À bon chat bon rat
Octave de Rietz.
Antoinette de Rochebois.
La scène se passe sur les bords de la Méditerranée, dans l’intérieur d’une cabane de pêcheur. — À droite du spectateur, une chaise de bois et une table ;
dans le fond, une cheminée de campagne. — Porte à droite et à gauche.À BON CHAT BON RAT
Scène I.
Enfin, me voici arrivée. Le beau pays ! le beau ciel ! J’ai eu une excellente idée de me garantir les yeux avec ces conserves, car il fait ici un vent terrible. Mon costume vaut un domino, et je défie bien qui que ce soit de reconnaître, sous ce déguisement, une femme qui a dans Paris une certaine réputation d’élégance et de bon goût, réputation à laquelle on ne peut se soustraire quand on est jeune, riche, et je puis le dire sans orgueil, personne n’est là pour m’entendre, assez favorablement douée. (Elle s’assied.) Ah ! que toutes ces jouissances de la vanité sont creuses. Il n’y a que l’extrême jeunesse qui s’en accommode. Aussi en suis-je déjà singulièrement fatiguée, et vais-je organiser ma vie d’une manière toute différente. Et d’abord, pour commencer cette conversion, j’ai imaginé de passer deux mois dans cette chaumière. Les pêcheurs qui l’habitent ont été enchantés de me louer une misérable chambre six fois plus qu’elle ne vaut. Mais je tenais absolument à me fixer ici. C’est une plage fréquentée seulement par les gens du pays, les abords en sont difficiles ; puis elle a un aspect d’une âpreté sauvage fort peu appréciée généralement. Ensuite la vie matérielle doit y être réduite à des proportions trop frugales pour séduire bon nombre de touristes plus curieux d’un bon hôtel que d’un site pittoresque, et qui ne voyagent que pour changer de cuisine. Peu m’importe ! La liberté est le seul bien que je cherche, et ici je l’aurai complète. Je pourrai m’abandonner sans trouble à toutes les rêveries possibles. J’essayerai de reproduire avec mon crayon quelques-uns de ces effets qui m’enchantent, sans avoir à supporter au-dessus de mon épaule vingt regards curieux cherchant à plonger sur mon dessin commencé. Je serai seule !… toujours seule !… J’ai eu le soin de me débarrasser de ma femme de chambre, car n’est-on pas forcé de subir les réflexions de cette sorte de tyrans subalternes ? Nous autres Parisiennes, nous ne sommes jamais embarrassées, et je pourrai parfaitement me passer de ses services. Ici la toilette est inutile ; aussi je compte ne pas quitter cette robe. J’en ai pourtant apporté une autre, mais pour la mettre il me faudrait une obligation bien impérieuse. Décidément, peu de femmes renonceraient volontiers à la toilette pour deux grands mois ; car la plupart, sous le prétexte de se reposer des fatigues de l’hiver, transportent, à une distance de Paris plus ou moins considérable, leurs habitudes mondaines en les exagérant encore. À Paris, trois toilettes suffisaient ; aux eaux, on en fait six. Pauvres esclaves ! que je les plains, et comme je m’applaudis de ma nouvelle résolution ! (Elle cherche dans son sac.) Eh quoi ! aurais-je oublié Ossian ? Ce serait fâcheux. (Elle entend chanter.) Une voix sympathique ; gageons que c’est mon hôte, (Elle s’assied.) Ne le troublons pas.
Scène II.
Amis, la matinée est belle…
Je suis enchanté d’être venu ici, moi ; j’ai eu là une heureuse idée. J’y serai très-bien. Pour peu qu’on soit enthousiaste, comment s’ennuyer, avec la liberté, au milieu de cette nature ? J’ai apporté quelques bons ouvrages, mes auteurs favoris, un petit traité que je compte achever ici, et un album pour tirer quelques croquis. Eh ! le temps passera bien vite ! Pour compléter mon indépendance, j’ai eu le soin de me délivrer de mon domestique. Voilà donc le gentleman élégant transformé en philosophe ! Mes amis me croiraient-ils capable d’une semblable transformation ? (Apercevant Antoinette.) Ah ! diantre, je ne suis pas seul ! que peut faire ici ce voile bleu ? C’est une anglaise égarée sur la rive ! elle sera venue chercher dans cette cabane un repos de quelques instants. Je crois qu’elle n’est pas jeune. (Antoinette se retourne un peu) Ciel ! des lunettes. Après tout, une Anglaise jolie en voyage serait un phénomène de la nature, un renversement de ses lois.
Qu’est-ce que c’est que ça ? une physionomie, un costume qui ne séduiront personne. Que veut cet original ? c’est sans doute un touriste en excursion ; il aura vu de loin cette maisonnette, et il vient s’y reposer quelques minutes.
Elle m’a vu et elle reste ; c’est assez désagréable. (S’asseyant.) Elle a toute l’aisance d’une personne qui se croit chez elle. Ces Anglaises ont un sans-gêne incroyable. Aurait-elle l’habitude de venir ici chaque matin ? Dans ce cas il me faudrait subir l’ennui de sa conversation. My dear. Je suis en veine de misanthropie. D’ailleurs elle est laide, cette femme, et elle serait belle, que je ne la rechercherais pas davantage.
Je crois vraiment qu’il s’installe ! Ces voyageurs ont parfois un laisser aller qui étonne ! Si je partais ? Non. Il fait froid, le mistral souffle au dehors, et un bon feu brille à l’âtre. Pourquoi donc céderais-je la place à ce monsieur ?
Comment faire pour m’en débarrasser ? (Se levant et regardant le ciel.) L’horizon s’assombrit. Oh ! l’excellente idée. (Haut.) Je crois que d’ici à une demi-heure, le temps sera très-mauvais, et qu’il serait sage de regagner son logis, surtout s’il est éloigné. (À part.) Bien trouvé.
C’est aussi mon opinion, et je crois, monsieur, que vous n’avez pas un instant à perdre.
Ce n’est pas une Anglaise. (Haut.) Pardon, madame, il n’était question que de vous ; je vous donnais un simple avis, voilà tout. La constitution des femmes est plus délicate que la nôtre, et la perspective d’un orage quand on est sans abri n’a rien de rassurant.
