vous êtes glacée d’avoir couru la rue à une heure semblable sans déjeuner.

Elle ne répondait pas, ne se défendait pas, et avalait à petites gorgées le breuvage brûlant. Dans ses yeux des pleurs perlaient, c’était la réaction qui commençait à se produire. De sentir Alexandre là tout proche, l’espoir lui revenait, il saurait bien la défendre.

Quand elle eut reposé le bol sur la table, il s’informa si elle n’en prendrait pas une deuxième fois. Pendant tout ce temps, il l’avait examinée afin de découvrir quelle était la cause de son désarroi, et ne pouvait arriver à comprendre. Elle paraissait craindre et regardait par petits coups d’œils furtifs.

Il insista :

— Cela vous remettra tout à fait.

— Merci, je préfère n’en pas reprendre.

Sa voix était toute mouillée des larmes que depuis son départ du couvent, elle s’était refusée à laisser couler, et qui lui faisaient le cœur si gros, si lourd qu’elle avait peine à le porter.

— Allons, Laure, vous n’allez pas pleurer devant ces étrangers ?

Il avait, pour lui dire ces quelques mots, pris un accent si doux que le cœur de la jeune fille chavira, des sanglots soulevèrent sa poitrine, elle mordit son petit mouchoir afin d’éviter le bruit de ses larmes d’arriver jusqu’aux autres tables.

Aussitôt, Alexandre se leva, demandant de commander un taxi ; il vint l’aider à remettre son manteau, évitant pendant ce temps de lui adresser la parole. Il avait deviné que son accent de tout à l’heure avait suffi pour faire déborder la coupe déjà trop pleine.

Il l’aida à monter en voiture, et s’assit à ses côtés.

Le chauffeur avant de démarrer, se retourna, attendant qu’on lui indiquât le but de la course.

— Dois-je vous ramener directement à l’Ave-Maria ? questionna-t-il très bas.

— Non, oh non, dit-elle véhémente, je ne saurais y entrer tout de suite.

Le jeune homme se pencha en avant et donna au chauffeur une adresse inconnue de la jeune fille, et qu’elle ne put saisir dans son complet désarroi.

Alexandre était enchanté de la tournure que prenaient les choses. Il la conduirait chez lui, à sa chambre ; enfin il pourrait la questionner loin des regards indiscrets, et arriverait à savoir ce qui l’avait ainsi émue et bouleversée.

La voiture s’arrêta devant un immeuble d’apparence convenable, sans montrer un grand étalage de luxe.

Alexandre descendit le premier, et tendit la main à Laure.

Elle ne voulait rien laisser soupçonner à cet étranger. Les chauffeurs font les courses les plus extravagantes et ne parlent pas, d’un autre côté, ils ne se gênent pas non plus pour tirer leurs conclusions. Elle comprenait qu’il valait mieux ne pas paraître surprise, et jouer au Monsieur et à la Dame qui reviennent chez eux, après des courses en ville.

Alexandre gravit les quelques marches, poussa la porte et s’effaça pour livrer passage à Laure. Elle se trouva dans un large corridor, et de chaque côté des portes si semblables qu’il devait être facile de s’y tromper, mais elles étaient numérotées comme à l’Ave Maria.

La concierge était là et dévisageait la si belle fille qui accompagnait son locataire. Elle était surprise, elle l’avait toujours connu si rangé, et jamais non plus elle ne permettrait que l’on portât préjudice à la bonne réputation de la maison.

Alexandre avait deviné tout de suite les idées qui se pressaient derrière le chignon serré, les bandeaux gris de la concierge, il la toisa dédaigneusement des pieds à la tête, et lui dit d’un ton acerbe :

— Trêve de supposition, il est de votre intérêt de me garder. Vous ai-je jamais donné l’occasion de me mal juger ? J’amène ma sœur qui s’est trouvée mal et ne peut regagner seule sa pension dans cet état. Donc, tenez votre langue, sans quoi vous aurez affaire à Alexandre Daubourge.

Un sourire d’incrédulité courut sur les lèvres de la vieille femme, comme elle y croyait à cette sœur tombée tout à coup du ciel, pourtant elle fit au passage de la jeune fille son salut le plus obséquieux.

Laure rougit jusqu’à la racine de ses cheveux, son cou, son front se couvrirent du rouge de la honte, être ainsi cataloguée au rang des femmes sans honneur, par cette étrangère, lui faisait bien mal et son cœur était déjà d’un poids si lourd à porter.

Mais Alexandre tenant toujours le coude de Laure commençait à gravir les escaliers. Arrivé au quatrième étage, il s’arrêta, mit la main à sa poche, en tira une clef et l’introduisit dans la serrure. Laure eut la certitude de ce qu’elle avait cru deviner tout à l’heure : Il l’amenait à sa chambre, et à cette minute, la question de sa mère le matin, quand elle s’était préparée à sortir, vint bourdonner à ses oreilles. Elle eut un mouvement de recul qui n’échappa pas à son compagnon.

— Laure, n’avez-vous pas confiance en moi ? N’est-ce pas vous qui avez refusé de regagner tout de suite le Foyer ? Et vous aviez raison, nous avons besoin de causer, de nous entendre. Aurions-nous pu échanger des paroles quelque peu graves, devant tant de regards curieux, jaloux ou méchants ?

Son incertitude n’avait été que d’une seconde, elle avait passé le seuil, et regardait, étonnée, la chambre spacieuse, bien rangée, mais si simple : un divan le long du mur, une chaise droite placée auprès d’une longue table sur laquelle s’alignaient les différents échantillons du travail d’Alexandre, elle restait debout, immobile, comme figée au milieu de la chambre.

À ce moment, le jeune homme sentit un grand sentiment de tristesse l’envahir. Jamais il n’avait constaté aussi cruellement qu’en ce moment la pauvreté de son ameublement. Sans parents, sans amis intimes, il avait vécu seul dans cette chambre d’une simplicité quasi monacale. En y voyant pénétrer celle qu’il aimait, il la désirait toute différente. Il aurait voulu y voir des fleurs, au mur des gravures ; seul, un Christ en ivoire, souvenir de sa première communion, se détachait pâle sur la tapisserie fanée.

Il ferma la porte derrière lui et s’avança vers Laure.

— Retirez votre manteau.

Elle le laissa l’en débarrasser.

— Je souffre Laure, de vous offrir l’hospitalité dans de telles conditions. Il devrait y avoir des fleurs ici, partout, pour cacher le dénûment de mon installation, et faire fête à ma fiancée.

Tout en parlant, il allait et venait dans la pièce.

Il pria la jeune fille de s’asseoir sur le divan tandis que lui, il allait prendre place à l’autre extrémité de la chambre sur la chaise de bois.

Le mot de fiancée dans la bouche du jeune homme avait réveillé toutes les tortures de Laure, tortures et souffrances qu’elle avait oubliées quelques instants, cédant au charme de la nouveauté et de l’étrangeté de tout ce qui lui arrivait.

— Votre fiancée, Alexandre, j’ai besoin de vous l’entendre répéter ce mot, voici ce qui m’a mise dans l’état où vous m’avez trouvée ce matin : « Maman s’objecte à notre mariage. »

Le jeune homme s’était levé d’un seul mouvement brusque.

— Quelle raison a-t-elle donnée ?

Il s’était laissé retomber sur sa chaise en prononçant ces simples mots d’une voix rauque. Elle le sentit tout prêt à la lutte, il se maîtrisait simplement, afin de ne pas la bouleverser plus qu’elle ne l’était déjà. Faudrait-il surmonter des difficultés pour conquérir sa Laure, elle comprit qu’il était disposé à combattre tous les obstacles.

— Aucune, et c’est encore pour cela que vous m’avez retrouvée dans la rue. Devant son obstination à me refuser des renseignements, j’ai eu tous les soupçons possibles sur ma naissance.

Ici Laure, fit une pause et couvrit son visage de ses mains, afin de cacher au jeune homme la confusion qu’elle ressentait.

Elle reprit après une légère pause en tordant ses mains :

— Alexandre, si vous saviez ce que c’est que d’être une étrangère même pour sa mère. Je l’ai bien senti cette nuit, nous étions si près l’une de l’autre, et si loin, puisque nous ne pouvions nous entendre, nous comprendre : et pourtant, maman m’aime, comme je ne sais pas le faire. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Quel souvenir me reste-t-il depuis le premier éveil de mon intelligence ? Qui ai-je vu sur mon berceau ? qui m’a prodigué des caresses ? des étrangers ; plus tard, encore des étrangers et toujours des étrangers. Quel attachement réel puis-je ressentir à l’égard d’une mère que j’ai embrassée une fois l’an ? Ce sont les seuls souvenirs de tendresse entre nous. Elle est ma mère, je lui dois le respect et l’amour. Cependant, je ne lui reconnais pas le droit de briser mon bonheur juste au moment où il commence à fleurir.

Tandis qu’elle parlait, son corps était penché en avant, en s’arrêtant, elle se rejeta en arrière sur le divan, sa belle tête blonde à l’ovale si pur, si régulier s’abandonnait au dossier du meuble. Elle était touchante dans cette pose de lassitude, de désespoir, d’abandon ; elle semblait implorer le secours. Alexandre en fut touché outre mesure.

Il vint s’agenouiller devant elle.

— Laure, implora-t-il d’une voix profonde, promettez-moi de ne plus vous tourmenter, d’avoir confiance en moi ? Je vous jure d’aplanir tous les obstacles. Que ne ferai-je pas pour vous conquérir, mon aimée ?

Il posa ses lèvres sur la main de la jeune fille qui pendait à son côté, comme pour sceller cet engagement.

Au contact de ses lèvres chaudes sur sa main glacée, Laure frissonna, et joignit ses mains sur sa jupe, les yeux rivés sur la muraille en face d’elle, elle dit :

— Je vous promets d’avoir confiance en vous. Mais, si je n’étais pas la fille de ma mère, si elle m’avait élevée par charité. Alexandre, j’ai fait depuis hier toutes les suppositions, en un mot, si je n’étais pas digne de vous, entendez-vous bien, je serai la première à vous supplier de me laisser seule avec mon déshonneur.

— Que dites-vous là ? Rien ne pourrait faire changer ma décision. Mais de nouveau, pas de ces idées qui annihilent l’énergie. Je vous le répète : il n’y a entre nous que des chimères. Voulez-vous que j’aille avec vous et que je rencontre votre mère ?

— Oh non, ne venez pas. Je me demande comment elle vous recevrait. Elle ne peut entendre prononcer votre nom. Si vous saviez ce que j’ai souffert depuis hier ?

— Je le présume, chérie. Comme vous m’aimez ! Et comme je suis heureux malgré le mal que vous m’avez fait, en vous voyant si bouleversée !

Il s’était assis à côté d’elle sur le divan et caressait doucement entre les siennes l’une des mains de la jeune fille.

De nouveau, les paroles de sa mère tintèrent aux oreilles de Laure, elle fit un mouvement pour se lever et dit : « Je rentre. »

Alexandre s’éloigna et Laure recommença de parler, mais elle ne s’adressait plus au jeune homme, elle énonçait haut toutes les pensées qui l’avaient meurtrie depuis la veille.

— Ma mère… ma mère… Je n’ai aucune raison de la soupçonner, elle est honnête. Mais suis-je sa fille ?… Ne m’aurait-elle pas gardée auprès d’elle ? C’est insensé. C’est là le point. Je ne suis pas son enfant. Livre-t-on ainsi une enfant unique à des soins mercenaires ? Elle m’a fait élever par pitié. Je lui suis peut-être quelque chose — mais elle n’est pas ma mère…

Maintenant Laure a enfoui sa tête dans les coussins du divan et des sanglots éperdus emplissent le silence de la chambre.

Pendant ce temps, à l’autre extrémité de la pièce, se meurtrissant les mains au bois franc de la table, Alexandre souffre de ne pouvoir consoler Laure. Quelle force de volonté ne doit-il pas déployer pour s’empêcher d’aller vers elle, et de calmer sous des caresses, cette peine dont il est jusqu’à un certain point, cause.

Après avoir laissé couler quelques instants ces larmes qui doivent la soulager, il revient s’agenouiller auprès d’elle, pose ses lèvres sur les mains réunies et la force à laisser voir son visage en larmes.

— Il faut que je rentre, bégaya-t-elle.

— Oui, je veux bien, mais avant calmez-vous, Laure. On dira que nous nous sommes querellés. Un frère et une sœur ne se querellent pas de la sorte.

Elle comprit le bien fondé de ses paroles, et se mit à regarder autour d’elle.

Il se mit à s’agiter. Il s’empressa jusqu’au bout du corridor, revient avec une bassine remplie d’eau froide, ouvre des tiroirs rangés avec ordre, en tire une serviette propre. Laure, comme ce matin, dans sa petite chambre, recommence à bassiner son visage, afin d’y effacer les traces de son chagrin. Ce qu’elle ne peut cacher à personne, c’est son agitation fébrile. Elle marche en regardant à droite et à gauche comme si elle se croyait surveillée.

Tout en allant et venant dans la pièce, sans s’en rendre compte, elle narre à Alexandre beaucoup de détails de son enfance sevrée de tendresse. Les longues années passées chez des étrangers, l’arrivée au couvent, la peur instinctive qu’elle eut tout d’abord pour la cornette blanche et la triste robe noire. Seul le dévouement inlassable des religieuses était venu à bout de cette crainte enfantine. Puis, plus tard, la jalousie qu’elle pressentait chez le plus grand nombre de ses compagnes. Son manque d’épanchement la faisait croire fière, elle n’avait rien à dire, elle ne pouvait pas parler de ses parents, de son chez elle, de ses vacances. Elle était une vraie paria mêlée à ces enfants choyés, qui allaient souvent au parloir, qui allaient chez leurs parents. Dans la vie, elle avait pensé se faire une place toute pareille à celle des autres jeunes filles et de nouveau, elle se heurtait au problème angoissant de sa naissance.

Alexandre écoute avidement sans l’interrompre, il l’aide à remettre son manteau. Devant la glace qui a si souvent reflété sa mâle figure, elle rectifie, c’est une manière de dire, car elle incline à gauche le petit turban de velours brun qui laisse l’oreille droite complètement à découvert, elle lui donne la pose qui avantage le plus son joli minois, de nouveau, elle dit :

— Je rentre, j’ai déjà trop tardé.

Cette fois Alexandre ne s’oppose pas. Il a suffisamment lutté contre lui-même. Combien de fois depuis que Laure est là, n’a-t-il pas été tenté de couvrir son visage si beau, ses cheveux d’or de baisers fous. Mais, elle est si bouleversée, il ne veut pas l’émouvoir davantage par un baiser. Ne lui-a-t-il pas promis de la respecter ? Toutefois l’épreuve a été assez longue, ils poussent tous deux un soupir de soulagement, en franchissant à nouveau le seuil de cette pièce dans laquelle ils viennent d’endurer un véritable martyr moral.

La matrone est toujours là qui les surveille de son œil inquisiteur ; et cette fois, forte de son innocence, Laure passe devant elle sans que le rouge de la honte ne vienne ternir son front. Alexandre ne peut s’empêcher de froncer les sourcils en constatant avec quelle sollicitude, elle a compté la chute des minutes qui se sont écoulées depuis leur entrée jusqu’à leur sortie.

Sans aménité, il articula :

— Commandez un taxi, s’il vous plaît.

Aussitôt installée sur les coussins, Laure interrogea :

— Vous ne venez pas à l’Ave-Maria ?

— Non, dit-il, je vous laisserai à la porte puisque tel est votre désir. Mais prévenez-moi aussitôt que vous jugerez, que je puis me présenter sans mettre notre bonheur en péril.

Quand Laure eut dit au revoir à son compagnon, et l’eut remercié chaleureusement, elle franchit les marches de l’escalier extérieur de la maison qui lui servait d’abri, depuis sa sortie du couvent : c’était encore un genre de communauté. Tout à coup, de se sentir si seule pour affronter cette nouvelle rencontre avec sa mère, la pauvre enfant glissa sur la pente du désespoir. Que pourrai-je faire de mieux qu’hier soir, que cette nuit ? Je me débattrai dans un labyrinthe dont je ne saurai sortir seule. Et lui … lui… elle ne veut pas le voir. N’avait-elle pas commis un impair en le priant de ne pas se présenter devant sa mère ? À eux deux, n’auraient-ils pas plus facilement remporté une victoire ? Quand Alexandre aurait montré la grandeur de l’amour qu’il lui avait voué, sa mère aurait-elle pu mettre plus longtemps obstacle à l’accomplissement de leurs vœux ?

Elle gravissait lentement les escaliers en se faisant ces réflexions. Elle aurait voulu retarder indéfiniment le nouveau croisement de leurs regards. Sa mère n’allait-elle pas deviner qu’elle l’avait vu ? Pourtant, elle n’était pas sortie avec cette intention, et elle n’avait rien à regretter. Elle revenait avec une nouvelle force pour défendre son amour menacé.

Elle était à la porte du numéro 12, elle ne pouvait plus hésiter, elle pénétra chez elle sans frapper. Elle vit agenouillée au pied du lit, une forme humaine vêtue de sombre, tassée, ramassée sur elle-même, entre ses doigts, un chapelet. De ses yeux, des larmes coulaient pressées. À la vue de son enfant, elle s’était élancée, et l’entourant de ses bras :

— Je croyais que tu ne reviendrais pas. Je craignais que tu ne fusses partie avec lui, et que voulais-tu que je fisse, dans cette grande ville où je ne connais personne. Mais c’est bien toi, tu es revenue.

Elle caressait les mains de la jeune fille.

Pour mettre un terme à ces démonstrations qui la faisaient horriblement souffrir, Laure s’informa :

— Avez-vous déjeuné ? maman.

Elle se rappelait les mêmes paroles qu’Alexandre dans sa sollicitude lui avaient dites, et elle ressentit un peu de plaisir à ce souvenir.

— Non, petite, je n’ai pas bougé d’ici.

Laure jeta un regard circulaire autour de la chambre. Elle constata que le lit était fait, que tout était rangé avec ordre, la poussière avait été enlevée. Elle retira son chapeau et son manteau, aussitôt sa mère s’en empara pour les mettre en place :

— Oh, maman, ne vous croyez pas obligé de me servir.

— J’y suis habituée, dit la mère d’une voix calme.

N’eût-elle pas été si bouleversée, Laure eût soupçonné ces paroles d’être le prélude des confidences maternelles. Dans l’état de surexcitation où elle se trouvait, énervement causé par les événements extraordinaires qui se succédaient depuis quarante-huit heures, elle crut à un reproche détourné, visant son peu de reconnaissance. En somme, qu’avait-elle fait pour donner du bonheur à cette mère qui s’était prodiguée pour elle ?

— S’il eût été à ma connaissance, maman, que l’argent que vous me donniez vous obligeait à faire des sacrifices, vous savez bien que je ne l’aurais jamais accepté.

Le ton était dur, Laure s’en aperçut et rougit d’avoir été méchante. Même si cette personne n’était pas sa mère, jusqu’à ce jour, elle n’avait eu à son égard que des procédés généreux et désintéressés, quelle idée avait-elle d’aller lui faire gratuitement injure, il fallait qu’elle fût bien malheureuse pour être si méchante. Il est vrai que dans ces procédés et ces manières, elle avait démêlé depuis ces derniers temps des inconséquences, elles n’étaient pas suffisantes à donner raison à sa malveillance, aussi s’empressa-t-elle d’ajouter sur un ton plus doux :

— Vous n’aimeriez probablement pas manger à la longue table du Foyer, entourée de jeunes filles de toutes les classes de la société ?

— Tu aurais à y rougir de moi. Comment n’y avais-je pas pensé ?

Et en disant ces mots, sans amertume apparente, la vieille maman jetait un coup d’œil à sa robe à l’ancienne mode.

— Mais non, maman, pas du tout. Qu’allez-vous chercher là ? Et n’était-ce le coût d’un tel dîner, je vous mènerais dans le restaurant le plus chic de la ville.

— Dis, vrai, tu ferais cela ?

— Mais certainement, ajouta-t-elle aussitôt sans la moindre arrière pensée.

— Y es-tu déjà allée ?

Laure rougit à cette question.

— Oui. une ou deux fois cet hiver.

De ces deux journées mémorables, dans sa vie jusqu’à ce jour si dépourvue d’imprévu, les moindres détails lui reviennent à la mémoire. Le jour de leurs fiançailles, celui où ils avaient décidé de fixer irrévocablement la date de leur union. Chaque fois, elle y avait été conduite par Alexandre. Comme il était étroitement lié à sa vie, mais elle ne voulut rien préciser, afin d’éviter les questions possibles de sa mère. Celle-ci la regarda, non sans orgueil, mais avec un reste de soupçon.

— Comme tu es émancipée.

— Si vous êtes ma mère, je suis la digne fille de ma digne mère. Jusqu’à ce jour personne n’a eu un mot à redire de ma conduite.

Elle détourna la tête pour cacher son trouble. Que venait-elle de dire : « si vous êtes ma mère. » Et en même temps, la pensée lui était venue de sa visite à la chambre du jeune homme, elle revoyait, avec un malaise indéfinissable, la concierge et son regard rien moins que désobligeant.

— Si je suis ta mère !….

C’était un cri plutôt qu’une parole échappée du cœur de cette femme trop cruellement blessée.

— Ma foi, oui, maman, que n’ai-je pas supposé depuis hier ?

— Laure, ma Laure, tu déraisonnes, tu sais bien que je suis ta mère. Mais de qui donc serais-tu l’enfant ?

— Je n’en sais rien, balbutia la jeune fille, effrayée du bouleversement des traits de son interlocutrice. Maman, si vous saviez ce que je souffre.