Merci de votre sollicitude, monsieur, ma santé ne court aucun risque, car je reste ici, tandis que vous…
Mais je reste aussi, madame.
Comment ! (Se rassurant.) Ah ! je comprends, monsieur, vous restez jusqu’à la fin de l’orage.
Jusqu’à la fin d’août, madame.
Et nous sommes en juin ! C’est trop fort !
Mais vous-même ?
Moi, j’ai loué une chambre pour deux mois.
Je vous prie de croire, madame, que je ne logerai pas ici pour rien.
Mais c’est une mystification ; ces gens m’avaient assuré que je seras seule, attendu qu’ils n’avaient, disaient-ils, qu’une chambre de libre ; cela devient donc inexplicable.
Certes, je ne demande pas à partager la vôtre.
L’impertinent ! (Haut.) Je ne pense pas à vous l’offrir. Ces misérables auront pris la parti de coucher dehors, pour tirer un plus ample profit de leur masure.
Ce n’est pas une Anglaise ; mais, hélas ! c’est quelque chose de pis encore ! C’est un bas-bleu, une femme incomprise, genre Michelet. (Haut.) Diable soit de l’aventure !
Et moi qui me fiais à la parole de ces gens, moi qui croyais à leur franchise, à leur loyauté. Ils n’en ont que l’envers, c’est-à-dire la grossièreté et la rudesse. Quel procédé indélicat !
Oui, je crois à sa colère ; parions qu’avant une heure elle me proposera une promenade. Je vois cet éternel voile bleu suspendu à mon bras. Il me faudra porter son ombrelle, son chien, peut-être (elle doit avoir un chien), et ce qu’il y a de pire, entendre la lecture de ses impressions. Une femme écrit toujours ses impressions. Ce serait intolérable, et si elle compte sur ma courtoisie. (Haut.) Le fait est que nous avons été… odieusement joués.
Et personne en ce moment à qui l’on puisse s’en prendre !
Mon Dieu, la situation n’est pas tenable, je ne vois qu’un moyen d’en sortir. L’un de nous est de trop ici.
Mais vous n’avez pas l’intention de m’assassiner, je suppose ?
Rassurez-vous, je propose un arrangement beaucoup moins sombre.
J’écoute.
Nous sommes venus ici guidés sans doute par des motifs différents ; mais notre but est le même. La liberté, la solitude que nous cherchons, seraient troublées par la présence d’un second. Or, nous sommes étrangers l’un à l’autre, aucune raison de déférence ne nous oblige donc à céder. Rapportons-nous-en au hasard, et jouons à pile ou face qui devra rester ou partir.
Je n’accepte pas votre proposition. Le sort pourrait être contre moi. Je perds toujours au jeu. D’ailleurs je suis bien ici, j’y reste ; nulle autre part je ne trouverais une situation plus pittoresque, plus en rapport avec mes goûts.
Elle est romanesque, j’en étais sûr. Elle ne veut pas partir ; jouons un rôle et drapons-nous dans une peau d’ours. (Haut.) J’avoue, madame, que le côté pittoresque n’a aucun charme pour moi. Je ne suis pas de ces natures éthérées qui déjeunent d’une vague mugissante, qui soupent d’un clair de lune sur la plage ; je ne suis pas un idéaliste, un rêveur, moi !
Alors qu’êtes-vous venu faire ici ? Vous n’avez certes pas la prétention d’y trouver le confortable !
Diantre, je n’avais pas pensé à cela. (Haut.) J’aime le poisson frais, madame.
Quelle plaisanterie ! mais le poisson pêché sur ces côtes est médiocre, et si la fraîcheur est la seule qualité que vous cherchiez, autant valait choisir Asnières. Donc, vous vous dites gastronome ?
Oui, madame.
La gastronomie est entre toutes les passions celle qui occupe le rang le plus inférieur, car elle abaisse celui qui en est possédé. Pourtant il y a des gens qui, à force d’esprit, de tact, de bon goût et d’observation, l’ont réhabilitée et en ont fait un art. Dès lors elle a ses théories, ses combinaisons, ses finesses. À ce compte n’est pas gourmet qui veut. Lisez Brillat-Savarin, il vous sera, je crois, de quelque utilité.
Je n’emprunte, madame, les idées de personne. Je m’occupe fort peu de l’opinion de Brillat-Savarin, et sur cette matière je ne juge pas avec le palais d’autrui. Du reste, indépendamment de mon goût, je prends des bains pour ma santé.
On en prend aussi à Dieppe, et le voyage est moins long.
L’effet n’est pas le même. Ignorez-vous, madame, qu’à Dieppe c’est l’Océan, et qu’ici nous avons la Méditerranée ?
Vous êtes bien bon de me donner des leçons de géographie, et vous m’apprenez là des choses surprenantes. Je me croyais au bord de la mer Rouge.
Alors, madame, vous ne devez pas ignorer que les propriétés de ces deux mers sont différentes.
Oui, après ?
La Méditerranée contient du phosphore ; c’est à cause de cela que je la choisis.
Je ne conteste pas que le phosphore ne vous soit nécessaire, c’est une question d’hygiène, et peu m’importe. (Elle se lève.) Cet entretien parait devoir se prolonger plus que je ne désire, et comme, à ce que je vois, nous avons chacun notre appartement… Oh ! titre pompeux pour une misérable chambre de pêcheur, nous pouvons parfaitement ne rien changer à nos projets, si vous ne me gênez pas plus que je ne vous gênerai.
Cela m’arrange parfaitement.
Quant à la question des promenades, nous allons la résoudre. Comme il y a peu d’affinité dans nos goûts, il n’est pas probable que nous nous rencontrions souvent, et cela serait, que…
Que… ?
Que nous ne nous trouverions pas obligés d’échanger les formules banales qui viennent tout à coup rompre le cours d’une pensée sans offrir le moindre intérêt en compensation.
À merveille. (Haut.) Voilà qui est convenu.
Nous nous considérerons en toute circonstance comme des gens qui ne se sont jamais vus ?
Bravo !… Pourtant je pense que, pour conserver quelque apparence de civilisation, il sera convenable que nous échangions un simple salut.
Ah !
Je dis simple salut, parce que cela n’engage à rien.
Je ne trouve pas cela utile ; pourtant, si vous y tenez absolument, j’y consens.