Puis se ressaisissant aussitôt :

— Ce n’est pas le temps de discuter là-dessus, maman, mettons nos manteaux et allons dîner.

Intentionnellement, elle avait insisté sur le mot maman, afin de tranquilliser sa compagne. Elle n’avait pas faim, mais elle avait pitié de cette femme qui n’avait rien pris depuis plusieurs heures.

Ces paroles toutes prosaïques parurent lui donner des yeux, qu’elle n’avait pas encore eus en regardant sa mère. Elle s’avisa qu’elle était très propre, mais que ses cheveux étaient tirés trop lisses, et ne faisaient en arrière qu’un misérable petit chignon. Elle portait un gilet de mérinos noir, fermé en avant d’une rangée serrée de boutons qui commençaient au cou pour ne s’arrêter qu’à la taille, une jupe noire qui touchait la terre, la pliure du bas était garnie d’une bordure effilochée qui garantissait l’étoffe de l’usure. Cette robe toute unie en avant, se terminait en arrière par de nombreux plis qui ornaient un énorme amas d’étoffe si peu souple, que l’effet n’en était guère séduisant.

À cette première impression désagréable pour cette toilette surannée, elle se demanda : « Où maman, peut-elle bien avoir déniché toutes ces vieilleries ? » Puis elle se rappela lui avoir toujours vu cette même robe depuis des années, quand elle venait au couvent. Aussitôt, elle songea : elle vient de la campagne, d’un petit village ; j’ignore complètement les habitudes de cet endroit, peut-être toutes les femmes sont-elles mises de la sorte ? Il lui resta cependant un soupçon que sa mère pouvait bien, en ce qui la concernait, ne s’occuper guère de la mode et des gens. Un remords l’effleura : avec tout l’argent qu’elle m’a envoyé depuis juin, elle aurait pu s’acheter une superbe toilette. J’ai agi en égoïste, mais j’ignorais, si j’avais pu suspecter un pareil état de choses, je me serais montrée plus généreuse.

Cette fois, elle garda pour elle toutes les réflexions qui se croisaient dans sa tête. Elle s’avança, défit le chignon, et s’ingénia à vouloir faire bouffer les cheveux, mais ils avaient si bien pris l’habitude d’être collés à cette tête, à laquelle ils adhéraient depuis des années, qu’elle ne put réussir à leur faire prendre une allure conforme à ses goûts.

Sa mère se regarda à la glace minuscule et sourit tristement :

— Tu voudrais me voir jeune et belle pour te tenir compagnie, c’est impossible, impossible. Mais je n’ai pas toujours été ce que tu vois, tu m’as connue trop tard.

Laure le devinait à plusieurs petits indices, pourtant elle éprouva une certaine satisfaction à entendre sa mère l’en assurer.

— N’y a-t-il pas des jours où l’on doute de tous et de soi-même ?

Le grand manteau noir très simple cachait entièrement la robe. Laure ne put s’empêcher de remarquer, que sa mère avait encore grand air, quand elle voulait se donner la peine de redresser sa haute taille, qu’elle tenait volontiers courbée.

Elle fit faire à sa mère qui n’y connaissait rien un long détour, vint reprendre la rue Saint-Hubert à Duluth, entre cette rue et la rue Roy, elle leva les yeux vers le quatrième étage de la conciergerie Frontenac, mais ne put réussir à localiser l’endroit de la chambre d’Alexandre. Elles marchaient en silence, descendirent la rue Saint-Hubert jusqu’à Sainte-Catherine et pénétrèrent dans un restaurant aux prix modiques, mais d’une tenue convenable.

Les serveuses dévisageaient ces deux femmes si différentes, et n’attendaient pas qu’elles se fussent éloignées pour échanger leurs commentaires.

— Une parente pauvre de la campagne, tu comprends qu’elle ne peut pas aller s’afficher avec, dans un restaurant chic, où elle risquerait de rencontrer ses flirts.

Laure rougissait. Ne pouvait-elle donc passer nulle part sans qu’on la jugeât mal. Et sur quels indices ? Mais sur sa trop grande beauté. Elle ignorait quelle basse jalousie s’agitait dans le cœur de toutes ces femmes. Intentionnellement, elle monta le ton en s’adressant à sa compagne, et répéta plus souvent qu’il n’eût été nécessaire : « maman ».

Elle s’avança la tête haute pour régler la note à la caisse, le patron se fit obséquieux, mais elle sortit sans même lui concéder un sourire.

En mettant les pieds sur le trottoir, elle s’informa :

— Voulez-vous profiter de votre voyage pour visiter une partie de la ville ?

— Non, mon enfant, rien ne m’y intéresse, il n’y a que toi qui compte.

Cette fois, elle ne fit aucun détour. En deux minutes, elles tournaient le coin de la rue Saint-Hubert et se trouvaient en face de l’Ave Maria.

Laure reconduisit sa mère à sa chambre et de nouveau la laissa seule. Elle donna un coup de téléphone à son patron, afin de le prévenir qu’elle était malade : « Je le regrette, mais je ne crois pas être assez bien pour me rendre au magasin d’ici quelques jours. »

Pas une minute, elle n’avait imaginé que cet étranger aurait la moindre observation à faire sur son absence. N’avait-elle pas comme les autres le droit de se sentir fatiguée ? Elle fut on ne peut plus surprise d’entendre ces paroles, dont heureusement elle ne saisit pas tout le sens vilain :

— Vous pouvez vous permettre une petite excursion, mais n’oubliez pas qu’il me ferait plaisir qu’un jour ou l’autre ce fût avec moi.

Elle laissa l’appareil en pensant : « Comment ose-t-il ainsi badiner avec une employée ? elle ne songea pas une minute que l’homme très grave, très sévère, qu’elle avait vu à deux ou trois reprises, pût avoir pensé ce qu’il avait dit. Que je voudrais qu’il la fît à ma place cette excursion ! »

Le jour déclinait rapidement, bien que les heures de soleil eussent commencé d’allonger ; à la ville, entourée de hautes bâtisses, la différence ne se faisait pas encore sentir d’une façon appréciable. De nouveau Laure entraîna sa mère au dehors pour le repas du soir.

Quelle triste figure elle fit au restaurant, elle n’avait pas faim, ne touchait aux mets que du bout des dents et jugeait : « J’ai pratiquement perdu mon après-midi, je n’ai rien appris que je sache, et je ne me suis pas senti la force de dire comme me l’avait conseillé Mère X : « Maman, dites-moi, tout, tout, c’est l’avis qu’on vous donne au couvent. »

Laure choisit spontanément un restaurant d’un ordre supérieur. Elle avait appris bien vite que le soir, des femmes non accompagnées doivent se montrer très circonspecte, de plus, elle avait été écœurée par les propos des servantes de table. Ici, le personnel était mieux stylé, elle n’entendit pas la moindre remarque à leur sujet. Elles prirent leur repas en silence.

Ce fut avec un réel soulagement qu’elles pénétrèrent dans l’étroite chambre avec laquelle Madame Lavoise commençait à se réconcilier. Laure toucha le commutateur électrique, et vint s’asseoir sur la chaise au pied du lit, elle força sa mère à prendre place en face d’elle. La couverture blanche avait été enlevée en prévision de la nuit approchante.

Ramassant tout son courage, elle saisit les mains de sa mère, et les emprisonnant dans les siennes, elle articula lentement comme pour être mieux écoutée et mieux comprise :

— Maman, j’ai été bien raisonnable toute cette journée. C’est la nuit, l’heure des confidences. Dites-moi tout ce que je dois savoir, tout ce qui concerne ma naissance, tout ce qui me sépare d’Alexandre Daubourge. Mère X a dit : « Décidez votre mère à tout vous raconter, il n’y a plus d’autre solution, c’est le conseil que je lui donne. »

Devant le silence déconcertant de celle dont Laure avait pu douter une minute d’être la fille, elle se sentit remplie de pitié, elle se laissa glisser à ses genoux, et cachant sa tête dans les plis de la robe en laine rugueuse, elle supplia :

— Parlez maman.

Et en disant ce mot qui signifie tendresse et affection, elle sentit s’infiltrer de nouveau en elle ce soupçon, qu’elle avait énoncé clairement en revenant de chez Alexandre : cette personne n’était pas sa mère. Si oui, la laisserait-elle se torturer ainsi ? Non, elle parlerait, elle aurait déjà parlé.

La maman Lavoise ne fit pas un mouvement, elle était comme pétrifiée. Laure se redressa et se dirigea vers l’encoignure de la chambre où étaient pendus ses vêtements dérobés aux regards par une cretonne pâle, sur le fond de laquelle se détachaient d’énormes oiseaux bleus. Elle les avait choisis parce qu’ils portent bonheur. Comme ils lui semblaient chétifs et dérisoires ce soir. Elle tendit la main, décrocha son manteau, mais sa mère s’interposa entre elle et la porte :

— Où vas-tu à cette heure ?

— Je ne sais, je ne puis plus vivre ici, j’étouffe.

— Tu vas remettre ton manteau à sa place, et tout de suite.

Tout en parlant, elle avait redressé sa haute taille, elle continua sur un ton qui montrait combien elle désirait être obéie :

— Laure Lavoise, sa mère présente, ne courra pas la rue à cette heure-ci. Tu entends ?

Non, Laure n’entendait plus. Elle avait eu la velléité de fuir la prison que cette chambre lui était devenue. Elle ne pouvait plus y penser, y parler, y agir librement. Mais où serait-elle allée ? Elle ne pouvait une seconde fois tenter la formidable aventure du matin. Comme un coup de poignard au cœur, la pensée qu’elle avait mis entre Alexandre Daubourge et elle, l’irréparable, la frappa. La concierge ne se gênerait pas pour raconter sa visite. L’histoire d’une sœur qui sort de terre à propos comme cela, ne serait pas crue. Elle avait été détaillée, on ferait son portrait, elle serait reconnue. Et si par impossible, il y avait un empêchement réel à son union avec Alexandre Daubourge, dans quelle posture elle s’était mise ? Pour la première fois, l’idée lui vint qu’il pouvait y avoir un véritable empêchement. Elle laissa retomber la fourrure. La seule pensée de cette éventualité l’abattit comme un coup de massue. Elle se laissa tomber sur son lit sans se dévêtir, et ce fut son tour de demeurer muette à toutes les questions dont l’assaillait sa mère.

Elle s’endormit brisée de cette journée si riche en émotions. À plusieurs reprises elle s’éveilla à demi, elle gémissait comme écrasée sous un fardeau trop lourd. Chaque fois qu’elle entr’ouvrait les yeux, elle retrouvait la lumière allumée, et sa mère dont les yeux l’interrogeaient. Elle détournait la tête et s’efforçait de sombrer à nouveau dans le sommeil.

À huit heures et demie, elle n’était pas encore levée, quand elle entendit gratter à la porte. Elle mit son long peignoir bleu et montra son nez dans l’entre-baillement. Elle allait demander ce qu’on lui voulait, on lui tendit silencieusement une lettre, elles questionna :

— Attend-on une réponse ?

— Non, le Monsieur qui est venu, le Monsieur que vous connaissez, avait l’air bien pressé et bien préoccupé. Il n’a même pas répondu à mes questions et s’en est allé tout de suite.

La personne qui avait apporté cette lettre, prit pour débiter ce discours un petit air pincé, ne fallait-il pas qu’elle soulignât son importance ? C’était peut-être aussi sa manière de montrer son mécontentement. Elle ne dit pas à Laure Lavoise qu’elle avait posé des questions à Alexandre, des questions joliment indiscrètes sur son compte. Elle était piquée de la belle indifférence qu’il avait montré en réponse à son zèle déplacé.

Laure ne s’était pas attardée à écouter son bavardage. Tout de suite, elle avait reconnu l’écriture d’Alexandre, et en aurait-elle douté, cette expression : le Monsieur que vous connaissez, ne lui aurait laissé aucun doute. Elle lui ferma rapidement la porte au nez, tant il lui tardait de prendre connaissance de cette missive. Alexandre venait-il simplement la réconforter, l’encourager ; ou bien savait-il quelque chose de nouveau, et s’empressait-il de le lui apprendre ? C’était plutôt cela, cette lettre devait être pressante, pour qu’Alexandre l’eût apportée lui-même, et de si grand matin, autrement il aurait pu la confier à la poste.

Sa mère était agenouillée au pied du petit lit de fer blanc et récitait, en se balançant, sa prière du matin.

Laure s’assit au rebord du lit sans même un regard pour sa mère, toute son attention était concentrée sur l’enveloppe qu’elle tenait en main. D’un doigt nerveux, elle brisa le cachet et courut à la signature. Elle ne s’était pas trompée dans ses prévisions, le tout venait d’Alexandre, mais il y avait aussi une deuxième lettre écrite d’une haute écriture masculine qui lui était inconnue. Elle voulut d’abord connaître les pensées de celui qu’elle considérait envers et contre tous, comme son fiancé.

Il n’y avait qu’un feuillet d’une calligraphie droite et ferme.

Montréal, avril 19…

Ma chère Laure,

Après les semaines de bonheur dont nous venons de jouir, il appert que nous aurons à en traverser de plus dures. Je vous devais, bien qu’il me soit très pénible de le faire, de porter à votre connaissance la réponse que je viens de recevoir de mon père, à l’annonce de notre mariage. Tout se ligue contre nous. Nos deux familles se montrent récalcitrantes à notre amour. Il doit y avoir une vieille rancune inassouvie pendant des années, et dont nous avons à souffrir les contre-coups. Ne vous tourmentez pas, nous finirons par vaincre ces oppositions, et notre bonheur retrouvé sera d’autant plus précieux qu’il nous aura coûté plus d’ennuis.

Inutile de vous dire que je suis avec vous par la pensée, au prix de n’importe quel sacrifice personnel, je voudrais vous éviter ces déchirements ? Pauvre amour humain, comme il est impuissant devant certaines circonstances ! Comme j’en sens amèrement la misère, moi qui donnerais tout pour vous savoir heureuse.

Ayez confiance, petite amie.

Votre fiancé devant Dieu et devant les hommes,

Alexandre D.

Cette lecture l’avait mortellement émue, elle sentait sombrer son bonheur, elle avait beau vouloir se persuader qu’Alexandre vaincrait les obstacles, elle ne pouvait y parvenir. L’autre lettre ne pouvait rien lui apprendre de plus, elle se décida pourtant à la parcourir.

Saint-Pascal, Kamouraska avril 19…
Alexandre,

Je n’ai qu’un mot à te dire au sujet de ton prochain mariage : tu ne peux épouser Laure Lavoise.

Si tu n’avais pas oublié de demander l’avis de ton père dans une circonstance aussi grave, si tu ne lui avais pas fait un secret du nom de l’élue jusqu’à ces derniers jours, tu n’en serais pas à être forcé de manquer de parole à quelqu’un que, je le sens, tu aimes bien.

J’attends un mot de toi, m’assurant que tu as cessé toutes relations avec cette demoiselle.

Ton père,
Alex. Daubourge.


Le style était simple mais ne manquait ni de sentiment ni d’autorité. L’orthographe faisait défaut à certains endroits, mais le tout était facilement compréhensible et ne laissait aucun doute sur le sens des mots.

Maintenant Laure brûlait de connaître la réponse du fils à cette injonction paternelle, elle se lisait ainsi :


Montréal, avril 19…
Cher père,

Vous savez que je suis votre aîné, et que je me suis toujours montré un fils dévoué et respectueux. À quelle heure de nos relations, depuis que je suis un homme, avez-vous eu à vous plaindre de ma conduite ?

Vous avez préféré ne pas me garder sur la « terre », parce que la famille était nombreuse, trop pour vous permettre d’établir le premier-né de la sorte. Je me suis résigné, je suis parti. J’ai souffert et j’ai lutté à la ville pour me créer une situation convenable, pour tenir une conduite toujours digne du nom que je porte, et que vous m’avez légué en m’apprenant à le respecter. J’avoue le tort dans lequel je me suis placé vis-à-vis de vous en négligeant de vous consulter, ce n’était pas prémédité, j’ai parlé à cette jeune fille bien avant le temps que je m’étais fixé ; mon cœur a joué un tour à ma raison, je ne conçois pas que ce soit un motif suffisant pour que vous mainteniez votre refus. Venez, quand vous la verrez, vous excuserez votre enfant.

Je ne vous promets pas de cesser mes relations avec Laure Lavoise, je m’en sens incapable. Si vous ne voulez pas vous rendre à mon invitation, j’attends avec impatience un mot de vous levant cette défense ; de plus, malgré tout mon respect de votre autorité, je ne vous cache pas que je suis plus que jamais décidé à épouser Laure.

Papa, rappelez-vous que vous avez été jeune. Rappelez-vous le jour où l’amour s’éveilla dans votre cœur pour celle qui est devenue votre femme et ma mère ; en souvenir de ce jour heureux, ne vous montrez pas intraitable envers de pauvres enfants qui s’aiment bien. Je puis vous assurer que ma fiancée est digne en tous points de faire partie de votre famille. Pensez un peu à ce que vous auriez fait à vingt-cinq ans, si vous aviez été placé dans la dure alternative que vous me faites.

Je me souscris, votre fils affectionné et toujours respectueux,

Alexandre.

Laure lisait et relisait ces lettres et restait sans idée. En cet instant elle ne souffrait plus, elle se sentait comme suspendue dans le néant. Sa tête était vide de pensée. Sa mère s’approcha avec l’évidente intention de prendre connaissance de ce courrier. Ce rapprochement la ramena brusquement au sens de la vie présente et de ses difficultés.

Le père d’Alexandre ne s’était-il pas servi des mêmes paroles que sa mère : « Tu ne peux épouser Laure Lavoise. » Quelle différence y avait-il avec : « Tu ne peux épouser Alexandre Daubourge. » Il s’élevait donc entre eux un mur infranchissable. Mais quel était-il ? Et leur jeunesse et leur amour plus forts que les obstacles se sentiraient-ils la force de l’escalader, même si leurs parents réunis s’acharnaient à contrecarrer leurs plans.

Marie Lavoise jeta les yeux sur l’une des lettres. Sa main se crispa sur le papier réglé de bleu, et voulut l’arracher des mains de sa fille. Elle lâcha prise tout-à-coup, sentant l’inanité de ce mouvement. Qu’apprendrait-elle, elle ne savait pas lire.

— Que te dit-il ?

— Qui ?

— Alexandre.

Au paroxisme de l’émotion, une minute elle avait oublié que pour sa fille, une seule personne comptait et existait en ce moment, et c’était : Alexandre.

— Il dit à son père qu’il m’épousera même sans son consentement ; toutefois, il ne désespère pas de l’obtenir.

— Te dit-il ce que son père lui a écrit ?

— Il m’a envoyé sa lettre et sa réponse.

— C’est de cette lettre là que je désire connaître le contenu, celle de son père.

— Il n’y a pas de mystère. Il dit à Alexandre qu’il s’oppose à ses projets de mariage avec Laure Lavoise, comme vous, il ne donne à son fils aucune raison.

Le pauvre visage ridé s’était tiré encore davantage, à faire craindre une minute que la vie n’abandonnât ce corps qui paraissait tellement usé. Ce ne fut qu’une faiblesse passagère, presqu’aussitôt, elle regarda sa fille en face :

— Puisque le père d’Alexandre, comme moi, s’oppose à votre mariage, pourquoi ne pas abandonner tout de suite ce dessein ? Tu pourrais être aimée par quelqu’un autre, voyons. Le désires-tu toujours autant ce mariage ? Toi, une Lavoise, entrerais-tu en intruse dans cette famille Daubourge qui te repousse ? Tu les vaux bien. Ça je puis te le dire.

— Maman, je ne sais pas ce que je ferais. Il me serait dur de n’être pas acceptée par la famille de mon mari. Mais j’aime Alexandre. Avez-vous jamais aimé ?

La mère et la fille se regardèrent jusqu’au fond de l’âme. Sans une parole, Laure comprit que sa mère connaissait ce sentiment par expérience, et que cette expérience avait été le malheur de sa vie. Ses traits étaient si ravagés. Il y avait dans ses yeux tant de pitié pour cette enfant qui défendait son amour menacé.

Laure entoura la pauvre femme de ses bras, et la serrant pour la première fois avec effusion sur son cœur :

— Maman, je vous ai fait mal, mais je souffre tant, je l’aime tant. Ayez, ayez pitié de votre petite fille. En cet instant elle se sentait si petite.

La mère rendit son étreinte à l’enfant passionnée qu’elle reconnaissait si bien dans cette exclamation véhémente, et une fois de plus, elle fit allusion à celui qui lui avait donné la vie :

— Comme lui, tu ne sais pas te commander.

Laure voulut savoir qui sa mère désignait par ce mot : lui. Elle avait bien compris qu’il s’agissait de son père. Mais son nom, elle ne l’avait jamais prononcé. Était-il bien un Lavoise ? Quel était son vrai nom de famille ? Lui ferait-elle toujours un mystère de l’existence de son père ?

Lasse de questionner inutilement, elle se mit à marcher dans la chambre à pas saccadés.

L’arrivée de cette missive leur avait fait oublier l’heure et le déjeuner. Après quelque temps de cette course fatigante dans un espace aussi restreint, Laure proposa :

— Si nous allions dîner.

— Comme tu voudras, avait répondu sa mère.

Quelle idée avaient-elles eue d’aller au café ? Au milieu des passants dans la rue, elles s’étaient senties toutes désorientées. Laure éprouvait une brûlure de ces lettres qu’elle avait déposées dans la poche intérieure de son manteau. Maman Lavoise regardait comme une infamie tous ces regards convergeant vers sa fille. De quel droit, tous ces inconnus la dévisageaient-ils de la sorte ?