C’est donc arrêté.
Quant à l’endroit dans lequel nous sommes, c’est un terrain neutre, puisque ce n’est ni chez vous, ni chez moi. Or, celui qui se trouvera gêné par l’autre se retirera sans mot dire.
Très-bien ! Maintenant, commençons ; suis-je gêné ? Non, je reste. Il y a du feu, le vent souffle au dehors. Je vais m’accommoder tant bien que mal de ce mauvais siége.
Vous êtes libre.
Voyez, madame, comme il faut peu de chose pour changer la nature de nos impressions. En nous trouvant tous les deux vis-à-vis l’un de l’autre, contre notre attente, un sentiment visible de mauvaise humeur s’est emparé de nous, et nous l’avons manifesté ouvertement. Eh bien ! il a suffi de quelques mots échangés pour rassurer notre esprit, un instant inquiet devant la perspective de notre liberté compromise ; car, pour moi, je redoute plus une compagnie imposée que le plus complet isolement. J’ai quelque propension à la misanthropie.
Tant pis ; suivant moi, la misanthropie n’est guère qu’un refuge où vient s’abriter quelque échec de l’amour-propre. D’ailleurs, on ne hait l’humanité que lorsqu’on n’a pas eu assez de mérite pour s’en faire aimer ; c’est une revanche qui cache un dépit.
Je suis tout à fait d’une opinion contraire à la vôtre, madame. La misanthropie est le fait d’une âme au-dessus du niveau commun ; ce que vous appelez dépit est une légitime amertume résultant des froissements d’un cœur blessé.
Ah ! ah ! vous parlez comme un amoureux de comédie ; amoureux éconduit, veux-je dire.
Je n’ai jamais été amoureux, madame.
Bah ! ça viendra, seulement un peu tard.
C’est flatteur. (Haut.) Non, madame, et, en supposant que j’eusse devant les yeux, en ce moment, la plus belle personne du monde, je resterais aussi calme que me voici.
La supposition est polie. (Haut.) Ainsi donc vous avez négligé les autels de l’amour, même dans votre jeunesse ?
Elle me croit cinquante ans. (Haut.) Oui, madame.
Eh bien, monsieur, je conçois pour vous une grande estime ; vous avez agi en homme de bon sens ; il est pénible et même ridicule d’éprouver un sentiment qu’on ne peut inspirer ; vous vous êtes ainsi épargné de grands soucis.
Cette conversation prend un tour qui me ravit, madame ; nous parlons l’un et l’autre avec une franchise… !
Bien rare dans le monde, n’est-il pas vrai ?
Pour moi, madame, j’ai toujours le courage de dire le vérité, quelle qu’elle soit.
C’est un courage fort contestable que celui-là, il en existe un bien autrement supérieur.
Lequel ?
Celui de l’entendre, monsieur ; ne le croyez-vous pas ?
Depuis quelque temps, vous me mettez à même d’en juger. Mais pourtant je maintiens quand même que la vérité dite à autrui demande une certaine somme de courage, puisqu’elle nous fait tout aussitôt affronter une inimitié et changer souvent une sympathie en une haine, qui, d’ailleurs, peut user de représailles. Croyez-moi, madame, il faut faire peu de cas de l’opinion de ses semblables pour les heurter gratuitement.
On cède à un sentiment de malveillance, et on éprouve un étrange bien-être à lancer un mot piquant, voilà tout. Mais, en vérité, tout en causant, nous ne nous apercevons pas que le temps passe avec rapidité et qu’il serait bon de s’occuper du déjeuner.
Déjeune-t-on ici, madame ? J’avoue que c’est une ambition à laquelle j’avais tout à fait renoncé.
Vous aviez donc conçu l’attrayante pensée de mourir de faim ?
Ce n’était pas précisément mon intention, car j’avais compté sur les hôtes de cette triste masure, qui au besoin m’eussent servi de domestiques ; mais il parait qu’ils ont jugé à propos de déserter.
C’était prudent. Ils ont évité par ce moyen le premier mouvement de colère légitimement causée par leur supercherie.
À propos de déjeuner, madame, à moins que vous ne soyez une fée, et qu’avec le secours d’une baguette magique un nain plus ou moins rabougri ne surgisse des entrailles de la terre pour vous servir, je ne sais pas trop comment…
Mon Dieu ! que votre embarras m’amuse ! Il me semble que la condition essentielle à celui qui veut fuir les hommes, c’est de savoir s’en passer, et vous en êtes réduit à invoquer leur aide au premier détail quotidien de la vie.
J’ai manqué, il est vrai, de prévoyance.
Moi, j’en ai eu pour deux, j’ai fait apporter cette petite valise fermée à clef, dans laquelle repose, bien coussiné, un pâté excellent.
Un excellent pâté !
Oh ! ne prenez pas cet air mélancolique, mais réjouissez-vous, car je vous invite à en manger votre part.
Comment, madame, vous m’offrez à déjeuner ?
Pourquoi pas ? c’est donc bien étonnant, et vous me supposeriez la cruauté de déjeuner seule devant un affamé ?
Je ne sais vraiment si je dois accepter.
Où trouvez-vous une difficulté, s’il vous plaît ?
Je crains, madame, que votre bonté ne vous entraîne plus loin que la prudence ne le conseille.
Quelle discrétion !
Sans doute, et la réflexion pourrait ensuite faire naître des craintes, des défiances, des regrets. Je vous suis entièrement inconnu.
Ah ! j’ai pour principe d’obliger mon prochain quand l’occasion s’en présente, et cela sans renseignements préalables. Acceptez donc, n’y mettez pas de scrupule ; c’est un service en passant, et après nous demeurerons étrangers comme auparavant.
Soit ! je me rends à votre généreuse insistance ; mais je tiens néanmoins à vous faire connaître le nom de celui qui a l’honneur d’être votre convive. Jetez les yeux sur ce papier, puis nous déjeunerons après en toute sécurité.
Un passe-port ! ah ! l’idée est splendide, et me voici dans l’exercice de fonctions nouvelles pour moi. Ôtons ces conserves.
Oh ! les beaux yeux !