Il faisait bien beau, le soleil d’avril chauffait et promettait déjà de beaux jours ensoleillés. Les enfants tête nue couraient la rue, jouant à cache-cache, dansant à la corde. Elles n’en savaient rien. Leurs regards étaient tournés en dedans. Laure croyait dans sa jeunesse et son inexpérience que son trouble était visible sur son visage, il ne tenait pourtant qu’à elle de le maîtriser pour quelques minutes : puis, aurait-on pu y lire le trouble, les détails manquaient. Marie Lavoise, habituée dans un petit village où les affaires de chacun sont les affaires de tout le monde, tellement les potins se transportent vite, ne pouvait s’imaginer qu’il n’en fût pas ainsi à Montréal. Pourtant, s’il lui avait été donné de voir ce que pensaient tous ces piétons qu’elle croisait, elle aurait constaté à son grand soulagement, qu’ils allaient, poursuivant leurs petites affaires, sans attacher à elle et à sa fille la moindre importance. Elles revinrent presqu’aussitôt dans la petite chambre dans laquelle elles avaient déjà vécu tant d’heures pénibles. Laure était bien décidée à tout savoir cette fois, ou à reprendre son travail et ses relations avec Alexandre, même s’il lui fallait briser définitivement avec sa mère.

Elle n’avait pour subsister que son salaire et le peu d’argent que sa mère lui envoyait chaque mois. Comme elle n’avait pu réaliser d’économies en si peu de temps, il lui était impossible de vivre bien longtemps de la sorte. Sa position, peut-être serait-elle remplacée, si elle tardait trop à revenir ?

Elle remuait toutes ces idées dans sa tête, et se répétait qu’il fallait frapper un grand coup. Son teint avait perdu de sa fraîcheur, elle était tout aussi blanche, mais nulle rosée ne venait fleurir ses joues, sous ses yeux se distinguait un cercle de bistre, résultat de plusieurs nuits d’insomnie, de longues heures d’angoisse.

Elle était assise sur le lit, sa mère en face d’elle sur la chaise.

— Maman, dit-elle tout-à-coup, nous ne pouvons continuer de vivre comme nous le faisons depuis des jours. Vous me direz les raisons qui doivent à jamais m’éloigner d’Alexandre, ou si non je briserai avec vous, et j’irai retrouver mon fiancé. Nous nous marierons sans le consentement de nos parents. En punition, nous serons plus que probablement malheureux, mais pas plus que je ne le suis depuis ces derniers temps.

Elle était toute pâle, et serrait les lèvres avec le désir évident de dompter la colère qu’elle sentait gronder en elle.

La mère se contenta de branler le chef :

— Comme lui, tu pourrais avoir des colères froides pendant lesquelles tu ne serais pas responsable de tes actes.

Mais Laure élevée par une main sûre, avait appris à maîtriser ses moments de colère, déjà elle s’était ressaisie.

— Me direz-vous le nom de celui dont je tiens tous ces penchants détestables, et que vous ne paraissez pas outre mesure surprise de retrouver chez votre enfant ? Mon père s’appelait-il Lavoise ?

Sans répondre à cette question directe, la mère articula :

— Tu es mon enfant… mon enfant…

Et joignant les mains en un geste désespéré, elle dit sans la regarder, branlant lentement la tête, geste qui aurait pu être ridicule s’il n’avait été si tragique :

— Je te dirai tout, tout, puisqu’il le faut, mais si tu savais ce qu’il m’en coûte. Pourquoi Alexandre Daubourge s’est-il trouvé sur ton chemin ? Si j’avais pu prévoir !…

— Maman, dit Laure, je vous en aimerai davantage.

— Tu n’auras nullement raison de me sentir diminuée.

Elle avait fait un geste en avant avec l’intention d’embrasser sa mère, mais celle-ci l’arrêta :

— Laisse-moi tout mon courage, et écoute-moi sans m’interrompre, quelque surprise que ces révélations te puissent causer. Laisse-moi encore quelques minutes pour me recueillir. Je veux commencer par le commencement, de manière que tu puisses bien saisir, tout comprendre avant de me juger.

Elle ferma les yeux, et Laure ne détacha plus son regard de cette forme ramassée sur la chaise, qui semblait tendre toute son énergie à retrouver des souvenirs vagues et à les classer. Elle remuait les doigts, comptait des jours ; enfin une voix, que la jeune fille ne reconnaissait pas, emplit le silence de cette chambre, silence coupé par le seul bruit du passage d’une pensionnaire longeant rapidement le corridor, d’une clef qui tournait dans une serrure.

Elle n’avait pas ouvert les yeux.

— Laure, Marie Lavoise que tu vois devant toi si vieille, si ratatinée, si peu de chose, a été un jour déjà lointain, une belle jeune fille de vingt ans ; à cet âge j’aimais déjà éperdument celui qui devait faire mon malheur, mon malheur et le tien. Oui, je l’aimais, et il le savait avant même que nous ayons échangé la moindre parole. Ne le devinait-il pas cet amour dans la façon dont je le regardais quand il avançait, portant beau, prendre sa place dans le banc de famille, tout près du nôtre, le dimanche à la grand’messe. Il le savait, mais que lui importait-il, il en aimait une autre. Marie Lavoise était jolie fille, mais elle n’apportait en mariage que l’appoint de ses dix doigts et beaucoup de bonne volonté. Celle qu’il avait remarquée, celle dont il voulait se faire aimer, avait dans le creux de sa main aussi petite, aussi potelée que celle de Marie Lavoise, de quoi payer les dettes de son bien ; car il était l’aîné, son père l’avait établi, mais établi avec des rentes à payer. Il a fait tout ce qu’il a pu pour la gagner, il a facilement réussi. Rien de surprenant : beau garçon, rangé, le meilleur parti de la paroisse. Mais elle avait un père, et son père ne voulait sous aucune considération consentir à ce mariage. Sa fille représentait un beau parti, elle s’unirait à quelqu’un d’aussi riche qu’elle. Il lui disait quand elle osait plaider la cause de son amoureux peu fortuné : « Attends, il n’est pas le seul parti de la paroisse ? » De son côté, à leurs rares rencontres, le jeune homme lui disait : « Attendons, ne brusquons rien, peut-être, plus tard le père voudra. » Trois années s’étaient écoulées et le père ne cédait pas. Je le regardais toujours de la même manière dans le banc, à la sortie de la messe. À la fin de la troisième année, il commençait à me parler. Je ne me sentais plus de joie, je pensais : « il commence de s’en détacher ; est-il permis d’être aussi peu civil avec un honnête garçon ? » Toute cette année qui suivit, ce que j’en adressai des requêtes à mes parents : c’étaient des gants de peau que je voulais avoir. N’avais-je pas remarqué que l’autre en portait ? Pour cette époque, et notre petit village, c’était un grand luxe. Mes parents, après quelques pourparlers, cédèrent, alléchés par la perspective de voir marier leur fille à un si bon parti. Puis ce fut un chapeau avec une plume dont j’eus envie, il me fut accordé. Mon père et ma mère se saignèrent aux quatre membres pour me voir mise à l’égal de l’autre : par orgueil. Nous avons tous péché par orgueil à ce moment, et c’est sûrement pour cette raison que le bon Dieu nous a si durement punis.

La pauvre femme s’arrêta quelques minutes pour reprendre haleine, et classer à nouveau les détails qui semblaient lui échapper. Ses yeux étaient toujours obstinément clos, comme si la vue de la réalité présente, avait pu faire envoler les souvenirs d’autrefois.

Laure aurait bien voulu questionner sa mère sur la signification juste des expressions neuves pour elle, et dont celle-ci se servait pour la première fois en sa présence, dans cette conversation intime, dont le but était de lui faire connaître ce qu’était, ce qu’avait été Marie Lavoise. Elle avait promis de ne pas interrompre ses confidences, elle tenait parole.

La voix de rêve continua :

— Après une année de ces extravagances pour des gens de notre fortune, il se décida à faire la « grande demande ». Son père vint à la maison un dimanche soir, simple formalité. Pouvait-il être question de le refuser, après nous être montrés ensemble un peu partout, après être allés dans toutes les veillées de la paroisse auxquelles nous avions été invités, avec lui ? On sortit une bouteille de vin, les vieux causèrent quelques minutes sérieusement. Ce soir là, il ne vint pas, toujours suivant la coutume. Nous jouâmes aux cartes, je m’efforçai de me montrer aimable à l’égard de mon futur beau-père. J’avais bien deviné que tout était décidé, et qu’après son départ, papa m’annoncerait à quelle époque aurait lieu notre mariage. Je ne fus donc nullement surprise, quand en partant, le visiteur me dit : « Au plaisir, ma fille. » Je me sentis rougir de plaisir. Aussitôt la porte de la grande cuisine refermée, mon père me dit, non sans une pointe d’orgueil : « Marie, tu vas te marier aux poires. »

Dès la semaine suivante, je montais à Québec en compagnie de ma mère et de mon futur. Il s’agissait de monter mon trousseau et pour lui d’acheter « les gages ». Il fit bien les choses. J’eus un jonc très large, c’était la mode, en me le passant au doigt chez le bijoutier, il me dit avec un air de suffisance que je trouvai détestable sur le coup, mais que j’oubliai aussi vite : « Marie, il ne te ternira pas le doigt. »

Je m’en doutais mais je ne trouvai rien à lui répondre, tant était grande ma joie. J’étais muette.

La bague fut choisie suivant mon goût. J’avais demandé des opales, je les eues et telles que je les avais désirées. Après ces emplettes, nous nous séparâmes pour ne nous retrouver que le soir au train. Ma mère ne cessait de répéter en choisissant les pièces de mon trousseau : « il ne faut pas lui donner la moindre occasion de regretter de t’avoir choisie à la place de l’autre. » « Que la comparaison soit toujours à ton avantage. »

Je jubilais intérieurement. Le soir, tandis que nous refaisions le trajet en chemin de fer, je riais à belles dents, tout en jasant avec mon promis. C’était un beau soir de juillet. Le soleil tapait les vitres du wagon et les faisait scintiller. Des insectes venaient voleter tout près de nos oreilles. Aussitôt la ville passée, de la portière ouverte montait une odeur de terre et de verdure qui grisait, et je n’avais pas besoin de cette griserie à laquelle j’étais habituée, pour être heureuse à en perdre la tête.

Mon amour n’allait pas sans jalousie, j’épiais les allées et venues de mon futur, tant était grande ma crainte jusqu’à la dernière minute, qu’il ne retournât vers l’autre. Sa conduite ne donnait aucun indice en pâture à ma défiance. Les travaux des champs battaient leurs pleins, il travaillait tout le jour et parfois une partie des soirées, quand il sortait, c’était pour venir chez mes parents. Certaines veillées où le travail avait été bien pressant, nous profitions des heures d’obscurité pour accomplir notre ménage de la maison ; alors, il s’asseyait avec les hommes sur le perron et parlait des travaux, des récoltes. Assez tôt, il regagnait son logis, car il nous fallait être levés avec l’aube.

De nouveau, il y eut une pose. La période des amours était terminée. Elle allait entrer dans une nouvelle phase de sa vie, elle se recueillait :

Nous fûmes mariés dans la petite église du village, à l’époque des poires, c’est-à-dire, à l’automne comme l’avaient décidé nos parents. Le moment était bien choisi, la plus grande partie des travaux des champs était terminée, nous aurions tout l’hiver pour nous aimer, pour jouir l’un de l’autre dans l’intimité, avant de nous atteler de nouveau à la dure besogne, l’été suivant.

Je revois encore l’intérieur de l’église, le tapis rouge du chœur, le tapis sur la table de communion, les fleurs de chaque côté de nos prie-Dieu de bois franc. Il n’y avait rien de plus à cette époque, depuis, Monsieur le Curé les a fait rembourrer de peluche rouge. Ce bon curé qui bénit notre union de tout son cœur, heureux de voir une nouvelle famille chrétienne prendre naissance dans sa paroisse. Déjà les fils de cultivateurs avaient pris la manie de s’en aller à la ville, voire même aux États-Unis. Je portais avec fierté un manteau vert garni de fourrure grise, une robe grise, un chapeau de même teinte. J’étais si sûre de ma beauté ainsi accoutrée, je m’étais tant de fois admirée dans la glace revêtue de ma toilette de noces. Quand nous arrivâmes pour prendre place dans les voitures après la signature des papiers à la sacristie, que tout était en règle et que je quittai le « quatre roues » de la famille Lavoise pour monter avec lui, dans la voiture flambant neuve de mon mari, conduite par l’un de ses jeunes frères, je vis dans la cour où nous dételions, une autre voiture de belle allure, dans laquelle montait en me jetant un coup d’œil mauvais, celle qui jadis avait été ma rivale. Et de l’avoir vue ainsi, ma joie s’augmenta, joie mauvaise, je pensais : « tu ne peux plus rien maintenant pour me le prendre, nous sommes mariés, mariés pour toujours. » Pour cette vilaine pensée aussi, pour sûr, le bon Dieu devait me punir, j’y ai songé bien des fois depuis, les jours surtout où je fus le plus malheureuse.

Laure, appuyée au fer du lit qu’elle serrait éperdument jusqu’à s’y meurtrir les doigts, laissa échapper un long soupir de soulagement : sa mère avait été mariée, dûment mariée. Comme le préambule aboutissant à cette révélation lui avait semblé long. Mais aussi, quel poids cette découverte enlevait aux épaules de la jeune fille. D’un autre côté, des ténèbres plus profondes cachaient la raison, les raisons qui devaient à tout jamais l’éloigner d’Alexandre. Par un suprême effort de volonté, elle se força au silence. En entendant ce long soupir, sa mère avait eu sans soulever les paupières, un mouvement de contrariété. Puis, si elle l’interrompait, quand se déciderait-elle à continuer son récit ?

Avec quel plaisir, le soir de nos noces, ayant pris part à toutes les réjouissances auxquelles avaient donné lieu cet événement qui avait réuni nos deux familles : tout le monde était venu, les oncles, les tantes, les cousins, les cousines — c’était toujours la coutume. Chez mes parents nous avions fait bombance, chez les siens, le soir, nous avions dansé des danses carrées, elles n’étaient pas défendues à cette époque. La soirée n’avait pris fin qu’aux petites heures du matin. Donc, au lieu de te dire le soir de nos noces, je devrais dire le lendemain matin, quand je pénétrai avec lui dans sa maison qui devenait mienne. Il arrêta le cheval devant le perron, sauta lestement à bas de la voiture, et me tendit la main pour m’aider à descendre, sans laisser les « cordeaux », car il avait un cheval fringant, il vint donner un tour de clef à la porte, et me dit :

— Entre, Marie.

— Non, va dételer, lui dis-je, nous entrerons ensemble.

Je l’attendis quelques minutes en regardant les étoiles qui s’éteignaient une à une, elles seraient bientôt suivies de l’aube rose. Il revint vite, le cheval ne devait pas avoir été brossé longtemps ce matin-là.

En pénétrant dans la salle basse de plafond, aux poutres saillantes, avec cet homme qui depuis la veille était mon mari, et qui tenait ma taille, en s’avançant à la clarté vacillante d’un fanal, je sentis ma gorge se serrer ; et toute ma joie du matin se changer en crainte ; il fit jaillir du feu d’une allumette frottée à sa bottine. S’éloignant de quelques pas, il alluma la lampe à pétrole dont la mèche projeta sur les objets environnants une clarté confuse, ce n’était pas très clair, pourtant ce jet de lumière avait fait fuir toutes mes craintes folles.

Je ne te raconterai pas le bonheur des premières semaines de notre mariage. Il fut sans nuage et le bonheur n’a pas d’histoire, les riens qui le formaient te feraient rire. Mais quand j’ai commencé à regarder cette époque de ma vie à distance, quand je la regardais quelques semaines après la catastrophe, j’ai compris que lui, ne m’avait jamais aimée. J’étais rendue aveugle par mon sentiment propre qui était trop ardent. Il se montrait condescendant à mon égard, c’était tout. L’autre n’avait pas voulu de lui, il n’avait pas voulu l’attendre indéfiniment, mais il l’aimait toujours. Il était souvent distrait. Pour me dire un mot aimable, il devait y penser avant, ou bien y être incité par moi qui ne lui ménageait pas les compliments. Son élan n’était pas spontané. Jamais, jamais le moindre bon mouvement naturel. Dans la joie délirante de mon succès, ces détails infimes passaient inaperçus : je nageais dans une félicité sans nom. Après trois mois de cette vie à deux, je commençai à m’éveiller de mon long songe, et je finis par m’apercevoir qu’il n’était pas toujours satisfait. Notre vie paraissait lui être devenue une charge. Il était souvent rêveur. Et, malgré la bonne volonté que je déployais sans cesse à le contenter, il arrivait qu’il se fâchât pour des détails insignifiants, des riens parfois, que je lui disais en riant, je ne voulais toujours pas voir clair. Après quatre mois de notre vie commune, nous nous querellions chaque semaine, et ton père se mettait en un état qui me faisait peur, je commençai à cette époque à le craindre beaucoup plus qu’à ne l’aimer ; j’aurais voulu éviter toutes les occasions de dispute, mais c’était impossible, il prenait raison des plus futiles prétextes pour gronder. Je ne pouvais m’expliquer la cause de ce revirement. Je n’avais pas rêvé une vie de ménage aussi mouvementée, à la maison, le père et la mère n’avaient jamais de discussions. Dans sa famille, dans son entourage à lui, on le connaissait pour un garçon rangé, travailleur, jamais il n’était venu à mes oreilles qu’il fût querelleur.

Marie Lavoise s’arrêta comme si elle était à bout de souffle.

— Maman, voulez-vous un verre d’eau, articula craintivement Laure.

Un grand apaisement se faisait graduellement dans le cœur de la jeune fille. Toute la raison des réticences de sa mère, c’est qu’elle était divorcée. C’était, il est vrai, un grand malheur, en quelque sorte un déshonneur pour des personnes de leur mentalité, mais pour sûr cette raison ne pourrait influencer Alexandre.

— Non merci, ne m’interromps pas, c’est le plus dur qu’il me reste à te faire connaître.

Elle se recueillit quelques secondes. Laure suspendit son souffle, bien qu’elle sentait ne plus rien avoir à craindre des déclarations horribles qu’elle allait entendre.

— Chaque semaine depuis un mois, il allait au village, nous étions à trois milles de distance. Ces voyages répétés n’étaient pas sans m’intriguer, mais je n’avais pas eu le courage de lui demander ce qu’il allait y faire. Je me réfugiais dans le silence, m’appliquant à faire mon travail aussi parfait que possible.

— Un matin nous nous asseyions à table pour le déjeuner, je lui avais fait de belles crêpes dorées — il en était si friand — je lui passai le sirop d’érable, au lieu de me remercier, il repoussa son assiette que je venais de placer devant lui, chargée de crêpes brûlantes. « Tu n’as pas faim ? interrogeai-je. Aimerais-tu mieux autre chose ? »

— Non, dit-il d’une voix changée.

— Je m’étais retournée pour éviter son regard et lui cacher mon trouble, je me préparais à lui servir son café. J’étais un peu penchée en avant au-dessus du poêle à deux ponts, quand il dit : « Marie » d’un ton si particulier que je me retournai tout d’une pièce. À cette minute, j’eus l’intuition qu’il allait me dire quelque chose de grave, il ne paraissait pas en colère, je le regardai en face. Il baissa les yeux pour continuer : »

— Marie, c’en est fini de rester ensemble.

— Je n’ai jamais pu me rappeler quel cri sauvage je dus faire entendre, je me sentis mal, et je devins si pâle qu’il eut peur de m’avoir tuée du coup. Il se leva, vint à moi. Il me soutint, sans son aide, je serais certainement tombée. Que ne me suis-je tuée là sur le coup ! par accident, le bon Dieu n’aurait pu m’en tenir compte, et que de souffrances je me serais évitées et à toi aussi. Comme j’allais m’évanouir, de ses bras robustes il m’enleva, sans se préoccuper de la courte-pointe dont j’étais si soigneuse, il me posa sur le lit. Comme je me refusais à ouvrir les yeux, il alla jusqu’à la cuisine quérir de l’eau, m’en fit avaler quelques gouttes et se mit à me frictionner les tempes avec du vinaigre. Quand il me jugea assez consciente, sa voix se fit plus douce pour m’énoncer les détails de ce qu’il considérait son droit, il était certain que je n’aurais rien à y redire.

— On a découvert entre nous un lien de parenté qui nous fait libres. L’existence que je t’ai faite depuis quelques mois n’est pas de celles qui doivent te faire regretter notre vie commune. Quand j’aurais la prétention de formuler à nouveau une demande en mariage, je ne doute pas que ta réponse ne saurait être affirmative. Je te laisse libre, et je reprends ma liberté. Je rends hommage à tes qualités de ménagère, mais nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble.

— Si j’élevai la voix à cette minute, si j’eus le courage de formuler une objection ce fut pour toi, rien que pour toi :

— Et l’enfant, qu’en fais-tu ? hasardai-je.

— Je m’en chargerai. Sa voix était redevenue brève.