« Octave de Rietz, trente-six-ans. » (À part.) Il les paraît bien, « Visage ovale, cheveux noirs. » (Regardant Octave, qui avait conservé son passe-montagne et qui le retire au même instant avec précipitation. À part.) Ah ! il a des cheveux ; il y a encore quelque chose de bon sur cette tête-là. Seriez-vous, monsieur, parent du grand amiral ?
C’était mon oncle.
Oh ! monsieur, vous portez là un nom glorieux.
Oui, madame, mais écrasant pour le neveu.
Vous êtes modeste.
Je suis vrai, madame.
Puisque vous m’avez dit votre nom, je veux vous faire connaître le mien. (Présentant sa carte.) Antoinette de Rochebois, veuve de l’avocat général. Maintenant que ces formalités préliminaires sont remplies, déjeunons. Veuillez retirer le pâté de la boîte. À propos, quel thé aimez-vous ? Le souchong ou le peko ?
Je suis heureux de me souvenir que j’ai là, au fond de ce sac, une bouteille de vieux xérès. Vous le préférerez, je crois, à cette boisson fade et nauséabonde qu’il est bon d’abandonner aux lymphatiques Chinois ; permettez-moi de vous l’offrir.
Mettez-la sur la table. Eh mais ! nous allons vraiment improviser un repas complet.
C’est mon opinion. Ne pensez-vous pas, madame, qu’il serait sage de modifier les conditions de notre traité dès à présent ?
Pourquoi donc ?
La raison en est simple, madame. Dans l’antiquité ceux qui avaient partagé le pain et le sel se considéraient comme des amis, de nos jours c’est à peu près la même chose. Il nous serait vraiment difficile, après l’intimité qui règne toujours pendant un repas fait en commun, de retomber dans la froide réserve qui devait être la base de nos conventions et la règle de notre conduite.
D’accord ; mais notre indépendance en souffrira.
Qui sait ?
Décidément, mon hôte, vous avez le service lent et maladroit. Dans quoi voulez-vous que nous buvions ? Prenez ces verres qui ne sont pas de Bohême, mais qui n’en feront pas moins notre affaire.
Excusez-moi, vous avez mes débuts, je n’ai jamais servi. (Il apporte les verres.) Est-ce tout ?
Oui, asseyez-vous, maintenant.
Je déclare que jamais appétit n’a été plus formidable que le mien, Pantagruel est dépassé ; permettez-moi de vous verser un peu de xérès ; une génération a passé, et la bouteille est restée debout.
Couchée, vous voulez dire ?
C’est juste.
Vous disiez tout à l’heure qu’il fallait être amis.
C’est de toute nécessité.
J’y consens, mais nous resterons, comme maintenant, dégagés des préjugés du monde, évitant cette basse flatterie qui dépare tout, et pour nous mettre à l’aise, considérez-moi comme un homme, moi, je vous considère entièrement comme une femme ; vous comprenez ?
Pas très-bien.
Vous avez la tête dure. Rien n’est plus facile, nous nous trouvons tous deux sans conséquence l’un pour l’autre. Y êtes-vous ?
Oui, oui, oui. J’y suis parfaitement. (À part.) C’est une ruse de coquette. (Haut.) C’était tout à fait ma manière de voir, seulement je n’osais pas la formuler. Mais, tenez, voulez-vous que je vous parla franchement ?
Quelle question ! puisque c’est chose convenue.
Je crois que dans ce moment nous cherchons à réaliser une chimère, à mettre un paradoxe en action. Qu’en dites-vous ?
À mon tour, je ne vous comprends plus.
L’amitié est un sentiment difficile entre gens du même sexe, mais entre un homme et une femme, il devient, dit-on, impossible.
Voici ce qui me paraît complétement faux. D’où vient cette impossibilité ?
De la femme.
Ah ! vous plaisantez.
Non, madame. L’amitié est un sentiment sérieux, basé sur un examen réfléchi. Or, comme les femmes ne procèdent jamais par raisonnement, mais par impression, elles sont incapables d’éprouver ce sentiment.
Il est charmant, ce monsieur, il mange mon pâté et il me débite des impertinences ! (Haut.) Qui vous a donné de nous une si brillante opinion ?
Ah ! pardon, le nous est de trop. N’oubliez pas que je parle librement d’un sexe dont vous ne faites plus partie ; car vous m’avez enjoint de vous considérer comme un homme.
C’est vrai, je l’avais oublié ; je me reprends : qui vous a donné une si jolie opinion des femmes ?
L’expérience, madame.
Qu’est-ce que l’expérience d’un homme qui n’a jamais été amoureux ?
Ce serait celle d’un homme qui, jugeant plus froidement les choses, serait au moins susceptible d’impartialité.
Allons, soyez franc, et joignez-vous à ce personnage de l’Écriture qui prétend que sur mille hommes il en trouvait un, et sur toutes les femmes pas une.
Je suis moins rigoureux que ce philosophe.
Vous voilà bien. Une semblable boutade, tout imprégnée de dépit et d’impuissance, constitue, suivant vous, la philosophie. D’ailleurs, retenez donc bien qu’on ne devient philosophe que lorsqu’on ne peut plus être autre chose.
Appelez cela boutade, si vous voulez. Mais il est des boutades qui datent de l’origine du monde, elles en ont fait le tour, et elles prennent alors toute l’importance d’une vérité.
Eh, mon Dieu ! monsieur, quand une erreur a pour véhicules la vanité et la mauvaise foi des hommes, quel chemin ne peut-elle pas faire, et quand et comment peut-on le détruire ?
Mais je ne prétends pas accabler les femmes, bien au contraire, je suis prêt à constater en elles la présence de grandes qualités.
Oh ! une bonne fois, il faudrait s’éclairer sur cette question. Vous autres, hommes, vous ne manquez jamais de vous débarrasser à notre profit de quelques vertus subalternes dont la présence amoindrirait l’état de votre force et de votre supériorité. Vous nous en faites sans marchander une ample concession. Mais quand il s’agit de quelque idée d’un ordre élevé, de quelque chose de véritablement grand, vous nous en contestez alors non-seulement l’initiative, mais encore la conception, et bien qu’en généralisant, on tienne compte des exceptions, vous faites mieux, vous les supprimez.
Je vous avouerai que le mot a trop d’étendue ; je voudrais le restreindre en lui substituant celui de phénomène, alors je vous le concéderais volontiers. À ce compte, nous pourrions trouver quelques femmes telles que vous désirez qu’elles soient. Oui, oui, cela peut être en cherchant bien. Il y a eu les jumeaux siamois, les enfants à deux têtes, à quatre jambes même.
Vous raillez !
Ma pensée, il est vrai, revêt une forme plaisante, burlesque même ; mais n’est-ce pas permis quand une discussion a lieu dans d’aussi plaisantes conditions ? À table, le vin pétillant dans les verres, ne serait-il pas maussade de conserver la stricte gravité d’un docteur en chaire ? Un peu de xérès !
Volontiers. Mais revenons à notre sujet.
Elle est piquée. (Haut.) Madame, vous avouerez, j’en suis sûr, qu’il existe un point qui n’est pas discutable : c’est qu’une femme ne conçoit même pas l’idée qu’on puisse lui préférer quelqu’un ou quelque chose.
Mais c’est un sentiment inhérent à notre nature, il est commun aux deux sexes. On n’aime à être second nulle part. Un grand homme de l’antiquité était de cet avis. D’ailleurs, l’amitié ne peut avoir rien de blessant pour l’amour-propre.
Pardon, madame, l’amitié est un sentiment secondaire par rapport à l’amour. Donc il humilie la femme qui en est l’objet.
Ce raisonnement aurait de la vraisemblance si la femme ressentait de l’amour pour celui à qui elle veut en inspirer. Croyez-vous qu’on puisse l’éprouver pour le premier venu ?
Remarquez bien, madame, qu’en cela il n’est pas question de ce qu’on éprouve, mais de ce qu’on veut faire éprouver. C’est une satisfaction de l’orgueil, et le cœur n’y entre pour rien.
Comme si l’hommage d’un sot pouvait être flatteur !
Les idoles veulent de l’encens. Donc que l’encensoir soit agité par la main d’un grand prêtre ou par celle de quelque comparse, le parfum qui s’en exhale n’est pas moins enivrant. Or, de toutes les idoles la femme n’est pas la moins exigeante sur ce chapitre.
Continuez, continuez, je vous répondrai après.
Et cela est si vrai, qu’il n’existe pas une seule femme qui supporte une heure seulement une conversation dans laquelle elle ne soit pas en jeu, si peu que ce soit.
Pardon, je vous arrête, voici une heure et demie que je la supporte, moi.
Madame, je suis désolé d’avoir à vous rappeler le rôle que vous vous êtes choisi, et duquel vous sortez à tout propos.
Ah ! mon Dieu, c’est vrai. Ce que c’est que l’habitude !
Permettez-moi de continuer : une femme, dis-je, ne pardonnera pas un enthousiasme, une exaltation qu’elle n’a pas fait naître. Elle ne pourra pas entendre le récit d’une passion qu’elle n’a pas allumée. C’est ce qui fait que la femme ou la maîtresse d’un savant ou d’un artiste est la plus malheureuse des créatures. Car elle saura bientôt qu’elle n’occupe qu’une seconde place dans l’esprit et dans le cœur de son mari ou de son amant. C’est une idée qu’on lui préfère. Eh bien, elle sera jalouse de cette idée. Les femmes acceptent les arts quand elles les inspirent. Elles admettent la science quand on est prêt à la leur sacrifier. Elles admettent tout enfin quand elles sont sûres d’avoir la prédominance ; et, comme dans les rapports de l’amitié, la beauté, la grâce n’ont aucune autorité, il n’est pas de femme qui ne cherche à transformer ce sentiment pour satisfaire son orgueil.
De mieux en mieux ; la légèreté des femmes les éloigne de l’amitié. Leur vanité leur fait rejeter tout ce qui n’a pas rapport à elles-mêmes. Elles y sacrifient jusqu’au génie. Selon vous, l’art qu’elles comprennent est celui qui reproduit leurs charmes ; la littérature qu’elles encouragent est celle qui célèbre leur beauté ; en un mot, le seul langage qui leur soit harmonieux est ce plat jargon composé de phrases banales, de redites incessantes qui circulent dans un salon sous le feu de mille bougies, assez semblables à ces plateaux chargés de fades sucreries qu’il est d’usage d’offrir et dont personne ne veut. C’est là tout le charme de votre galanterie, et le cas qu’une femme d’esprit peut en faire.
Vous faites erreur, les sucreries ont plus de succès que vous ne pensez. Elles manquent quelquefois, mais les consommateurs jamais.
Oui, si vous mentionnez les affamés.
Eh ! madame, ils font nombre, et la galanterie a aussi les siens, ou du moins les siennes. Elle est l’aliment sucré dont se nourrissent les coquettes. D’ailleurs, elle n’est que l’hyperbole de la politesse, et c’est là son excuse.
Eh bien, cette hyperbole est tellement rebattue, que l’homme d’esprit et le sot qui l’emploient se rangent au même niveau.
Vous le calomniez, chaque peuple, chaque tribu a sa langue, son idiome qu’il faut parler, si l’on veut en être compris. La galanterie a un avantage évident sur toutes les langues possibles ; c’est une sorte de passe-partout à l’aide duquel nous avons accès auprès des femmes de tous les pays, même les plus sauvages. Si les mots, d’ailleurs, étaient inintelligibles, la pantomime serait là pour nous tirer d’embarras. Les femmes n’accueillent-elles pas, sous n’importe quelle forme, l’admiration qu’elles excitent ? aussi apprécient-elles mieux le compliment le plus mal tourné que le mot le plus spirituel !