— Il avait réponse à tout. Rien ne pouvait l’arrêter dans l’œuvre de la destruction de notre foyer. Il ne me restait rien à répliquer, aucune autre objection à soulever. Son plan était tracé, il le réaliserait jusqu’au bout. Je n’avais pas faim, et je ne me sentais pas assez forte non plus pour vaquer aux travaux du ménage. Je sentais monter en moi une haine implacable à l’égard de cet homme que j’avais tant aimé. Bien des détails de notre vie de ménage depuis ces derniers mois me revenaient à la mémoire, et je les jugeais plus sévèrement à la lumière fulgurante de la scène encore toute proche. Si j’avais pu prévoir un pareil dénouement, il m’eût peut-être été possible de l’empêcher de s’abattre sur moi. Mais non, j’avais été volontairement aveugle, les colères de mon mari éclataient à propos de tout et à propos de rien. Elles n’étaient qu’un prétexte, comment aurai-je pu me douter ? Nous ne sommes pas habitués dans nos familles chrétiennes à considérer une minute cette éventualité, quand on est lié à un homme, c’est pour la vie, quelles que soient par ailleurs les misères qu’il nous fasse. Je ne l’avais jamais provoqué, bien au contraire, j’évitais tout ce que je savais pouvoir le contrarier. Je comprenais que la séparation eût été imminente sans cela, pourtant j’en aurais plus de regret. Je restai longtemps les yeux clos, quand je les ouvris il était parti, j’ignorais depuis combien de temps. La table du déjeuner était servie comme tout à l’heure, lui non plus n’avait rien pris. Je fis lentement le tour de cette maison qui avait été mon chez-moi pendant plus de cinq mois, dont je croyais ne sortir que dans ma tombe. Rien dans mon éducation simpliste, rien dans les coutumes de mon entourage ne m’avait préparée à soupçonner pareille aventure. La tête vide, le cœur lourd, les jambes flageolantes, je revins vers ma chambre, et de nouveau je m’écroulai sur le lit. Que m’importaient maintenant la courte-pointe aux carreaux blancs et bleus, et ces rideaux de tulle léger dont j’avais pris un tel soin ? Je fermai les yeux sous la force de la défaillance physique. Manque de nourriture ce matin, souffrance morale, épuisement causé par mon état. Avec quelle acuité, je sentais le profond déshonneur de la situation fausse dans laquelle j’allais me trouver ! Comment serai-je reçue chez mes parents ? Dans ces campagnes où la moindre incartade est un crime, je serais tenue en suspicion par tous et par chacun. La vie ne me serait donc plus qu’un enfer anticipé. Malgré mes peu gaies réflexions, épuisée, je succombai au sommeil. Je m’éveillai au son de sa voix, à genoux près du lit, il demandait :

— Marie te sens-tu mieux ?

— Je ne sais pourquoi, mais en le revoyant près de moi et dans cette posture d’humilité qui me parut une noire hypocrisie, je sentis toute ma vigueur me revenir, la colère à mon tour m’aveuglait. Je sautai sur mes pieds, et le regardant avec toute l’ardeur de ma haine, je lui lançai au visage :

— Je vais te débarrasser tout de suite.

Mes mains tremblaient, je me mis à bouleverser les tiroirs. Je me fis un paquet de tout ce que je pouvais emporter, dont je pourrais avoir besoin les premiers jours. Il me suivait du regard, immobile, l’œil atone, à ce moment il semblait regretter l’irréparable qui se dressait entre nous.

Chaque fois que je me dirigeais vers la porte, il trouvait à s’informer d’un objet que je pouvais avoir oublié. Je l’ai senti plus tard, à ce moment si j’avais supplié ton père de ne pas me renvoyer à cause de toi, si je m’étais jetée à son cou en le priant de faire à nouveau publier nos bancs à l’église, de payer la dispense nécessaire ; en un mot de remettre notre mariage en règle, je suis positive qu’il se serait laissé attendrir, voyant mieux que moi, rendu à son bon sens, par ma sotte colère, toutes les conséquences fâcheuses de la vie telle qu’elle me serait faite désormais, et de ta vie à toi, pauvre innocente, qui serait entravée. Il voulut atteler pour me reconduire chez mes parents, mais je m’y opposai, je ne voulais plus rien recevoir de lui. Il me força cependant à accepter son aide personnelle, il porta lui-même le volumineux paquet que j’avais fait de mes nippes. En me laissant, il avait au bord des paupières, deux grosses larmes qui ne tombèrent pas, et qu’il essuya furtivement du revers de sa manche, comme il me tournait le dos en me promettant de me rapporter, tout ce qui pouvait être mien, et que j’avais laissé chez lui. Je le regardais s’éloigner le dos voûté, vieilli tout d’un coup, et à cette minute, ma colère tombée avec la marche qui avait détendu mes nerfs, j’eus la tentation de courir sur ses pas, et de lui crier : « Ne brisons pas ainsi notre vie, reprends-moi, je m’efforcerai davantage de me faire aimer. » J’avais trop hésité, il était déjà loin et le démon de l’orgueil fut le plus fort, quand je me dirigeai vers la maison, il n’était plus qu’un point noir mouvant tout au bout du champ. Nous devions nous revoir une seule fois et dans quelles circonstances ! Grand Dieu ! Est-il possible qu’il y ait des choses si difficiles à supporter et impossibles à oublier.

Inutile de te raconter l’accueil que je reçus chez mes parents. Nous n’avions pas de fortune. L’un de mes frères était marié et élevait sa famille sur le bien, en même temps que mes parents achevaient d’élever la leur. Je n’étais rien moins que de trop et tous se chargèrent de me le faire sentir. Je croyais que j’allais perdre la raison.

Quelques jours plus tard il rapporta ce que mes parents m’avaient acheté pour entrer décemment dans sa maison. Il ne vit que mon père. Ma mère et moi, nous nous étions réfugiées dans la chambre à coucher. Les deux hommes échangèrent peu de paroles, l’un et l’autre devaient craindre de se laisser entraîner trop loin. Nous attendîmes donc pour sortir de notre cachette qu’ils se fussent éloignés. J’entendis son pas jeune et ferme résonner dans la direction de la porte de sortie, suivi quelques minutes plus tard de la démarche alourdie de mon père. Comme je n’étais pas assez forte après l’ébranlement que je venais de subir pour supporter une querelle, papa fit taire sa colère en ma présence. Malgré cela, durant les quelques mois qui précédèrent ta naissance, je dus en entendre des remarques : « Tu aurais dû te faire aimer. L’amitié vient sur l’oreiller. C’était bien la peine que nous nous donnions tant de mal pour faire ton bonheur, tu n’as même pas su le garder. »

— J’étais bien tentée de leur dire : « oui, à condition que les deux y mettent de la bonne volonté. » Les seuls reproches que je me faisais avaient rapport au jour de ma fuite. J’avais manqué de diplomatie. Durant les premiers mois de notre vie de ménage, je pouvais me rendre le témoignage d’avoir mis toute ma bonne volonté à satisfaire mon seigneur et maître. Nous n’étions déjà plus de l’époque, où les parents se chargeaient de choisir l’épouse de leur fils, le mari de leur fille. Je me taisais, du premier moment de ma disgrâce, j’avais pris la résolution de ne jamais entamer de discussion à ce sujet. J’étais trop brisée et physiquement et moralement, j’opposais à toutes les insinuations malveillantes qu’on me décochait, un silence qui me valait bien d’autres remarques désobligeantes, mais à la fin, j’étais devenue complètement indifférente : souffrir un peu plus ou un peu moins.

— Tu vins donc au monde chez tes grands parents Lavoise. Tu étais une fille. Donc, j’étais certaine de te garder pour moi seule. Tu porterais mon nom, et si jamais, il lui prenait fantaisie de réclamer son enfant, je ne le lui donnerais pas de plein « gré ».

— Aussitôt que mes forces me furent assez revenues, je montai à Québec, je te plaçai chez une dame qui se chargeait, moyennant une somme modique, de te donner tous les soins nécessités par ton jeune âge. Ce me fut un réel déchirement de me séparer de mon bébé. Je n’avais plus de mari, plus de défenseur officiel, j’avais une petite fille, je t’avais, toi, et je devais abandonner à des mains mercenaires le soin d’envelopper tes membres délicats, de te nourrir, de te caresser, de te dorloter, de t’entourer de tendresse. De réchauffer mon cœur ulcéré près du tien eût été un baume à ma souffrance, mais ce baume-là devait m’être refusé aussi. J’étais bien décidée à ne plus être à charge à personne. Ma belle-sœur, la femme de mon frère, avait dit tant de fois durant mon séjour à la maison : « une bouche de plus à nourrir et qui ne rapporte rien, cela compte par les temps que nous traversons. » Maman atténuait par sa bonté la dureté de ces procédés, elle prenait ma défense et disait : « Marie, travaille. » Tout cela, je l’avais enduré pour toi ; pour toi je travaillerais. Ce pain gagné à la sueur de mon front, il n’aurait plus la saveur amère du pain de la charité. J’avais bien défendu à la dame de dire le nom de cette enfant que je lui confiais. Qu’elle imaginât tous les noms qui lui viendraient à l’idée, qu’elle me soupçonnât de tout, mais que jamais ce nom de Lavoise ne fût prononcé.

— Je retournai au village, mais avant de quitter la ville, je m’étais assurée d’un service. Le temps d’aller chez moi et de revenir prendre mon travail. J’étais adroite, je n’avais pas peur du labeur, je saurais me faire aimer de mes patrons, et gagner suffisamment pour te faire élever ; donc tu serais à moi, bien à moi. La nourriture nécessaire à ta subsistance, personne ne serait en droit de me la reprocher.

— Durant ces premiers temps, je me complaisais dans ces pensées d’indépendance et de possession, elles ne laissaient aucune place à ma peine. Elles me berçaient comme une douce chanson du pays, dans le train qui me ramenait et dont la locomotive soufflait avec force et crachait des amas de poussière noire, qui m’obligèrent à fermer la portière malgré la chaleur. La réception de ma famille ne fut pas précisément ce que je l’avais espérée. Une de leurs filles à gage… divorcée… Quelle humiliation se lisait sur leur figure à cette seule pensée ! Cela en plus. Bien, me dis-je, quand on est arrivé à un certain degré d’humiliation, un peu plus, un peu moins ne compte plus, et c’était mon cas. Je ne leur ferais pas l’affront de revenir. Je sortirais complètement de leur vie. J’aurais brisé avec l’univers entier pour te posséder, et te posséder à moi seule. Donc, sur le moment, ce nouveau sacrifice me parut insignifiant comparé à tous ceux que j’avais déjà perpétrer, mais dans la suite, comme il devait m’être dur de sentir que je n’avais plus de famille. Déjà, quand le train me ramena vers Québec, j’éprouvai déjà cette impression de solitude qui doublait ma tristesse. Je commençai mon service avec enthousiasme. Toutes mes sorties avaient le même but. Je prenais le tramway, je me dirigeais vers l’endroit où tu étais cachée. Pendant une heure ou deux, je jouissais de toi comme les mamans dans une position normale jouissent de leurs enfants. Je te parlais, bien que tu ne fusses pas capable de me comprendre, je te caressais, je te cajolais. Quand j’arrivais, que tu dormais, tes petits poings roses fermés sous le menton, je me faisais gronder, mais invariablement je t’éveillais. Je n’avais qu’un temps limité pour te voir, on n’allait pas me le disputer. J’avais soif de revoir tes yeux bleus qui étaient plus les siens que les miens. Comme les siens ils avaient des tons changeants, allant du vert au bleu, du bleu au gris. Les miens sont bleus, mais bleus toujours. Comme lui tu avais des cheveux blonds, et je voyais venir avec joie le jour où ils boucleraient comme les siens.

Maintenant l’été battait son plein. À la ville, en juillet, on se procure, on conserve surtout difficilement du lait frais. J’arrivai un jour pendant que tu te tordais de souffrance, où tu criais de toute la force de tes petits poumons. Mon cœur de mère fut bouleversé, je devais te laisser, si tu allais mourir. La vie des tout petits tient à si peu. J’étais épouvantée à cette seule pensée. À ce moment je ne pouvais souhaiter ta mort pour te soustraire à la souffrance, j’étais si certaine que je saurais te l’éviter, mais comme je me suis trompée !

Elle laissa glisser ses bras le long de son corps amaigri, fit une pause. Laure respecta ce silence. Elle trouvait tant de charme, maintenant qu’elle ne tremblait plus pour son bonheur, à découvrir jusqu’à quel point sa mère l’avait aimée, quel dévouement elle avait sans cesse déployé à l’égard de cette enfant, qui n’avait été pour elle depuis sa naissance qu’une source de soucis. Elle sentait son cœur se dilater sous le flot de cet amour sans borne, dont elle avait pu douter dans un moment d’aberration, elle se promettait de réparer son indifférence passée, de combler tout cet arriéré de tendresse qu’elle avait contracté envers cette mère méconnue.

— Je revins à mon travail. Je donnai ma démission. Et tout de suite je suppliai qu’on écrivît au curé de ma paroisse sollicitant une place soit au presbytère, ou ailleurs dans une campagne environnante, dans une maison où l’on aurait besoin d’une personne à l’année. La réponse ne se fit pas attendre. Une vieille dame de Sainte-Hélène de Kamouraska venait de se voir tomber quatre enfants sur les bras, par la mort de sa belle-fille. Son fils était venu se réfugier chez elle avec sa peine inconsolable et ses marmots. J’étais enchantée de l’aubaine. S’il pouvait y avoir une petite fille à peu près de ton âge, si j’arrivais à me faire aimer de ces enfants, ce serait une compensation. Je quittais une position très avantageuse pour une besogne plus forte et moins rétribuée.

— Je partais le cœur gonflé d’espoir, je t’amenais, je n’avais rien dit, je verrais ce qu’il y aurait à faire.

— Bien que la dame parût croire mon histoire, elle ne me permit pas de te garder, à moins de te faire passer pour l’une de ses petites filles, ce que je n’osai lui demander, les gens auraient jasé. Je ne pouvais pas porter mon certificat de mariage pendu au cou pour empêcher les cancans. Je compris le bien-fondé de ses observations. De nouveau, le cœur meurtri, je me décidai à me séparer de ma fillette d’un an.

« Je te plaçai dans une maison que je croyais sûre, mais mon ex-mari finit par avoir vent de ta présence en cet endroit. Un jour, je reçus une lettre de lui. Je me la fis lire : il demandait son enfant, je ne daignai même pas lui faire répondre.

« Quelques semaines passèrent, de nouveau un beau matin, il vint une lettre à mon adresse et celle-ci était recommandée, force me fut donc d’en tenir compte. Comme je ne pouvais le faire moi-même, je me rendis chez le curé de la paroisse, un saint homme à qui je dictai ce que je désirais signifier à mon mari. Je portai moi-même cette écriture au bureau de poste, et à mon tour je fis recommander mon envoi.

« Le bon prêtre voulut me faire réfléchir. Il craignait que je présumasse de mes forces : » si votre mari est décidé à vous décharger de cette dure obligation, peut-être feriez-vous mieux d’accepter. » Je ne voulus rien entendre.

« Il me demandait de lui rendre sa fille. Allons, par exemple, sa fille. Comme si tu n’avais pas été à moi. Je lui faisais dire entr’autre, que depuis la date de ta naissance, je ne lui avais jamais demandé un sou, que j’avais pourvu décemment à tous tes besoins, qu’il n’avait aucun droit sur toi. Imagine bien que depuis mon arrivée dans cette maison, j’avais appris que le père de mon ancienne rivale étant mort, celle-ci était devenue sa femme. C’était son droit, ajouta-t-elle d’une voix différente, comme pour bien laisser entendre que cette phrase ne faisait pas partie des confidences, qu’elle était dans le présent et non dans le passé, qu’elle ressuscitait pour sa fille. Elle reprit véhémente :

— Lui donner ma fille à elle. Cela jamais, on m’aurait plutôt hachée par morceaux.

Laure devint inquiète de l’état d’agitation dans lequel se trouvait sa mère. Certaine qu’on ne l’avait pas hachée par morceaux, puisqu’elle était là devant elle, qu’on ne lui avait pas enlevé sa fille, moralement certaine qu’il n’y avait entre elle et Alexandre que des idées, des illusions dont elle saurait triompher, elle se lève, entoure de ses bras le corps décharné de la pauvre femme, et la presse éperdument sur son cœur ;

— Vous continuerez à un autre moment, j’ai pitié de vous malgré mon grand désir de savoir.

Consultant sa montre :

— Devinez l’heure, maman.

Celle-ci dodelinait de la tête encore emportée par le flot tumultueux de ses souvenirs, tous plus tristes les uns que les autres, aussi peu réjouissants que la cruelle réalité à laquelle, elle se heurtait en les délaissant.

— Demain, sais-tu, si j’aurai le courage de terminer mon récit. C’est bien cruel ce qui me reste à dire.

— Si fait, maman, vous me raconterez le reste de votre vie demain. Je la soupçonne tout aussi difficile que ce que j’en sais déjà. Quand je songe, ajouta-t-elle que vous n’avez que quarante ans. Vous pourriez encore être relativement jeune si vous n’aviez pas tant souffert.

De nouveau, elle enlaça sa mère et l’obligea à se mettre debout.

— Vous devez être à demi-morte, d’être restée si longtemps dans la même position. Et d’avoir parlé si, si longtemps. Il est deux heures du matin.

— Deux heures… répéta la pauvre mère.

Comme cette incursion dans son passé avait fait couler rapidement les instants, qui s’étaient éternisés jusqu’à risquer de lui faire perdre la raison, depuis cette demi-journée où, impatiente, elle avait attendu Laure, Laure qui ne rentrait plus, Laure qui une fois arrivée ne voulut pas entendre raison. Depuis ces quelques heures au moins, Laure était bien sa fille, Laure avait cru, Laure l’aimait pour tout le dévouement qu’elle lui avait prodigué à distance, mais qu’elle lui avait prodigué sans jamais compter ni ses larmes ni ses soucis. Elle se défendait de penser au lendemain, dans la crainte de perdre cet amour si chèrement acheté, qui venait d’éclore, et qui pouvait sombrer au récit de la dernière étape.

Celle-ci était heureuse. Elle se disait que sa mère s’opposait à son mariage par simple toquade, comme elle avait refusé de donner l’enfant à son père, afin de jouir, ne fût-ce que quelques mois encore de cette Laure qui avait été son unique passion et dont le destin l’avait si longtemps séparée. Elles s’endormirent tendrement enlacées. Le matin les trouva réunies. Leur souffle se mêlait. Laure éveillée la première, ne voulut faire aucun mouvement afin de ne pas interrompre le sommeil de sa mère. Elle sentit des larmes jaillir de ses yeux, à constater les rides qui déjà sillonnaient cette figure relativement jeune et qui avait dû être très jolie. Fallait-il qu’elle eût souffert ?… La maman en s’éveillant aperçut sa fille qui tamponnait ses yeux :

— Pourquoi pleures-tu ? ma petite.

— Je souffre à la pensée des tourments que vous avez endurés, voyez ce qu’ils ont fait de ma mère qui devrait être jeune et jolie.

— Pour souffrir davantage. Ne regrette rien, chérie, ce que Dieu fait est bien fait. Moi, je ne compte plus ; mais toi, toi, je te veux heureuse.

Il était tard, elles s’attardèrent à ranger dans la chambre minuscule et ne se rendirent au restaurant qu’à l’heure du dîner. Elles n’étaient pas de celles que l’émotion creuse, car elles ne firent pas honneur aux mets posés sur leurs assiettes. Elles étaient trop préoccupées : l’une par les confidences qu’elle devait terminer, l’autre de tout ce qu’elle avait appris depuis la veille, et songeant malgré elle avec curiosité, mais sans angoisse, à ce qu’elle allait apprendre de nouveau.

Elles revinrent lentement, il faisait un temps doux, un ciel bas précurseur d’orage. Le vent ne soufflait pas avec une force régulière, mais il s’engouffrait en rafales dans les rues, soulevant des nuages de poussière. Elles ne furent pas plutôt entrées que la pluie se mit à s’abattre sur la terre en véritables trombes. Appuyée à la vitre, Laure regardait l’eau courir sur l’asphalte, former de véritables ruisseaux. Les passants se garantissaient, qui, sous un auvent, qui dans la porte d’un magasin, d’autres se sauvaient à toutes jambes. La jeune fille ne semblait plus songer à l’entretien sérieux qu’elles devaient continuer. Ce fut sa mère qui la première attaqua ce sujet :

— Dans quelques minutes je te ferai connaître le reste de ma vie. C’est la partie pendant laquelle j’ai été le plus malheureuse ; sois patiente, sois silencieuse, si le cœur allait me manquer, avant de me rendre à la fin.

Elle se recueillit. Laure vint s’asseoir sur la chaise laissant le lit à sa mère, elle joignit les mains dans l’attente des secrets qui allaient lui être divulgués.

Hier, je m’étais arrêtée au jour où par lettre recommandée, je lui faisais savoir qu’il n’aurait mon enfant que par la force. Tu avais à ce moment trois ans. Il finit par savoir exactement où tu étais, il fit des démarches pour te faire enlever, mais toujours le bon Dieu déjoua ses plans, quelqu’un se trouvait sur son chemin et l’empêchait de perpétrer son affreux rapt. Tout cela n’était encore rien. Buté à son idée fixe de revoir sa fille, il m’intenta un procès. Tu ne comprends pas toi, toute la signification que ce mot avait pour moi : être traînée en cour, elle insista intentionnellement sur ces mots afin de bien faire comprendre à sa fille, toute l’infamie qu’une campagnarde comme elle, rangée, ordonnée, honnête, ressentait au contact de ce mot sur ses lèvres : être traînée en cour. Ce qui ne laissait aucun doute, qu’elle ne s’y fut rendue qu’en dernier ressort. Il me fallut faire à Québec plusieurs voyages, tout mon argent passait pour ces déplacements. Il n’est pas invraisemblable de penser qu’il espérait de la sorte me forcer à demander quartier. Comme il savait peu de chose du cœur d’une mère. Je me serais traînée à genoux devant les avocats, devant les juges, plutôt que de me rendre à son désir. Ah ! ces malheureux avocats, ils savent bien tout ce qu’il y a dans la loi, ils ne savent ce que ressent une mère à l’idée de perdre son enfant. Tout d’abord, ils me conseillaient de rendre de plein gré l’enfant à son père. N’en avais-je pas assez de tous les sacrifices que cette enfant avait représentés pour moi depuis sa naissance ? Je n’étais pas venue pour discuter de mes sacrifices, indignée, je leur demandai : « Ai-je le droit, oui ou non, de garder ma petite fille ? »

Mais oui, mais oui, madame, vous êtes dans votre droit. Vous tenez une conduite rangée, vous avez jusqu’à ce jour donné à votre enfant tout ce dont elle avait besoin, il n’y a aucune raison pour que vous n’ayez pas gain de cause.

« Alors, ont commencé ces procédures en cour. Je ne te raconterai pas tout ce que j’ai souffert de cette exhibition de notre vie conjugale aux yeux moqueurs, indifférents ou insultant de cette foule. Je ne saurais t’exprimer ce que je ressentis quand, après plusieurs années de séparation, je me retrouvai en face de cet homme que j’avais passionnément aimé, je croyais qu’il ne restait plus dans mon cœur à son égard que de la haine, je m’étais trompée, je compris que je l’aimais encore. Il avait vieilli, moins que moi. Il portait encore haut le front, quelques fils blancs se mêlaient à sa chevelure blonde et frisée, mes cheveux étaient déjà tout blancs. Il me regarda avec surprise, voire même avec pitié. Malgré moi, il y avait encore dans mon regard, de l’admiration pour cet homme par lequel j’avais tant souffert.

Le public m’était sympathique. Ma cause fut habilement plaidée par mon avocat. Je ne puis te dire quel article de la loi fut invoqué. Mais je crus défaillir de joie quand le juge rendit le jugement et que je compris qu’il ne pouvait plus rien contre moi et mon enfant. Quand toutes ces procédures furent terminées de l’avis de l’homme de loi, je partis avec toi pour Montréal et te plaçai dans cette communauté, où tu es restée jusqu’à l’été dernier, tu venais d’avoir tes quatre ans. Que n’ai-je suivi le conseil des dames religieuses ! Que ne t’ai-je laissée là jusqu’à ta majorité !

Le silence tomba entre elles, coupé seulement par le grésillement de la pluie contre les vitres. Laure dut se rendre à l’évidence sa mère avait fini. Elle se disait qu’elle raconterait le tout à Alexandre et que tous deux réunis, ils finiraient par avoir raison des scrupules de sa mère. Son entêtement ne pourrait résister à leurs supplications. Il manquait pourtant quelque chose à cette confession et Laure dit :

— Cet homme s’appelait ?

— Alexandre Daubourge,

— Le père d’Alexandre, bégaya-t-elle.

— Oui, précisa Madame Lavoise : vous êtes enfant du même père.

Laure ne l’entendait plus. Le coup avait été trop rude, elle n’avait jamais rien imaginé d’aussi terrible. Quand dans son esprit, elle avait réalisé à n’en plus douter qu’il lui faudrait renoncer à Alexandre, elle n’avait plus senti qu’une grande faiblesse, et s’était abattue sur le parquet.

La pauvre mère fit des efforts inouis pour hisser sur le lit ce corps inerte, mais il était trop lourd à ses bras affaiblis ; elle aussi avait été ébranlée depuis ces derniers jours, elle surtout ne commençait pas à souffrir. La blessure qu’elle portait au cœur n’était pas cicatrisée malgré les années, et d’avoir remué tous ces souvenirs avait envenimé la plaie. Elle ne savait à qui s’adresser dans cette grande maison aux portes toutes semblables. Le jour de son arrivée, on était venu la conduire ici sur son assurance qu’elle était la mère de Laure Lavoise, elle paraissait digne de croyance. À quelle porte frapper ? Qui lui viendrait en aide ? Elle sortit de la pièce toute désorientée, frappa à plusieurs portes sans recevoir de réponse, les pensionnaires étaient à leur travail, à leurs visites, à leurs courses. Elle tournait dans cet immense corridor éperdue, folle de terreur, quand enfin, à la dernière porte à l’autre extrémité du passage quelqu’un était là et voulait bien ouvrir. La malheureuse femme dans son énervement ne savait plus trop ce qu’elle voulait, enfin elle articula :

— Voulez-vous venir au No 12 ?

La jeune fille inexpérimentée resta saisie en voyant la belle pensionnaire qu’elle avait tant de fois remarquée, gisant sur le parquet sans vie, sa figure couverte d’une pâleur de mort.

— Que lui est-il arrivé ?

— Rien, Mademoiselle, une faiblesse. Je suis sa mère. Pouvez-vous m’aider à la hisser sur le lit ?

Après bien d’inutiles efforts, elles réussirent enfin. Madame Lavoise remercia la jeune fille, lui signifiant de la sorte que sa présence n’était plus réclamée. Elle craignait tant, la pauvre mère, que Laure en revenant à elle ne laissât échapper une parole imprudente qui pourrait mettre ces étrangers au courant de ses affaires de famille.

Aussitôt seule, elle se mit à frictionner les tempes et le dedans des mains de sa fille, celle-ci entr’ouvrit les yeux, poussa un soupir et retomba dans son inconscience.

***

Tandis qu’au foyer, Maman Lavoise s’agitait autour de sa fille qui s’obstinait à ne pas vouloir reprendre l’usage de ses sens, Alexandre Daubourge passait dans sa chambre monacale les minutes les plus terribles de son existence.

Il était arrêté chez lui par hasard, entre deux appointements cet après-midi, pour trouver son père dans l’entrée de la conciergerie Frontenac, qui s’informait à la portière de l’heure à laquelle il avait coutume d’entrer.

— M. Daubourge, dit la matrone, il entre justement. Vous pouvez vous compter chanceux de tomber dessus de la sorte. Il n’a pas d’heures fixes. C’est comme cela, il entre quand bon lui semble.

Déjà la main tendue, Alexandre se précipitait vers son père. Un pareil enthousiasme ne répondait pas au sien, mais il ne laissa rien paraître de sa surprise devant cette étrangère à la langue bien pendue. Nous montons tout de suite à ma chambre, vous allez trouver cela haut, je loge au quatrième étage. Tout en causant ainsi, il entraînait son père dans les escaliers, il parlait avec volubilité, de crainte que le chef de la famille n’entamât tout de suite le sujet, qui l’avait conduit si loin de son village. Il n’avait pas eu une minute de doute, c’était l’annonce de son mariage avec Laure Lavoise, qui lui valait cette visite inaccoutumée. Il craignait inutilement, son père faisait comme lui, et s’entretenait de choses indifférentes, il l’arrêta sur le palier du deuxième étage :

— Laisse-moi souffler, je n’ai plus ton âge. Puis je veux avoir le temps d’examiner. Je ne suis pas mécontent d’être venu à Montréal, j’aurai avant de partir pour l’éternité, vu cette ville avec ses maisons qui ressemblent à de grandes boîtes.

Alexandre, encouragé par ces heureuses dispositions, n’augurant que du bien de l’entretien qu’il sentait imminent avec son père, répliqua gaiement :

— J’espère que vous y viendrez souvent à l’avenir.

— C’est à voir, répondit philosophiquement le plus âgé des deux hommes.

Ils avaient recommencé leur ascension et repris leur conversation pour ne rien dire.

À sa porte, Alexandre fit tout comme le jour où il avait amené Laure, mais il ne sentit aucune gêne à montrer à son père de quelle façon simple, il était logé.

M. Daubourge était entré le premier et d’un coup d’œil rapide avait tout inspecté : le divan qui servait de couche, la table et le travail qu’elle représentait. Tout y respirait l’ordre et la simplicité.

— Je ne croyais pas te retrouver si Daubourge. Dans une telle ville, je craignais que tes principes ne se fussent effrités.

— Vous êtes satisfait de mon installation.

— Oui, c’est digne d’un honnête homme, il n’y a de place que pour le strict nécessaire.

Il s’était approché de la table de travail du jeune homme et commençait à regarder, amusé, les échantillons de chapeaux de dames :

— Tu vends de ces balivernes, et avec cela tu gagnes assez pour vivre.

— Oui, père, et même pour faire des économies.

Le brave cultivateur s’amusait à tirer un bout de ruban qui s’érigeait, telle une crête, sur le sommet d’un bonnet :

— Les femmes se mettent des choses semblables sur la tête à Montréal ?

— Et elles sont gentilles à croquer avec cela, dit Alexandre en riant.

Bien qu’il sentît que la conversation entre eux ne pouvait durer sur ce ton enjoué, il était content qu’elle s’ouvrît sous de si heureux auspices. Cela lui donnait le temps de réfléchir à la conduite à tenir quand elle deviendrait grave. Justement, il avait un appointement avec un client pour quelques minutes plus tard, il entrait prendre un échantillon qu’on lui avait demandé.

Il annonça à son père, non sans une certaine gêne, cette course qu’il ne pouvait retarder.

— Va, va, Alexandre. Ton devoir avant tout. Quand c’est le temps de faire mon travail des champs, rien ne me peut déranger.

— Vous n’allez pas vous ennuyer en m’attendant.

— Ne t’inquiète pas de moi, va, je saurai me tirer d’affaire. Par exemple je compte que nous aurons toute la soirée pour causer.

— Certainement, père.

Alexandre dégringola joyeusement les escaliers, héla un taxi et arriva tout juste deux minutes en retard à son appointement. Bien qu’il fût un peu préoccupé, de l’entretien qu’il devait avoir avec son père et qu’il pressentait sérieux, il déploya toute son intelligence à combiner la vente qu’il avait proposée. Par habitude, il s’était fait une loi de faire taire ses préoccupations intimes, devant la nécessité de son gagne-pain, aujourd’hui il s’en trouvait bien. Par orgueil, pour arriver et dire à son père : « C’est ainsi, j’ai vendu pour tant de dollars, ce n’est pas plus long que cela de gagner de l’argent. » S’il eût été nécessaire, ce jour, il se serait surpassé. Il plaça la commande signée dans la poche de son veston et reprit, le cœur plein d’espérances le chemin de sa chambre.

Il trouva son père à faire l’inventaire de ses échantillons, il aurait pu retourner les tiroirs sans l’émouvoir, il n’avait rien à cacher.

Il se disposait à enlever son paletot :

— Ne serions-nous pas mieux d’aller souper tout de suite, vous êtes habitué à prendre votre repas du soir très tôt, puis nous aurions devant nous toute cette longue soirée.

— C’est bien, acquiesça son père, mais il faudra de nouveau gravir ces escaliers, au diable vos gratte-ciel, je préfère ma petite maison de campagne. Il n’y a toujours que huit marches à monter, et l’étage supérieur, c’est bon pour les femmes et les enfants, tu sais que c’est bien rare que j’y mette le nez.

Alexandre retrouvait non sans plaisir le ton facilement enjoué de son père. De nombreux souvenirs de son enfance passée au milieu de la liberté des champs, lui revenaient au contact de ce fervent de la terre.

Le père ne pouvait s’empêcher de ressentir un sentiment de légitime orgueil en regardant son fils, et en le comparant aux autres jeunes gens efféminés, étriqués, au teint pâle, au dos voûté, aux yeux enfoncés dans l’orbite, qui venaient nombreux s’asseoir à une table, boire une liqueur et repartir aussitôt ; il ne put retenir cette réflexion :

— S’ils se mettaient quelque chose sous la dent aussi.

Alexandre fut amusé de cette sortie :

— Probablement c’est qu’ils n’ont pas faim.

— As-tu jamais songé à la fortune que représente ta santé en voyant ces pauvres jeunes gens ?

— Oui, et souvent j’ai pensé que je vous en étais redevable par le sang qui coule dans mes veines, par cette éducation que vous m’avez donnée, et qui m’a appris que la frugalité est à la base de la conservation de la santé morale et physique. Aussi admettez que j’ai su la conserver.

— Oui, concéda le père. Tu as su rester un vrai Daubourge.

Et son regard en s’attachant à son fils rayonnait de plaisir. Il admirait aussi avec quelle aisance, son grand garçon élevé à la campagne, savait se débrouiller dans cette ville.

Alexandre, qui connaissait les goûts de son père, commanda des omelettes au lard salé.

Après avoir musé quelque temps dans la rue, avoir jeté un coup d’œil aux devantures de quelques magasins, les deux hommes regagnèrent la conciergerie Frontenac. Alexandre voulant ménager la susceptibilité de son père, monta très lentement les étages. Le jeune homme lui abandonna le divan et attirant sa chaise tout près du siège de son père, il tendit son sac à tabac. Le vieux ne se fit pas prier pour charger sa pipe, et ce fut au milieu d’un nuage de fumée qui flairait bon le tabac canadien qu’il commença de s’expliquer avec son fils.

— Avant de commencer notre entretien, garçon, j’ai un conseil à te donner : « Ne marie jamais une femme que tu n’aimes pas. »

— Bien sûr, papa, c’est mon idée, c’est aussi pourquoi je n’ai pas voulu céder tout de suite à vos conseils. Des hommes de notre trempe n’aiment pas facilement deux fois aussi ardemment.

Sans paraître attacher d’importance à la réplique de son fils le père continua :

— Peux-tu me dire où tu as connu cette Laure Lavoise ?

Alexandre tressaillit. C’était le moment décisif, il ne devait manquer aucune occasion de faire valoir sa fiancée, ne pas exagérer non plus, s’il ne voulait pas irrémédiablement perdre sa cause, il se piquait de bien connaître son père.

— Au magasin, où elle travaillait.

— Ah, déjà si vieille, dit le père en déposant sa pipe, et en passant sa main dans ses cheveux bouclés, comme si les idées lui venaient du contact de ses doigts avec son cuir chevelu, il ajouta entre haut et bas :

— Et oui, dix-huit ans, tantôt.

— Mais papa, vous la connaissez donc.

— Non, je ne l’ai jamais vue, mais je connais sa mère.

— Ah ! fit Alexandre, sans rien trouver à ajouter. Cette découverte que son père et sa mère à elle se connaissaient lui fit craindre pour l’issue de cette discussion. Si son père s’était une fois mis dans la tête que son garçon ne marierait pas une Lavoise, rien ne saurait le faire changer d’idée. Il allait avoir à lutter contre un parti pris.

— Je comprends, tu allais vendre des colifichets dans ce magasin et tu l’as vue. Comment se fait-il que tu l’aies remarquée plutôt qu’une autre ? Quelle fatalité !…

— Vous ne savez pas comme elle est belle ! Si vous la voyiez ?…

— Non, mais enfin, dans une si grande ville, elle ne doit pas être la seule jolie fille.

— Non, mais concédez père qu’il en est auxquelles Alexandre Daubourge ne doit pas rêver.

— Je ne vois pas quelle femme ne serait pas flattée d’être l’épouse d’un si beau garçon, rangé, honnête, en mesure de la faire vivre.

— Il y a les rangs, les classes sociales.

— Même en admettant ces distinctions, il en reste des quantités d’autres.

— C’est possible, je ne discute pas ce point, c’est inutile. Mais que voulez-vous, c’est elle qui m’a plu sans le savoir, nous avons les mêmes origines terriennes, un même atavisme ; à notre insu, ils ont tissé autour de nous un réseau qui fait que nous nous sommes sentis réciproquement attirés, et peu de temps après liés.

Tu ne pouvais dire mieux :

Quelque chose qui vous lie et qui vous sépare sans merci.

Il fit une pause et regarda son fils avec tendresse avant de lui porter le coup de grâce : il avait été jeune, il avait aimé, il pressentait tout ce que son fils allait souffrir.

— Alexandre, Laure Lavoise est ta sœur.

Le jeune homme s’est levé d’un bond, très pâle, il s’est dressé devant son père.

— Vous allez toujours bien m’expliquer, dit-il d’une voix rauque.

— Assieds-toi, dit l’homme en passant la main sur son front. Je ne serai pas long.

— Tu es jeune, bouillant, tu sais par expérience ce que signifie pour un être de notre tempérament : aimer. À ton âge, j’étais follement épris d’une jeune fille que son père me refusait, parce que, l’aîné d’une nombreuse famille, comme toutes nos familles canadiennes, j’étais établi sur une terre qui n’était pas claire. Mon père avait dû emprunter une certaine somme d’argent pour me la céder, et j’avais de la sorte des rentes à payer. J’avais ma force, ma santé, mon amour, et je me faisais fort de lui prouver que toutes ces qualités valaient mieux pour le bonheur, la bonne entente d’un ménage, que l’argent. Le bonhomme n’a jamais voulu se laisser fléchir. Pendant trois ans, j’ai attendu. Sais-tu ce que durent trois années dans la vie d’un homme jeune qui aime avec toute la fougue de son être ? À force de travail et d’économie, j’avais réussi à baisser sensiblement la dette de mon bien. Au bout de ce temps, je renouvelai ma demande. Inutile, de nouveau, j’ai été repoussé, cette fois je me suis dit : « C’est fini ». Je chercherai ailleurs. Je n’ignorais pas qu’il y avait au village une jeune fille qui m’aimait éperdument. Je la connaissais de vue, physiquement elle était aussi bien que l’autre, elle n’apportait aucune dot ; et ce qui était pire, elle n’avait jamais fait battre mon cœur. L’admiration qu’elle me témoignait, n’avait jamais été plus pour moi, qu’une satisfaction d’amour propre. Par orgueil froissé, par lassitude d’attendre, je me décidai à l’épouser. Encore une fois je te répète : « Ne marie jamais une femme que tu n’aimes pas. »

— Et cette jeune fille, c’était Marie Lavoise, la mère de Laure, s’exclama Alexandre.

— Oui, pour ton malheur, mais laisse-moi dire. Ses parents ont très bien fait les choses, elle s’est présentée chez moi tout aussi bien que l’autre aurait pu le faire. Rien n’avait été épargné : dans mon orgueil j’étais fier. Je me suis efforcé de l’aimer, mais n’oublie pas que j’aimais ailleurs. Ce fut son malheur et le mien. Si j’avais su. La chose m’a toujours été impossible. Les premiers temps de notre union, j’ai été bon pour elle, d’un commerce agréable. Je me suis même efforcé de lui prouver de l’affection, elle m’aimait si véritablement, si passionnément. À la longue, je serais peut-être parvenu à l’aimer. Le diable s’est mis de la partie. Un mois après notre mariage, le père de l’autre mourait. De ce jour, je ne me rappelle plus avoir fait le moindre effort pour lui faire la vie facile. De la voir dans ma maison, que j’avais préparée pour l’autre, de la voir près de moi si aimante, si docilement soumise, je lui en voulais bien injustement, d’avoir pris la place de la première élue de mon cœur, de la seule aimée. De cette date, je ne lui ménageai plus les scènes pénibles. Je dois lui rendre justice, elle faisait plus que sa part, évitant avec soin tout ce qui pouvait me mettre en colère. Elle était très pieuse, élevée dans des principes de soumission, elle supportait mes éclats avec patience, espérant vaincre ainsi ma dureté. Elle y serait parvenue aussi, sans une autre circonstance malheureuse qui vint se joindre à la mort du père de ma bien-aimée. Un soir, en causant avec une vieille tante, chez qui j’étais allé seul, Marie étant trop lasse pour m’accompagner, je découvris, non sans surprise, que nous étions parents. Ce soir là, je ne fus ni heureux ni malheureux de cette découverte, un seul sentiment trouvait place en mon cœur : c’était la surprise. Comment se faisait-il que dans ces campagnes où tout le monde connaît les moindres liens de parenté, la chose n’eut pas été découverte avant notre mariage ? Il n’y avait plus place que pour cette idée dans ma tête, quand je regagnai notre maison. Elle me revenait sans cesse comme une mouche importune. Que ne l’ai-je chassée tout de suite, ce soir de février. Mon bonheur eût encore pu être possible, et vous ne vous trouveriez pas vous autres, pauvres enfants, dans un pareil dilemme. Quelles affreuses conséquences peuvent entraîner une minute d’égarement ? Notre lien de parenté annulait notre mariage devant l’église catholique, il fallait convoler à nouveau, mais pour cela il fallait le consentement des deux parties. Quand je pénétrai dans la cuisine, tout était sombre. Je fumai une pipe avant d’aller me coucher, à cette minute si Marie Lavoise n’eût pas été endormie, je n’aurais pu m’empêcher de lui dire que je venais de découvrir entre nous des liens de parenté. Elle aurait été sur ses gardes : en tout cas, d’énoncer cette nouvelle à haute voix m’aurait exorcisé. Le diable au contraire, servit tous mes mauvais penchants.

Marie dormait d’un sommeil profond et paisible, je respectai son repos, et la rejoignis sans bruit. Comme elle était confiante, comme elle était loin de prévoir l’orage qui s’amoncelait lentement au-dessus de sa tête. Le lendemain, je me rendis au village, je consultai, afin de m’assurer que l’église et l’état ne pourraient rien contre ma décision. Quand j’eus la certitude que mon espérance pouvait facilement se changer en réalité, je commençai à élaborer des plans, la nuit surtout je formais des projets, prévenir Marie me paraissait chose facile, j’étais dans mon droit. Le jour en se levant, jetait une clarté trop vive sur le côté défavorable de la question. Quand je pénétrais dans la maison ; que j’y voyais régner l’ordre et la propreté, que je retrouvais Marie toujours aussi aimante qu’aux premiers mois de notre union, moins expansive peut-être, mais c’était ma faute, je différais jour après jour de lui porter le coup fatal.