Eh bien, je ne suis pas comme vous, moi. J’aurai la bonne foi de vous faire quelque concession. En effet, au début de la vie mondaine, il n’est pas une femme qui ne se trouve étourdie, enivrée même de l’attention, des recherches dont elle est l’objet. Quelques-unes, éblouies par un triste orgueil, limitent leur existence à la durée de leurs succès ; mais beaucoup d’autres, Dieu merci ! ne tardent pas à s’arrêter sur cette pente fatale, à l’âge où l’intelligence a pris toute son extension, où le jugement a acquis toute sa force, où l’idée s’agrandit et s’élève. Elles reconnaissent, en voyant plus froidement les choses, que le côté par lequel elles brillent est souvent le plus vulgaire et le plus mesquin, et, qu’à ce point de vue, la lutte engagée entre une jolie duchesse et sa femme de chambre pourrait parfaitement laisser l’avantage à cette dernière ; elles comprennent alors que leur rôle a assez d’analogie avec celui que jouent, dans une vitrine, des objets de prix, où l’œil du premier passant puise, choisit, rejette, suivant son goût et son caprice ; et enfin, que la gloire, dont elles sont si fières chaque jour, se rétrécit au lieu de s’étendre. Elles s’aperçoivent qu’il n’y a qu’une seule supériorité, celle de l’intelligence et celle du cœur, de laquelle on ne peut pas descendre quand on en atteint le degré le plus élevé. Voilà, monsieur, ce que pensent beaucoup de femmes, et vous, qui le niez, vous êtes injuste et absurde.
Le mot est dur, et je ne croyais pas le mériter. Le caprice, la frivolité, la coquetterie, sont sans doute des imperfections, par rapport à la nature des séraphins ; mais dans notre monde terrestre, c’est un assaisonnement de plus aux grâces naturelles des femmes.
Vous êtes bien bon ; mais il y aurait une anomalie singulière entre la nature de la femme et le rôle qu’on lui fait jouer. Tout le côté difficile de la vie lui échoit, vous ne le nierez pas, c’est le côté des devoirs, et il ne lui est certes pas ménagé. Vous autres qui la jugez si mal, vous lui confiez votre trésor le plus précieux, l’honneur, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ce n’est jamais sous cet aspect de haute morale et de devoirs accomplis qu’elles vous charment et vous séduisent ; bien au contraire, c’est en revêtant le costume de la folie, c’est en agitant ses grelots qu’elles vous captivent et vous enchaînent. Direz-vous non ? Eh bien, pourquoi me regardez-vous ainsi ?
Madame, je dis qu’il faut beaucoup de force pour ne pas se convertir. (À part.) Elle est ravissante.
À l’âge où les femmes vivent dans la plus grande réserve, vous avez déjà gaspillé votre jeunesse. Chaque buisson du chemin en a emporté un lambeau. Bientôt, las de cette existence folle, et sentant le repos nécessaire, vous vous décidez, comme certains malades, à vous soumettre à un régime doux, calmant, très-calmant même, le mariage ; et, après quelque temps, lorsqu’une vie tranquille a ranimé vos forces, comme un nouveau phénix, vous renaissez de vos cendres. Les réminiscences de vos folies enflamment de nouveau votre imagination, et la seconde phase de votre jeunesse se calque sur la première ; c’est la deuxième édition d’une œuvre rarement corrigée, et presque toujours considérablement augmentée. Vous la continuez jusqu’à ce que les années vous forcent à n’avoir plus que des velléités et des regrets stériles. C’est là vraiment que nous vous possédons tout entiers, le catarrhe et les rhumatismes en plus. N’est-ce pas cela ?
Madame !
Allez, vous me faites pitié ; mais j’ai la générosité de ne pas vous accabler. Car vous êtes battu, complètement battu.
Oui, c’est bien cela.
Mais qu’avez-vous donc ? Vous ne répondez plus.
Pardon, je réfléchissais à ce que vous me disiez à l’instant.
Il a quelque chose. (Haut.) Ah ! je devine ! Que ne le disiez-vous plus tôt ? Entre hommes n’est-il pas admis de fumer après le repas ?
Voilà une proposition qui ne pouvait arriver plus à propos. (Haut.) C’est trop de bonté. (Présentant un cigare.) Pourrai-je vous offrir ? Entre camarades ?
Grand merci ! je ne suis pas Espagnole, et ça ne serait pas pour moi un plaisir. (Antoinette continue, Octave fait un mouvement pour sortir.) Mais vous pouvez rester, il pleut encore, la fumée ne m’incommode pas.
Cela nuirait à mon projet. (Haut.) Ah ! madame, jamais je ne me permettrais…
Allons, soit ! vous avez besoin d’air pour rafraîchir vos idées et vous préparer à une nouvelle lutte.
J’ai en vous un rude adversaire.
Dame ! écoutez donc : À bon chat bon rat !
Scène III.
Voilà un incident qui tiendra sa place dans mes impressions de voyage. La situation est bizarre. Au premier abord, j’ai pris ce monsieur pour un malotru. C’est un original. Ce que j’admire chez les hommes, c’est la prétention qu’ils affectent de ne pas partager nos faiblesses. N’a-t-il pas cherché à me persuader qu’il en était exempt ? Il faut vraiment qu’il m’ait crue bien niaise pour me débiter ces tirades-là et penser qu’elles me convaincraient. Cet homme est l’orgueil même. Le moment serait bien choisi pour l’humilier. Oh ! j’ai entendu de sa bouche des paroles que nul n’a encore prononcées devant moi. Est-ce vraiment sa façon de penser ? Et lui ai-je fait une semblable impression ? Ce serait flatteur pour moi. En serais-je déjà réduite à ne produire d’effet qu’à l’aide de toilettes somptueuses ? Le fait est que je dois être laide à faire peur. « Si j’étais devant la plus belle personne du monde, » m’a-t-il dit ; et j’étais là devant lui, c’est fort ; « je serais aussi calme que vous me voyez ! » mais c’est un défi. Et je n’y répondrais pas ! Il y aurait lâcheté. Oui, mais réussirai-je ? Oh ! pourquoi douter ? D’ailleurs, la défaite, si défaite il y a, n’aura pas de témoins. C’est une étude que je veux faire, une joute entre deux forces. Il serait bien plaisant de voir cet esprit fort se troubler et, finalement, conclure comme un véritable écolier. Oh ! c’est simplement pour jouir de cet amusant spectacle que l’idée de confondre son orgueil me traverse l’esprit. La coquetterie, la vanité n’entrent pour rien dans ce projet. Oui, mais comment faire ? Il faudrait trouver un moyen ingénieux qui expliquât tout sans compromettre ma dignité. Il ne me vient rien à l’esprit. Ah ! quelle idée, l’orage ! oui, l’orage va me servir à merveille. Il revient, allons vite.
Scène IV.