Le matin où je lui annonçai cette terrible nouvelle, j’ai craint une minute l’avoir tuée du coup. Je la soignai de mon mieux, je songeais à l’enfant. Je la laissai seule, pensant qu’elle retrouverait plus facilement ses esprits dans la solitude. Quand je revins à la maison, c’était avec l’idée de faire la paix, de lui demander de devenir ma femme. Toute l’atrocité de ma conduite m’était apparue à la vue de cette femme évanouie, j’avais compris tout ce qu’il y avait de déloyal à remettre dans le chemin, cette femme qui avait été ma femme, de l’abandonner de la sorte, quand il n’y avait aucun tort de son côté. Mais en me voyant, je ne sais quel démon s’est emparé d’elle, toujours si douce, si patiente. Elle prit les devants avant même que je ne lui adressasse la parole, elle me cria qu’elle ne voulait plus demeurer une minute de plus dans cette maison, puisque je l’avais chassée. J’allai la conduire à pied jusque chez elle, je pensais que la marche lui serait salutaire et que sa colère tomberait. Au moment où je la laissai, elle n’aurait eu qu’à prononcer un mot, un seul, et nous reprenions ensemble le chemin de notre demeure. J’étais orgueilleux. Elle le fut aussi en cette circonstance, mais elle avait déjà tant souffert par moi. Ce mot ne fut pas prononcé, nous précipitâmes l’affreuse catastrophe qui fit de ma fille Laure, une Lavoise. Cette enfant qu’elle m’a toujours empêché de voir, cette enfant que j’ai tout mis en œuvre pour reconquérir, elle me l’a dérobée. À son tour, la loi était pour elle. Toutefois je voyais plus loin qu’elle, si cette jeune fille avait été élevée au milieu de mes autres enfants, tu ne te trouverais pas dans la position présente. Vois-tu l’affreuse punition d’un moment d’orgueil. Nous avons brisé nos vies, la sienne plus irrévocablement que la mienne et nous jetons à dix-sept ans plus tard la perturbation et le désarroi dans vos jeunes existences. Je souffre de ta torture, mon fils, mais je ne pouvais te laisser épouser ta sœur. Cette période de ma vie que je croyais à jamais ensevelie dans l’oubli, vient de ressusciter pour nous faire tous souffrir.

Alexandre avait couvert sa figure de ses deux mains.

— Mon père, je vous en prie, laissez-moi classer mes idées. Quel affreux problème ! Quelle terrible position ! Entre nous, il y avait la voix du sang…

Le jeune homme se leva, se mit à arpenter la chambre. Prenant son chapeau, il dit à son père sur un ton qui malgré tout restait respectueux :

— Vous permettez, père, j’ai besoin d’air, j’ai besoin de mouvement après ce que je viens d’apprendre.

— Va, mon enfant.

Tout à coup Alexandre Daubourge se sentit bien vieux, bien misérable en entendant le pas de son fils décroître dans l’escalier. Lui qui n’avait jamais baissé le front sentit ses épaules se courber. Cette époque de sa vie qui lui avait causé tant de trouble, par laquelle lui étaient venus tous ses ennuis avec sa deuxième femme, période qu’il avait cru définitivement close, après le procès qui donnait gain de cause à Marie Lavoise, contre lui, revenait ce soir pour l’écraser. Ses démarches, ainsi que les procédures, les lui avait-on assez de fois reprochées ? Non, Alice n’avait jamais voulu comprendre que cette Laure Lavoise était son enfant, parce qu’il ne l’avait jamais vue, qu’il n’avait jamais pu la serrer sur son cœur. À ce moment de souffrance et de solitude, dans le grand immeuble impersonnel, il sentait combien elle lui tenait encore au cœur, et combien en ce moment, où par ses révélations il venait de briser son amour en détruisant celui de son fils, il lui aurait été doux de la serrer sur sa poitrine, de l’amener avec lui en laissant la ville et de pouvoir lui dire : « Mon enfant, ton bonheur que je viens de broyer, je veux le reconstruire. Je veux que ces mêmes mains qui ont fait saigner ton cœur le pansent et le guérissent. » Il pourrait demander à son fils de la lui présenter, mais Marie Lavoise est là qui se dresserait entre eux, comme jadis, elle lui ferait un rempart de son corps. Il devait donc repartir seul en sachant son fils malheureux, sa fille désemparée.

Alexandre entra tard dans la nuit. Son père était toujours à la même place fumant une interminable pipe. Il prépara le divan.

— Et toi où iras-tu ? s’informa son père.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Vous devez comprendre que je n’ai nullement sommeil. Je passerai la nuit sur cette chaise.

— À ton gré, je ne te comprends que trop bien. Si tu savais combien je maudis en ce moment le démon qui m’a poussé à toutes ces vilenies dont je ne souffre pas seul maintenant, mais qui paralyse l’avenir de mes enfants. Mon fils, Dieu ne laisse jamais le mal sans punition. Il sait toujours nous retrouver.

Les dernières paroles qu’Alexandre devaient entendre résonner à ses oreilles avant que la respiration régulière de son père endormi n’emplît la chambre, furent celles-ci, qui revenaient comme un refrain : « N’épouse jamais une femme que tu n’aimes pas. »

***

Pendant qu’Alexandre se demande non sans anxiété comment il pourra en arriver à regarder Laure comme sa sœur, à l’Ave Maria, Marie Lavoise passe une nuit d’inquiétude au chevet de sa fille qui n’a repris l’usage de ses sens que pour divaguer.

Au matin, le médecin mandé a dit :

— Cela peut être long, vous êtes mieux de la faire transporter à l’hôpital.

Cette fois, Marie Lavoise s’est réellement effrayée, elle n’a pas tant d’argent disponible ; elle n’est plus jeune pour lutter et travailler, ce transport et ce séjour à l’hôpital peuvent être dispendieux. Elle ne voit pourtant nulle autre alternative.

Dans un moment de lucidité, à voir sa mère et à l’entendre murmurer : « hôpital, hôpital » Laure comprend tout, elle fait un effort suprême pour tracer quelques mots sur une carte, les cachette, et demande à sa mère de les faire porter tout de suite à l’adresse. Voici ce que contenait cette missive :


Montréal 19…


Mon frère,


Alexandre, puisque je ne puis vous donner d’autre nom, permettez-moi de vous donner celui-ci qui, sans être aussi doux que celui de fiancé, donne à mon pauvre cœur un élan de confiance, nous aurions besoin de votre présence, de vos conseils. Est-ce trop exiger de vous prier de venir.

Laure.

Quand Alexandre vint chercher son père au moment du dîner pour l’amener au restaurant, il le trouva tournant entre ses doigts ce carré de papier qui l’intriguait fort. Il avait eu la délicatesse de ne pas le décacheter, bien qu’une voix mystérieuse lui assurât qu’il venait de Laure.

Alexandre le saisit, et d’un coup d’œil rapide prit connaissance de son contenu.

— Elle me demande père, je ne puis me dérober.

— Non, mais pourquoi ne m’appelle-t-elle pas ?

— Elle ignore que vous soyez venu.

— C’est exact, je n’y pensais pas.

Le dîner fut pris rapidement, Alexandre brûlait de savoir. Il ne s’était pas attendu d’être rappelé, pas toutefois tant que Marie Lavoise serait là. Peut-être était-elle partie ?…

Son père supplia :

— Tu passeras me donner des nouvelles avant de retourner à ton travail.

— Certainement, père.

Il y avait entre les deux hommes une gêne qu’ils ne pouvaient arriver à dissiper. Alexandre souffrait de ne plus ressentir pour son père l’admiration sans borne qu’il lui avait voué. Il l’aimait toujours, il admirait ses qualités qu’il avait su apprécier, mais il y avait une ombre jeté sur ce tableau jadis parfait, c’était la conduite de son père à l’égard de cette femme, la mère de Laure. Le père lui, savait que son fils avait jugé sa conduite dans son cœur et qu’il ne pouvait lui donner raison.

À la porte de l’Ave Maria, Alexandre ne fut pas reçu sans une certaine surprise, on le conduisit néanmoins jusqu’à la chambre de la jeune fille ; au coup discret qu’il frappa à la porte une vieille dame vint répondre. Il s’informa :

— Mademoiselle Laure Lavoise m’a demandé.

Comme ce nom de Lavoise lui était dur à prononcer !

— Je l’ignore, Monsieur, répondit son interlocutrice en s’effaçant pour le laisser pénétrer dans la chambre.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction de voir Laure très pâle sur ses oreillers. Il n’osait avancer. Elle le regardait intensément, et dans ses yeux des larmes perlaient et coulaient rapides. Elle lui tendit la main :

— Mon frère, dit-elle avec effort.

Lui ne sut que dire :

— Laure.

— Oublions le passé, dit-elle encore.

Cette simple phrase pouvait signifier beaucoup dans cette mignonne petite bouche, mais quelqu’un les regardait d’un œil inquisiteur, ce n’était pas le moment de discuter leurs opinions sur le passé et l’avenir.

— Tu sais tout, dit-elle, qui te l’a dit.

— Mon père.

— Il t’a écrit.

— Non, il est venu.

Laure ajouta très bas.

— Mon père.

— C’est un désir fou, petit frère, mais j’avais rêvé le connaître. Si tu savais comme la vie que je vais être obligée de recommencer va me paraître dure, un changement complet d’horizon me serait salutaire, je n’y puis songer. Il faut que je me presse d’être mieux, sans quoi le médecin me fera transporter à l’hôpital.

En un éclair fulgurant, Alexandre comprit que Laure l’avait appelé à son aide parce qu’elle ne connaissait personne autre et qu’elle était dans une position difficile. Tu seras transportée à la conciergerie Frontenac, ce sera un éclatant démenti aux suppositions de la concierge, nous nous occuperons de te faire soigner, ensuite je veillerai sur toi.

— Mais que dira maman, hasarda Laure.

— Ce sera à toi de lui raconter ta visite à ma chambre et de la persuader.

Madame Lavoise s’était un peu éloignée, Laure la rappela :

— Maman, je vous présente Alexandre Daubourge, mon frère.

La pauvre mère n’avança pas la main, elle se contenta de le regarder et de dire :

— Pauvres enfants.

Ils ne trouvaient rien à ajouter, leurs regards étaient assez éloquents. Laure supplia :

— Maman, vous ne pouvez en vouloir au fils, des fautes du père.

— Madame, dit Alexandre, je vous comprends, n’échangeons pas de paroles inutiles, le temps fera son œuvre. Nous sommes tous trop bouleversés pour juger sainement des choses.

Il leur souhaita l’au revoir et s’éloigna non sans un sentiment de délivrance, cette première entrevue lui avait été très pénible, bien qu’il se fût efforcé de le dissimuler. Il aurait voulu être longtemps, longtemps sans revoir Laure, son cœur se serait apaisé ; plus tard il lui aurait été plus facile de la considérer comme une sœur ; loin de là, les événements en se précipitant l’obligeraient à un contact journalier. Quelles nouvelles heures de souffrance, il lui allait falloir vivre.

Alexandre vint sans retard rejoindre son père. Les deux hommes se concertèrent. Le transport et l’installation de Laure à la conciergerie Frontenac furent organisés. Le malheureux père ne cessait de se lamenter : « je voudrais l’amener chez moi, mais c’est impossible, impossible. » Ils n’attendaient qu’un nouvel appel de Laure pour se présenter.

Aussitôt Alexandre parti, Laure avait fait asseoir sa mère sur le rebord de son lit et l’avait suppliée de la laisser transporter sous le même toit qu’Alexandre. Non sans un sentiment de honte, elle lui raconta sa visite non préméditée à la chambre du jeune homme et les inconvénients qu’il pouvait en résulter pour son honneur. Seule cette considération put décider sa mère à perpétrer ce nouveau sacrifice. Ce qu’elle n’avait jamais voulu même considérer comme possible, allait arriver : Laure réunie à la famille Daubourge. Elle n’assisterait pas à cette abomination, elle prendrait le train sans plus tarder et retournerait dans son village. Laure ne put empêcher ses larmes de couler abondantes en la voyant s’éloigner, le dos courbé, plus cassée qu’à l’arrivée. Lucille Prévoust, députée par Alexandre était au chevet de la belle Laure. Elle avait été très discrète, n’avait posé aucune question, elle se montrait simplement maternelle pour la jeune fille qui paraissait bien malheureuse. Quelques jours s’étaient écoulés, Laure pensait bien son père retourné dans sa famille, mais elle n’osait s’informer.

Quand le premier soir, Alexandre était venu prendre de ses nouvelles, il n’avait été qu’une seconde, il l’avait regardée et d’une voix toute mouillée de larmes Laure avait dit :

— Merci, oh, merci, Alexandre.

Aussitôt il s’était éloigné incapable de maîtriser son émotion, Laure avait été trop ébranlée, pour l’émouvoir inutilement.

Laure recommence à vivre, elle songe à retourner au travail. Avec Lucille qui est venue partager sa chambre afin de la distraire, elle évite de parler de ses parents, pourtant son esprit en est plein. Elle rêve à sa mère qu’elle sait partie si malheureuse, elle songe à son père qu’elle avait désiré connaître, elle se sentait à son égard partagée entre l’amour et la haine. Il était son père, mais il lui avait fait tant de mal en abandonnant sa mère. Les visites d’Alexandre se font de plus en plus rares.

Laure a travaillé toute cette semaine. Elle est encore belle, pas de la même façon qu’auparavant. Autrefois son expression était enfantine, maintenant sa bouche a un pli amer qui surprend chez un être si jeune et lui donne un attrait de plus, c’est un véritable sphinx. Elle ne sourit qu’aux clients, par habitude. Lucille la raille justement à ce sujet, tandis qu’elles remettent en place les assiettes de leur maigre souper. « Vous êtes dix fois plus jolie Laure quand vous souriez, souriez donc toujours. »

Un coup discret frappé à la porte leur fait tourner la tête, Laure sans se déranger, dit :

— C’est Alexandre.

En effet, c’est sa mâle figure sur laquelle la tristesse jette un voile sombre, mais derrière lui une autre silhouette se profile, Laure reste saisie, ce doit être son père.

Lucille, instruite par les demi-confidences de Laure, prend son chapeau et s’éclipse afin de ne pas assister en tierce, à cette première rencontre du père et de la fille.

Laure reste médusée. Son père doit s’avancer jusqu’à elle, elle n’a pas fait un pas en avant. La prenant dans ses bras, la serrant fortement sur son cœur, il supplie :

— Mon enfant, pourras-tu jamais me pardonner tout le mal que je t’ai fait ?

Sans répondre Laure abandonne sa tête sur l’épaule de son père, et éclate en sanglots convulsifs. Elle ne peut qu’articuler :

— Papa.

Quand ses larmes se furent un peu calmés, il la fit asseoir et se mit à la regarder, il ne paraissait pas pouvoir se rassassier de sa beauté.

Alors seulement ils constatèrent la disparition de Lucille et Laure dit :

— Cette Lucille, elle a toutes les qualités, une vraie perfection.

Et Alexandre de dire :

— T’a-t-elle chargée de m’influencer.

— Oh ! Alexandre ce que c’est vilain ce que tu vas imaginer là.

— C’est vrai, dit-il, aussitôt apaisé, je suis injuste.

Quand Lucille revint, ils étaient assis et causaient en famille ; pourtant, il n’y avait pas l’entente, la douce quiétude qu’on y retrouve ordinairement, un rouage était faussé. Laure en parlant à ces deux hommes ne pouvait jamais prononcer le nom de sa mère.

Afin de ne pas montrer à Lucille que sa présence était de trop, ils continuèrent encore quelques minutes à échanger des banalités. En s’éloignant le père dit :

— Je m’en vais, je me suis même permis de longues vacances pour cette époque de l’année ; heureusement ton frère Jacques connaît aussi bien la besogne que moi-même. Si jamais tu désires quoique ce soit de ma part, tu n’auras qu’un mot à dire à ton frère. N’est-ce pas Alexandre ?

— Certainement, père.

Quand ils se furent éloignés, Laure se jetant dans les bras de Lucille lui dit :

— J’en avais le pressentiment que toutes ces larmes versées à cause de moi, seraient l’instrument de mon malheur. Comme il eût mieux valu que je ne me fusse jamais trouvée entre vous deux. Vous seriez maintenant heureux, et peut-être le serai-je davantage. J’aurais dû obéir à ce pressentiment et avoir le courage d’éloigner Alexandre.

Et Lucille de lui répondre :

— Si vous voulez travailler, ne pas devenir une vieille radoteuse désagréable, il vous faut à tout prix oublier le passé. Nous vous voulons heureuse, votre bonheur sera le nôtre.

La jeune fille soupire :

— Si au moins j’avais l’espérance de les réconcilier.

Nous prierons ! le bon Dieu ne pourra vous refuser cette grâce, mais pour cela il faudra vous montrer courageuse.

— Il y aura des luttes à soutenir, beaucoup de diplomatie à déployer. Chaque fois que vous voudrez tenter une démarche dans ce sens, vous devrez d’abord vous mettre à la place de l’un ou de l’autre, afin de ménager leur susceptibilité. La tâche sera dure, mais pour le bonheur de tous, nous devons la mener à bonne fin.

Elles ont comme cela ensemble, assez souvent, des conversations sérieuses que Lucille écarte autant qu’il lui est possible, elle constate que Laure n’est pas remise tout à fait. Il y a une fêlure dans la constitution de la jeune fille. Elle a été trop fortement ébranlée par ce premier coup du destin. Elle n’avait encore connu que des contrariétés, elle aurait aussi bien pu être tuée du coup. Elle s’efforce donc de la distraire, mais c’est plutôt chose difficile car Laure cache jalousement sa peine ; pourtant, à propos de tout et à propos de rien ses yeux s’embrument de larmes, puis d’un effort de volonté elle se force à sourire, elle ne veut pas attrister les autres, Lucille surtout qui se montre si bonne pour elle.

Alexandre s’est fait très rare après le départ de son père. Il a travaillé nuit et jour pour oublier son chagrin : maintenant il se croit suffisamment guéri pour ne plus négliger sa sœur.

Il vient assez régulièrement, cause avec les jeunes filles ou les mène faire une promenade. Laure est enchantée de ce changement, pas pour elle-même, sa présence lui est encore un supplice, mais pour Lucille, elle s’est promis de les jeter dans les bras l’un de l’autre. Elle aura à lutter contre la fierté de Lucille, et contre l’indifférence d’Alexandre. Elle se dit qu’elle se doit de réunir ces deux cœurs qu’elle a séparés, et certains jours on lui en veut de son insistance, alors elle décide de les laisser se débrouiller seuls, mais pour continuer de sortir avec eux qu’ils n’y comptent pas. Il fait une chaleur torride, Laure reste enfermée toute la journée dans le grand magasin à rayons où elle a recommencé de travailler ; le soir quand Alexandre se présente, elle prétexte une migraine pour rester à la maison, Alexandre ne peut faire à Lucille l’insulte de refuser de sortir parce que Laure ne veut pas venir. Ils partent donc en tête à tête comme autrefois. Si leur extérieur n’a pas ou presque pas changé, leurs cœurs ne sont plus les mêmes. La première fois, pour éviter d’avoir à causer Alexandre a conduit Lucille au Cinéma. Pendant quelques instants ils ont pu se croire retournés un an en arrière, mais ils n’avaient qu’à échanger un regard pour se replacer dans le présent, et malgré elle, Lucille qui sent confusément toutes ces nuances se préciser sur le visage mobile de son compagnon, sent le rouge lui monter au front. Elle s’en veut d’être aussi sottement impressionnable. Ils se séparent un peu embarrassés. Lucille s’efforce de dire d’un ton naturel :

— Bonsoir Alexandre.

Laure restée à sa chambre s’ingénie à confectionner à Lucille de jolies toilettes qui la mettront en valeur. Alexandre sans s’en apercevoir préfère la Lucille du moment, parfois il admire sans arrière pensée une toilette que celle-ci porte et qui la fait presque jolie.

À ce régime de travail toute la journée enfermée au grand magasin à rayons, et de couture le soir dans une petite chambre dont l’air est rare, placée au milieu de ce grand édifice, Laure amincit tous les jours, ses joues se creusent, ses lèvres pâlissent et ce n’est que par hasard, quand une nouvelle la surprend, quand quelque chose l’émeut que Laure voit ses joues se colorer ; puis, tout au fond de son cœur il y a la plaie profonde et inguérissable qui saigne sans qu’aucune main amie n’y apporte un baume. Lucille se fait bien gentille mais tout comme Alexandre c’est un témoin du passé, et sans le savoir, leur seule vue lui est un surcroît de souffrance ; pas qu’elle soit jalouse, au contraire, elle travaille de toutes ses forces à les acheminer vers le bonheur. Elle se promet bien de laisser définitivement Montréal aussitôt qu’ils seront mariés. À certains moments, elle désespère de ne jamais voir ce beau rêve réalisé, pourtant il lui semble qu’elle sera plus heureuse, qu’un grand poids sera parti de ses épaules le jour où elle aura réparé le mal qu’elle a fait. Elle ne peut se pardonner d’avoir séparé ces deux êtres. C’est son expiation. Volontairement elle les laisse sortir seuls afin qu’ils retrouvent insensiblement leur intimité d’autrefois. Lucille ne lui fait pas de confidences, craignant de la faire souffrir ; pourtant elle a remarqué que les premiers soirs de ces sorties, la jeune fille est revenue plus triste, Laure a même entendu des sanglots étouffés à l’heure où Lucille la croyait endormie. Elle aurait voulu aller vers elle, la serrer dans ses bras, elle n’osait, se disant : « encore des larmes dont je suis cause, » et répétait dans son cœur : « Mon Dieu, mon Dieu quand cesserai-je de faire souffrir ceux qui me sont le plus chers, les seuls êtres au monde, après ma mère, qui m’aiment vraiment. »

Un soir, Alexandre est arrivé plus tôt qu’à l’ordinaire, il veut, dit-il, causer avant de partir sur la rue ; en réalité c’est Lucille qui lui a donné l’alerte pour Laure. Elle a dit, avec des larmes dans ses yeux bleus si doux : « Si tu savais comme Laure est triste, et certainement sa santé est compromise. » Quand je veux m’intéresser à elle, elle dit toujours : « Je suis très bien, ne vous tourmentez pas Lucille, je vous ai déjà causé assez de tourments. »

Pour la première fois peut-être, il la regarde avec des yeux qui savent voir. Sa pâleur le frappe, ses épaules s’affaissent, son sourire se fait très rare. Il la surveille, avec quelle lassitude elle s’occupe dans la chambre, elle place et déplace inutilement les objets, ne se mêle pas du tout à leur conversation, dans son grand désir de ne pas les surveiller ; elle se prépare à sortir. Alors seulement Alexandre lui adresse directement la parole :

— Laure où vas-tu ?

— À l’église, répond-elle.

Quand elle avait pris son chapeau, elle n’avait nulle idée d’une promenade quelconque. Elle s’était dit : « je marcherai au hasard. » La question d’Alexandre, qu’elle n’avait pas prévue, demandait une réponse. Elle avait choisi celle qui devait le moins intriguer les deux amis.

Alexandre, capable de comprendre que c’est encore l’endroit où elle trouvera la meilleure consolation dans sa souffrance inguérissable, ne s’interpose pas, il dit simplement :

— Ne sois pas trop longue, nous t’attendons pour sortir.

— Si je tarde, ne m’attendez pas.

— Au contraire, si tu tardes, nous irons te rejoindre. Vas-tu à Saint-Jacques ?

— Oui.

Puis elle était sortie, si heureuse de leur ménager un tête à tête, et de les fuir.

Dans la grande nef sombre, elle s’est agenouillée derrière un pilier, et la tête dans ses mains, sans parole, elle offre à Dieu sa peine afin qu’il l’aide à la porter. À cette prière muette, elle ajoute : « Rendez-les heureux. Réconciliez mon père et ma mère. »

Depuis combien de temps était-elle perdue dans sa supplication quand Lucille et Alexandre vinrent la chercher, elle n’aurait su le dire. Elle les suivit docilement et crut remarquer qu’ils paraissaient plus gais qu’à l’ordinaire.

x x x

Un soir, que la jeune fille les a de nouveau laissés seuls. Alexandre a demandé, non sans une certaine hésitation :

— Lucille, croyez-vous encore que je puisse faire votre bonheur ? Êtes-vous prête à tenir la généreuse promesse que vous m’aviez faite en cette veille de Noël ? Voudriez-vous me consoler ? Non pas, prendre la place de Laure dans mon cœur, cette place qui aurait toujours être vôtre. Pourrez-vous jamais oublier que j’ai pu vous être infidèle ?

Et Lucille avait dit d’une voix très douce, mais avec fermeté :

— Alexandre, mon cœur n’est pas de ceux qui changent.

À son retour, Laure apprit cette nouvelle qui la comblait de joie. Une partie de sa tâche était accomplie, la plus rude restait à faire, elle ne désespérait pas de réussir avec la grâce de Dieu.

L’automne est venu avec son cortège de vents froids, de pluie, de jours sombres et bientôt la neige, la blanche neige a fait son apparition. Sans s’en rendre compte, Lucille et Alexandre délaissent Laure pour préparer leur mariage. C’est même elle qui les incite à le faire. Elle les aide à garnir avec soin et amour ce petit nid qui doit abriter leur bonheur. Tous les jours, Alexandre se confirme dans la certitude qu’il ne pouvait trouver une jeune fille plus accomplie que cette Lucille Prévoust. Elle seule saura l’empêcher de regretter Laure. Ensemble ils pourront s’entretenir du passé.

Ils ont attendu le jour de Noël pour célébrer leurs fiançailles. Ils se sont rendus à l’hôpital où languit toujours le père de la jeune fille. Il a étendu, en un geste de bénédiction, les mains sur la tête des deux jeunes gens agenouillés auprès de son fauteuil de paralytique. Des larmes sillonnaient ses joues ridées, mais c’étaient des larmes de bonheur : il n’aurait plus à le tourmenter en songeant à l’avenir de cette enfant si vaillante.

Lucille a réintégré son ancienne pension de famille, et Laure voit venir le jour où elle demandera à son père de lui offrir l’hospitalité. Toutes ces courses de la pension de famille à la conciergerie Frontenac l’épuisent ; sa santé seule n’est pas en jeu et de là-bas surtout, il lui sera plus facile de parfaire son œuvre. Elle ira tout d’abord embrasser sa mère qui ne semble pas lui pardonner le refus obstiné qu’elle oppose à ses envois d’argent, et lui faire comprendre qu’elle ne peut dépenser en futilités une partie de ses revenus, ils représentent de trop durs labeurs.

Elle ne peut être heureuse que dans la paix, elle la veut parfaite dans tous les cœurs.

Par un lumineux jour de printemps, tandis que le soleil fait jaillir des étincellements des verrières, Alexandre Daubourge, accompagné de son père, s’avance dans la grande nef de Saint-Jacques, Lucille arrive quelques minutes plus tard au bras d’un oncle qui remplace son père malade. Dans sa vaporeuse toilette blanche, elle avance si menue qu’on dirait une première communiante. Elle s’agenouille et jette un regard vers son fiancé, elle lit dans ses yeux tant de tendresse qu’elle ne sent plus nulle crainte à l’idée de cette union, c’est avec une confiance absolue qu’elle prononce le oui irrévocable. L’orgue fait entendre sa voix grave et les invite à la joie. La messe achevée, ils passent à la sacristie. Laure est restée dans l’église. Au lieu de la satisfaction qu’elle s’est promise de cette journée si longtemps désirée, elle sent l’abattement faire place à l’agitation fébrile qu’elle a dépensée depuis plusieurs mois, elle voudrait sombrer dans l’inaction, les mariés reviennent, elle sent deux bras qui se nouent autour de son cou, c’est Lucille qui lui murmure un merci à l’oreille : — Sans vous Laure, sans votre bonté, votre ingéniosité, je n’aurais jamais pu reconquérir Alexandre.

— Petite enfant, ma sœur, dit Laure, soyez bien, bien heureuse.

— Il ne manque qu’une chose pour que mon bonheur soit parfait, c’est votre bonheur à vous.

— Avant longtemps, Lucille je serai parfaitement heureuse.

Elle ne croyait pas en ce moment si bien prophétiser, elle voulait seulement leurrer la petite mariée.

À l’hôtel Lasalle, un déjeuner intime réunit quelques parents et quelques amis. Ensuite les autos décorés de papier multicolore se rendent à la gare ; avant de s’embarquer vers le bonheur, Alexandre pour la première fois effleure de ses lèvres la joue de Laure. En cette minute, il a senti qu’elle est devenue tout simplement sa sœur.

Dans le train qui les achemine vers Québec et Saint-Pascal, ensuite, Alexandre et Lucille échafaudent des projets auxquels ils mêlent Laure.

Au débarcadère du train, Lucille, qui n’est jamais venue, regarde étonnée de trouver une ville si différente de Montréal. Dans son inexpérience elle s’est imaginé que toutes les villes devaient être semblables. En taxi, ils laissent la basse-ville où grouillent tout le monde des affaires pour se rendre au Château Frontenac. De la fenêtre de leur chambre, ils voient le fleuve que les derniers rayons du soleil couchant viennent caresser, la longue promenade de la terrasse Dufferin presque déserte à cette heure. Un ecclésiastique la longe à pas lents tout en lisant son bréviaire. Un fonctionnaire, au sortir de son bureau, vient prendre l’air quelques minutes tout en fumant un cigare. Lucille s’émerveille, Alexandre dit :

— Tu verras, ce soir. Les promeneurs ne seront pas aussi nombreux qu’ils le sont durant l’été, cela nous permettra d’y circuler tout en causant sans être entraînés dans une houle humaine. Tu verras la ville de Lévis de l’autre côté du fleuve, tu verras sa croix lumineuse qui te rappellera celle du Mont-Royal.

Le lendemain Alexandre a conduit sa compagne au Parc des Champs de Bataille. Il lui raconte la capitulation de Québec.

Et Lucille de dire dans un petit sourire amusé :

— Tu me reportes aux jours de mon enfance, quand j’étais sur les bancs de l’école, j’avais toujours rêvé venir à Québec et visiter ces lieux historiques, toi seul pouvait accomplir ce miracle.

Elle s’est rapprochée de son mari. Ils sont seuls, la promenade est déserte, les arbres n’ont pas de feuille, les fleurs ne font que sortir de terre, elles ne pourront donc rien raconter : alors, il l’attire à lui et dit :

— Es-tu heureuse ?

— Bien, bien heureuse.

Et devant le grand fleuve qui coule paisible ses eaux vertes, il la presse dans ses bras d’une étreinte passionnée.

Ils se sont rendus à Saint-Pascal. Alexandre désire que sa femme fasse immédiatement connaissance avec ses parents. Elle est heureuse de l’accueil affectueux que lui fait sa nouvelle famille. On la reçoit avec tant de bonne grâce qu’elle ne peut s’imaginer n’avoir pas toujours été la sœur de ces joyeux campagnards. Elle vit d’émerveillement en émerveillement. Une campagne, une vraie campagne, elle n’en avait jamais vu non plus. Toute sa vie avait été renfermée jusqu’à ce jour entre son atelier et la chaise d’un malade. Au contact de la nature, de la sève qui monte, du soleil qui éclaire beaucoup plus qu’à la ville, elle se sent revivre, elle ne s’est jamais connu un tel enthousiasme.

Le père d’Alexandre ne peut s’empêcher de faire remarquer :

— Deux mois de cette vie, et elle serait une autre femme.

Comme tout doit avoir un terme sur terre, les vacances accordées à Alexandre ont pris fin, il leur faut retourner dans la grande ville, ils rapportent avec eux tant de souvenirs doux et agréables qu’ils pourront en vivre jusqu’à leur nouvelle visite, qu’ils assurent prochaine.

x x x

Cette sensation de lassitude que Laure a ressentie après le mariage de son frère, elle se fait de plus en plus fortement sentir. Elle demande ses vacances, et part pour Sainte-Hélène de Kamouraska le lendemain du jour où les nouveaux époux sont venus prendre possession du nid qu’elle s’est tant dépensée pour leur préparer.

Elle a écrit à sa mère et n’a pas reçu de réponse. Elle se rendra donc au presbytère afin de savoir comment agir.

Le vieux curé regarde avec bonté cette enfant si jolie placée dans une telle position.

— Ma petite fille, tout le temps de votre maman appartient à des étrangers. Elle n’a que quelques heures de liberté par semaine. À moins que vous n’ayez les ressources nécessaires pour vous mettre en pension dans une famille privée, vous ne pourrez demeurer longtemps dans la paroisse, la position de votre mère, dans cette maison où elle est très bien traitée, est une position de subalterne, on ne lui permettra pas de vous garder. Ces gens là ont leur famille et leurs obligations.

— Cela, je le savais, mais je croyais avoir le loisir de voir ma mère chaque jour.

— Je ne puis vous y encourager, bien que le sentiment parte d’un bon cœur. La solitude lui serait plus dure après votre départ.

— Je suis venue afin d’obtenir qu’elle pardonne à mon père, je ne pourrai obtenir cette réconciliation en une seule entrevue.

— Je crains fort que vous ne l’obteniez jamais. Le temps seul peut faire cette œuvre.

— Ne trouvez-vous pas. Monsieur le Curé, qu’assez d’années se sont écoulées. Je désire faire connaissance avec toute ma famille paternelle. Vous savez quelle a été ma première expérience de l’amour. Demain, je tomberai sur mon cousin germain.

— Il téléphone à une sienne cousine afin qu’elle prenne soin de la jeune fille durant son séjour dans la paroisse, et lui facilite les entrevues avec sa mère.

Laure en laissant le presbytère se dirigea d’un pas alerte vers la demeure qui lui était conseillée ; dans sa jeunesse et son inexpérience, elle espère vaincre tous les griefs de sa mère, en lui exposant les ennuis que cette vie en dehors d’une famille, dont en réalité elle fait partie, présentent pour sa fille.

Marie Lavoise arrive un soir, fatiguée de son travail de la journée. Elle trouve Laure dans une petite chambre propre et meublée simplement, la jeune fille est habillée d’une robe de mousseline blanche légère semée de fleurettes roses pâles, un béret basque blanc recouvre ses cheveux, un manteau bleu marin est posé sur la chaise près de la fenêtre. Elle attend sa mère, et elle a espéré qu’elles iront appuyées l’une sur l’autre se promener dans le petit village, sur le trottoir de bois qui longe les résidences. Parler de ce qui les concerne dans cette petite maison de bois, c’est impossible, tous ces étrangers pourront suivre leur conversation.

Marie Lavoise se précipite dans la chambre, presse la jeune fille sur son cœur. Elle a tant craint de l’avoir définitivement perdue.

L’amour de la jeune fille se fait plus démonstratif, il a été aiguisé par ces mois d’absence, par toutes les réflexions faites dans la solitude, et lui font trouver chaque jour sa mère plus digne de sa tendresse. Elle se laisse caresser, elle a fait asseoir sa mère et s’est mise à genoux à ses pieds.

— Relève-toi, Laure, tu vas gâcher ta robe.

Laure, ramenée à la réalité, propose à sa mère de s’éloigner de cette demeure.

— Pauvre petite, je ne suis plus jeune, mon travail demain sera aussi harassant que celui d’aujourd’hui, je préférerais rester dans cette chambre, nous y sommes si tranquilles.

— Oui, mais maman, nous ne pouvons y causer sans être entendues.

— Y-a-t-il du mal à laisser savoir à des étrangers qu’une mère et une fille s’aiment ?

— Non, au contraire, pourtant j’ai une requête à vous présenter, qui, je le crains, n’ira pas sans un peu de discussion. Je serais surprise que vous soyez tout de suite de mon avis.

— Aimes-tu encore quelqu’un ?

Laure eut un petit sourire triste qui échappa à sa mère. Elle était tournée vers la fenêtre et regardait une bande d’oiseaux qui étaient venus se poser sur une branche d’arbre s’avançant jusqu’à la croisée.

— Non, maman, ou plutôt oui, mais quelqu’un que personne ne peut m’empêcher d’aimer.

— Qui donc, alors, mon enfant.

Laure a passé ses bras autour du cou de sa mère, appuyant câlinement sa tête sur son épaule, elle dit d’une voix très basse : « Mon père. »

Marie Lavoise eut un sursaut et repoussa sa fille.

— Es-tu partie de Montréal pour venir me parler de cet homme ? Je m’étais promis trop de joie de ces jours où pour la première fois de ma vie, je t’aurais à moi toute seule. Alexandre Daubourge vient me discuter mon bonheur jusque par la bouche de mon enfant. Laure m’aimes-tu ?

— Maman, pouvez-vous demander si je vous aime. N’aurai-je pas pu aussi bien aller ailleurs que de venir ici. N’est-ce pas une preuve que je vous aime.

— Si tu m’aimes, tu ne peux l’aimer.

— Si fait, maman, dans le cœur des enfants il y a place pour un père et une mère, et il reste encore des trésors d’affection inutilisés qui se déversent sur les frères et les sœurs.

— Oui, quand le père et la mère sont unis, mais dans notre cas tu ne peux aimer l’un qu’au détriment de l’autre.

— Non, maman, il me suffit d’oublier le mal que l’un a fait à l’autre, de ne pas juger mes parents suivant le commandement du bon Dieu pour vous englober tous deux dans le même sentiment très doux.

— Tu ne vas toujours me demander d’aller te conduire dans cet antre où on t’apprendra à me détester.

— Je ne vous demande que d’oublier le mal, de pardonner et de me permettre d’aller voir mon père, comme je suis venue vers vous. Réfléchissez bien maman, vous n’avez pas le droit de me séparer de cette famille dont je fais partie. Je sais trop bien ce qu’il en coûte, ma première expérience a été assez dure pour me mettre sur mes gardes Qui vous dit que demain je n’aimerai pas mon cousin, sans le savoir. J’ai exposé ces arguments à Monsieur le Curé, il est de mon avis. Une bonne chrétienne comme vous ne peut refuser le pardon et l’oubli des offenses.

— Petite fille, laisse-moi quelques jours pour réfléchir.

Laure avait enlevé son chapeau, rangé son manteau dans la garde-robe. Elles s’assirent toutes deux sans lumière près de la fenêtre. Au ciel une pleine lune éclairait, tandis que des étoiles nombreuses mettaient des points d’or au vélum bleu du firmament. Elles restaient silencieuses parce que nulle parole n’eût pu traduire la grandeur du sentiment qu’elles ressentaient en cette minute.

En s’éloignant Marie Lavoise dit :

— Si je t’avais toujours ainsi près de moi, je serais encore capable d’être heureuse.

Laure ne dissimula pas les larmes qui sillonnaient ses joues. Elles étaient si douces, elles lui venaient de son bonheur.

Elles vécurent pendant une semaine des heures d’indicible félicité. Laure se décida enfin à renouveler sa demande, le temps commençait à presser, elle devrait repartir.

Marie Lavoise céda, mais elle avait le cœur déchiré.

— Il n’a pas réussi à te circonvenir à Montréal, mais chez lui, dans l’ambiance d’un nouveau milieu plus fortuné que le mien, tu m’oublieras.

Et Laure promettait :

— Non, jamais, maman.

Et elle pensait non sans souffrance : « si elle savait lire, je lui écrirais tous les jours et saurais la tranquilliser. »

Dans le train qui la ramène vers Saint-Pascal Laure ne se sent pas très sûre d’elle-même. La tâche qu’elle a assumée sera peut-être ardue. Elle a désiré revoir son père et lui dire que cette fois, elle vient envoyée par sa mère, mais elle n’oublie pas non plus que dans cette maison où normalement Marie Lavoise aurait dû être reine et maîtresse, il y a une autre femme qui prendra peut-être plaisir à lui faire de petites misères, en souvenir de son ancienne rivale.

Alexandre Daubourge est venu lui-même l’attendre à la gare. Il conduisait une légère voiture attelée d’un superbe cheval noir. Elle aurait aimé prendre les guides dans ses mains, elle n’osa même pas formuler son caprice. Elle sentait toujours la même gêne entraver tous ses sentiments, elle était une étrangère pour son père. Elle ne trouvait pas un mot à lui dire ; pour passer le temps et oublier cette rencontre avec l’autre femme, rencontre qui lui faisait peur, elle regardait les maisons éloignées du chemin, elle voyait les cultivateurs à l’œuvre. Elle admirait les jardins débordants de fleurs en une quantité telle qu’elle n’en avait jamais vu. Dans son enfance, elle s’imaginait que le jardin du couvent, avec ses maigres plates-bandes, était le paradis terrestre. Elle ne pouvait rassasier ses yeux de cette richesse de couleurs, plus ils s’éloignaient du village plus la verdure se faisait verdoyante. Nulle poussière ne venait ternir son coloris. Malgré tous ces objets divers qui auraient dû suffire à son imagination et chasser les idées noires, elle sentait une crainte folle s’emparer d’elle au moment décisif. Cette demande qu’elle avait formulée la mettait vis-à-vis de son père dans un état de dépendance. Quel genre de vie lui était réservé dans cette maison où, elle entrerait en étrangère, pour ne pas dire en intruse. N’avait-elle pas commis une grave erreur en venant se mêler à cette vie dont elle ignorait tout. Quelle aptitude aurait-elle pour les aider ? Sa fierté ne lui permettrait certainement pas d’accepter le pain de la charité. Elle allait chez son père, mais ce père, il avait refait sa vie. N’avait-elle pas présumé de ses forces ? N’avait-elle pas de plein gré couru vers une aventure désagréable ? Elle en était là de ses réflexions quand la voiture s’immobilisa devant le perron d’une maison à deux étages. Un rez-de-chaussée et un étage supérieur.

Laure, descendue de voiture, ne paraissait pas disposée à pénétrer dans la maison, son père lui demanda :

— Qu’as-tu mon enfant ?

— Je pense, mon père, que je serai peut-être de trop dans la maison de votre femme.

— Je suis le maître chez moi. Montre-toi gentille, comme tu sais le faire, je te réponds du reste.

Il devança Laure dans la cuisine, la table était servie pour le repas du soir. Une femme, encore belle, était debout devant le poêle, elle soulevait le couvercle d’une énorme marmite. Au bruit de la porte, elle s’était retournée, afin de cacher sa surprise, elle s’était rapprochée du poêle et remettait avec un bruit de granit heurté le couvercle de la soupière. Cette minute lui avait suffi pour dompter son émotion. Son mari avait annoncé d’une voix calme :

— Laure.

Elle devait être attendue, car une main s’était avancée qui pressait la sienne, quelqu’un la débarrassait de son manteau et de son béret. Elle se laissait faire, trop émue pour remercier. Elle était toujours debout au milieu de la chambre, la femme dit :

— Les petites filles vont entrer, elle montera tout à l’heure à sa chambre.

Laure n’a pas les yeux assez grands pour détailler la cuisine, pourtant bien simple, mais si différente de ce qu’elle a vu jusqu’ici. Une pièce immense, éclairée de trois larges fenêtres durant le jour ; le soir, une unique lampe à pétrole suspendue au-dessus de la table déverse une lumière blafarde. Des chaises autour de cette table recouverte d’une nappe de toile du pays, sur la blancheur de laquelle reluisent, frappées par la lumière, des assiettes de pierre blanche. Laure compte les couverts : dix. Elle songe : « Mon Dieu que d’étrangers ! » Dans le coin, l’évier, au-dessus, une batterie de cuisine qui reluit, une grande armoire vitrée dont des papiers de couleur cachent le contenu. Elle a tout le loisir d’examiner, son père est reparti à l’étable ; et cette femme, cette étrangère, ne trouve pas un mot à lui dire. Son mutisme n’est guère encourageant. Par la pensée, elle revoit sa mère, nouvelle mariée, arrivant dans cette maison où logiquement, elle aurait dû venir au monde. Tout à coup elle s’aperçoit de son inertie, elle rougit, se rapproche de la femme qui continue de s’occuper de mille détails, ici elle remet une cuiller, là elle déplace un couteau.