J’ai eu le temps de combiner habilement les choses. Je veux la mettre à l’épreuve. J’étais loin, au premier aspect, de m’attendre aux charmes que cachait ce voile bleu. Quelle peut être cette femme ? Au physique, elle est charmante ! Elle a des yeux, des dents ! Je ne sais dans quel pays il faudrait aller pour en trouver de semblables. Quant au moral, est-ce son âme ou seulement son esprit qui parle ? Voilà l’énigme. La femme résume en elle toute seule les sphinx de l’Égypte. Quel est le Champollion capable de déchiffrer cet hiéroglyphe vivant ? Elle m’a traité avec un superbe dédain, que je lui ai bien un peu rendu. Mais c’est égal, j’ai été au-dessous ; aussi je veux prendre ma revanche. Il était bon de me désaffubler de cet attirail de voyage, un peu trop confortable pour être séduisant. Au fond de cette indifférence il existe peut-être un peu de dépit ; espérons-le. J’ai été horriblement maladroit. Peut-être aurais-je eu quelque chance de succès, si j’avais débuté d’une manière plus conforme aux lois de la politesse. Enfin, c’est fait ; pour reprendre mes avantages, j’ai dû composer savamment un mensonge qui est dans des conditions trop probables pour ne pas se faire agréer. Je sors pour fumer un cigare, la pluie redouble, mes vêtements sont traversés ; voilà, j’espère, une raison irréfutable, un seul babil formant ma garde-robe de voyage, je suis contraint de l’endosser. Mais je deviens très-fort, moi ; voyez un peu ce que c’est qu’un désir qui nous aiguillonne. Incontestablement, cette femme est très-séduisante. En une heure, elle m’a fait changer trois ou quatre fois de manière de voir. Il faut que l’impression soit bien, forte pour… (Il regarde son habit) m’amener à commettre une semblable lâcheté, car c’est une lâcheté de vouloir lui plaire… Mais c’est elle.
Scène V.
Ciel ! que vois-je ?
Est-ce possible ? Je suis ébloui.
Je suis devancée !
Mon stratagème est pris, moi qui le croyais neuf !
Pourrais-je vous demander, monsieur, qui a donné lieu à ce changement ?
Mon Dieu ! madame, est-il convenable de vous répondre par la même question ?
Ne rions pas. (Haut.) Mais, parfaitement : je viens d’être victime de ma témérité ; la chaleur de ce feu et votre xérès trop généreux m’avaient réellement étourdie ; je me suis risquée au dehors pour respirer un peu d’air, j’ai été surprise par une bourrasque de vent et de pluie. Ma robe est à tordre, il m’a fallu la changer, et, ce qui est contrariant, mettre celle-ci qui n’est guère de circonstance. Mais je n’avais pas à choisir, elle compose toute ma garde-robe… Et vous ?
Ah ! mon Dieu ! madame, je suis vraiment confus ; faites-moi grâce de mon récit, il serait la répétition du vôtre.
Vraiment ! vous avez été très-mouillé ?
Imaginez-vous, madame, les grandes figures sous lesquelles les peintres nous représentent les fleuves, et vous aurez une juste idée de ce que j’étais il y a cinq minutes.
Je vous déclare que jamais pinceau n’a reproduit naïade si trempée que moi tout à l’heure. (À part.) Je veux lui faire avouer son mensonge. (Haut.) Et, tenez, je gage que, si nous comparions nos vêtements mouillés, les miens seraient plus ruisselants que les vôtres.
C’est un piège. (Haut.) Si cela peut vous amuser, comparons les pièces. (Ouvrant à gauche.) Regardez quelle submersion !
Voyez quelle inondation ! (À part.) Nous sommes de même force.
Eh mais ! nous conjuguons assez bien le verbe mentir. Qu’importe ? elle est adorable !
Si nous reprenions la discussion commencée. Le mauvais temps nous en accorde tout le loisir. L’eau et le grand air ont dû vous suggérer des idées nouvelles.
Vous avez raison, madame, oui, des idées nouvelles, car si la pluie féconde la terre, il arrive aussi qu’elle peut féconder le cerveau d’un homme.
Déjà ! c’est un peu tôt. (Haut.) Vous me surprenez beaucoup.
Êtes-vous réellement aussi surprise que vous le dites ?
Pourquoi ce doute ? Je ne mens jamais.
Oui, je m’en suis aperçu tout à l’heure (Haut.) Ne croyez-vous pas, madame, qu’il existe une grande différence entre ce qu’on affecte de paraître en certaines circonstances, et ce qu’on est en réalité ; les pensées les plus secrètes de l’âme ne se vulgariseraient-elles pas en se divulgant ?
Je vous prie de vous expliquer ; ce que vous me dites là est d’une obscurité inintelligible.
Tenez, madame, vous me croirez si vous voulez, mais je viens de rétrograder de dix ans. Oui, tout à l’heure, après ce repas improvisé, mais charmant, lorsque je suis sorti et que mon œil s’est promené sur cette vaste mer, sur cet horizon sans bornes, toutes les impressions de ma jeunesse ont fait vibrer mon cœur.
Mais où voulez-vous en venir ? Vous êtes un homme positif ; vous n’êtes venu que pour manger du poisson frais et vous me faites des phrases.
Madame !
Céderiez-vous par hasard à l’influence de votre habit ?
Pourquoi pas à celle de votre robe ?
En ce cas, permettez-moi d’emprunter le mot de Sedaine en y apportant toutefois une légère modification : Ah ! ma robe, que je vous remercie !
Votre robe, mon habit, n’ont aucune influence sur mon esprit, croyez-le bien.
Ah ! sotte que je suis ! n’aurais-je pas dû deviner plus tôt. Vous venez d’aspirer à larges bouffées les émanations phosphorescentes. Ah ! elles vous étaient nécessaires, et je ne suis plus surprise, puisque c’est le phosphore qui agit. Ah ! c’est admirable ! Quelle action immédiate !
Mais, de grâce ! laissez-moi me justifier !
Prenez garde, prenez garde, ne vous approchez pas ainsi de la muraille ; au premier frôlement vous prendriez feu.
M’accordez-vous la parole, madame ?
De grand cœur, je ne suis pas fâchée de voir comment vous en sortirez.
Il est certain, madame, que rien ne paralyse les élans spontanés comme la raillerie.