— Puis-je vous aider ? questionne-t-elle.

Et sa voix résonne toute drôle dans la pièce basse, aux poutres saillantes, comme sa mère la lui a dépeinte.

Puis elle reste court, elle ne peut dire maman, elle ne veut pas dire Madame. Elle ne sait pas.

L’autre paraît ignorer son embarras.

— Pas ce soir, Laure, merci.

La jeune fille est surprise de la facilité avec laquelle, cette femme la traite comme quelqu’un de la famille ; décontenancée, elle reste là les bras ballants. Pour cacher son désarroi, elle se retire dans un coin, il y a un banc à quatre degrés avec des fleurs naturelles qui s’y étagent en grappe. Maintenant son père est revenu dans la grande cuisine, et tout un monde est entré avec lui : quatre grands garçons en salopettes bleues à rayures blanches, des petites filles en robe d’indienne. Tout ce monde se dirige vers l’évier, ils font une toilette sommaire avant de se mettre à table ; une grande jeune fille brune a surgi à son tour, mais elle vient de l’intérieur de la maison, elle porte une robe à rayures blanches et rouges venue d’un magasin de Québec ou d’ailleurs, mais elle porte l’étiquette de la ville, ses cheveux sont coupés et tirés en arrière de ses oreilles petites et roses. Quand Madame Daubourge se fut avisée de la présence de sa jeune fille, elle commanda :

— Conduis Laure à sa chambre avant le souper, Hélène.

Celle qui avait été ainsi interpellée se retira par la porte qui venait de lui livrer passage, elle revint portant une lampe. Elle paraissait toute gênée de s’approcher de la jolie citadine dont la robe n’était qu’un souffle comparée à la sienne, mais Laure surprit son hésitation, et sourit de son sourire irrésistible.

Elles traversèrent à la douteuse lumière de cette petite lampe, une grande salle. Laure n’eut le temps de ne rien remarquer, elles gravirent un escalier assez raide dont le bois était peint d’une couleur jaune, seule tache claire dans la demi-obscurité. À l’étage supérieur, elles traversèrent une longue pièce qui parut à Laure peuplée de fantômes. Elle ne voulait pas avouer sa peur, mais un frisson la secoua :

— Ne craignez rien, dit Hélène, il n’y a rien de malin au grenier.

Laure de sa voix harmonieuse dit :

— Dites-moi, toi, comme à vos sœurs. Vous savez bien le proverbe :

« On dit vous quand on est en colère »

« On dit toi quand on a de l’amour. »

Entre les deux jeunes filles, la glace était rompue.

La chambre est spacieuse, un papier tenture d’un prix modique, mais d’un goût sûr, orne les murs. Laure le regarde sans cacher son admiration, il y a de belles lignes dorées qui attirent toute la lumière, et brillent même à la clarté parcimonieuse de cette lampe.

Hélène dit en déposant la veilleuse sur un meuble :

— C’est Alexandre qui l’a choisi et envoyé de Montréal.

Et Laure pense : c’est ici qu’ils ont logé, Lucille et Alexandre durant leur voyage de noces.

Hélène questionne :

— As-tu des bagages ? sa voix se fait hésitante. Le temps de s’habituer au tutoiement.

— J’ai une valise, mais je ne sais pas où elle a été mise.

Au même moment la porte fut poussée par des bras vigoureux, et un grand garçon entra portant sur son épaule la malle de Laure.

Lentement, les deux jeunes filles si différentes revinrent vers la cuisine. Tout le monde était rangé autour de la table : on attendait leur arrivée.

Le père est au haut bout, les mains appuyées au dossier de sa chaise. D’un coup d’œil, il indique à Laure la place qu’il lui a réservée à sa droite. Quelle radieuse apparition de jeunesse malgré la pâleur de son teint. D’une voix mal assurée, Alexandre Daubourge annonce :

— Votre sœur Laure.

Un grand silence se fait, seul le bois dans le poêle gémit sous la caresse de la flamme.

Maintenant, il énumère les noms de ses rejetons.

Laure sent confusément qu’elle ne pourra jamais s’y reconnaître. Pour elle, ce soir, dans cette maison il n’y a plus que deux personnes : son père et Hélène. Quand elle se sentira trop seule, trop dépaysée, elle saura trouver l’un ou l’autre.

D’un grand signe de croix Alexandre Daubourge donne le signal du Bénédicité. Puis, on entend un bruit de chaises sur le parquet de bois franc. Pendant tout ce repas qui lui paraît interminable, Laure ne peut se décider à manger. Elle sent trop qu’on l’examine à la dérobée, elle n’ose même pas lever les yeux.

Tout de suite après le souper, elle fut reconduite à sa chambre. Quel soulagement de se sentir seule. Tous ces regards qu’elle sentait rivés sur elle, ils n’étaient pas malveillants, mais elle ne peut supporter d’être ainsi le point de mire de tous.

Le lendemain matin à la clarté de la lumière du soleil, elle fit l’inventaire de ce que Hélène avait appelé : le grenier. Il y avait pendu à des crochets des vêtements probablement hors d’usage. Dans un coin, il y avait des poches empilées, c’étaient là tous les fantômes qu’elle avait vus hier soir, et qui avaient peuplé ses rêves cette nuit.

En pénétrant dans la cuisine, elle n’y trouva que Madame Daubourge. La table avait été desservie, seule une petite nappe relevée cachait son déjeuner : un bol de lait de vache caillé, toute la crème y avait été laissée, un pain de sucre du pays était posé à côté. Laure fit honneur à ce mets délicieux, mais elle se promit bien d’être à temps pour le déjeuner le lendemain. Elle ne devait pas être une cause de perturbation dans cette maison, où le travail ne devait pas manquer. Il n’y paraissait pas parce que tout était ordonné.

Tout de suite cet après-midi, elle voulut aller travailler au champ. Son père lui fit remarquer :

— Je veux bien que tu accompagnes les autres, cela te distraira, mais tu n’as pas l’habitude, n’essaie pas de les imiter, tu dépasserais tes forces.

Laure s’amuse comme une enfant, à s’asseoir sur le timon de la charrette. Elle craint bien un peu les caresses de la longue queue du cheval, mais elle se force à dompter cette peur. Elle a mis une robe de piqué blanc très résistante, à tout prix, elle veut faire comme les autres.

Cette sensation de frayeur qu’elle ne veut avouer, mais qu’elle ne peut chasser, tandis que pour la première fois, elle foule le foin dans la charrette. Son frère Jacques, qui dirige tous les travaux, ne peut s’habituer à voir cette beauté fragile perdue au milieu d’eux. Il est gauche avec elle, tous ses efforts ne parviennent pas à le mettre à l’aise.

Cet après-midi, il pleut, il pleut une pluie chaude, tranquille, faite pour donner le noir. Laure, se demande ce qu’elle va bien devenir, renfermée dans cette maison. Au champ, en plein air, elle jouit d’une telle liberté qu’elle ne s’aperçoit presque pas qu’elle est chez les autres. Elle est descendue de sa chambre avec un travail de broderie, et est venue prendre place parmi les autres femmes qui s’approchent des fenêtres afin d’utiliser toute la lumière qui entre. Elle a commencé de travailler, mais très souvent quand Hélène lève les yeux, elle la voit, le travail retombé sur ses genoux, l’aiguille en l’air.

La jeune fille se dirige vers sa mère qui confectionne une robe pour l’une des dernières fillettes. Elle lui adresse quelques mots à voix basse.

La réponse est un « oui ».

Alors Hélène, joyeuse d’apporter une diversion à la jeune fille qui est affreusement triste, propose :

— Nous allons nous baigner.

Laure s’excuse :

— Je n’ai pas ce qu’il me faut.

— Qu’à cela ne tienne, nous te prêterons un costume.

Recouverte d’un ciré, elles partent en babillant, elles descendent la longue côte qui conduit au fleuve. Tout l’entrain de Laure revient. La jeunesse a besoin de mouvement, elle, plus que tout autre afin d’éviter de penser. Dans quelques jours, elle devra reprendre le chemin de la métropole.

Elle n’a pas encore trouvé l’occasion de dire à son père qu’elle est venue envoyée par Marie Lavoise. Il est si indifférent, il ne s’occupe que de son bien-être. Chaque soir, avant qu’elle ne regagne sa chambre il s’informe :

— Tu vas bien, petite. As-tu passé une agréable journée ?

Pas une seule fois, depuis son arrivée, elle n’a pu causer une minute avec lui seul, elle ne doit pas oublier qu’il a bien des susceptibilités à ménager.

Cet essaim de jeunes, qui badinent en jouant sur la grève, lui font oublier toutes ces pensées sérieuses qui mettaient un voile de tristesse sur son petit visage.

Elles ne revinrent à la maison qu’à l’heure du souper, Laure s’occupait comme les autres jeunes filles. Elle ne voulait pas qu’on la regardât comme une visiteuse, mais bien comme quelqu’un de la maison.

Le lendemain, un soleil radieux faisait la campagne si belle que Laure n’entra qu’à l’heure des repas, elle trouvait toujours quelque chose à s’occuper au dehors ; les poules au poulailler réclamaient leur pitance, les oies, les petites dindes qui sautaient dans son plat de grain ; elle voulait profiter des dernières heures de son séjour à la campagne, dans deux jours Lucille et Alexandre viendraient la chercher. Comme cela le voyage du retour lui serait moins à charge, elle perdrait une famille pour en retrouver une autre.

✡ ✡ ✡
Le temps est à l’orage, il faut tout entrer le

foin avant que la pluie ne tombe. C’est Alexandre Daubourge qui vient d’énoncer ce commandement d’une voix rendue autoritaire par la précipitation qu’ils doivent apporter à finir ce travail, sans quoi une bonne partie du grain sera gâchée, il chauffera sur le fenil. Laure a entendu cet ordre. Elle s’empresse malgré son inexpérience. La sueur fait coller ses cheveux à ses tempes. Jacques n’a pas le temps de voir qu’il dépasse les forces de sa compagne, le temps presse, il n’y a pas une minute à perdre. Il vient de s’éloigner avec un voyage de foin, elle s’est laissée glisser à côté de la clôture, elle est lasse, si lasse, elle entend dans le lointain :

— Marche Bob, Hue, Dia.
Puis un grand silence se fait, elle s’est endormie.

Jacques est revenu avec sa charrette à vide. Il ne voit plus Laure, il se dit elle est repartie à la maison. Il fait entendre un sifflement prolongé, et l’un de ses petits frères vient prendre la place de la déserteuse. Il ne peut lui en vouloir, elle a fait tout ce qu’elle a pu.

Il n’a pas non plus le temps de s’informer. Le temps presse, presse, de gros nuages noirs s’amoncellent au-dessus de leurs têtes. Dans la cour, près des étables, l’on entend plus que des appels d’hommes qui s’énervent à une besogne pressante. Pour gagner du temps, les femmes sont même montées sur le fenil pour fouler le foin, la chaleur est accablante. Bien qu’elles soient habituées au travail des champs, elles sont fourbues.

La dernière charretée de foin vient d’être déchargée. La pluie commence à tomber en larges gouttes, qui se changent rapidement en torrents. Les hommes se pressent de mettre les chevaux à l’abri, eux-mêmes regagnent la maison. Alexandre Daubourge qui rentre le dernier, en compagnie de Jacques, fait des yeux le tour de la cuisine et voit qu’il manque quelqu’un. Il s’est habitué à la retrouver au milieu de ses autres enfants à l’heure du travail, il ne s’explique pas bien son absence.

— Où est Laure, demande-t-il.

Hélène dit :

— Dans sa chambre, je suppose.

Elle se dirige aussitôt dans cette direction, afin de s’assurer. Elle revient toute pâle. Que peut-il bien être arrivé ? Elle n’est pas là. Elle n’est pourtant pas partie.

Le père se fait juge d’instruction :

— Jacques, a-t-elle travaillé avec toi cet après-midi ?

— Oui, dit celui-ci.

— Vous êtes-vous querellés ?

— Non, à quel propos aurions-nous pu nous quereller, elle ne cause pas en travaillant et nous étions si pressés.

— Quand t’a-t-elle quitté ?

— Au deuxième voyage, quand je suis revenu avec ma voiture à vide, elle n’était plus là, j’ai cru qu’elle était entrée à la maison, trop fatiguée pour continuer.

Ils allaient sortir à sa recherche quand elle pénétra en trombe dans la cuisine, ses cheveux pendaient sur son visage, la pluie avait détrempé sa robe trop mince, elle grelottait, ses dents claquaient.

On crut d’abord qu’elle avait eu simplement grand peur.

Hélène la conduisit à sa chambre, et redescendit aussitôt.

Elle est bien au chaud sous les couvertures, j’ai beau mettre de la laine et encore de la laine, elle tremble toujours, ses mains sont glacées.

Madame Daubourge monte afin de juger par elle-même si son état est aussi alarmant que le trouve Hélène.

Elle se penche sur la jeune fille, touche de ses doigts le front moite, elle se presse de revenir à l’étage inférieur, prépare un grog chaud qu’elle fait avaler à Laure qui se laisse soigner.

Elle députe Hélène au chevet de la jeune fille, vient retrouver son mari dans la grande cuisine, ils échangent quelques mots à l’écart. Tout à coup, la voix du père s’élève tremblante au milieu du bruit de la pluie qui fouette les vitres, et déborde des gouttières :

— Va chercher le médecin.

Ici les ordres ne sont jamais discutés. Jacques se lève, d’un pas rapide se dirige vers la chambre des jeunes gens ; il revient aussitôt vêtu de son complet bleu marin, recouvert d’un ciré. On entend une voiture qui détale à vive allure. Trois milles sous la pluie torrentielle, c’est quelque chose que le jeune homme a fait bien des fois, aujourd’hui le chemin lui semble interminable. S’il s’était informé ? S’il avait regardé de quel côté Laure s’était éloignée. Il ne sait pas encore au juste ce qui est arrivé, il pense qu’elle s’est éloignée d’eux et égarée. Avec un peu plus de présence d’esprit il aurait pu éviter cette aventure à Laure.

Maintenant les éclairs sillonnent la nue, Jacques crie pour stimuler son cheval :

— Marche, marche, Bob, nous sommes pressés.

Il arrive au village, ruisselant pour trouver le médecin de la famille, absent. Il attend dans la salle d’attente sans pouvoir maîtriser son impatience. Enfin, il reconnaît le pas alourdi, la démarche lente. Il se précipite dans le bureau :

— Venez chez nous, tout de suite, docteur.

— Qui est malade à la maison ?

— Ma sœur Laure.

— Ta sœur Laure.

— Tu déraisonnes, la pluie t’a détraqué le cerveau.

Le médecin dit cela en riant, mais Jacques n’a pas le cœur à rire.

— La fille de mon père.

Le bon vieux qu’est le docteur X se refuse à comprendre et commence à mettre des objets dans son sac. Il monte dans la voiture, ils partent à une vive allure.

Pendant ce temps Alexandre Daubourge s’est installé au chevet de sa fille, il ne veut pas qu’on le dérange.

Laure a ouvert les yeux.

— Qu’as-tu fait Laure, tu pourrais mourir de cette imprudence.

— Je me suis endormie au rebord du fossé.

Elle tient fixés sur son père, des yeux qui semblent demander si elle peut parler.

Il lui demande inquiet :

— Tu ne l’as pas fait exprès.

— Quelle idée, dans ce cas, je ne serais pas rentrée.

Un affreux soupçon venait de l’assaillir, si son enfant, sous un calme apparent, se sentait si malheureuse, qu’elle avait désiré mourir.

Il passa ses doigts sur la main de Laure :

— Certain, certain, papa.

Le médecin arrive, gravit l’escalier, traverse le grenier, et s’arrête médusé devant la porte ouverte de la chambre. Cette jeune fille, cette enfant d’Alexandre Daubourge, il ne la connaît pas. Ce n’est pas le temps de formuler un questionnaire. Il demande au père de s’éloigner et commence à ausculter la malade. La température a une tendance à monter, mais les poumons ne sont pas encore atteints. Il faut éviter à tout prix que la pneumonie se déclare sur ce tempérament anémié, elle aurait trop belle partie.

Il redescend à l’étage inférieur, donne ses ordres, conseille à Jacques de faire remplir une prescription tandis qu’ils seront chez lui, ils n’en auront peut-être pas besoin, mais si le mal changeait, ils auraient le médicament sous la main. Appliqué à point, il pourrait prévenir une catastrophe. Une si belle enfant, ce serait inhumain de la laisser mourir.

Toute la nuit, Alexandre Daubourge est resté auprès de sa fille qui tient une de ses mains, elle n’a pas dormi, et pendant quelques heures sa respiration a été sifflante. Au matin, toute une couronne de têtes est venue à tour de rôle s’encadrer dans la porte et prendre des nouvelles. Hélène est venue remplacer son père qui va prendre, à son tour, un repos bien mérité. La maison est silencieuse ; ils parlent bas, bien qu’elle ne puisse pas entendre de la chambre où elle se trouve placée, le médecin a recommandé du calme, du repos.

Hélène agenouillée près du lit récite son chapelet. Elle s’est sincèrement attachée à cette petite sœur, son départ laissera un grand vide dans la maison. Pourquoi être malade juste au moment des adieux ? Alexandre et Lucille arriveront aujourd’hui. Quelle tristesse sera répandue sur cette réunion de famille qu’ils avaient rêvée si joyeuse. Laure se retourne et commence à gémir. Hélène effrayée court chercher sa mère. Celle-ci se rappelle la recommandation du médecin. Elle s’empresse d’appliquer le remède sur la poitrine de Laure ; la respiration se fait moins courte, elle s’éloigne de nouveau pour vaquer à ses nombreuses occupations.

Alexandre Daubourge est revenu prendre son poste de veilleur. Laure à la pression de sa main a ouvert ses yeux un peu voilés, elle a dit :

— Approchez, mon père.

Il se penche tout près de la jeune fille.

— C’est maman, qui m’avait envoyée, c’est la réconciliation.

— Pourquoi me dis-tu cela aujourd’hui ?

— Parce que je vais mourir, et je ne veux pas partir sans avoir fait cette commission.

— Ne te tourmente pas, à ton âge on ne meurt pas aussi facilement que cela.

— Je ne me tourmente pas, je suis même bien heureuse. Une seule pensée me chagrine : Maman, comme elle va souffrir ! Mais la vie est si courte, elle doit achever son pèlerinage ici-bas.

— Ne parle pas tant, tu te fatigues.

— Je vous remercie, je n’ai plus rien à dire. Elle ferma les yeux et lui abandonna sa main. Quand le médecin entra, il hocha la tête :

— C’est plus prudent de lui faire administrer les derniers sacrements.

Alexandre Daubourge inclina la tête en signe d’assentiment et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues durcies au travail des champs. Il ne se donna pas la peine de les essuyer. Il venait de retrouver sa fille pour la perdre aussitôt. Accablé, il vint rejoindre Jacques à l’étable.

— Avant d’aller chercher Alexandre à la station, téléphone à Sainte-Hélène chez Mme Z., demande Marie Lavoise, dis-lui que sa fille est malade, que nous lui demandons de venir.

Toute la maison que Laure a connue si ordonnée, si calme, est bouleversée. Le prêtre vient de s’éloigner après avoir préparé la mourante à franchir le passage de la terre à la vie éternelle. Dans un froufrou de sa robe de soie, dans un toc, toc de ses talons pointus, que Lucille amortit autant que possible, elle se précipite la première dans la chambre de Laure. Elle s’agenouille au pied du lit, elle ne veut pas troubler cette âme chrétienne qui se prépare à se présenter devant son Créateur. Comme autrefois dans l’église Saint-Jacques, à la vue de Laure, mais non pas pour la même raison, elle sanglote éperdument. Alexandre est venu s’agenouiller à côté d’elle. Il regarde avec une expression indéfinissable de tristesse et d’apaisement cette belle figure qui lentement devient rigide. Il entraîne sa femme que tant d’émotions ébranle trop fortement, après cette longue route en chemin de fer.

— Viens te reposer, Lucille, tu reviendras tantôt dans la chambre de Laure, elle aura sa connaissance, vous pourrez échanger quelques paroles.

— Alexandre, tu veux me leurrer, dit-elle, très bas. Tu vois bien que c’est fini.

Elle suit docilement la main qui la dirige vers la porte.

Presqu’aussitôt Laure s’est dressée sur ses oreillers et a crié un grand cri. Quand elle est retombée, elle avait cessé de vivre, cessé de souffrir. Son pèlerinage en cette vallée de larmes était terminé.

On reste à genoux auprès de la morte, on continue de prier, quand tout à coup la porte s’ouvre et une femme se précipite sur le corps de la jeune fille, elle la prend dans ses bras et fait entendre des cris déchirants :

— Laure, ma petite Laure, on m’a tué mon enfant.

Alexandre Daubourge qui est venu lui-même conduire cette femme auprès de sa fille morte ne peut supporter de tels reproches. Il sent bien que la douleur l’égare, mais il ne pourrait rester silencieux, il ne saurait la laisser dire, il s’éloigne. Il est resté tout près, il revient ; elle est agenouillée au pied du lit, ses yeux sont secs, à son exaltation a succédé une grande douleur muette. Pieusement, il vient s’agenouiller à côté d’elle, il regarde l’enfant qui repose sans vie :

— Pour un moment d’orgueil, à nous deux, nous avons donné à notre enfant, et la vie et la mort. Devant sa dépouille mortelle, faisons la paix afin que Dieu nous pardonne.


Laetitia Filion.