Avouez, monsieur, qu’elle n’est pas hors de propos ; vous avez fait, il n’y a qu’une heure, une profession de foi en termes concis et clairs qui ne permettaient certes pas de fausse interprétation. Il fallait alors vous contenir dans la ligne de conduite qu’elle vous imposait.
Les professions de foi faites dans de telles conditions n’obligent à rien, madame. Elles font partie du rôle qu’on joue, vous la savez, et votre raillerie n’est pas sincère.
Par exemple !
Sans doute, vous auriez tort de railler sérieusement un homme dont les idées, les résolutions, les moyens employés ont tant de similitude avec les vôtres.
Comment cela ?
Tenez-vous beaucoup à ce que je croie l’histoire de l’averse, franchement ?
Oh ! pour ça, l’initiative du doute m’appartient ; je n’ai pas accepté une minute la métaphore du fleuve ruisselant.
La naïade a subi le même sort.
C’est possible ; les théories ne convainquant jamais à l’égal des faits, nous nous sommes mutuellement tendu un piège ; mais je ne tomberai pas dans le vôtre. Il n’est pas suffisamment habile.
Madame, je vous jure, par le nom que je porte, que mon rôle est fini et que la personne remplace le personnage. Contrairement à vous, je déclare humblement que je suis trop heureux de tomber dans le piège que vous avez bien voulu me tendre. J’ajouterai même qu’il était inutile de recourir à des moyens dont votre beauté et votre esprit peuvent si bien se passer.
Quelle plaisanterie ! On dirait la dernière scène d’une comédie ; mais il faut avouer que le commencement offrait au moins un côté neuf, piquant, tandis que la conclusion est d’une banalité…
Je ne dis pas non, madame, mais la partie n’est pas égale entre nous. Depuis deux heures, je subis la fascination de votre regard.
Oh ! mon Dieu ! le temps est si sombre ; qu’on n’y voit pas ici.
C’est vrai ; mais vos yeux éclairent la chambre. Ai-je donc pu conserver toute la liberté de mon esprit sous leurs effluves magnétiques ? J’ai pourtant lutté vaillamment, et c’est de l’audace de lutter contre vous ; mais j’agissais en vertu de ce même orgueil que vous qualifiiez si bien tout à l’heure. Vous vous plaigniez de la banalité de mes paroles ; elles expriment un sentiment banal encore, suivant vous, parce qu’il est familier à la nature humaine. Je n’ai pas sans doute la prétention d’inventer un sentiment, pas plus que le langage qui le traduit. Quand une seule route conduit à un pays, les voyageurs de toutes conditions sont forcés d’y passer. Quand une pensée ne peut être exprimée que par un seul mot, elle est contrainte de s’en revêtir.
Tout ceci est fort joli, assurément, mais ça ne fait que me prouver plus clairement encore que vous voulez convertir vos théories en faits, et me démontrer d’une façon irréfutable qu’une femme se laisse toujours prendre par la flatterie, quelle qu’elle soit, même la plus plate.
Vous doutez encore, c’est vrai, mais vous êtes ébranlée.
Où voyez-vous cela ?
Je vois cela par la force même des choses ; il est impossible que vous ne soyez pas frappée comme moi de l’inexplicable hasard qui nous met en présence l’un de l’autre. Ce fait seul prouve qu’il y a une évidente sympathie entre nos organisations. Nous sommes venus ici, pourquoi ? Le savez-vous bien vous-même ?
Sans doute, par un besoin de changement : l’inverse de la vie qu’on mène, si heureuse qu’elle soit, peut avoir quelque charme.
Oui, madame, on trompe son ennui. Ah ! il y a une bien vieille histoire que je vais vous conter.
Vous allez me conter une histoire ? Sera-t-elle longue ?
Non, rassurez-vous ; elle se résume en peu de mots ; elle vous intéressera d’autant plus qu’elle vous concerne aussi bien que moi.
Vraiment ?
Les premières années de la jeunesse sont les mêmes pour nous tous. Que de désirs et d’espérances n’avons-nous pas ! Nous nous plaisons à créer un être imaginaire qui les réalisera. Nous cherchons longtemps, très-longtemps, surtout si nous sommes en droit d’être exigeants ; et quand nous n’avons pas trouvé, un étrange changement s’opère en nous. Quelques années seulement peuvent l’amener. Nous sommes pourtant toujours jeunes, et les désirs, les soifs inextinguibles n’ont pas déserté la place, les espérances seules ont manqué de constance et de foi. Quel vide et quelle pauvreté ! Alors nous croyons être sérieux en nous rangeant dans le camp de ceux qui annihilent l’âme en lui refusant le seul aliment qui la fasse vivre : le rêve de l’idéal. Mais, il faut bien le dire, malgré nos belles résolutions, malgré cette prétendue sagesse qui affecte l’indifférence, ce rêve, nous le continuons encore à notre insu, et tenez, rentrez en vous-même, et vous le retrouverez peut-être plus impérieux que jamais. C’est quand cette heure-là est venue que, tourmenté par un malaise étrange, inqualifiable, par son esprit inquiet, on va loin des regards curieux de la foule cacher le spectacle d’un cœur qui souffre et qui a honte de l’avouer. C’est au sein même de la détresse que nous espérons trouver, ô inconséquence humaine, ce que nous a refusé le superflu d’une vie luxueuse. À mon tour de vous demander : N’est-ce pas cela ?
Mais que conclure ?
Je vous laisse juge, madame ; je ne conclus pas, j’ai exposé une situation. À vous de prononcer !
Des questions pareilles ne se résolvent pas à l’instant. Votre plaidoirie ne manque pas d’éloquence. Mais puisque vous me faites juge, pour avoir tout le temps d’être consciencieusement impartiale, je remets la décision à quinzaine.
Quoi ! vous partez, madame ?
Oui, la saison s’annonce mal. Il y a ici une bise que je redoute très-fort. Dans quinze jours, je serai à Rochebois ; libre à vous de venir reprendre la conversation ; nous sommes tous de pauvres plantes et nous subissons moralement l’influence des climats. Je verrai si vos idées n’ont pas varié sous un autre ciel. La Méditerranée ne passe pas à ma porte, et le phospbore ne jouera aucun rôle.
Quoi ! madame, vous permettez ?
À bientôt.